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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilbert Larochelle, “Le Québec sous l'emprise de la corruption.” Un article publié dans la revue Cités, 1/ 2013 (n° 53), p. 159-164. Paris: Les Presses universitaires de France.

[159]

Gilbert LAROCHELLE [1954-]

Professeur de philosophie politique, Université du Québec à Chicoutimi.

Le Québec sous l'emprise
de la corruption
.”

Un article publié dans la revue Cités, 1/ 2013 (n° 53), p. 159-164.


Le recours au bakchich représente sans doute l'une des plus grandes menaces qui pèsent aujourd'hui sur la démocratie. Le mot lui-même, d'abord issu du persan, puis repris en arabe et en turc, a son équivalent dans toutes les cultures. En Italie, on parle de la bustarella, au Mexique de la mordida, en Espagne, c'est le soborno et la mafia emploie aussi le terme pizzo. La langue française foisonne d'euphémismes qui tournent autour de la notion de « pot-de-vin ». Quant à la réalité que ces diverses expressions désignent, c'est désormais la chose du monde la mieux partagée. Véritable plaie à l'échelle planétaire, la corruption n'est plus l'apanage de quelque potentat obscur et mal fagoté sous des latitudes lointaines. Elle sévit et gangrène les institutions publiques jusqu'au cœur de tous les pays en Occident. Le Québec n'y échappe pas. En effet, il y règne, depuis quelques années, une atmosphère viciée, marquée par le dévoilement de pratiques douteuses, par la mise au jour de malversations, voire par un détournement de la démocratie et de ses règles. L'hebdomadaire Maclean's titrait son numéro du 4 octobre 2010 sur le Québec : « The most corrupt province in Canada », reprenant les mots exacts du constat de l'historien Samuel E Huntington dans la comparaison qu'il fit, en 1968, entre l'Australie, la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada. Les indignations fusèrent de partout pour y dénoncer un préjugé, voire une récidive de l'éternel contentieux entre les anglophones et les francophones. Toutefois, la formule paraît maintenant moins farfelue à la lumière des révélations troublantes de la Commission Charbonneau, créée en 2011 pour enquêter sur la corruption dans la « Belle Province ».

Le phénomène n'est pas nouveau. Le Québec fit son entrée dans la modernité à la fin des années soixante par le combat des intellectuels contre la corruption du régime de Maurice Duplessis (1936-1939 ; 1944-1959). Fort d'une rationalisation des institutions politiques et de la constitution d'une administration publique fondée non pas sur le trafic d'influence mais sur des règles impartiales [160] et sur la dépersonnalisation des services de l'Etat, la Révolution tranquille devait doter le Québec d'une bureaucratie immunisée, en principe, contre les abus, les exactions et les magouilles à la petite semaine. La même période des années soixante et soixante-dix fut également celle du développement intensif des infrastructures au Québec. Le domaine de la construction connut une effervescence inédite, surtout avec le programme ambitieux de ces grands chantiers que furent les Jeux olympiques de 1976, le métro de Montréal, l'aéroport de Mirabel, l'autoroute transcanadienne, sans oublier les travaux pharaoniques dans le Nord du Québec pour faire surgir les barrages hydroélectriques de la Baie James. Les signes les plus tangibles de la corruption apparurent de nouveau, mais cette fois dans la compétition féroce des trois principales centrales syndicales québécoises - la Fédération des travailleurs du Québec (ftq), la Confédération des syndicats nationaux (csn) et la Centrale des syndicats démocratiques (csd) - d'abord pour obtenir l'adhésion des ouvriers, puis pour exercer, à travers la main-d'œuvre, un certain contrôle dans le domaine de la construction. Le maraudage intensif dégénéra rapidement en corruption généralisée avec l'usage de l'intimidation, du chantage, des menaces, de la violence jusqu'à cet événement marquant : le saccage de la Baie James le 21 mars 1974 où des travailleurs en colère, infiltrés par le crime organisé, détruisirent des équipements. Les dommages s'élevèrent à 30 millions de dollars canadiens. En réponse à ces actes de subversion, le Gouvernement du Québec mit sur pied la même année la Commission Cliché dont le mandat consista à nettoyer le secteur de la construction, à épurer les pratiques de corruption entre les syndicats, les patrons, les entrepreneurs et les fonctionnaires. Le juge Cliché fut appuyé par deux jeunes avocats brillants : Brian Mulroney, futur Premier ministre du Canada (1984-1993) et Lucien Bouchard, futur Premier ministre du Québec (1996-2001). La journaliste Gisèle Tremblay y décrivit les audiences comme « un défilé de personnages felliniens pris en faute dans les rôles les plus divers à l'appel d'un metteur en scène chevronné » [1]. Parmi les conclusions de la Commission, il fut proposé que le Québec se dote d'un mécanisme récurrent pour enquêter, à chaque dix ou quinze ans, afin de déjouer l'inévitable résurgence des scandales et des combines de tous ordres.

[161]

La recommandation est, bien sûr, restée lettre morte. Mais la pathologie politique de la corruption n'a cessé de sévir, les symptômes de s'accumuler jusqu'à la fin des années 2000 où les médias s'y sont intéressés en commençant à dénouer un à un les fils de l'écheveau. Ce qu'ils ont dévoilé défie l'imagination la plus fertile : corruption de fonctionnaires, appels d'offres truqués dans des contrats publics pour favoriser des entrepreneurs véreux, fausse facturation, mise en place d'un système fondé sur la collusion ou sur la complicité pour éluder l'exercice de la libre concurrence, financement illicite des partis politiques par le subterfuge de ristournes prélevées sur le coût de financement des chantiers de construction, organisation d'élections municipales dites « clés en main » par les firmes de génie-conseil, accointances suspectes entre les chefs syndicaux et les magnats de la construction, nomination partisane de juges et, surtout, contrôle par la mafia des grands travaux d'infrastructure. Et il ne faut pas oublier les appâts classiques et inhérents au genre lui-même : reddition douteuse des comptes, repas somptuaires, voyages à l'étranger, etc.

Trois remarques s'imposent, de prime abord, sur la méthode employée et dont l'étendue sera dévoilée au compte-goutte à partir de 2008. D'une part, la logique tentaculaire de la corruption étonne par la multiplicité des stratagèmes mis en place pour siphonner les fonds publics. On découvrira qu'il ne s'agit pas d'actes individuels, isolés et sporadiques, mais bien d'un véritable système disposant d'un réseau de collaborations ramifiées à la fois dans le monde des affaires et dans l'administration de l'État. D'autre part, il faut observer l'extraordinaire efficacité de ce même système à neutraliser les lanceurs d'alerte qui eussent pu contrecarrer le fonctionnement des magouilleurs, dénoncer la circulation des « dessous-de-table » et tenter de faire respecter les exigences de la normalité. Enfin, la mainmise de la mafia - surtout du clan sicilien des Rizutto - montre que son influence s'étend désormais bien au-delà des sphères de la marginalité où on la croit à tort confinée : prostitution, drogue, jeu, paris illégaux, etc. Au contraire, sa reconversion et même son infiltration au cœur de l'économie québécoise attestent désormais de sa capacité à influer sur les leviers de commande pour faire apparaître des décisions politiques conformes à ses intérêts. Et l'État est le premier pourvoyeur d'ouvrage dans le secteur de la construction, une industrie de 50 milliards de dollars par année.

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Un journaliste de Radio-Canada, Alain Gravel, fut à l'origine de la première salve. Son émission intitulée Enquête questionnait en 2008 les comptes de dépenses élevées du directeur général du syndicat de la ftq construction, Jocelyn Dupuis. Puis, il découvrit, sur des reçus de restaurant, le nom de Raynald Desjardins, ancien bras droit du parrain de la mafia, Vito Rizzuto. Un premier lien était fait entre un syndicat et la mafia. Puis, vint une autre découverte pour le moins étrange : le président du même syndicat, Michel Arseneault, avait séjourné aux Bahamas sur le luxueux bateau du richissime entrepreneur en construction Tony Accurso. Il faut également savoir que ce syndicat dispose d'un fonds de capitalisation de 8,5 milliards de dollars appelé « Fonds de solidarité ftq », acquis avec les crédits d'impôt des Québécois et dont l'usage sert à financer différentes sociétés dans tous les secteurs de l'économie. Et Accurso fut un des bénéficiaires de cet argent pour construire son empire. Une seconde relation douteuse était donc établie entre un syndicat et le grand patronat d'affaires. En avril 2009, une information surgit et laissa pantois tous les observateurs de la scène politique. On y apprit que le président du comité exécutif de la Ville de Montréal, Frank Zampino, le second en importance dans la hiérarchie municipale après le maire Gérald Tremblay, avait aussi été invité sur le bateau de Tony Accurso au moment où l'une des entreprises de celui-ci était engagée dans un appel d'offres pour obtenir un contrat lucratif. Un autre maillon venait s'ajouter à l'enchaînement des faits, cette fois entre la classe politique et le tricotage des barons de la construction. Ces divulgations, anecdotiques en apparence, contenaient cependant la matrice de tout ce qui allait sortir par la suite. Et le bateau d'Accurso devint, dans l'imaginaire collectif, le symbole de la compromission des acteurs de la tragédie.

La nervosité fut palpable dans les hautes instances politiques au Gouvernement du Québec. Dès le printemps 2009, les partis de l'opposition s'unirent pour réclamer la tenue d'une commission d'enquête dans le domaine de la construction. Au fil des mois, d'autres voix s'élevèrent pour demander que la lumière soit faite et pour que le parfum de scandale soit dissipé : les policiers de la Sûreté du Québec et ceux de la Ville de Montréal, l'Ordre des ingénieurs du Québec, l'Association des procureurs de la Couronne et même les centrales syndicales suspectées d'une implication dans la corruption. On se rappelle tous l'effet dévastateur qu'eut la Commission Gomery (2004-2005) sur [163] le Parti libéral du Canada et dont les travaux mirent au grand jour des détournements de fonds à la hauteur de 332 millions de dollars. Gardant bien à l'esprit la leçon de cette expérience que l'on désigne sous le nom de « scandale des commandites », l'administration de Jean Charest préféra multiplier les mesures palliatives afin de composer avec les pressions sans cesse croissantes de l'opinion populaire et des différents corps intermédiaires. L'escouade « Marteau » fut instaurée en 2009 pour que la police identifie les pratiques frauduleuses dans la construction. En février 2010, alors que 74% des Québécois réclament une commission d'enquête [2], le Gouvernement du Québec annonçait la création d'une « Unité anticollusion » dont le mandat sera « d'assurer une surveillance étroite des marchés, de prévenir la fraude, la collusion, la malversation et de mettre en place des mécanismes de détection de la collusion ». Loin de calmer le jeu, la situation s'aggrave encore lorsque, en 2010 et 2011, deux ministres, Tony Tomassi et David Whissel, sont accusés de favoritisme et doivent remettre leur démission.

Toutefois, les ultimes garde-fous de la démocratie n'ont pas cessé d'opérer et de faire contrepoids au cynisme ambiant. En effet, l'engagement civique de la rue s'est renforcé sans relâche, le défilé des arrestations hautement médiatisées des seigneurs de la construction et de leurs vassaux s'allongea, de telle sorte que l'étau se resserra sur l'ensemble de l'industrie. On a estimé que les prix des travaux d'infrastructure ont baissé de 30 % à Montréal depuis le lancement de l'escouade « Marteau », comme si la pieuvre, alertée par les purges en cours, se savait guettée de toutes parts. L'année 2011 a levé les derniers obstacles à la mise en place des mesures d'assainissement dans la construction ; d'abord, par la création, en février, de l'« Unité permanente anticorruption » (upac), puis, coup de théâtre, par la création de la Commission Charbonneau, 927 jours après que les partis de l'opposition l'eurent pour la première fois réclamée à l'Assemblée nationale du Québec. Les audiences ont commencé en septembre 2012 et elles offrent quotidiennement aux Québécois une téléréalité à nulle autre pareille, où la tragédie rivalise avec la comédie, la criminalité avec le vedettariat, le faux innocent avec le coupable autoproclamé. Le premier témoin, Lino Zampito, entrepreneur déchu et corrupteur repenti, a mis la table, avec une transparence désarmante, en révélant que la mafia touche 2,5% de tous les [164] contrats d'infrastructure à Montréal et qu'un autre 3% se rend, par des voies obscures, au parti politique du maire de la ville. Ceux qui lui ont succédé ne sont pas en reste : ils renvoient tous l'image d'une banalisation de la corruption, d'une normalisation de la duplicité dans l'usage des fonds publics.

Que penser du récit des horreurs qui se développe sous nos yeux, comme la trame d'un mauvais film ? D'abord, à court terme, il alimente sans conteste la montée du cynisme et de la méfiance envers les élites politiques, induisant, chez le citoyen, un sentiment d'impuissance, du reste si contraire au principe même de la démocratie. Il contribue à dépeindre le Québec comme une société qui démérite de sa modernité, incapable de mettre en place des institutions pour assurer la moralité de l'espace public. Mais, à l'analyse, il faut voir les choses autrement. S'il n'y a que les grandes crises qui provoquent les grands changements, ne peut-on pas interpréter le creuset actuel comme une chance remarquable de rénovation, à long terme, des mécanismes mêmes de la démocratie ? Allons plus loin : c'est parce que la démocratie fonctionne relativement bien que la corruption peut être dévoilée sur la place publique ! Or, depuis une cinquantaine d'années, le Québec s'est engagé, plus que partout ailleurs dans le monde, dans une tradition d'examen civique, d'introspection collective où les grands problèmes, sur tous les sujets possibles, font l'objet de commissions d'enquête avec la kyrielle des procédures qui s'y rattachent : audiences accessibles à tout un chacun - au risque même de devenir parfois un lieu de défoulement collectif -, délibérations, recommandations, etc. De plus, il faut ajouter que le journalisme d'enquête est beaucoup plus développé au Québec que partout ailleurs au Canada. Enfin, la corruption n'est pas une question génétique ni même culturelle ; son existence dépend plutôt des instruments dont on dispose pour en prendre conscience, mieux, du rapport de force mis en action pour interpeller le sens moral, afin de changer le cours des choses. Québec : « The most corrupt province in Canada » ? Pas du tout, c'est simplement parce qu'il y a plus de mécanismes qu'ailleurs pour la révéler ! Signe, malgré tout, d'une certaine vitalité démocratique.



[1] Gisèle Tremblay « Quand le juge Cliché s'en va-t-en guerre » in Robert Cliché (collectif), Montréal, Quinze, 1980, pages 128.

[2] Sondage Léger Marketing-Le Devoir, février 2010.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 6 octobre 2014 11:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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