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Gilbert LAROCHELLE [1954-]
Docteur en droit, en science politique et en anthropologie juridique
Professeur de droit à l'Université Paul Cézanne.
professeur, Université du Québec à Chicoutimi
“La dignité humaine
à l'épreuve du multiculturalisme.”
Un texte publié dans Anerkennung, Sterben, Tod, KULTUREN DER WÜRDE, pp. 199-216. Herbert Utz Verlag GmbH, 2014, 234 pp. Collection ta ethika, band 14.
- Introduction
- Quelques problèmes de méthode
- À quoi sert la notion de dignité humaine ?
- Comment on se sert de la dignité humaine au Canada : le multiculturalisme
- « Si les hommes ne peuvent pas se référer à une valeur commune, reconnue par tous en chacun, alors l'homme est incompréhensible à l'homme. » [1].
INTRODUCTION
La notion de dignité humaine sert aujourd'hui à poser une limite à l'expression de la diversité des cultures et des identités. Sa signification dans l'espace public vise, en principe, à désigner une « valeur commune, reconnue par tous en chacun », comme dit Albert Camus, à partir de laquelle l'humain peut se projeter dans son semblable. Peut-être même n'a-t-elle pas d'autre intérêt que cette capacité à faire voir ce qui est donné en partage à l'espèce du seul fait qu'elle est humaine. De là s'ensuit une intraitable exigence de respect, le statut symbolique privilégié de cette condition qu'il s'agit de retrouver en chacun d'entre nous, par-delà l'affirmation des différences. Montaigne balisait, au XVIe siècle, ce que l'on pourrait appeler le champ d'application de la dignité humaine : « Chaque homme, observait-il, porte la forme entière de l'humaine condition » [2]. Tout être humain singulier est ainsi engagé dans une vocation à l'universalité par le rattachement de son existence à celle des autres. Il n'y a donc de dignité humaine que par l'incorporation à une multitude plus vaste que soi, mieux à l'humanité entière. Camus éclaire le sens concret de cette universalité dont chacun est le titulaire : « À moi seul, dans un sens, je supporte la dignité commune que je ne puis laisser ravaler en moi, ni dans les autres » [3]. La dignité humaine serait donc totalement inclusive.
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Par contre, la popularité de ce mot, surtout depuis quelques décennies, est aussi à l'origine d'un vaste malentendu, sinon d'une tentative de détournement de sa signification universelle. La diversité des usages ont rendu l'interprétation de la dignité humaine fort complexe. Il ne saurait être question ici d'en rendre compte de manière exhaustive. Il s'agit plus modestement de soulever quelques-uns de ses aspects à caractère théorique, puis de les mettre en relation avec les sensibilités du contexte canadien où la politique officielle et toujours en vigueur du multiculturalisme entraîne des glissements de sens sur ce que représente la référence à la dignité humaine. Certes, des appropriations conflictuelles de cette notion provoquent des tensions entre les minorités en présence et conduit au contraire de l'effet recherché, soit à la cristallisation de divisions au sein de la société. À cette fin, signalons, par souci de clarté, que l'éclairage de cette relation problématique entre dignité humaine et multiculturalisme se développera en trois étapes principales. Dans un premier temps, il paraît utile d'aborder quelques problèmes de méthode inhérents à la notion de dignité humaine, ne serait-ce que pour tenir compte des objections que l'on soulève à son endroit. Dans un second temps, il faut rappeler à quoi sert le recours à la dignité humaine, alors même que plusieurs s'interrogent sur son utilité, sinon sur la pertinence de disposer d'une telle référence pour s'orienter dans l'action. Dans un troisième temps, il convient d'illustrer comment on se sert de la dignité humaine dans l'espace public au Canada en suscitant une série d'équivoques dans le cadre du multiculturalisme.
Quelques problèmes de méthode
Le thème de la dignité humaine occupe une place centrale dans les débats de notre temps. Il n'est revenu à l'ordre du jour que dans les décombres des grandes tragédies, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale où s'est imposé, à la conscience des hommes, un sentiment d'effroi devant l'inacceptable. Son retentissement n'a cessé de croître depuis lors, à telle enseigne qu'il n'y a point de causes d'importance où on ne l'invoque comme un argument de dernier recours. Son usage se manifeste dans toutes les sphères de la vie en commun avec une telle abondance [201] que l'on a l'impression que la dignité humaine est devenue une capsule de secours dans un monde sans repère. Mais plusieurs impasses semblent obstruer le façonnement d'un consensus sur sa signification. Il convient d'examiner trois domaines où l'on peut dégager à la fois une appropriation particulière de ce mot ainsi que quelques problèmes de méthode.
1. Le champ philosophique. La déroute des grandes doctrines et la fin des idéologies entraînent la recherche d'une détermination minimale et commune à l'espèce humaine pour encadrer la reconnaissance du pluralisme des croyances, des cultures, des identités, sinon des conceptions mêmes de l'humanité. Le recul apparent des grandes vérités ouvre désormais la possibilité d'expression à tous les discours, mais aussi à la relativité de chacun d'eux. De là surgit le recours à la dignité humaine pour répondre à l'exigence d'un référentiel universel commun, sans égard aux appartenances et aux obédiences.
Or, on peut identifier, dans le champ philosophique, quatre présuppositions qui soulèvent des controverses dans les débats autour de la dignité humaine, a) L'atomisme social. La règle sacro-sainte de l'autonomie du sujet constitue une idée reçue pour instruire la signification de la dignité humaine. Le critère de la capacité délibérative mène logiquement au repliement de la conscience sur elle-même comme indicateur de la validité des êtres humains, comme si nous étions tous des « électrons libres » sans relation avec nos semblables. Les variations sur ce thème sont innombrables et elles sont éminemment compatibles avec le discours du libéralisme et avec l'individualisme contemporain, b) L'ethnocentrisme. Nombreux sont ceux qui croient que la dignité humaine désigne un sujet souverain, libre et rationnel dans la conduite de son action, à l'image du citoyen idéal rêvé dans la tradition européenne des Lumières. Cette représentation issue d'une culture particulière mais engagée dans une application universelle ne serait, croit-on, que la récidive d'une description de l'Autre à partir de Soi. Des voix se font entendre, en provenance de l'Asie en particulier, pour réécrire la Déclaration universelle de 1948 au motif que les droits de l'homme qu'elle véhicule ne seraient que l'expression d'une logique de puissance et qu'ils masqueraient, au surplus, l'hégémonie d'une culture sur toutes les autres, c) L'espécisme. On fait grief à la notion de dignité humaine se servir à construire une barrière artificielle entre les règnes humain et animal. Elle révélerait cette fois non pas les avatars d'une [202] culture, mais d'un dispositif d'appropriation indue d'une nature, car ses attributs ne devraient pas être considérés comme l'exclusivité de l’homo sapiens, d'où l'accusation d'anthropomorphisme que l'on fait à la dignité humaine. On pense ici à l'influence très controversée des Michael Tooley et des Peter Singer, animateurs du mouvement « Animal Rights ». d) L'intuitionnisme. La construction de la dignité humaine en référence au pressentiment ontologique d'une nature aurait pout effet, entend-on souvent, de la soustraire à tout débat public. Le recours à l'intuition épaissit l'obscurité de la terminologie en l'adossant à des abstractions indémontrables. Il prête le flanc à la critique d'être l'argument de ceux qui n'ont plus d'argument, bref d'offrir un « knock-out argument » pour clore tout débat, comme s'il s'agissait d'une prescription crypto-théologique descendue de la montagne.
2. Le champ politique. La responsabilité de protéger l'être humain contre les régimes totalitaires dont le souvenir est encore bien vivant dans nos esprits a conduit à l'élévation de la dignité humaine au rang de symbole, surtout depuis la Déclaration universelle de 1948. L'enjeu que l'on associe à cette notion est bien celui de relever le défi du vivre ensemble, de résoudre les conflits qui surviennent à travers la légitimité de certains droits jugés inaliénables. Ainsi, trois risques se posent dans le champ politique, a) Le repérage empirique. Le défi de la dignité humaine sur la scène politique appâtait lorsqu'il faut, sur la base d'un principe universel, stipuler les conditions contingentes, notamment sociales et économiques, de son accomplissement. Le problème ici est de faire passer le notion d'un « discours de justification » à un « discours d'application », car, dans ce processus, un dispositif de légitimation entre en scène pour signifier que ce référentiel n'a de sens qu'à travers la satisfaction des doléances de tel ou tel groupe particulier. Voilà comment on instrumentalise une idée noble au profit d'une stratégie de persuasion. b) La fragmentation des droits. Si le repérage empirique de ce que signifie la dignité humaine crée des controverses, la multiplication des « droits sectoriels » (homosexuels, femmes, handicapés, etc.) crée le contraire de l'effet recherché. La dignité humaine, dont tous se réclament, devient, en réalité, un champ de bataille en vue de l'appropriation du capital symbolique de l'espèce au nom de l'équité des conditions. Une sorte de corporatisme entre en scène pour compartimenter la dignité humaine en la subordonnant à des « droits sectoriels » : [203] la notion sert à marquer ce qui nous divise et non plus à considérer ce qui nous unit, c) L'éthique de la rectitude politique. Enfin, dernier problème, une morale à rabais s'installe pour ériger des barrières entre les groupes où chacun rappelle que sa dignité n'est pas celle de l'autre, de telle sorte que la notion sert, en pratique, de « sommation » en instaurant ainsi, non plus un rassemblement autour d'une référence commune, mais une posture de méfiance généralisée dans l'espace public.
3. Le champ médical. L'apparition de situations inédites pat les avancées thérapeutiques contribue à remettre à l'avant plan la question du corps, du reste longtemps négligée pat la philosophie. Elle met l'intégrité physique de la personne à l'épreuve par l'ingénierie génétique, par la » révolution biologique «, comme si la science médicale, devant le spectacle de ses propres innovations n'avait pas encore trouvé la morale de sa pratique. On retiendra deux préoccupations parmi d'innombrables autres et elles concernent tantôt la reproduction tantôt l’interruption de la vie humaine. a) À l'origine de la vie. La reconnaissance du statut moral de l'embryon, par exemple, pose le problème de savoir ce que l’on peut faire et de ce que l'on doit faite, de telle sotte que ni la science ni le droit ne semblent posséder une idée claire pour s'orienter dans l'action, surtout en ce qui concerne les manipulations génétiques, b) À la fin de la vie. La gestion de la mort par l'euthanasie et l'assistance au suicide est aussi un domaine où la dignité humaine est tiraillée dans tous les sens, parfois même les plus contradictoires. D'un côté, il y a les défenseurs d'une liberté radicale qui, au nom du principe de l'autonomie délibérative, proclament le droit à la mort sur demande (« right to die »), soit la faculté de disposer d'eux-mêmes. D'autre part, les avocats d'une liberté contrôlée soutiennent que le droit à l'autodétermination est valable en principe, mais qu'il doit être limité en pratique au nom du risque de la « pente glissante » (« slippery slope »), attesté par quelques débordements dans les sociétés permissives comme en Hollande et en Oregon. Enfin, les partisans d'une dignité humaine comme exigence inconditionnelle de respect de la vie soutiennent que nul ne peut disposer à sa guise de l'existence de tout être humain, dans l'esprit de la philosophie kantienne.
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Somme toute, la série des problèmes précédemment identifiés et des controverses autour de la notion de dignité humaine ne reposerait-elle pas sur des postulats que l'on ne peut pas soutenir avec les seules ressources de la raison démonstrative ? D'une part, elle présuppose que l'on sache dire ce qu'est l’homme en lui-même. D'autre part, elle implique aussi que l'on énonce ses attributs comme un fait d'évidence valable de toute éternité. Ces deux prétentions font de la dignité humaine l'objet d'un savoir irréfutable construit respectivement sur les piliers de l’essentialisme et du moralisme, c'est-à-dire sur la clairvoyance de l’être et du devoir-être. Jean-François Mattéi a bien montré, dans un texte éclairant, qu'une pétition de principe est au cœur de ce dispositif. Il y aurait, dans son esprit, une circularité auto-référentielle entre la dignité et l’homme. Il prend comme exemple la Déclaration universelle des droits de l'homme. Le Préambule déclare que « la dignité est inhérente à tous les membres de la famille humaine » ; en conséquence, dit-il, on fonde la dignité sur l’homme. Puis, l'article premier stipule que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité », de telle sorte que l'on fonde ainsi l'homme sur la dignité. La boucle entre l'homme et la dignité se referme ainsi sur elle-même. Jean-François Mattéi écrit encore : « Le postulat d'une dignité essentielle (...) n'a de sens que si l'on introduit une médiation entre l'homme et la dignité. Qu'on en convienne ou non, cette médiation ne peut être que transcendante, et non immanente à l'être humain lui-même » [4]. La dignité humaine dépendrait ainsi d'une prémisse fondatrice que l'expérience ne donne pas, ne prouve pas dans le monde en lui-même. Revient alors à l'esprit cette formule qu'Alexis Carrel donnait à son livre en 1935 : L'homme, cet inconnu.
En conséquence, la tâche minimale qu'impose toute pensée de la dignité humaine est-elle de prendre acte d'un constat liminaire s'agissant de l'homme lui-même : nous sommes restés captifs d'une énigme, d'un mystère que l'on ne saurait résorber. Mais pourtant, malgré la « mort de Dieu » (Nietzsche) et la « mort de l'homme » (Foucault, Lévi-Strauss), cet inconnu revient constamment nous hanter. Et tout indique que plus la raison progresse, moins nous parvenons à dissiper le mystère de [205] cette ignorance qui ressurgit à mesure qu'on prétend l'effacer. La dignité humaine appartient à cet étonnement initial dont la signification est moins d'apporter une réponse présomptueuse que de poser une limite à notre entendement en l'ouvrant à ce qui lui échappe, à l'infini. En ce sens, elle ne peut être détachée d'une réflexion sur l'éthique qui commence précisément quand cesse la possibilité d'une réflexion rationnelle. Toute sa richesse dépend d'un ineffable que l'esprit ne peut traduire en « idée claire et distincte » selon la méthode cartésienne. Il faut convenir, avec Ronald Dworkin, que l'idée de dignité humaine est « vague », parce que mystérieuse, mais « puissante » [5] (powerful), parce qu'elle ressurgit sans relâche à la manière d'une interpellation toujours recommencée, d'une « philosophie première » [6] comme disait Emmanuel Lévinas, mieux encore d'une exigence antérieure à toute philosophie. Et du reste, c'est sans doute là que réside la signification du fameux mot de Biaise Pascal lorsqu’il observait dans ses Pensées : « L'homme passe infiniment l'homme ». [7] Ainsi, la dignité humaine déborde l'esprit calculateur de la seule rationalité.
Il y a donc deux aspects à retenir du propos développé jusqu'à présent. Le premier relève d'un retournement radical de perspective : il s'agit, certes, de prendre acte du fait que la dignité humaine ne se prête pas à l'évidence d'une saisie immédiate. Force est désormais d'admettre qu'elle appartient à l'ordre du « noumène » (Kant) et qu'elle se dérobe à un entendement spontané. Il faut donc sortir de la pétition de principe qui érige la dignité humaine en un fondement doublement marqué par l'essentialisme et par le moralisme sur la base desquels la nature humaine devient, croit-on, une donnée accessible à la conscience. Le second aspect, corollaire du précédent, participe d'un changement de méthode : le chemin de la connaissance et de la représentation de la dignité humaine ne peut donc être qu'oblique ou dérivé : on ne la voit jamais autant que lorsqu'elle est absente ! Ce sont dans les moments de revers, là où elle fait le plus [206] cruellement défaut que la dignité humaine vient à l'esprit avec une puissance particulière, soit devant les démunis, les déshérités, les souffrants, les malades, les personnes en déficit d'une capacité quelconque, bref là où la tragédie a frappé. Elle ne donne sa pleine mesure que devant la fragilité humaine. Il faut s'être confronté à la souffrance, à la détresse, à l'injustice pour entrevoir un monde différent, comme si l'espérance était dans la tragédie. Hans Jonas observe : « La reconnaissance du malum nous est infiniment plus facile que celle du honum » [8]. C'est la finitude de l'être humain qui rattache sa dignité à l'infini. On peut se refuser à toute spéculation sur la métaphysique et se réfugier dans l'ignorance quant à la dignité humaine en soi, mais par contre, devant les corps décharnés, les visages émaciés, les yeux hagards des Juifs humiliés dans les camps de la Seconde Guerre mondiale, tout esprit de bonne foi ne peut que déclarer, sans même y réfléchir un seul instant : « non, ce n'est pas ça ! ». Bref, plus la dignité humaine manque au réel qui se déploie sous nos yeux, plus l'idée en devient puissante. Le mot inoubliable de l’Œdipe à Colone de Sophocle ressurgit à l'esprit : « C'est donc quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme » [9].
En somme, la clef d'interprétation réside ici dans la protestation plus que dans la proclamation, dans la capacité de dire « non », voire dans l'axiome de la révolte au sens qu'Albert Camus donnait à cette expression dans L'homme révolté. Cette posture tragique s'appelle l'indignation, laquelle devance ou précède toujours le surgissement d'une certaine idée de la dignité humaine. C'est l'attitude d'Antigone devant Créon, de Platon devant le sort de Socrate, de Bartholomé de Las Casas devant la condition des Indiens en Amérique, de Voltaire devant l'affaire Calas, de Zola devant Dreyfus, en somme de tous ceux qui s'insurgent devant les offenses faites à autrui. Or, l'indignation est l'impulsion primitive de la morale, le cri scandalisé de la conscience qui permet de concevoir par la suite, grâce à un miroitement inversé, l'image d'une représentation supérieure : la dignité humaine. À cet égard, Jean-François Mattéi déclare : « Les hommes se sont indignés avant de concevoir la notion de dignité et, plutôt que croire aveuglément [207] en la primauté de ce principe, il faudrait s'étonner de la tardiveté de son apparition » [10]. Point de dignité sans le préalable de l'indignation. Et le terme préalable doit être entendu d'une double manière, comme ce qui est venu avant dans le temps, mais également comme le principe premier, l’arche dans la séquence de développement des conditions de possibilité de la dignité humaine.
Alfred N. Whitehead rappelle, dans son ouvrage Adventure of ldeas, que l'idée selon laquelle les êtres humains ont des droits du seul fait qu'ils sont humains relève d'un phénomène récent et propre à la civilisation moderne. Si l'intuition de la grandeur de l'humain remonte au siècle de Périclès - comme l'a montré la regrettée Jacqueline de Romilly dans son dernier ouvrage [11] - et à la tradition stoïcienne au sein de laquelle se forme une représentation de l'unité universelle du genre humain, il n'empêche, dit-il, que les grands esprits de l'Antiquité, de Platon à Cicéron, d’Alexandre le Grand à César n'ont pas été capables de concevoir comment cette noble idée pouvait passer ni dans les faits ni dans le droit réel. Ils ont constaté la dignité humaine, mais ils ne l'ont pas choisi ! Whitehead ajoute : « Pendant six cent ans, l'idée de la grandeur intellectuelle et morale de l'âme humaine avait hanté l'ancien monde méditerranéen. (...). Pourtant elle n'avait pas réussi à s'attaquer à la faiblesse foncière de la civilisation dans laquelle elle florissait » [12]. Et cette faiblesse, c'est bien sûr l'esclavage, lequel contredisait l'idée que l'on puisse avoir des droits du seul fait qu'on est humain. Ainsi, la dignitas des Romains semble avoir été vaccinée contre toute volonté de l'appliquer au sens que nous lui donnons aujourd'hui. La montée en dignité, pour un Romain, désigne une sorte de mobilité verticale dans l'échelle sociale et surtout pas le nivellement horizontal que les Modernes lui affecteront, notamment depuis le XVIIIe siècle. Par exemple, Cicéron déclare dans son De officiis (I, xxxvi) : « Il y a deux sortes de beauté : l'une est la grâce, et l'autre la dignité. La grâce appartient à la femme ; la dignité [208] à l'homme » [13]. Une telle affirmation serait aujourd'hui outrancière et déplacée, parce qu'elle contrevient à l'esprit égalitariste avec lequel nous concevons la dignité humaine.
À quoi sert la notion de dignité humaine ?
À la lumière des propos précédents, il convient de retenir que l'indignation fut probablement de tous les temps, alors que la dignité humaine, au sens « horizontal » où nous l'entendons aujourd'hui, résulte d'un travail de longue haleine dont le façonnement est lié à celui du monde moderne lui-même. Pic de la Mirandole, dans son De dignitate hominis oratio en 1486, déclare que c'est parce que l'homme n'a pas une nature reçue ab initio qu'il peut s'en forger une pour s'élever vers le divin : son indétermination devient le gage de sa dignité. En d'autres mots, il lui revient d'utiliser sa liberté, de choisir entre l'élévation ou l'abaissement de son existence. Et cette option laissée à l'homme de faire son destin par lui-même est, on le sait, le cœur de l'humanisme. Biaise Pascal ouvre la porte à un raisonnement tout à fait similaire lorsqu'il affirme que « l'homme n'est ni ange ni bête » et qu'il n'en tient qu'à lui d'embrasser la condition de son choix. Il y a deux mots constitutifs de la dignité, soit la liberté (Pic et Pascal) et l’égalité (Rousseau, Kant et même Marx). Rappelons-nous comment le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau est marqué par une puissante indignation devant l'injustice, laquelle donnera une accélération décisive à la formation de la conscience morale et de l'esprit civique. Aussi, ces deux idées liberté et égalité se retrouveront au centre de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et de celle de 1948.
Or, à mesure que la dignité humaine s'incruste dans l'opinion collective et devient le grand marqueur symbolique du temps présent, l'indignation croît dans la même proportion et s'impose comme le réflexe spontané pour faire valoir les demandes de justice ou même de respect des droits de l'homme. Jean-François Mattéi écrit : « Les hommes ne se sont jamais [209] autant indignés que depuis l'avènement de la notion de dignité » [14]. Il n'est pas inutile de rappeler comment l'année 2011 a été le théâtre d'une universelle indignation combinant à la fois un activisme émancipateur, une mentalité d'insurgé tantôt contre les prédateurs de la finance internationale tantôt contre les régimes autocratiques. Le populisme du mouvement des »Indignés« n'en a pas moins véhiculé une demande de reconnaissance, mieux une exigence de démocratie comme gage d'une dignité à reconquérir. À preuve, l'ouvrage de Stéphane Kessel intitulé « Indignez-vous », ouvrage écrit par un auteur de 93 ans et vendu à des millions d'exemplaires et dépassant même le tirage du Prix Goncourt. Bien que le titre de son petit ouvrage soit vaguement contradictoire en suggérant que l'indignation puisse être un produit d'exportation, le résultat d'un commandement où l'on puisse enjoindre autrui à éprouver le scandale de la conscience, il n'en demeure pas moins que le succès de librairie cache ici une colossale demande de dignité à travers la rhétorique de l'indignation. À la question « À quoi sert la dignité humaine ? », la première réponse qui vient à l'esprit serait de dire : « à s'indigner ! ». Mais ce serait là inverser la méthode mise de l'avant jusqu'à présent : c'est plutôt parce que l'on s'indigne que la dignité humaine vient à l'esprit avec intensité remarquable : il faut abandonner toute spéculation anthropologique pour se rabattre sur le discours connaissable de l'indignation en vue d'y dégager les modalités de représentation, donc les usages de la dignité humaine. À cet égard, tout part de la souveraineté du »non«, du refus, de la résistance à l'oppression sous toutes ses formes. Mais, le refus n'est jamais renoncement, parce que ce »non« est le premier moment d'un « oui » à quelque chose de fondamental.
Trois dimensions se détachent de cette orientation et elles peuvent servir à énumérer les conditions d'une reconnaissance de la dignité humaine en remontant de la pratique à l'idée, du discours à la représentation que l'on s'en fait. Retenons ici, comme guide de référence, la particule du « non » pour poser les balises sur l'utilité de la dignité humaine. La première de ces dimensions porte sur le non-objectivable, c'est-à-dire sur la considération de la personne humaine, en tout temps et en toute situation, comme un sujet et non comme un objet. Nous sommes ici devant une défense du principe [210] de liberté, parce que pour être libre il faut d'abord être un sujet, mieux le sujet de son action. L'impossibilité d'objectiver l'être humain constitue un impératif que nul n'a formulé avec autant d'aplomb qu'Emmanuel Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs : on connaît tous la formule dont la notoriété est devenue universelle et selon laquelle le statut de la personne humaine réside dans « ce qui n'admet nul équivalent «, dans »ce qui est supérieur à tout prix » [15]. Ce « non » a pour efficacité de marquer une frontière, de circonscrire par le fait même le territoire de l'humain en établissant le périmètre de l'inadmissible. Dans la transgression de cette limite, c'est l'humanité de l'autre qui n'est plus reconnue à sa pleine mesure.
La seconde dimension, corollaire de la première, pour comprendre l'utilité de la dignité humaine se rapporte au non-instrumentalisable, ce qui veut dire que nul ne saurait faire de son prochain un instrument, le réduire à ne devoir être qu'un accessoire dans la poursuite de ses intérêts. Nous sommes cette fois devant un rappel du principe d'égalité. Kant reste encore ici la source d'inspiration dans la mesure où il enjoint à apprécier tout être humain comme une fin et jamais comme un simple moyen [16]. Il y a dans ce précepte, un refus de laisser la conscience se refermer sur elle-même dans l'ignorance d'autrui. Car dès que l'autre cesse d'exister sous la forme d'une réciprocité pleinement assumée, l'instrumentalisation commence. Emmanuel Lévinas, dans Difficile liberté, rend cette idée de manière percutante : « Même quand on parle à un esclave, on parle à un égal. Ce que l'on dit, le contenu communiqué n'est possible que grâce à ce rapport de force où autrui compte comme interlocuteur avant même d'être connu » [17]. Le mystère de la dignité ne se pose que par une démarche éminemment relationnelle dans la mesure où il se fonde sur la prémisse selon laquelle l'homme n'est pas seul comme un Vendredi dans le Pacifique, qu'il importe aux autres et que les autres lui importent. Lévinas va même plus loin en disant : « Est violente toute action où l'on agit comme si on était seul à agir : comme si le reste de l'univers n'était là que pour [211] recevoir l'action ; est violente, par conséquent, aussi toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs » [18]. Il ne serait pas abusif de mentionner que l'individualisme, poussé dans ses ultimes retranchements, mène à faire d'autrui un épiphénomène de la conscience, un instrument, voire une valeur négligeable.
Enfin, dernier point sur l'utilité de la dignité humaine : le non-justiciable. Le « non » de l'indignation ouvre sur un sens placé en hauteur dont la portée ne s'épuise jamais par le recours à la seule justice formelle. Nous sommes ici devant le principe d'équité dont l'ampleur transcende les lois instituées dans l'espace politique. Si nos législateurs pouvaient, dans leurs arrêts et leurs décrets, rendre intégralement toute la signification de la dignité humaine, à quoi servirait cette notion, puisqu'elle ne serait que la duplication de ce qui existe déjà dans les codes. Or, l'équité est infiniment plus large et plus profonde que la légalité : elle s'en détache en cela précisément qu'elle repose sur une autre idée du juste, sur un appel jailli don ne sait où, mais qui s'impose à la façon d'une règle non écrite, d'une loi informelle qui s'écarte de la dictée des pouvoirs établis et relève parfois d'une insoumission radicale, voire d'une désobéissance. L'objection de conscience d'Antigone devant Créon contient non pas une mais deux subversions majeures. La première consiste à prétendre que les lois du tyran ne s'appliquent pas dans le cas du refus de sépulture à Polynice, de telle sorte que l'ordre institué est déclaré inapte à légiférer en matière de droit naturel. La seconde insolence va jusqu'à faire appel du décret, à la face même du souverain, devant une autre législation, antérieure à la domination de l'autorité civile, supérieure à sa volonté, devant laquelle Antigone se déclare obligée : la conscience morale. C'est là où le mystère de la dignité rejoint le principe d'équité, parce que l'obligation n'est plus justiciable dans le cadre juridique de la Cité. Aristote, dans sa Rhétorique, disait que les lois non écrites l'emportent toujours sur les lois écrites. Tacite écrivait, dans ses Annales, que plus la société est corrompue, plus elle multiplie le nombre de ses lois. En somme, dès que cesse de prévaloir le sens de l'équité si nécessaire à la fonctionnalité de l'espace public, il faut que les lois pallient à cette carence en bridant les passions. On connaît tous le mot célèbre de Cicéron dans son De officiis : « summum ius, summa iniuria » [19], c'est-à-dire l'application abusive du droit conduit à l'injustice. Le confiance que nous faisons dans des règles qui se logent au-delà du justiciable est précisément à la fin ce qui permet à la notion de dignité humaine de contribuer puissamment à la vie en commun.
Comment on se sert de la dignité humaine
au Canada : le multiculturalisme
Le discernement de ce que signifie la dignité humaine n'est pas une mince affaire, surtout lorsque l'on tient compte des embûches qui en guettent l'entendement à chaque détour. Par contre, il est encore bien plus ardu de la transposer dans la pratique où le défi consiste à surmonter la diversité humaine des intérêts pour en faire un point de ralliement symbolique. La politique du multiculturalisme est une illustration exemplaire d'un usage problématique de la dignité humaine qui conduit précisément au contraire de l'effet recherché. D'abord, son implantation au Canada, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas devait fournit, croyait-on, un ancrage aux idéaux de tolérance et d'ouverture aux autres, de démocratie et de justice dans un monde irréversiblement pluraliste. À cet égard, le multiculturalisme allait procurer la clef de voûte dans la nouvelle ingénierie sociale d'une collectivité confrontée aux défis de la mondialisation et de la diversité des croyances sur son territoire. Il ne s'agit pas ici de porter ombrage à la multiplicité des cultures, ni à contrer le pluralisme inhérent à l'espace public des sociétés ouvertes, encore moins à nourrir le rêve passéiste d'une homogénéité sociale, car ce monde appartient à une époque heureusement révolue.
Toutefois, au fil des années, la mise en place de ce programme politique ouvre la porte, au Canada comme ailleurs, à un certain nombre de dérapages : à force de donner libre cours et même un droit de cité à tous le durcissements identitaires, à toutes les crispations culturelles comme expression de la rectitude morale envers autrui, un renversement est en train de se produire où les particularismes prennent le pas en gommant peu à peu les passerelles vers l'universel, sinon le sens même de ce qui nous est commun [213] dans l'espace public. Ainsi, l'usage de la dignité humaine est entrée dans le tourbillon des rapports de force où des minorités de tous ordres sont invitées, au nom du multiculturalisme, à promouvoir leurs valeurs, y compris celles qui contredisent l'état de droit ou les fondements de la tolérance. Il en résulte ce que l'on pourrait appeler une espèce d'« inversion du pôle magnétique » dans l'interprétation de la dignité humaine, à savoir une mise en scène à grande échelle de ce qui nous divise en cultivant, par ricochet, l'ignorance de ce qui nous unit. Le problème du multiculturalisme survient lorsque les minorités se séparent d'abord symboliquement, puis juridiquement de la majorité d'accueil en se retournant contre celle-ci pour miner la légitimité de ses lois, de ses coutumes, de ses valeurs. Et elles le font habituellement en s'autoproclamant victimes du modèle de vie occidental et des incompréhensions dont on lui impute la responsabilité. Le concept de multiculturalisme, il convient de le rappeler, comporte quatre plan d'analyse distincts. D'abord, il est un fait, car le Canada est un pays où l'immigration tient une place importante : 20% de sa population actuelle est née à l'étranger. Puis, il s'agit d'une idéologie, ses idéaux servant à transformer l'organisation sociale par la promotion de la différence des patrimoines symboliques entre les minorités comme illustration de l'esprit démocratique. Ensuite, il offre un programme politique pour gérer la diversité en modelant les institutions publiques pout les adapter à la mosaïque des particularismes. Enfin, le multiculturalisme représente aussi un dispositif de revendication, c'est-à-dire un forum visant à mousser la reconnaissance des minorités entre elles, ainsi qu'auprès des autorités politiques en place. C'est dans cette mouvance qu'apparaît aujourd'hui une pathologie de la dignité humaine comme expression de la « tyrannie de la bonne conscience » dans un sens similaire à celui de Tocqueville lorsqu'il parlait de la « tyrannie de la majorité ». Pour en éclairer les enjeux, il faut faite un bref retour sur l'histoire récente.
Le Canada a été le premier pays au monde à mettre en place une loi sur le multiculturalisme. Avant les années soixante, l'orientation officielle du gouvernement fédéral fut de viser l’assimilation des immigrants et des populations autochtones. On espérait ainsi que les nouveaux arrivants allaient se fondre dans l'ensemble canadien et que les Premières Nations disparaîtraient par une lente attrition de leurs membres, mieux par l'acculturation. Jusqu'au début des années soixante-dix, le Canada n'a pas eu [214] un passé très glorieux à l'égard de ses minorités. Au cours de cette décennie, un changement de cap s'est toutefois opéré à la faveur d'un désir d'intégration des minorités, car le nombre des immigrants a augmenté de façon spectaculaire. Il s'agissait alors de supprimer les barrières discriminatoires, de favoriser le respect des droits de l'homme, de viser la justice sociale et de stimuler la participation civique. Les années quatre-vingt ont poussé plus loin encore cette ouverture et marqué une consécration formelle du multiculturalisme comme fondement de la vie civique au Canada. Il ne fallait plus assimiler ni simplement intégrer, mais opérer un virage à 180° degré en faisant basculer le centre de gravité du discours sur les minorités. En 198a, la proclamation de la Charte des droits et des libertés énonce, à l'article 27 : « Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Désormais, le Canada serait un pays où les immigrants ne se fondent pas dans un melting pot à l'américaine, encore moins dans un républicanisme niveleur à la française, mais dans la juxtaposition des identités où chacun, annonçait-on, allait être reconnu dans son droit à privilégier le patrimoine culturel de son choix. Après avoir refusé et même combattu pendant quatre siècles la culture de l'Autre, le mot d'ordre était dorénavant de toutes les accueillir dans une sorte d'« ethnocentrisme à l'envers ». Le cadre législatif mis en place précise que le multiculturalisme ferait partie intégrante de la prise de décision au niveau fédéral et servirait de fondement, voire de prisme analytique aux différents tribunaux dans l'interprétation des droits individuels et collectifs. L'inversion devenait alors complète, puisque c'était désormais l'Autre qui devenait le miroir de Soi.
De plus, le multiculturalisme met en scène une sorte de gradation dans l'évolution de sa dynamique propre : d'une politique de la reconnaissance du droit à la différence, on est passé rapidement à la mise en place de la différence des droits où chaque communauté ethnique, culturelle ou religieuse se voit concéder des mesures dérogatoires, des passe-droits au nom de la Charte des droits et des libertés. Différents penseurs ont identifié les dangers d'une telle politique. Neil Bissoondath croit qu'elle induit une condition d'isolement, de repli, voire de défiance généralisée entre les [215] communautés [20]. Richard Gwyn souligne que les Canadiens sont en train de devenir étrangers dans leur pays [21]. Plus radical, Pierre-André Taguieff pense que le multiculturalisme est devenu le « Cheval de Troie de l'islamisme » [22]. Yves-Charles Zarka y voit une menace pour la démocratie elle-même, sans compter que la tolérance est mise en danger par ceux-là mêmes qui en profitent le plus. Dans cet esprit, c'est la société d'accueil qui engendrerait elle-même des abus à travers sa politique d'ouverture inconsidérée à une diversité destructrice du respect de la diversité ! Le multiculturalisme porte lui-même son propre démenti dans une sorte d'auto-réfutation performative.
Ainsi, le dispositif institutionnel du multiculturalisme procède de différentes confusions. D'abord, il assimile le respect du pluralisme à l'exigence du relativisme. Puis, le droit à la différence se fonde sur un essentialisme où les cultures sont présentées comme des réalités figées une fois pour toutes dans l'histoire. Enfin, les particularismes deviennent à leur tour un lieu d'expression du moralisme, parce qu'il procure aux minorités le truchement pour faire valoir leurs revendications. Illustrons le propos par un exemple : en 2004, l'ancienne ministre de la Condition féminine de l'Ontario, Marion Boyd, déposait un rapport officiel où elle recommandait l'adoption de la charia pour arbitrer les litiges familiaux dans les communautés musulmanes de la province [23]. Son argumentaire est révélateur, car l'ancienne ministre rappelle que »la Charte protège également la liberté de religion et doit être interprétée de manière à valoriser le patrimoine multiculturel des Canadiens«. Elle complète son raisonnement en écrivant que « chaque personne devrait avoir le droit de prendre ses propres décisions, même s'il ne s'agit pas de décisions que la majorité des gens prendraient ». Et elle conclut en ajoutant que l'État devrait « permettre aux gens d'organiser [216] leur vie en fonction de leurs propres valeurs et ne pas imposer des séries de valeurs particulières, qu'elles soient d'ordre religieux ou non ». Le tollé de protestations qui s'ensuivit a réussi - mais pour combien de temps ? - à endiguer la concrétisation de ce projet.
Cependant, il faut retenir, pour les besoins de notre propos, que la notion de dignité humaine est entrée dans la tourmente de la fragmentation des droits au nom de la protection du droit au choix de son propre patrimoine symbolique et du respect de la diversité. Elle est donc emportée par la vague de morcellement de l'espace public sous l'impact du multiculturalisme. Son usage au Canada s'étend même, on vient de le voir dans l'exemple cité, jusqu'à la remise en cause des principes de liberté et d’égalité sur lesquels reposent la Déclaration universelle de 1948. Après un demi-siècle de combat pour promouvoir le droit à l'égalité et à la liberté des femmes, voire à leur dignité pleine et entière, voilà que s'insinue le retour à des pratiques archaïques où prévalent la religion contre le principe de laïcité, la primauté de l'homme sur la femme dans la hiérarchie de la société. Tout se passe comme si l'arc-en-ciel identitaire se construisait dans une gradation en trois temps : d'abord, l'affirmation d'une dignité différentielle (le droit à la différence comme principe absolu), puis la manifestation d'une dignité concurrentielle (la lutte pour faire jour à la reconnaissance des minorités), enfin la dignité conflictuelle (la diffusion de l'idée fallacieuse selon laquelle il puisse y avoir, en fait et en droit, une pluralité de dignités), comme si l'être humain était réductible aux circonstances accidentelles de sa manière d'habiter le monde. Ainsi, le multiculturalisme comme cadre d'interprétation ultime des relations humaines conduit à un désaveu du principe universel de la dignité.
Ainsi, plus une idée est noble, plus elle se prête à un usage opportuniste. Et c'est cette dérive du multiculturalisme qui constitue une épreuve pour la dignité humaine. Albert Camus disait : « La grandeur de l'homme est dans sa décision d'être plus fort que sa condition » [24]. Mais, ne pourrait-on pas ajouter, à l'inverse, que la misère de l'homme est de demeurer captif de sa condition contingente en se soustrayant au pressentiment de l'infini qui élève vers ce qui nous unit ?
[1] Albert Camus L'homme révolté (1951) in Essais, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1965, page 435.
[2] Michel de Montaigne Essais III, chap. 1, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », page 781.
[3] Albert Camus op.cit., page 700.
[4] Jean-François Mattéi De l'indignation, Paris, La Table Ronde, 2005, pages 16 et 17.
[5] Ronald Dworkin Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University Press, 1977, page 198. Il écrit précisément : « Anyone who professes to take rights seriously must accept the vague but powerful idea of human dignity ».
[6] Jean Greisch et Jacques Rolland (sous la direction de), Emmanuel Lévinas. L'éthique comme philosophie première, Paris, Les Éditions du Cerf, 1993.
[7] Blaise Pascal Pensées, 438, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, col. « La Pléiade », 1954, page 1207.
[8] Hans Jonas Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (trad. Jean Greisch), Paris, Flammarion, 1995, page 66.
[9] Sophocle Œdipe à Colone, 393.
[10] Jean-François Mattéi op. cit., page 20.
[11] Jacqueline de Romilly La grandeur de l'homme au siècle de Périclès, Paris, Éditions de Fallois, 2010.
[12] Alfred N. Whitehead Aventures d'idées (1933) (trad. Jean-Marie Breuvart et Alix Parmentier), Paris, les Éditions du Cerf, 1993, page 59.
[13] Cicéron De officiis, I, xxxvi.
[14] Jean-François Mattéi op. cit., page 12.
[15] Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, in Œuvres philosophiques, Tome II, Paris, Gallimard, coll. »La Pléiade«, 1985, page 301.
[17] Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1995, page 11.
[19] Cicéron De officiis, I, xxxiii.
[20] Neil Bissoondath, Le marché aux illusions, Montréal, Boréal, 1995.
[21] Richard Gwyn Nationalism Without Walls, Toronto, McClelland & Stewart, 1997.
[22] Pierre-André Taguieff La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Odile Jacob, 1008, Voir à cet égard le chapitre 1. Aussi du même auteur, République enlisée. Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Editions de Syrtes, 2005.
[23] Marion Boyd, Résolution des différends en droit de la famille : pour protéger le choix, pour promouvoir l'inclusion. Rapport remis au Ministère du procureur général de l'Ontario, Décembre 2004.
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