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Troisième partie.
LES INCIDENCES ÉCONOMIQUES
“Le Québec est bien petit
et le monde, bien grand.”
Daniel LATOUCHE
- L'État-nation et sa taille
- Le bonheur d'être gros
- Une obsession qui change
- La taille du Québec
- La taille du Québec comme province canadienne
- Le Québec comme pays souverain
-
- Conclusion
Depuis vingt ans, l'argument de la petite taille du Québec a connu plusieurs réincarnations. La plus ancienne est sans doute celle de l'impotence et du peu de poids d'un si petit pays sur la scène internationale : « Il a fallu un siècle au Canada pour se faire reconnaître comme un pays important. S'il devenait indépendant, le Québec ne ferait qu'ajouter à la liste déjà longue des petits pays insignifiants. » L’argument est incontournable ; en effet, on voit mal comment on pourrait affirmer que le poids d'un Québec souverain pourrait être plus grand à la tribune des Nations Unies ou à celle du GATT que celui du Canada. Pour l'instant, contentons-nous de signaler que la réputation et le poids dont dispose le Canada aujourd'hui ne garantissent pas ceux qu'il aura demain et qu'en théorie tout au moins, rien n'empêche de penser qu'un Québec souverain pourrait mettre moins de temps que le Canada à se « faire une réputation ». Autre détail de logique : si effectivement le départ du Québec nuit à la réputation internationale du Canada, cela ne peut qu'aider la performance relative du Québec.
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Aujourd'hui, signe des temps, l'argument dominant n'est plus celui du manque de moyens militaires ou diplomatiques d'un État québécois souverain, mais celui de l'exiguïté de son marché interne : « Le marché québécois est trop petit et pas assez diversifié pour supporter une économie moderne qui exige de vastes débouchés.» Encore une fois, il n'y a rien à redire sur le fait qu'il y aura toujours davantage de consommateurs au Canada et aux États-Unis qu'au Québec. C'est d'ailleurs à espérer pour tout le monde.
Parmi les variantes récentes de l'argument de la taille, il y a aussi celle de la lourdeur bureaucratique : « Une petite économie comme celle du Québec impose à l'État de jouer un rôle plus important. L’initiative privée s'en trouve donc atrophiée. » Ou encore celle de l’« innovation » : « Le Québec n'a pas la main-d'œuvre suffisante pour couvrir tous les secteurs névralgiques. » On aura reconnu là le vieil argument de la masse critique dont l'une des premières manifestations fut celle de la pénurie éventuelle d'ingénieurs nucléaires au Québec. Voilà bien une pénurie dont on ne s'est jamais plaint. Comme quoi il faut toujours se méfier des pénuries anticipées.
Toujours dans le domaine économique, on rencontre aussi l'argument de la nécessité d'établir de grandes entreprises capables d'affronter la concurrence de groupes étrangers qui, eux, peuvent compter sur les ressources humaines et financières de sociétés de plus grande taille. Dans une petite société, cette tâche, on en conviendra encore sans rechigner, est plus difficile. Il y aura toujours moins de plombiers, de médecins ou d'arpenteurs-géomètres au Québec qu'aux États-Unis. Une sous-catégorie de cet argument veut que l'innovation scientifique et le progrès économique n'aient rien à voir avec une quelconque planification et une panoplie complète de moyens, mais qu'ils ressemblent plutôt au base-ball où c'est la loi de la moyenne et celle des grands nombres qui comptent. Plus un pays est nombreux et plus on a de chance de tomber sur une combinaison scientifique ou économique gagnante.
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Cette question de l'étroitesse de l'économie québécoise, petitesse rendue encore plus apparente à l'heure de la mondialisation des marchés et de l'interdépendance des sociétés, recouvre en fait deux questions fort distinctes. Il y a d'abord celle de la taille et même de la pertinence de l'État-nation dans le Nouvel Ordre mondial. Peu importe les avantages dont disposerait un Québec souverain, si la nouvelle géo-politique internationale ne laisse plus de place aux acteurs nationaux souverains, alors toute cette discussion sur la taille idéale est bien inutile.
L’autre question concerne plus spécifiquement les atouts dont disposerait le Québec ainsi que les difficultés, en particulier celles associées à sa taille, auxquelles il serait confronté s'il devait accéder à la pleine capacité juridique internationale.
Toutes ces formulations différentes de l'argument de la taille ne doivent pas faire oublier qu'elles sont intimement liées. On ne peut isoler le Québec envisagé comme système économique du même Québec vu cette fois sous l'angle d'une société (avec ses institutions, ses réseaux et son cadre juridique), sous celui d'une culture (avec sa langue, ses façons de faire et ses modes de représentation) et d'un système politique (sa vie démocratique, son organisation politique). Il y a belle lurette que l'économie ne se limite plus à une simple question de ressources naturelles, de capitaux, de main-d’œuvre et d'infrastructures de production.
N'oublions pas non plus qu'en matière de taille « économique » - l'autre aussi d'ailleurs -, tout est relatif et tellement fluctuant. Le pire danger qui guette une société, c'est de se donner les outils pour affronter les dangers d'hier. Les forces et les faiblesses de l'économie et, plus généralement, de l'ensemble de la société québécoise comme acteur autonome sur la scène internationale dépendent de la physionomie que prendra cette scène sur laquelle le Québec espère un jour pouvoir parler en son propre nom. Comme nous ignorons l'évolution du système international au cours des prochaines années - son état actuel de turbulence [348] laisse en effet songeur -, il demeure risqué de s'aventurer trop loin sur la route des affirmations définitives du genre de celles où l'on conclut avec certitude que « le Québec possède déjà toutes les caractéristiques lui permettant d'affronter la concurrence internationale » ou encore que « le Québec, comme toutes les autres petites sociétés, aura de plus en plus intérêt à faire partie de grands ensembles économiques et politiques ». Sur cette question, comme sur bien d'autres qui concernent le statut politique du Québec, une bonne dose initiale d'humilité ne peut faire de tort.
Répondre aux objections à la souveraineté du Québec à partir de sa seule dotation en matières premières, en capitaux ou en main-d'œuvre ne fait guère avancer le débat. On en arrive alors inévitablement à conclure que le Produit national brut d'un Québec souverain serait plus petit que celui du Canada - ce qui fait partie du domaine de l'évidence - et plus gros que celui du Luxembourg. Dire d'un Québec souverain qu'il serait le 9e plus grand pays au monde pour ce qui est du territoire, le 10e pour ce qui est de son Produit national brut per capita et le 43e pour ce qui est de l'ensemble de biens et de produits qu'il fabrique tient de l'incantation magique qui n'a jamais convaincu un fédéraliste, même un fédéraliste fatigué. Comme l'a bien montré Donald N. McCloskey [1] le discours économique sombre rapidement dans l’infantilisme dès qu'il se limite, même avec les habituelles précautions oratoires, à ce qui se compte et se mesure. C'est ce qui explique d'après lui le piétinement de la « conversation » que les économistes tentent désespérément de maintenir en vie depuis une génération, dessèchement et stérilité que nous sommes tous à même de constater lorsque le débat sur la souveraineté se limite à une bataille de chiffres quant aux coûts, permanents ou de transition, à long terme ou à moyen terme, de cette souveraineté. Plutôt que de s'assommer de chiffres et de statistiques, restons donc sur le registre des principes et de l'histoire.
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L'État-nation et sa taille
Ce n'est pas d'hier que les politiciens, les économistes et les politologues se préoccupent de la taille que devraient avoir les sociétés politiques pour offrir les conditions maximales d'épanouissement à leurs citoyens. Aristote avait même mis au point une méthode de calcul lui permettant d'arriver au nombre idéal de citoyens qu'une cité ne devrait pas dépasser.
Apparemment, ce chiffre n'a guère impressionné les contemporains du grand philosophe et toute l'histoire de l'Antiquité tient à un va-et-vient entre deux extrêmes, celui de la petite taille des Cités-États grecques d'une part et la majesté gargantuesque de l'Empire romain d'autre part. Les historiens débattent toujours des causes de la grandeur et surtout de la déchéance de ces deux modèles d'organisation politique et il est probable que selon que l'on favorise ou que l'on s'oppose à l'accession du Québec au statut d'État souverain, on aura une opinion différente sur le sujet. Les souverainistes diront que l’Empire romain s’est effondré à cause de son poids et de ses contradictions internes tandis que les anti-souverainistes insisteront sur la petitesse et la mesquinerie des cités grecques pour expliquer leur déchéance. On est toujours trop gros ou trop petit pour quelque chose.
Au Canada, la question de la taille n'a jamais fait l'objet de discussion philosophique et l’on est frappé lorsqu'on lit le compte rendu des débats entourant l'établissement d'une union fédérale de constater le peu de réflexion sur le sujet des Pères politiques du nouveau pays. Tous se sont rapidement mis d'accord sur la nécessité et les avantages d'avoir un « grand » pays allant de l'Atlantique au Pacifique. Ce manque d'intérêt est compréhensible lorsqu'on sait que le débat sur la taille d'un pays se déroule habituellement - ce fut le cas aux États-Unis - par l'entremise d'un débat sur la démocratie et la liberté politique. En 1865, ce n'étaient pas là des questions qui préoccupaient Macdonald, Cartier, Brown et les autres [2].
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Le bonheur d'être gros
Il ne saurait y avoir de doute à ce sujet : depuis que les sociétés occidentales ont recommencé à réfléchir à la taille que chacune devrait avoir, soit environ depuis le XIIe siècle, elles ont en général préféré l'embonpoint à la maigreur. Le réflexe est donc bien ancré et il est peu probable qu'il soit possible de faire changer d'idée ceux qui sont convaincus qu'il est préférable de vivre dans un grand pays.
Depuis les communes italiennes de la fin du Moyen-Âge, toutes les formes d'organisation politique ont été caractérisées par une volonté constante d'agrandissement. Les républiques princières de l'époque de Machiavel, les ligues de villes marchandes, comme la Ligue Hanséatique, les duchés, les protectorats, les évêchés allemands, les principautés, les royaumes balkaniques, les républiques, les empires, les fédérations, les confédérations, tous ces régimes ont connu des phases d'expansion. Par ailleurs, toutes ces mêmes sociétés politiques ont aussi connu des périodes de contraction, volontaires ou involontaires. Il fallait s'y attendre puisque les agrandissements des uns ont le plus souvent signifié des pertes pour les autres. Qu'on songe par exemple à la France, à l’Allemagne et à l'Alsace.
Il existe quelques cas de sociétés politiques qui ont choisi volontairement de réduire ou du moins de maintenir leur taille. La Suisse, l’Islande, Monaco, le Luxembourg n'ont guère bougé dans leurs frontières depuis des générations. Il arrive aussi à l’occasion qu’un État expulse une partie de ses citoyens et même une partie de son territoire qu'on juge indésirable. Ce fut le cas de Singapour qui s'est vue littéralement mise à la porte de la Fédération de la Malaisie dans les années 1960.
Mais ce sont des exceptions. En général - et les souverainistes québécois devront se faire à l'idée -, les pays ont plutôt tenté d'agrandir leurs frontières que de les réduire. C'est d'ailleurs cette volonté d'agrandissement qui est la cause de la majorité des guerres. Cela, par contre, les fédéralistes n'en parlent guère. Tous les types d’États s'y sont [351] adonnés : les dictatures, les démocraties, les théocraties, les régimes laïques, les fédérations, les États unitaires, les petits pays comme les grands, les anciens comme les nouveaux. Encore aujourd'hui, les questions territoriales sont à la source de la majorité des conflits meurtriers : la guerre Iran-Irak, celle du Golfe, le conflit israélo-arabe, la guerre civile yougoslave. On a tué davantage de personnes pour permettre à certains États de s'agrandir que pour toute autre raison [3]. Tout laisse croire que les questions de territoire seront à l'ordre du jour du prochain millénaire et que la volonté d'agrandissement de certains États constitue toujours le principal obstacle à la paix entre les nations.
Cette volonté d'accroître sa taille tient à plusieurs motivations. La volonté de puissance est certes la plus connue. Plus un pays est grand, et plus est grande la gloire de ceux qui le gouvernent. Mais, direz-vous, cela ne fait pas sérieux comme motivation. Il suffit pourtant d'écouter Brian Mulroney vanter les mérites de la participation du Canada au Groupe des Sept pays industrialisés, le G-7, pour comprendre son inquiétude : sans le Québec, il en sera probablement fini de la prétention canadienne à vouloir participer à ce conclave. Tous les chefs d'État aiment bien se savoir importants dans la communauté des nations. Toute perte de territoire est nécessairement considérée comme une attaque à leur dignité et diminue d'autant leurs chances de survie électorale. Rares sont les Churchill, de Gaulle et Gorbatchev qui acceptent de voir se réduire leur empire.
Une obsession qui change
L’obsession de la taille a changé de nature depuis quelques années et il suffit de comparer les arguments mis de l'avant en 1980 avec ceux qui circulent aujourd'hui pour réaliser que le front de l'obésité et de la minceur étatique n'est plus ce qu'il était. En 1980, à l'argument « Mieux vaut être gros et en santé que petit et malade », on se contentait [352] de souligner que « Small is beautiful ». Dix ans plus tard, on réalise que la question de la taille des États dépend davantage du contexte géo-stratégique dans lequel les pays ont à évoluer que d'une quelconque carte des « tailles étatiques idéales [4] ». En politique comme en philosophie, nous sommes à l'ère de la post-modernité et les « grands textes » avec leurs cortèges d'idées reçues n'ont plus leur audience d'antan.
L’arrivée massive des petits pays sur l'échiquier diplomatique et économique a modifié le regard que l'on portait sur la taille. Depuis quinze ans, les « success stories » ont été dans l'ensemble le cas de petits pays. Ceux qu’on a appelés les « Quatre Petits Dragons » - Singapour, Hong-Kong, la Corée et Taiwan - ont ainsi rejoint l’Autriche, la Suisse et le Danemark dans le club sélect des petits pays soi-disant riches [5]. De plus, ces quatre nouveaux pays industrialisés sont non seulement relativement petits - bien que la population de la Corée du Sud atteigne 42 millions, 64 millions avec la Corée du Nord -, mais ils possèdent tous des statuts politiques et géographiques peu orthodoxes. On y trouve en effet un pays divisé (Corée), deux villes-États (Hong-Kong et Singapour), une colonie (Hong-Kong), deux îles (Taiwan et Singapour) et un pays (Taiwan) qui ne bénéficie d'aucune reconnaissance diplomatique officielle. C'est davantage leur « physique » politique quelque peu particulier - surtout pour ce qui est de leur propension à la démocratie paternaliste et musclée - et non leur taille qui serait à l’origine de leurs succès [6].
Depuis quinze ans, la majorité des nouveaux pays faisant leur entrée aux Nations Unies ont été de petits pays. Il s'agit même le plus souvent de micro-États. De sorte qu'aujourd'hui, trente-deux États membres des Nations Unies ont une population inférieure à un million d'habitants. Ce groupe comprend l'Islande [7] (200 000 habitants), Saint Kitts and Nevis (47 000), Seychelles (100 000), Vanuatu (200 000) et le Qatar (300 000). Et ce n’est pas terminé puisqu'on compte encore près de trente sociétés possédant un minimum d'organisation étatique ainsi qu'un [353] territoire défini, mais qui attendent toujours dans l'antichambre un statut international reconnu. De fait, leur nombre varie entre 23 et 40 selon que l'on inclut ou non certains îlots dont on peut raisonnablement douter de la viabilité diplomatique. C'est le cas de l'île Pitcairn (68 habitants), ou de l'île Wake (1 600) [8]. À l'exception de Puerto Rico (3,3 millions), Hong-Kong (5,5 millions) et Taiwan (20 millions), les principaux candidats à la souveraineté ont des populations qui ne dépassent guère les 200 000 habitants [9].
Les changements récents survenus à la carte du monde sont un autre facteur qui explique la plus grande relativité avec laquelle on considère maintenant les questions de taille. Un pays (la République démocratique allemande) est carrément disparu de la carte ; l'URSS a éclaté en 15 États indépendants (y compris les trois républiques baltes) et la Yougoslavie va vraisemblablement demeurer un pays souverain, mais amputé de la Croatie et de la Slovénie qui jouissent déjà d'une large reconnaissance internationale. Selon Cary Goertz et Paul Diehl, il est survenu en moyenne, à chaque année entre 1816 et 1980, 2,5 changements dans la composition territoriale des États membres de la communauté internationale [10]. Ces quelque 402 changements se répartissent de la façon suivante :
- • indépendance: 119 (0,72 changement annuel)
- • sécession: 37 (0,22)
- • unification: 37 (0,22)
- • redéfinition: 209 (1,27)
On mesure mieux ainsi l'intensité des changements survenus dans la seule année 1991 [11]. Comme il existe actuellement pas moins de 66 conflits territoriaux entre États [12], on peut s'attendre à d'autres changements dans les prochaines années, surtout si la politique internationale, comme plusieurs l'ont souligné, voit se multiplier les conflits régionaux et les conflits engendrés par l'accès à des territoires présumément riches en matières premières [13]. De toute évidence, l'État-nation dont certains ne cessent d'annoncer la disparition prochaine se porte bien dangereusement [354] bien même - et demeure l'instrument privilégié pour participer directement à la scène internationale. L’expansion de la société internationale n’est pas un phénomène récent et a toujours été accompagnée d'une augmentation et non d'une réduction du nombre d'acteurs nationaux. L’inclusion successive du Moyen-Orient de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique dans ce qu’il est convenu d'appeler l'économie-monde s'est opérée uniquement sur la base de l'État-nation qui demeure la principale « contribution » de l’Europe - peu importe qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore - au développement politique de la planète. C'est un fait de civilisation au même titre que l'invention de l'hôpital ou de la guerre éclair. Même après quelques siècles, l'universalité, réelle ou imposée, et la permanence de cette forme d'organisation collective demeurent surprenantes [14].
Le phénomène de la mondialisation qui fait actuellement couler beaucoup d'encre recouvre de fait deux dynamiques bien différentes, celle de l'internationalisation et celle de la mondialisation. Ni l'une ni l’autre ne risque de remettre en question ce statut privilégié.
Dans le cas de l'internationalisation, il s'agit simplement d'une accélération, comme il s'en est produit plusieurs fois dans l’histoire, des activités et des responsabilités internationales des États-nations. Cet accroissement se réalise par l'augmentation des relations bilatérales et multilatérales de toutes sortes et par une plus grande formalisation, à l'intérieur d'accords et d'institutions, de ces relations. Paradoxalement, on constate que plus le nombre d'acteurs nationaux étatiques augmente, plus le nombre d'organisations internationales augmente lui aussi, et vice-versa. Comme si l'augmentation du nombre de voix exigeait davantage de mécanismes d'encadrement et qu’à son tour l'augmentation de ces mécanismes encourageait certaines sociétés ainsi que des gouvernements non nationaux à vouloir y participer de plein droit.
Quant à la mondialisation, on peut la définir comme la généralisation à l'échelle de la planète d'activités et de problématiques [355] qui jusqu’ici s'étaient davantage déroulées à une échelle plus limitée. On pense surtout aux activités de production et de consommation, mais il faudrait aussi y inclure les activités reliées à la culture, à la sécurité, à la criminalité et à la santé. Plusieurs des phénomènes associés à cette mondialisation ont mis en lumière les faiblesses des moyens d'action dont disposent les États-nations. Aucun État ne peut régler à lui seul des problèmes tels le sida, le trafic des narcotiques, la protection de la couche d'ozone ou les migrations. Un peu de rigueur dans l'analyse de ces phénomènes permettrait cependant d'éviter les clichés quant à la mort des États et à la fin de l'histoire [15].
Dans certains cas, l'incapacité des États à régler certains problèmes tient moins à la nature internationale de ces problèmes qu'à l'incapacité des États à régler des questions similaires sur ces territoires où il dispose même du plein exercice de la souveraineté et des moyens de la mettre en œuvre. C'est le cas par exemple de la criminalité (drogues, armes, activités financières illicites, etc.). On prend souvent excuse de la nature internationale de ces problèmes - et le même raisonnement s'applique pour l'environnement - pour en appeler à de nouvelles organisations inter ou supra-nationales tout en proclamant que l'État-nation est devenu trop petit pour régler ces « grandes » questions et trop grand pour ce qui est des « petites » questions.
Pourtant on voit mal comment une force de police mondiale qui intégrerait toutes les forces de sécurité déjà existantes arriverait mieux à empêcher le trafic des narcotiques que les forces policières de New York, de Saint-Hyacinthe ou de Rome. Si on compare le nombre, l'intensité et la complexité des problèmes auxquels faisaient face le Vermont et la Virginie il y a deux siècles avec ceux d'aujourd'hui, on doit constater que la disparition des frontières internationales entre ces deux sociétés n'a guère eu l'effet bénéfique auquel on était en droit de s'attendre.
Poussé à son extrême, l'argument de la taille conduit à annoncer sinon à souhaiter la disparition de l'État-nation. [356] Ce n'est pas réaliste et on peut même se demander si c'est souhaitable. La « domestication » - selon l’expression de Wolfram Hanrieder - de certains problèmes qui auparavant relevaient exclusivement des relations entre États n'a pas facilité leur solution [16]. Au contraire, ces problèmes se trouvent alors imbriqués dans des réseaux de plus en plus serrés d'intérêts, de calculs et de stratégies. Soustraire une question à la menace de la violence et de la force n'assure pas sa résolution.
Nous en sommes encore au premier chapitre d'un nouveau système international. Ceux qui comme Kenichi Ohmae se risquent à annoncer que les États-nations n'ont plus que quelques années à vivre sont des gens bien courageux et présomptueux [17]. Pour chaque Ohmae, il se trouve un Michael Porter pour affirmer au contraire que les États-nations et leurs gouvernements nationaux détiennent la clé du succès à l’ère de la globalité [18]. Leur capacité de mobiliser de vastes ressources humaines et de les organiser de façon dynamique et démocratique n'est certes plus ce qu'elle était, mais c'est encore elle qui fait et fera la différence.
La taille du Québec
Maintenant que nous avons vu que ce n'était pas une perte de temps pour le Québec que de se préoccuper de la souveraineté de sa taille, reste à savoir si la sienne est convenable. Il est exact d'affirmer que par rapport aux États-Unis, à l’Allemagne ou au Japon, l'économie du Québec ne fait guère le poids. Mais c'est perdre son temps que d'aborder ainsi la question par son bout le plus insignifiant.
La taille d'un État est toujours relative et ne s'examine que par rapport à la facilité avec laquelle elle permet à l’État d'atteindre ses objectifs. Ses objectifs varient énormément et leur degré de réalisation dépend évidemment du point de comparaison qui nous permet de juger. Ainsi donc, on doit comparer la performance d'un Québec souverain [357] non pas tant avec celle du Canada ou du Québec d'aujourd'hui mais plutôt avec celle du Québec de demain et du Canada de demain.
La taille du Québec
comme province canadienne
S'il est relativement facile de s'entendre sur le fait que le Québec a réussi à maintenir, et peut-être même à améliorer, sa position relative à l'intérieur de la fédération canadienne, il est plus difficile de porter un jugement sur les causes et les mérites de ce fait. En admettant que l’économie, la société, la culture et la démocratie québécoises se portent actuellement assez bien, comment déterminer si cette situation n'est pas due à une baisse de performance des autres provinces à ce chapitre (« le niveau baisse ailleurs, donc celui du Québec monte ») ? Peut-être les choses auraient-elles été différentes, moins bonnes ou meilleures, si le Québec avait évolué dans un contexte constitutionnel différent ? Peut-être aussi que cette bonne performance du Québec tient simplement à une amélioration générale de la performance canadienne ou même des sociétés occidentales (« la marée monte partout »).
Au cours de son histoire, la taille du Québec n'a pas semblé constituer un élément déterminant, dans un sens ou dans l’autre, pouvant expliquer son développement. Ce n’est pas la première fois qu'on parle de l’amputer ou de l'agrandir et à l'époque de la transition entre le régime français et anglais, ces modifications de territoire ont eu un impact insignifiant.
Par ailleurs, la taille du Québec en tant que province canadienne ne lui a jamais permis d'orienter à son avantage la forme et l'orientation des politiques de la fédération. Ainsi, à l'époque où le Québec constituait 33% de la fédération, on ne s'est pas gêné pour lui imposer la conscription militaire. Si le seul poids du Québec à l'intérieur du régime fédéral avait été déterminant, on peut penser [358] qu'on n'en serait pas là aujourd'hui. On oublie que depuis 1867, le Québec n’a jamais constitué, pour ce qui est du poids politique, électoral ou démographique, la majorité absolue, la majorité relative ou simplement une co-majorité à l'intérieur du pays. En d'autres mots, le Québec a toujours été une province parmi d'autres et n'a jamais regroupé une majorité, absolue ou relative, de sièges électoraux.
La taille absolue et le poids relatif du Québec ont toujours été tels qu'il a pu maintenir et développer son intégrité tant économique que culturelle, sociale et démocratique. C'est l'envers de la médaille. Ce qui frappe lorsqu'on regarde l'évolution du Québec, c'est la facilité avec laquelle il a pu se maintenir et l'importance des facteurs endogènes dans cette persistance et ce développement. Si on fait abstraction des détournements de perspective imposés par le débat idéologique actuel, il est étonnant de constater jusqu'à quel point l'appartenance du Québec au système canadien a eu peu d'importance, ou du moins une importance moins grande, dans le maintien de l'intégrité du système québécois que les facteurs proprement internes à ce dernier.
C'est particulièrement vrai pour ce qui est de la dimension culturelle et sociale de la société « des indépendantistes » québécois ; cela l'est aussi, quoique de façon moins prononcée, pour l'économie et la politique. Les caractéristiques de la population pionnière, son moment d'arrivée, le mode de dispersion sur le territoire, ses bases institutionnelles et juridiques, son enracinement historique, sans compter les pesanteurs de la géographie et de l’environnement, tout cela explique probablement davantage ce que le Québec est devenu plus que les méandres de son évolution constitutionnelle subséquente [19].
Cette thèse de l'intégrité endogène du développement québécois n'est sûrement pas facile à démontrer à la satisfaction de tous. Certains, tant parmi les partisans du fédéralisme que parmi ceux de la souveraineté, estimeront que l'appartenance du Québec au Canada a joué un rôle plus important ce qui explique que le Québec est devenu ce [359] qu'il est aujourd'hui. Cependant, dès que l'on fait l'hypothèse d'une intégrité endogène, le débat sur l'avenir du Québec et sur les conséquences d'un changement de statut constitutionnel prend nécessairement un tout autre sens. D'un débat portant sur l'essentiel, le fondamental et le nécessaire - donc un débat de dogmes -, il devient nécessairement un débat sur l'accessoire, le relatif et le marginal. C'est peut-être ce qui explique pourquoi le débat se maintient et qu’il est si difficile à un si grand nombre de se faire une idée. Si la souveraineté était effectivement une question de vie ou de mort, on peut penser qu'elle aurait été résolue dans un sens ou dans l'autre il y a longtemps déjà.
Quelle sera la place du Québec dans le Canada de demain ? C'est l'autre question préalable qu'il faut se poser dans ce débat. L'évaluation que l'on fera des avantages et des difficultés de la souveraineté en dépend dans une large mesure. Voyons d'abord le Canada.
Dans l’ensemble, les scénarios catastrophiques quant à l'avenir du Canada sont relativement rares [20]. Les scénarios enthousiastes comme il était fréquent d'en lire il y a quelques années sont encore plus rares. Dans l'ensemble, l'image future du Canada, l'image dominante, est d'un gris tempéré. L’incapacité du pays à régler son « problème » québécois et les menaces que ce dernier fait courir à l'avenir du pays sont évidemment souvent mentionnées comme autant de raisons de s'inquiéter, mais ce ne sont pas les seules ni même les plus importantes [21]. Pour un scénario qui montre que la position économique du Canada, en termes absolus ou relatifs, va s'améliorer au cours des prochaines années, il s'en trouve une douzaine pour expliquer qu'une telle amélioration n'est tout simplement pas dans les cartes et ce, indépendamment de la question du Québec et du potentiel de développement que renferme le pays [22]. En général, c'est le pessimisme qui domine.
Bref, si on en croit la vision relativement pessimiste des experts, ceux du Québec comme ceux du Canada anglais, les fédéralistes comme les autres, les libéraux comme les conservateurs, la position relative du Canada [360] va se détériorer au cours des prochaines années. Sur un strict plan économique, on semble s'entendre sur le fait que l'économie espagnole aura dépassé celle du Canada d'ici l'an 2000. Selon les indicateurs combinés de développement utilisés par la Banque mondiale, le Canada est actuellement au 8e rang mondial avec le pourcentage de « retard » suivant par rapport aux pays plus performants :
- Suisse: 38%
- Japon: 19%
- Norvège: 15%
- États-Unis: 14%
- Suède: 12%
- Finlande: 9%
- Danemark: 8%
Sauf dans le cas de la Finlande dont la prospérité économique dépend en bonne partie de ses relations avec les républiques de l’ancienne URSS, il est peu probable que le Canada arrive à rejoindre les pays qui le précèdent actuellement. On peut davantage supposer que d'autres pays le rattraperont, surtout ceux qui n'ont actuellement que très peu de retard par rapport au Canada [23]. Avec seulement 5% de retard, la France est là qui nous guette.
Ce déclin de l'Empire canadien semble inexorable et s'est poursuivi malgré le fait que le Canada ait été l’un des champions de la productivité et de l'expansion économique pour toute la période 1985-1989. Il se peut que le pays connaisse un revirement radical vers le meilleur, mais si on se fie aux premiers résultats de l’accord de libre-échange avec les États-Unis, il est peu probable que cela se produise. Certes, il est encore trop tôt pour porter un jugement définitif sur cet accord et la récession économique qui a frappé l'Amérique du Nord en 1989 a passablement brouillé les cartes. Chose certaine, le libre-échange n'a pas empêché le Canada de connaître l'une des pires récessions de son histoire. La situation aurait peut-être été pire sans cet accord et ce dernier constituait peut-être la moins pire des solutions, mais un fait demeure : l'économie canadienne s'est [361] irrémédiablement amarrée à l'économie américaine précisément au moment où celle-ci prenait un tournant pour le pire. Lorsqu'il leur arrive de faire preuve d'un peu d'honnêteté intellectuelle, les partisans de l'option fédérale doivent bien se demander si la carte canadienne constitue effectivement un tel atout pour le Québec.
Et le Québec dans tout cela ? Rien ne laisse croire que l'abaissement prévisible du « niveau » canadien serait plus nocif au Québec qu'aux autres régions canadiennes. Économiquement parlant, le Québec devrait donc maintenir sa position relative à l'intérieur de l'ensemble canadien et peut-être même l'améliorer légèrement, ce qui compenserait pour la baisse anticipée de l'ensemble de l'économie canadienne. Cette amélioration sera surtout relative et due à une baisse de performance de l'économie ontarienne.
Pour ce qui est de la société et de la culture, le Québec devrait réussir sans trop de difficultés à maintenir l'intégrité de ses structures et de son dynamisme. Les solidarités et les réseaux intra-systémiques devraient même sortir renforcés des difficultés économiques grandissantes auxquelles le Québec devra faire face comme toutes les autres régions du pays. Reconnaissons toutefois que ce point de vue n'est pas partagé par ceux qui sont d'avis qu'à moins d'un coup de barre politique et d'un maintien de la performance économique du Québec, la société et la culture québécoises devraient se créoliser très rapidement.
Les diagnostics de catastrophe appréhendée sont plus généralisés lorsqu'on aborde la sphère politique et, partir de projections démographiques, on en conclut habituellement que le poids relatif du Québec à l'intérieur de la fédération canadienne ne sera bientôt plus que l’ombre de lui-même. Ces chiffres sont connus et, en effet, il n'est pas impensable que le Québec ne constitue plus d'ici la fin du siècle qu'une province parmi douze sans compter les territoires autochtones autonomes. En l’an 2020, seulement 20% des députés fédéraux pourraient provenir du Québec.
Non seulement de tels chiffres sont faussement alarmistes, mais ils sont fondés sur des raisonnements spécieux. [362] Si, effectivement, la fédération canadienne se maintenait jusqu'en 2020 avec le Québec comme province, on peut croire que ce résultat n’aura été obtenu qu'à la suite d'une réforme en profondeur de l'organisation et du mode de fonctionnement de la fédération. Vraisemblablement, le Québec aura alors prévenu les contrecoups de sa dégringolade démographique.
Et puis les chiffres, que ce soit ceux du Produit national brut ou de la population, ne disent pas tout. Depuis bientôt vingt-cinq ans, ce sont des premiers ministres originaires du Québec qui dominent la scène politique canadienne, le « cas » du Québec est demeuré l'obsession canadienne par excellence et sans l'appui électoral massif du Québec, aucun parti ne peut espérer gouverner effectivement à Ottawa. Seule une combinaison simultanée de toutes les tendances négatives pourrait enlever au Québec sa position quasi hégémonique à l'intérieur de l'ordre politique canadien.
Une évaluation réaliste de la place probable du Canada dans le Nouvel Ordre mondial et de celle du Québec à l'intérieur de l'ensemble canadien nous suggère donc de conclure que le Canada risque d'accuser un affaiblissement relatif de sa position, mais qu'à l’intérieur de ce dernier le Québec devrait réussir sans trop de difficultés à maintenir ses positions économiques, sociales, culturelles et même politiques. Bref, le bateau canadien est peut-être en train de couler lentement mais le canot québécois demeure solide.
Le Québec comme pays souverain
En tant que pays souverain, le Québec aura trois caractéristiques distinctes. D'abord et avant tout il fera automatiquement, partie du groupe des économies et des sociétés économiquement et politiquement avancées. Peu importe qu'il se situe au 12e, au 10e ou au 15e rang, on le retrouvera dès la première année dans le bloc des quelque [363] 30 pays avancés. Ce sera aussi - encore une fois sans qu'il y puisse grand-chose - une société de petite taille pour ce qui est de sa population. Troisièmement, un Québec souverain constituera aussi, pendant un certain temps tout au moins, un « nouvel » État-nation sur la scène internationale.
Dans le débat qui fait actuellement rage au Québec, on confond très souvent ces trois caractéristiques. À ceux qui soulignent la petitesse du Québec, certains répliquent en mettant de l'avant son statut de pays hautement développé alors que d'autres s'amusent à confondre les contraintes d'un nouveau pays avec celles d'un petit État.
Il existe en science politique une vaste documentation sur la dimension extérieure de la politique et de l'économie des sociétés occidentales ainsi que sur la situation particulière dans laquelle se trouvent les nouveaux acteurs internationaux. Nous n'y ferons pas référence explicitement mais nous soulignerons tout de même qu'à très court terme, l'univers d'action d'un Québec souverain sera surtout dominé par sa position de nouvel arrivant et qu’à plus long terme, son statut de membre de plein droit du groupe des économies et des sociétés avancées sera plus déterminant.
Voyons donc ce qu'un Québec souverain peut espérer tirer de son statut de « petite société développée ».
Les travaux de Peter J. Katzenstein [24] et d'autres chercheurs ont pu démontrer l'existence d'un modèle théorique capable non seulement de décrire et d'expliquer la performance économique et politique d'un certain nombre de petites démocraties européennes, mais aussi d'identifier l'importance relative des différents éléments de ce modèle. Ce modèle permet d'expliquer pourquoi la Suisse, l'Autriche, le Danemark, la Hollande, la Belgique, la Suède et la Norvège s'en tirent aussi bien sinon mieux que des pays plus gros. Reste à savoir si le Québec peut être considéré comme un membre-aspirant de ce groupe [25].
Ce modèle que nous qualifierons de « démocratie de partenariat [26] » comprend les éléments suivants :
- 1. Des économies très ouvertes et hautement dépendantes de la conjoncture économique internationale.
- [364]
- 2. Un système organisé, englobant et concentré de groupes d'intérêts économiques et sociaux.
- 3. Un large consensus quant à la primauté du marché et à la compétition entre les divers acteurs.
- 4. Un régime permanent de négociation entre tous les principaux acteurs socio-économiques.
- 5. Une volonté sans faille de maintenir les consensus sociaux et la solidarité par-delà les divisions sociales.
- 6. Un rôle important joué par l'État et ses agents dans le développement de la démocratie de partenariat.
La façon dont chaque pays met ce « modèle » en application varie énormément. Constater que le Québec n'y correspond pas exactement ne signifie donc pas grand-chose. La Suisse et l'Autriche non plus. En Suisse, on se fie davantage au marché pour pratiquer les arbitrages requis. En Autriche, l'État est parfois coercitif. C’est surtout au chapitre de l'organisation des groupes d'intérêts que le Québec traîne de la patte à cause en partie de son statut de province, mais aussi à cause de sa tradition syndicale nord-américaine et de son attachement au régime parlementaire britannique [27]. Pour ce qui est de son ouverture internationale, le Québec cependant ne le cède en rien à l'Autriche ou à la Hollande. Pas plus à Québec qu'à La Haye ou à Vienne, il ne saurait être question de tenter de contrer certaines tendances de l'économie mondiale comme le font les États-Unis. Pas plus qu'il ne saurait être question d'organiser la réponse nationale dans un réflexe de mobilisation étatique des ressources comme furent tentés de le faire les Français durant les premières années de la décennie Mitterrand. Quant à la méthode japonaise de se préparer, sous la gouverne du MITI, à la prochaine vague de compétition internationale, il s'agit d'une option qui exige un mélange d'autoritarisme et de résignation, sans compter des ressources incroyables.
Pour les petites économies de partenariat, le protectionnisme commercial ne fait pas partie de la liste des options disponibles. Mais leur appui à la libéralisation des échanges est davantage qu'une constatation inévitable. Il [365] s'agit dans la plupart des cas d'un élément central de la dynamique politique et économique de ces pays. À cause de l'étroitesse de leur marché, tout protectionnisme, le leur et celui des autres, accroît de façon appréciable les coûts de production des biens et des services qu'ils exportent à l'étranger. Les petites économies ne disposent pas de ressources de remplacement auxquelles elles peuvent faire appel rapidement pour suppléer à des importations devenues subitement trop dispendieuses. Deuxièmement, leur petitesse les rend particulièrement vulnérables à toute course aux subventions et aux tarifs temporaires. Elles n'ont guère la possibilité de « bluffer » ou de laisser poindre la possibilité de représailles [28]. Finalement, le recours au protectionnisme constitue un fort dangereux précédent pour toute petite économie dont les dirigeants et les institutions politiques n'ont souvent pas les reins assez solides pour conserver un contrôle étroit sur le nombre de secteurs qu'il faudra chercher à protéger.
Ces petites économies ne peuvent pas s'offrir le luxe d'exporter à l'étranger ou de reporter - même de façon temporaire - les coûts d'une adaptation aux nouvelles conditions internationales. Elles doivent internaliser tout changement dans leur environnement et s'y adapter le plus rapidement possible. Leur vulnérabilité et leur sensibilité à ces changements sont en fait leurs seuls atouts.
Elles ne peuvent pas non plus se payer le luxe d'un laisser-faire politique et social interne. La concertation qu'elles pratiquent toutes à des degrés divers leur est imposée à cause des arbitrages difficiles que ces sociétés sont forcées de faire. Qui dit s'adapter dit nécessairement distribuer de la façon la plus équitable et la moins coûteuse possible les coûts de cette adaptation. On ne parle pas ici uniquement des programmes de soutien du revenu ou des assurances sociales, mais du recyclage et de la formation de la main-d'œuvre qui constituent dans toutes ces sociétés des « avantages sociaux » des plus recherchés.
La force d'une petite économie est de ne pas avoir le choix. Il n'y a rien comme un sentiment d'urgence pour [366] faire cesser les palabres inutiles et pour éliminer les voies alternatives qui ne sont que théoriques.
Sans une idéologie de coopération et de consensus largement partagée, bien qu'à des degrés divers, par l'ensemble des acteurs sociaux, le partenariat social est impensable. Contrairement à une vision simpliste des choses, coopération et partenariat n'excluent pas les oppositions et les conflits. Au contraire, ceux-ci sont importants dans la mesure où ils indiquent que des choix majeurs concernant des enjeux tout aussi importants sont sur le point d'être faits. Ce qui importe, c'est la façon dont ces conflits sont résolus. C’est ici que la petite taille de ces sociétés entre en ligne de compte.
Toutes autres choses étant égales, l'étroitesse d'un marché et la petite taille d'une société auront tendance à réduire les distances entre les diverses composantes de la société. C'est une question de géométrie, dirons-nous. Cependant un coup d'œil sur l'Irlande du Nord devrait suffire à rappeler qu'il ne s'agit pas d'une loi. La proximité peut aussi intensifier des conflits séculaires. Ce n’est pas tant la distance physique qui importe ici. En effet à l’heure des télécommunications électroniques, il est souvent plus facile de se parler d'un bout à l'autre d'un continent qu'à l'intérieur d'un même édifice. Le problème vient du fait que l'éloignement physique est souvent conjugué avec une appartenance territoriale différenciée. Au Canada, nous sommes particulièrement bien placés pour mesurer l'impact de ce type d'éloignement puisque la distance physique qui sépare les citoyens d'une même province est souvent plus grande que celle qui les sépare de leurs voisins. Bref, la distance entre Hull et Ottawa, entre Edmonton et Calgary n'est pas de même nature que celle qui sépare Hull de Montréal ou Calgary de Régina. Il est même tentant de suggérer qu'à mesure qu'on réduit le temps requis pour communiquer entre deux points, on augmente la pertinence et surtout les conséquences des différences d'appartenance territoriale entre ces deux points.
[367]
La proximité sociologique entre des individus ne suffit pas non plus à créer des liens. Tout au plus facilite-t-elle - et c'est beaucoup - le double processus d'agrégation des intérêts et de conciliation politique des divergences qui est à la base du partenariat social. L’expérience des petites démocraties européennes montre en effet que le consensus n'est possible que si les groupes d'intérêt ont d'abord fait leur travail, c'est-à-dire identifier, rassembler et ordonner les intérêts des uns et des autres. Rassembler des porte-parole autour d'une table ne suffit pas. Il faut des relations très fluides entre des représentants qui ont une marge de manœuvre suffisante pour donner leur accord, informellement ou formellement. La clé du succès, nous rappelle Katzenstein, c'est cette coexistence sans cesse renouvelée entre une très grande ouverture pour ce qui est de la représentation des intérêts et une oligarchie efficace lorsque vient le temps de prendre des décisions et de les faire appliquer.
L’ouverture internationale des petites économies a un effet d'entraînement qui, s'il est harnaché avec intelligence, peut donner des résultats étonnants. Lorsque les principaux acteurs socio-économiques - les syndicats, les employeurs, les multinationales, les consommateurs, et la liste est longue - sont convaincus qu'il y va de leur propre capacité de concurrencer, alors les compromis sont faciles. Cette forme de coopération dans la lutte a aussi des effets bénéfiques sur les luttes politiques.
On se demande souvent comment des pays européens dont les divisions politiques sont souvent beaucoup plus profondes et surtout plus vieilles que les nôtres sont capables de développer des mécanismes de concertation politique qui sont à la fois efficaces et respectueux des différences idéologiques. Les mécanismes électoraux y sont évidemment pour quelque chose. Mais l'important est ailleurs. Dans la mesure où les acteurs socio-économiques développent des réseaux et des mécanismes complexes pour confronter leurs intérêts et en arriver à des consensus, ils acceptent plus difficilement de se laisser mobiliser par des partis politiques qui perdent ainsi les appuis automatiques auxquels ils étaient habitués. [368] Les partis doivent alors constamment restructurer leurs discours et repenser leurs alliances. Il leur devient impossible de s'ancrer dans des positions inflexibles, car leurs alliés socio-économiques risquent de les déserter au fil de leur propre évaluation stratégique. Dans ce contexte, la politique n’y perd pas en intensité mais seulement en rigidité. Et une politique plus flexible facilite à son tour les compromis et les consensus entre les représentants de l'État et ceux de la société. À l'heure de la concurrence, ce qui importe, ce n'est pas la taille de l'État ou celle de la société, mais la nature des liens qui les unit.
Il est probable que si on demandait à une famille américaine si elle préférerait avoir le niveau de vie de son équivalent suisse ou hollandais, elle répondrait par l'affirmative. De la même façon, si on demandait à une famille danoise si elle préférerait vivre dans un Danemark à la grandeur des États-Unis, on peut sans peine imaginer que la réponse serait également affirmative. Vivre dans un petit pays n’est plus considéré comme un obstacle, au contraire. Pourtant l'attrait du gros et du grand demeure.
En soi, la taille d'un pays n'est pas un argument décisif pour prédire sa performance. Le Japon ne pourrait pas mener sa politique d'hégémonie commerciale et économique s'il était un pays de 15 millions d'habitants. L’Autriche, non plus, ne pourrait mener sa politique de partenariat social si elle devait le faire pour 60 millions d'habitants [29].
Rien ne permet d'affirmer qu'un Québec souverain utiliserait à bon escient toutes les occasions qui lui seraient offertes de suivre les traces des petites démocraties européennes. On voit cependant mal pourquoi cette société refuserait systématiquement de le faire puisqu’elle s'est déjà largement engagée dans cette voie et que son actuel statut de province, s'il ne lui rend pas la vie impossible, l'empêche cependant d'aller plus loin dans cette voie.
[369]
Conclusion
À un moment où il se fait entendre de plus en plus de voix dans le reste du Canada pour suggérer de suivre l'exemple du Québec, il serait pour le moins paradoxal que le Québec, lui, s'engage à fond dans la voie canadienne. Certes, malgré l'attrait que représente le modèle de la démocratie de partenariat, il n’est pas assuré qu'un Québec souverain trouvera les ressources pour s'y engager plus à fond. Pourtant l'autre voie, bien balisée et déjà fréquentée - celle d'être une grosse province dans un grand pays - offre la quasi-certitude d'une impasse.
À ceux qui trouvent qu'un Québec souverain serait trop petit, il suffit de pointer du doigt les chemins qui s'offrent actuellement au Canada dans son entier. Celui du néo-conservatisme basé sur le sur le modèle américain a déjà donné les résultats que l'on connaît. Celui d'un retour à l'étatisme et au corporatisme d'État tel que voudrait le pratiquer le Nouveau Parti démocratique laisse songeur. Quant à trouver une voie entièrement canadienne, au-delà ou entre les deux premières, on doit se demander si le Québec, petit comme il est, doit négliger l'option de la démocratie de partenariat. Lorsque effectivement on est petit, petit comme le Québec, les conséquences d'une erreur sont énormes.
[369-372] [Les notes en fin de chapitre ont été converties en notes de bas de page. JMT.]
[1] Voir The Rhetoric of Economics, Madison, University of Wisconsin Press, 1985. Voici comment il conclut son analyse des débats entre économistes : « The extent of real disagreement among economists [...] is in fact exaggerated. The extent of their agreement, however, makes the more puzzling the venom they bring to minor disputes. The assaults on Milton Friedman or on 1. K. Galbraith have a bitterness beyond reason. The unreason, though, has its reason. If one cannot reason about values, and if most of what matters is pLaced in the value half of the fact-value-split, then it follows that one will embrace unreason when talking about things that matter. The claims of an overblown methodology of science serve merely to spoil the conversation. » (p. 184.)
[2] Aux États-Unis, il suffit de relire les « Anti-Federalist Papers » pour mesurer l'étendue des craintes qu'on entretenait de pouvoir maintenir une vie démocratique de qualité dans une architecture politique aussi vaste.
[3] Mais la violence n'a pas été la seule façon par laquelle les États ont tenté de s'agrandir. Il y a eu des fusions volontaires, des traités d'incorporation, des échanges de territoire, des rattachements et même quelques achats en bonne et due forme.
[4] On ne peut qu'être frappé par l’évolution parallèle avec les préoccupations pour la taille physique. L !obsession de la minceur encore omniprésente en 1980 a cédé la place à une préoccupation, tout aussi obsédante, non plus pour la minceur mais pour la santé. Est-ce l'effet combiné des chartes des droits et d'une plus grande acceptation de ses limites personnelles ? J'ai déjà traité de ces questions dans « L’horizon des apparences », dans Cécile Ouellet (dir.), Souffrir pour être belle, Québec, Musée de la Civilisation, 1988, p. 211-232.
[5] À l'inverse de l'obsession pour les gros et grands pays, il s'est développé une mystique pour les petits pays et pour cette « recette » dont ils disposeraient. C'est le syndrome du village gaulois et de sa fameuse potion.
[6] Il n'y a qu'au plan du choix entre une stratégie d'exportation ou de substitution des importations que la taille semble avoir joué un rôle. Voir les articles réunis par Frederic C. Deyo (dir.), The Political Economy of the New Asian Industrialism, Ithaca, Cornell University Press, 1987.
[7] Qui a aussi l'originalité de faire partie d'une alliance militaire (l'OTAN) sans avoir d'armée.
[8] L'État du Monde 1991 (Paris, La Découverte, 1991) mentionne l'existence de 29 territoires non autonomes, tandis que la Banque Mondiale et les Nations Unies en comptent 23 (World Development Indicators, Washington, D.C., World Bank, 1991) et un traité de géographie politique, 40 (Martin Glassner et Harm de Blij, Systematic Political Geography, 4e éd., New York, Wiley, 1989).
[9] La Martinique (335 000), la Guadeloupe (338 000), La Réunion (576 000) et Macao (442 000) sont parmi les plus « gros » candidats éventuels à la souveraineté.
[10] Tiré de Territorial Changes and International Conflict, Boston, Unwin Hyman, 1991.
[11] On notera, en passant que les cas de « sécession » ont été exactement aussi nombreux que ceux d'unification. Sur une longue période, la prétendue tendance lourde en faveur de l'unification serait donc simplement une vue de l'esprit.
[12] Ces chiffres sont tirés d'Alan Day (dir.), Border and Territorial Disputes, 2e éd., Essex, Longman, 1987.
[13] Parmi la multitude d'articles annonçant une ère de turbulence, on consultera celui de Stanley Hoffman, « A New World and Its Troubles », Foreign Affairs, 69, 5, 1990, p. 115-122.
[14] On consultera à ce sujet les analyses comprises dans Hedley Bull et Adam Watson (dir.), The Expansion of International Society, New York, Oxford University Press, 1985. L'échec de la révolution iranienne et l'incapacité de l'intégrisme musulman ou juif à s'organiser sur une autre base que celle de l'État-nation sont à ce sujet fort révélateurs.
[15] On songe ici à l'extraordinaire document de Francis Fukuyama, « The End of History », The National Interest, été 1989, p. 3-18.
[16] Wolfram F. Hanrieder, « Dissolving International Politics : Reflections on the Nation-State », dans Richard Little et Michael Smith (dir.), Perspectives on World Politics, 2e éd., London, Routledge, 1991, p. 143-157. On trouvera dans ce recueil plusieurs articles faisant le point sur la disparition de l'État-nation.
[17] Kenichi Ohmae, The Borderless World, New York, Free Press, 1990.
[18] Michael Porter, The Competitive Advantage of Nations, New York, Free Press, 1990.
[19] On aura reconnu le préjugé favorable de l’auteur en faveur des thèses de Louis Hartz.
[20] Nous faisons ici abstraction des scénarios qui examinent les conséquences pour le Canada de la souveraineté du Québec. Non pas qu'il soit impensable que cette souveraineté ait effectivement des conséquences catastrophiques, mais notre propos est d'établir un point de comparaison qui exclut précisément cette possibilité afin d'en évaluer l'impact.
[21] On en trouvera une liste dans K. Newton, T. Scweitzer et J.-P. Voyer (dir.), Perspective 2000, Ottawa, Conseil économique du Canada, 1988.
[22] On trouvera un tel scénario optimiste dans Marcel Côté, « The Competitiveness of the Canadian Economy to the Year 2000 », dans K. Newton, op. cit., p. 141-152. L'auteur développe sa thèse dans By the Way of Advice, Oakville, Mosaic Press, 1991.
[23] Ces chiffres sont ceux de 1988. Il se peut que le retard ait déjà été comblé. World Bank, World Development Report, 1990, Washington, D.C., World Bank, 1990.
[24] Nous avons surtout utilisé Small States in World Markets, Ithaca, Cornell University Press, 1985 et Corporatism and Change : Austria, Switzerland and the Politics of Industry, Ithaca, Cornell University Press, 1984.
[25] En toute logique, il faudrait aussi établir que le passage du Québec au statut d'État souverain ne diluera pas ces caractéristiques permettant au Québec d'emprunter à ce modèle.
[26] Plutôt que les expressions de néo-corporatisme ou de démocratie corporatiste qui, en français, relèvent d'une autre sémiotique politique.
[27] Bien qu'il ne s'agisse pas d'un obstacle incontournable, l'absence d'au moins un minimum de représentation proportionnelle dans notre système électoral n’aide en rien l’institutionnalisation de la démocratie de partenariat au Québec. Pour que la concertation ait quelque chance de réussir, il est essentiel pour chaque groupe de bien évaluer ses forces et ses alliés, ce qui est impossible dans le bipartisme tel que nous le pratiquons.
[28] Ce que David A. Baldwin appelle « economic statecraft». Voir Economic Statecraft, Princeton, Princeton University Press, 1985.
[29] À la limite, l'histoire autrichienne vient confirmer cette hypothèse. Qu'on se rappelle la fin lamentable de l'Empire austro-hongrois.
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