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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Classes et pouvoir. Les théories fonctionnalistes. (1978) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de la professeure Nicole Laurin-Frenette, Classes et pouvoir. Les théories fonctionnalistes. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal, 1978, 360 pages. [Autorisation accordée lundi le 14 janvier 2003]. Une édition réalisée par ma très chère amie, Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'école polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi, qui fait un admirable travail. N'hésitez pas à la remercier [JMT]. Un immense merci à Mme Laurin-Frenette pour sa générosité.
Introduction
L'examen critique de la théorie fonctionnaliste des classes sociales que nous allons aborder a pour but de montrer comment la sociologie fonctionnaliste est une formulation des postulats et des principes de l'idéologie propre au mode de production capitaliste incluant les diverses variantes de cette idéologie. La sociologie comme mode et niveau spécifiques de formulation de l'idéologie a été l'objet d'un intérêt moindre que d'autres types de discours comme le langage, les travaux littéraires et philosophiques ou même la pseudo-science voisine de l'économie politique. Et ce, malgré le caractère particulièrement efficace et insidieux de ce mode d'explication et de systématisation de l'idéologie. La sociologie bourgeoise, en effet, partage depuis ses origines les prétentions scientifiques de l'économie politique, de la psychologie et des autres disciplines des dites sciences humaines, prétentions scientifiques fondées sur deux critères fondamentaux : l'objectivité de la démarche et son caractère empirique. La sociologie, comme nous le verrons plus loin, est au dire des auteurs fonctionnalistes que nous étudions, une science objective de la réalité sociale. De son propre aveu, elle ne représente ni ne construit les faits sociaux, elle les observe et les restitue tels quels dans leurs rapports logiques réels. La validité de cette démarche marche photographique est par ailleurs garantie par lobjectivité du chercheur laquelle se définit en termes psychologiques comme un dépouillement des passions et des sentiments personnels à l'égard des faits. Nous ne tenons compte ici que de la théorie sociologique qui constitue l'objet de notre étude et nous laissons volontairement de côté les prétentions méthodologiques, les professions de bonne foi scientifique et les dérisoires préoccupations aseptiques de la recherche sociologique dite empirique. Comme nous le verrons, l'objectivité et la validité de la théorie sociologique reposent sur la promesse du théoricien de ne parler que de ce qu'il voit et sur l'assurance préalable que ce qu'il voit est la réalité. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la théorie sociologique moderne ne prétend s'imposer comme scientifique que sur la base d'arguments aussi faibles et aussi simplistes. Cette débilité intellectuelle est un signe évident que l'autorité de la théorie sociologique lui vient d'ailleurs ; elle lui vient directement de l'adéquation de ses notions et de ses affirmations aux idées couramment admises, i.e. aux a priori, aux dogmes et aux croyances que nourrit l'idéologie dominante. C'est précisément ce que va nous démontrer l'analyse des théories fonctionnalistes des classes : la théorie n'est convaincante que parce que son discours sur la réalité correspond exactement à ce que la réalité « devrait être » si ce que l'on en croit est vrai. Si on définit grossièrement l'idéologie comme un discours sur les pratiques collectives dont l'effet est de permettre la reproduction de ces pratiques en dépit de leurs contradictions, la sociologie bourgeoise est un type de discours idéologique dont l'efficace dépend de la croyance à la rationalité et à l'objectivité que l'idéologie elle-même confère aux formes qu'emprunte ce discours : celles de la théorie dite scientifique.
L'objet de cette étude n'est ni de construire une théorie de l'idéologie ou une théorie de la sociologie comme mode d'articulation et de formulation de l'idéologie bourgeoise, ni même de déboucher sur une analyse systématique de cette idéologie et de ses variantes. Son seul but est d'expliciter les propositions principales de la sociologie fonctionnaliste en ce qui concerne la question des classes ou de la stratification sociale. Cette explicitation vise simplement à mettre à jour les postulats qui sous-tendent la théorie fonctionnaliste, postulats qui s'avèrent rigoureusement identiques à ceux de l'idéologie libérale (Note 1). Elle vise également à dégager le système spécifique de notions à travers lequel la sociologie fonctionnaliste traduit ces postulats et à montrer de quelle manière la théorie fonctionnaliste construit, sur la base de ces présupposés idéologiques, un raisonnement impeccable qui conduit à retrouver les axiomes qui servent de point de départ, sous la forme de conclusions logiques, au terme d'un mouvement de pensée circulaire, se présentant comme un syllogisme dont les trois termes sont rigoureusement identiques. Nous avons choisi de centrer notre analyse sur cette partie de la théorie fonctionnaliste qui se donne comme objet la description et l'explication d'un ensemble de faits désignés par les notions de « Classes sociales », de « stratification sociale » et d'«inégalité sociale». Lorsque nous parlons de la théorie de la stratification, des classes ou de l'inégalité sociale, il doit être entendu que ces catégories désignent l'objet des théories que nous analysons tel que ces théories le construisent ; nous ne faisons référence, en aucun cas, à un ensemble préexistant de faits réels, non construits, qui correspondrait à l'objet de ces théories. L'explication des faits relatifs à l'inégalité sociale, loin de constituer un secteur particulier et relativement autonome de la théorie, y occupe une position centrale et privilégiée. La théorie des classes est le nud où se concentrent et se rejoignent les lignes directrices du cadre théorique fonctionnaliste. Le traitement théorique de l'inégalité sociale engage et implique toutes les notions essentielles de la problématique fonctionnaliste celles d'action sociale, de système social, de valeur, de statut, de pouvoir, d'équilibre et de changement, etc. Parsons pour un, reconnaît explicitement le lien étroit qui relie la théorie des classes sociales aux concepts fondamentaux de la théorie générale, dans un passage où il souligne modestement les mérites de sa propre théorie de la stratification :
... la théorie de la stratification n'est pas un ensemble indépendant de concepts et de généralisations, qui ne seraient reliés aux autres parties de la théorie sociologique que d'une manière assez lâche. Il existe une théorie sociologique générale qui s'applique à tous les aspects fondamentaux des systèmes sociaux. Les mérites que l'on voudra bien reconnaître à la présente analyse sont le fruit des progrès réalisés dans la théorie générale, et qui ont permis de traiter de la stratification en appliquant les concepts fondamentaux de l'analyse générale. (Note 2)
Mieux que toute autre, l'analyse de la théorie construite pour rendre compte de l'inégalité permet d'expliciter les présupposés idéologiques implicites sur lesquels repose la sociologie fonctionnaliste et de montrer les conséquences politiques au sens large de ses conclusions. Ce que l'on représente comme l'inégalité en général et la perpétuation de l'inégalité, touche en effet à l'essence même de ce qu'il importe d'expliquer et de justifier dans la nature des rapports sociaux l'exploitation économique, la domination politique, l'oppression psychique et leur constante reproduction. C'est l'essentiel des conditions réelles de la vie produite par le système capitaliste qui constitue le « noyau terrestre » des conceptions nébuleuses de la sociologie des classes fonctionnalistes ; nos théories ayant pour objet de rendre compte de ce système en érigeant ses caractères spécifiques en propriétés universelles de l'homme et de la société, régies par des lois naturelles. C'est ce « noyau terrestre » que nous pouvons atteindre par le moyen de l'analyse critique, c'est-à-dire les conditions et les contradictions réelles que la théorie fonctionnaliste des classes a pour effet d'occulter, de transfigurer et de rationaliser en réponse aux exigences idéologiques de la reproduction du système (Note 3). Car, comme le dit Marx à propos des religions que les théories sociologiques ont, depuis lors, tenté de remplacer :
Il est en effet bien plus facile de trouver par l'analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions que de faire voir par une voie inverse comment les conditions réelles de la vie revêtent peu à peu une forme éthérée. C'est la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. (Note 4)
La théorie fonctionnaliste du social repose essentiellement sur la notion d'action sociale définie comme une action individuelle déterminée par la nature et les caractères propres de l'acteur : ses besoins, instincts, dispositions, intérêts, valeurs, etc. Ces propriétés générales de l'action sociale sont formulées en termes divers par les auteurs «classiques»: chez Pareto l'action dérive des résidus et des instincts, chez Schumpeter elle est fonction des aptitudes, chez Weber et Parsons elle se définit par son orientation subjective orientation conçue en termes de rationalité chez le premier, de conformité aux valeurs chez le second. Quelle que soit la formulation employée, l'action sociale est toujours pensée comme déterminée, d'une part, par la nature individuelle de l'acteur et, en second lieu, comme déterminant de la nature du social, conçu comme un résultat de l'action individuelle. L'individu est donc, par définition, érigé en conscience et en volonté productrices du social, il choisit et établit ses conditions et son mode d'existence sociale en fonction de ses besoins et de ses orientations. Les conduites de ce sujet-acteur se ramènent toujours à la poursuite de buts dont le choix lui est dicté par sa nature. En effet, il est doué d'aptitudes, de caractères, d'attitudes, de motivations, de dispositions ou d'instincts, selon les auteurs, ces diverses notions se ramenant toutes à la notion de qualités innées et fondamentales de sa nature que l'individu a besoin de réaliser, de satisfaire, d'actualiser. Les actes individuels constituent donc des choix (conscients ou inconscients) au moyen desquels les individus actualisent socialement leurs qualités et leurs besoins naturels. La notion d'action sociale renvoie invariablement au triptyque : besoin/moyen/but ; l'individu agit en société, s'engage dans l'interaction sociale afin d'atteindre des buts qui correspondent à la satisfaction de ses besoins, i.e. à l'actualisation de sa nature. Le social est ainsi le produit de l'action individuelle orientée vers les fins de l'acteur et le moyen, la condition permettant la réalisation de ces fins.
Les diverses propriétés de la nature individuelle se définissent essentiellement de manière tautologique : l'individu étant seul déterminant de ce qu'il est, ce qu'il est correspond forcément à ce qui est dans sa nature d'être. Ce raisonnement tautologique que nous illustrerons en détail chez les auteurs étudiés est l'indice même de la démarche idéologique dont procède la théorie fonctionnaliste et lui sert à affubler du statut de propriétés universelles de la nature humaine, les diverses conditions d'existence des agents sociaux et la représentation d'eux-mêmes et de leurs pratiques que ces conditions leur imposent. Sur cette première tautologie s'en greffe une seconde car la société les rapports sociaux (« l'interaction sociale », en langage fonctionnaliste) se définissent essentiellement à partir de l'action sociale, fondée sur les besoins et les qualités de l'individu. La société se caractérise par ses fonctions, besoins, ou prérequis naturels et universels. Ces besoins sociaux sont établis de la même manière que les besoins individuels de l'existence de pratiques économiques, politiques et autres, on infère l'existence d'un besoin de production, de leadership, etc. D'ailleurs, ces besoins et fonctions universels des systèmes sociaux sont identiques aux besoins et aux orientations des acteurs sociaux. Des qualités et des besoins de leadership existant, par exemple, chez divers individus, il est normal que la domination politique soit une fonction nécessaire à toute interaction sociale et un attribut de toute société. L'homogénéité des besoins et attributs individuels et des besoins et fonctions des sociétés découle naturellement du postulat de départ. Il existe ainsi une harmonie nécessaire et préétablie entre l'individu et la société, puisque la société (rapports sociaux, institutions, culture) n'est rien d'autre que le moyen qui permet l'actualisation des qualités des individus et la satisfaction de leurs besoins et, en même temps, le produit, le résultat, la conséquence de cette actualisation des individus. La notion fonctionnaliste d'équilibre doit être comprise en fonction de ce principe d'harmonie nécessaire entre les deux termes réciproques de l'action sociale individu et société. L'action sociale est un moyen d'atteindre à la satisfaction et à la réalisation des fins inscrites dans la nature de l'individu ; l'action sociale est créatrice du social dans la mesure où le social (interaction, culture, institutions, etc.) est le lieu de cette réalisation de la nature individuelle. La notion de fonction, utilisée par plusieurs théoriciens fonctionnalistes, vise également à exprimer ce rapport besoin/moyen/but, selon lequel le fait social ou culturel est pensé comme l'intermédiaire ou le prolongement des consciences individuelles. Et ce, quel que soit le sens attribué, dans chaque cas, à la notion de fonction, dont la définition oscille entre l'expression de la nécessité absolue (v.g. la famille remplit une fonction nécessaire à la survie du système social) et l'expression d'un simple rapport ou d'une corrélation (v.g. le type de structure familiale est fonction de la division du travail).
La conception fonctionnaliste de la stratification permet d'appliquer les notions et les principes de cette problématique aux faits relatifs à l'inégalité économique, politique, sociale, des individus qui composent la société. On postule au départ que cette inégalité est l'effet, le produit, la manifestation d'une inégalité naturelle, originelle, et on tente de le montrer par l'analyse des structures et des processus sociaux dont la fonction est de produire et de maintenir l'inégalité. Les individus étant doués de qualités et d'attributs personnels et leurs actions correspondant à l'actualisation de leur nature propre, il est évident que le résultat et les conséquences de ces actions ce qu'ils font est fonction de leurs caractères individuels de ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent être. Ainsi, une position de supériorité est la marque de qualités supérieures ; le succès économique est une manifestation de talent pour les affaires et l'autorité dérive de la capacité d'imposer sa volonté, etc. On retrouve encore ici le raisonnement tautologique qui correspond à la répétition du postulat « individualiste » de départ. Cette théorie de l'inégalité est centrée sur la notion de mérite qui permet de faire le lien entre le social et l'individuel. L'inégalité sociale se fonde sur les qualités naturelles diverses et inégales des individus et elle en est, en outre la reconnaissance sociale. L'existence de l'inégalité signifie que la société, l'ensemble des individus, s'accordent à reconnaître qu'il s'agisse d'une reconnaissance explicite ou implicite le mérite de chaque individu et, par conséquent, son droit légitime à toutes les « marques » et à tous les « symboles » de ce mérite : respect, prestige, fortune, profit, pouvoir, privilèges, etc. Si l'ensemble des individus est disposé à reconnaître le mérite individuel, c'est que ce mérite individuel équivaut à un mérite social. En effet, les besoins et les fonctions de la collectivité se définissant, comme on l'a vu, en fonction des besoins et des orientations des individus qui en sont membres, l'actualisation des qualités individuelles qui est la source du mérite individuel contribue donc, par définition, au fonctionnement de la société et représente un apport nécessaire à la collectivité. Cette contribution, cet apport, cette fonction de l'individu résultat de ses potentialités individuelles est ainsi la source du mérite social dont l'inégalité est la manifestation et la reconnaissance. Le cercle est bouclé de nouveau : le social n'étant rien d'autre qu'un produit de la conscience et de la volonté des individus, l'inégalité entre ces individus n'est rien d'autre que le produit d'actions individuelles différentes, actualisant des choix individuels différents, fonction des qualités, aptitudes et besoins variés des individus. Notons à cet égard qu'il s'agit, en général, moins de variations dans la nature des qualités et aptitudes individuelles que de variations dans l'amplitude ou dans le degré de développement des mêmes qualités (par exemple : la rationalité ou le leadership) chez les divers individus. L'inégalité sociale (économique, politique et autre) n'est donc conçue en aucune manière comme la condition et le résultat de pratiques collectives, déterminés par la nature des processus sociaux capitalistes et liés à l'exploitation, la domination et l'oppression qu'ils impliquent. Elle est conçue de la même manière que tout fait social : comme une nécessité inscrite dans la nature humaine une contribution à l'harmonie essentielle entre l'individu d'une part, et d'autre part, la société comme système de rapports rationnels entre ces individualités, nécessaires à leur réalisation respective.
Le mérite socio-individuel des membres de la société est donc le résultat de l'actualisation de leurs qualités. Ces qualités toutefois ne triomphent pas spontanément ; leur actualisation exige de l'individu un déploiement d'effort et de volonté et une lutte farouche contre tous les obstacles dressés à l'encontre de ses intérêts. L'obstacle majeur, ce sont les intérêts des autres qui cherchent, de la même manière, à imposer leur individualité et à satisfaire leurs besoins. Les rapports sociaux sont ainsi, par nature, des rapports de concurrence, de lutte entre individualités autonomes poursuivant leur intérêt propre. Le résultat de cette concurrence est le triomphe des meilleurs, des plus forts, des mieux doués, puisque rien, en général, ne peut affecter le sort de l'individu que ses propres choix, sa propre volonté, ses propres qualités. Les rapports sociaux sont l'ensemble des conditions qui permettent l'actualisation des qualités naturelles des individus et, par là, la sélection naturelle des mieux doués qui seront nécessairement les plus méritants et par conséquent, les bénéficiaires légitimes des privilèges liés au mérite. Le meilleur arrangement social ou le type de société le plus satisfaisant est celui dont le fonctionnement met le moins d'obstacle au déroulement normal de ce processus de concurrence sélective et celui qui permet à la nature subjective de chacun des individus de s'accomplir pleinement. Cette thèse équivaut à une apologie du capitalisme mais elle fonde, en même temps, toute la problématique de la critique réformiste de ce système : la doctrine des « chances égales au départ », du rôle supplétif de l'État de la réhabilitation des « déviants » et du « counseling » aux maladroits.
Les implications racistes de la théorie fonctionnaliste de l'inégalité sont évidentes ; en postulant que la lutte assure le triomphe des meilleurs et que les meilleurs sont meilleurs par nature par essence on peut justifier, par l'argument de l'inégalité naturelle des individus et par conséquent, celle des groupes, des ethnies ou des races, toute forme de domination, d'exploitation et d'oppression à l'intérieur d'une société et entre les sociétés. Nous verrons d'ailleurs que Schumpeter, qui pousse le plus loin les conséquences de la théorie fonctionnaliste de l'inégalité, se réclame ouvertement des théories racistes et des théories de l'hérédité. Les autres théoriciens fonctionnalistes trouvent le moyen de s'arrêter au seuil d'affirmations racistes explicites mais nous pourrons facilement constater que la cohérence et la logique du système théorique qu'ils construisent, imposent que soit admis le postulat informulé de l'inégalité de nature entre les hommes et entre les groupes humains.
La théorie fonctionnaliste de l'inégalité sociale est également centrée sur les notions de pouvoir et de statut. Comme on le verra, le pouvoir souligne la composante active de la réalisation individuelle tandis que le statut, ou prestige, fait référence à la reconnaissance, par la collectivité, du mérite lié à l'auto-réalisation. Les notions de classe, strate, groupe de statut et autres, utilisées par cette théorie, se rapportent dans la plupart des cas, à des assemblages ou des conglomérats d'unités individuelles hiérarchisées. Toutes les notions de la sociologie fonctionnaliste ne concernent que l'individu et l'acte individuel et toute réalité sociale (procès, pratique, etc.) supportant et produisant le fait individuel subjectif et, par là, en rendant compte, est impensable au sens strict. La théorie fonctionnaliste de l'inégalité se présente, par conséquent, comme une théorie de la stratification sociale. La stratification étant le processus de sélection sociale des individus, fondée sur leur sélection naturelle, son résultat n'est pas un système ou une structure de groupes sociaux mais une hiérarchie de positions individuelles. La hiérarchie contient, théoriquement autant de positions (statuts, places, échelons, etc.) que la société compte de membres. La position sociale correspondant au mérite individuel fondé sur les qualités propres de l'individu, chaque individu jouit, par définition, d'une position unique, fonction de ses traits personnels. Ce n'est que par commodité d'expression que la sociologie fonctionnaliste peut parler de classes, de strates, de catégories. De tels sous-ensembles ne peuvent, en effet être construits que par un regroupement, nécessairement arbitraire, de positions individuelles voisines et approximativement semblables.
Ce bref résumé n'est, en aucune manière, une caricature du discours sociologique bourgeois. Au contraire, c'est un condensé rigoureux de ses propositions essentielles, telles qu'elles apparaissent lorsqu'on parvient à les dépouiller des artifices du vocabulaire, du langage et du style propres aux sociologues et à les détacher des diverses déclarations de principe et d'intention démocratiques et des professions d'humanisme et de bonne volonté dont elles s'enveloppent. Chez les sociologues du XIXe et de la première moitié du XXe, siècle, ces thèses sont très souvent explicites et il est relativement facile de les retrouver intégralement. Dans les textes théoriques plus récents, elles demeurent souvent implicites ; ce sont des évidences auxquelles on ne s'attarde plus mais qui sous-tendent et informent les raffinements théoriques apportés au modèle traditionnel et présentés comme « reformulation », « critique », « dépassement », « rupture » par rapport à l'ancienne problématique.
Les propositions principales de la théorie fonctionnaliste que nous avons tenté d'esquisser à grands traits, rejoignent les valeurs et les principes essentiels de l'idéologie du capitalisme dont la théorie est un mode d'articulation et de formalisation. Le modèle de l'individu singulier, libre, autonome, volontaire, responsable de ses actes et travaillant à la seule réalisation de ses talents, intérêts et volontés, est le pivot même de la conception libérale du monde. Cette représentation de l'individu naît et se perpétue avec la société bourgeoise dans laquelle les rapports sociaux impliquent justement la réalité inverse, comme le souligne Marx dans ce passage capital qui résume l'essentiel de la problématique libérale de l'individuel et du social et de la contradiction réelle qu'elle occulte :
Ce n'est qu'au XVIIIe siècle, dans la « société bourgeoise », que les différentes formes de connexion sociale se présentent à l'individu comme un simple moyen de parvenir à ses fins personnelles, comme une nécessité extérieure. Pourtant, l'époque qui voit naître cette conception, cette idée de l'individu au singulier, est précisément celle où les rapports sociaux (généraux selon ce point de vue) ont atteint leur plus grand développement. L'homme... est non seulement un animal social, mais un animal qui ne peut s'individualiser que dans la société. L'idée d'une production réalisée par un individu isolé, vivant en dehors de la société... n'est pas moins absurde que l'idée d'un développement du langage sans qu'il y ait des individus vivant et parlant ensemble. (Note 5)
La vie sociale est une lutte sans merci entre des individualités absolues dont le devoir est de réaliser leur nature propre. L'homme a besoin de l'homme pour se réaliser mais « il est un loup pour l'homme » dans la mesure où l'intérêt de l'autre est aussi de se réaliser comme individu, ce qui implique l'affrontement dans la complémentarité, la coopération dans le conflit. Les rapports sociaux sont ainsi un mal nécessaire, un mal parce qu'ils prennent la forme d'une lutte à mort ; mais nécessaire, car cette lutte est l'épreuve indispensable qui assure le triomphe, la réalisation de la nature humaine individuelle. Le libéralisme postule parallèlement que la caractéristique principale de la nature humaine est la rationalité ; celle-ci se définit comme la capacité d'atteindre efficacement un but désiré, c'est-à-dire comme l'adéquation des moyens aux fins. Cette affirmation revient en fait au postulat de départ : le but de toute action étant l'actualisation par l'homme de sa nature individuelle, la rationalité correspond à la capacité de l'individu de se réaliser comme fin unique et absolue.
En ce sens, toutes les catégories du discours bourgeois peuvent être ramenées à la notion de rationalité comme procès de réalisation, d'actualisation, de la nature humaine, identifiée par ailleurs aux états et formes de la conscience du sujet individuel. L'examen des théories économiques bourgeoises conduit d'ailleurs à la même conclusion comme le montre l'analyse que fait Maurice Godelier du thème de la rationalité chez les économistes classiques et contemporains. Comme le souligne Godelier, cette propriété, que l'économie politique attribue aux actes, aux acteurs, aux institutions et aux systèmes économiques, n'aurait aucune signification si cette notion de rationalité ne renvoyait qu'à « la forme générale et vide » ou « au principe formel de toute activité finalisée ». Mais le problème de la rationalité économique échappe à la science, il est fondé sur une idéologie éthique et philosophique, il relève « d'une libre adhésion à des valeurs éthiques », posées elles-mêmes comme les « vraies » valeurs, celles qui correspondent à la « véritable nature humaine ». La connaissance de la véritable essence de l'Homme fournit la « norme décisive pour démontrer la rationalité d'un système et l'irrationalité d'un autre » (Note 6).
Les individus sont toutefois inégalement doués en ce qui concerne à la fois leur nature individuelle (talents, aptitudes, etc.) et leur capacité personnelle d'actualiser leur nature (volonté, rationalité, etc.). L'interaction, les rapports sociaux, sont donc une lutte mais une lutte entre individualités inégales ; c'est pourquoi l'issue de la lutte est la réalisation des individus mais leur réalisation inégale en fonction de cette inégalité de départ. On a tendance en général à confondre le principe libéral de l'égalité des chances dans la concurrence avec la croyance en l'égalité naturelle des concurrents qui lui est strictement opposée. Selon les principes libéraux, les hommes sont naturellement inégaux mais une chance égale leur est donnée de réaliser leur nature inégale ; l'égalité des chances représente la garantie infaillible que ceux qui sortiront vainqueurs de l'épreuve seront effectivement les plus méritants et, réciproquement, que les perdants seront réellement les moins bons.
Le « contrat social », idée centrale de l'idéologie bourgeoise est précisément l'entente conclue entre les individus pour l'établissement de conditions de lutte équitables. La société est pensée comme une association d'individus qui s'entendent sur les conditions, les lois et les moyens de la guerre sans merci qu'ils doivent volontairement livrer. L'entente porte sur l'ensemble des règles à respecter pour que la guerre remplisse sa fonction naturelle : la sélection des plus méritants. Ces règles à respecter concernent l'égalité des chances au départ, la non interférence dans le déroulement naturel du processus de concurrence et le respect de l'issue du combat, c'est-à-dire la garantie que les gagnants auront droit aux trophées mérités et que les autres se conduiront en bons perdants. Dans la perspective du fonctionnalisme, l'existence de ce consensus moral et normatif rend compte de l'aspect contraignant des faits sociaux et culturels. La contrainte ainsi imposée aux consciences et aux volontés individuelles est toujours ramenée cependant par le biais de la notion d'intériorisation ou autres à un consentement, une adhésion de l'individu aux valeurs, principes et normes qui garantissent les conditions sociales de la rationalité de son action, i.e. de l'adéquation de l'action sociale, comme moyen, à la réalisation des fins individuelles. C'est de cette manière que le bien commun, l'intérêt général de la société et le bien de l'individu peuvent se réaliser simultanément. Les individus poursuivant leur intérêt personnel dans une lutte sans merci, c'est pour le grand bien de l'ensemble que les meilleurs triompheront si les règles du jeu sont respectées, puisque lintérêt de la société dépend de ce que les spécimens les plus géniaux, les plus habiles et les plus énergiques de l'espèce humaine s'épanouissent en son sein et qu'en soient refoulés sinon éliminés, les débiles et les dégénérés. Telles sont les grandes lignes de la conception de la nature de l'homme et des rapports humains qui sous-tend les slogans bourgeois de Liberté ! Égalité ! Propriété ! dont Marx résume parfaitement l'expression juridique relative à l'échange des marchandises dans ce passage où on pourrait, sans autre modification, remplacer le nom de Bentham par celui de Parsons, de Weber, de Schumpeter ou de Pareto :
Liberté ! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte ; au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leur liberté se donne une expression juridique commune. Égalité ! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d'eux il ne s'agit que de lui-même, la seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de l'égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun. (Note 7)
Il n'entre pas dans notre propos de montrer de quelle manière les notions et les principes de l'idéologie bourgeoise répondent à la nécessité de concevoir les procès économiques, politiques et idéologiques du mode de production capitaliste, sous le couvert d'une cohérence ou d'une rationalité fausse qui en dissimule les contradictions et en permet la reproduction. Il est clair que l'idéologie libérale a comme effet d'interdire aux agents sociaux la connaissance du caractère essentiellement collectif de leurs pratiques en les ramenant à des déterminations subjectives et, de la même manière, de leur interdire la connaissance du caractère social de la subjectivité elle-même, pensée comme conscience et volonté individuelles préexistant aux rapports sociaux. Les rapports d'échange capitalistes exigent, en effet, que les hommes se conçoivent comme des individus libres et autonomes ; la liberté formelle de l'ouvrier, i.e. la libre disposition de sa force de travail est justement la condition qui lui permet de la vendre au capitaliste qui l'exploite. Le maintien des rapports capitalistes exige également que les hommes imaginent qu'ils disposent, au départ, de chances égales de profiter de l'échange puisque l'échange est inégal et que le profit ne peut aller que du côté du capital et qu'ils se croient investis du devoir impérieux de rechercher la réalisation de leur volonté et de leur intérêt personnel. La maximation de l'intérêt personnel du capitaliste, sous la forme du profit, doit être conçue comme l'actualisation de la nature ou de l'essence humaine dans ce qu'elle a de plus sublime même si et justement parce que « sa volonté et sa conscience ne réfléchissent que les besoins du capital qu'il représente » (Note 8). L'individu doit se concevoir comme responsable et seul artisan de son propre sort. Il doit être convaincu que sa « position sociale », c'est-à-dire son insertion dans le processus de production, est conforme à ses choix et à ses aptitudes, ses capacités et ses dispositions naturelles. Le producteur, placé dans les rapports sociaux capitalistes, ne peut consentir à ces rapports qu'à condition de penser que « la particularité de son travail et d'abord sa matérialisation a son origine dans sa propre nature et ce qu'elle suppose de particulier » (Note 9). Les processus capitalistes de contrôle et de domination doivent également apparaître comme des rapports de pouvoir entre individus, fondés sur les qualités propres des volontés individuelles en présence. Enfin, les états psychiques qui produisent et qui rendent possible l'insertion des agents dans les processus d'échange et de contrôle, de même que les effets qui en découlent, doivent être pensés comme des faits de conscience personnels et idiosyncrasiques, liés à des dispositions et caractères singuliers de leur nature individuelle.
La justification de l'exploitation économique, de la domination politique, de la subversion idéologique et de l'oppression psychique de la collectivité par la bourgeoisie, ne peut se passer du mythe du mérite social. Il faut que ce qui apparaît comme profit, pouvoir, prestige et privilège personnels soit conçu comme la récompense légitime de qualités intrinsèques mises en valeur par un effort adéquat. Et ce qui plus est, que cette mise en valeur des qualités méritoires soit vue simultanément comme une contribution précieuse au bien de la collectivité, voire au progrès de l'humanité. Et que les autres se convainquent que la misère, le mépris et l'impuissance qui leur échoient en partage sont la juste rétribution de la faible part que leurs modestes talents leur permettent seule de prendre au progrès de l'espèce humaine. Car la division du travail, fondement de la rétribution au mérite, n'est-elle pas, pour la théorie fonctionnaliste, « la reproduction à l'échelle sociale de l'individualité particulière qui est ainsi en même temps un chaînon de l'évolution totale de l'humanité » (Note 10). Tel est l'effet spécifique de l'idéologie libérale. «l'individu-producteur-produit» y apparaît toujours comme le sujet individuel autonome de sa production et ses conditions de production comme des moyens personnels de se reproduire dans sa singularité naturelle.
Il ne peut et il ne doit exister au sein de la société bourgeoise, de groupes ayant des caractères sociaux correspondant à leur place dans le procès général de la production sociale, i.e. des classes sociales au sens de Marx. Il ne peut exister qu'une échelle graduée de succès dans la poursuite du profit et de la réalisation individuelle en général, qui reflète l'inégale distribution sous-jacente des qualités et des dispositions individuelles. Il faut que soient niés également l'antagonisme et la lutte entre des classes, au sens marxiste du terme ; toute contradiction doit être pensée comme un conflit entre les intérêts personnels opposés de deux ou plusieurs individus ou plusieurs milliers d'individus poursuivant leurs objectifs propres. À ces conditions seulement, peut-on soutenir que le profit, le pouvoir, le succès, sont le résultat d'une concurrence à armes égales entre tous les individus dans la poursuite du même but et que les vainqueurs doivent leur triomphe à leur seule supériorité. Il va de soi que le mythe du mérite qui rend compte des rapports de classes s'applique intégralement à la justification de l'exploitation et de la domination entre les collectivités.
Les considérations précédentes n'impliquent nullement que toute conception du groupe, de l'ensemble ou de la « totalité » soit absente de la perspective fonctionnaliste. Bien au contraire, nous rencontrerons ces représentations sous des formes diverses : système social, corps ou organisme social, conscience collective, classe, conscience de classe, etc. C'est cependant la manière dont ces représentations de la totalité sont construites et utilisées qui caractérise la problématique fonctionnaliste du social. Dans la plupart des cas, le tout n'est que la somme, l'addition, l'arrangement des parties, éléments ou molécules qui le composent ; les états, les attributs, les formes qui caractérisent ce tout, se ramènent aux états et aux formes de ses composantes, c'est-à-dire aux qualités et caractères des consciences individuelles en interaction. Dans certains cas, nous rencontrerons toutefois une conception de la totalité qui se présente comme une projection, une transposition ou un agrandissement à l'infini des traits et caractères des éléments constitutifs du tout. En ce sens, la conscience collective, par exemple, sera conçue comme une conscience-sujet douée de volonté, de rationalité et d'intentionnalité ; de même, la « classe pour soi » et dans certains cas, le parti, l'État, l'entreprise, etc. L'idéologie bourgeoise admet une large marge de variation dans l'interprétation et l'application de ses catégories, principes et postulats ; comme tout système de sens, elle admet et inclut également la possibilité de leur opposition, négation et contradiction réciproques à l'intérieur des cadres de sa logique propre. Il en est ainsi, par exemple, de l'opposition entre les notions de conflit et de consensus qui représentent les deux pôles opposés, simultanés et complémentaires de l'interaction sociale. De la même manière, les représentations de l'individu-sujet et de la totalité-sujet renvoient l'une à l'autre et s'opposent en s'affirmant à l'intérieur de la même problématique.
L'étude de la version fasciste de l'idéologie bourgeoise est très instructive à cet égard. Dans son analyse de la philosophie politique qui accompagne, en Allemagne, la construction de l'État totalitaire, Marcuse démontre comment «des éléments fondamentaux (de cette philosophie) sont prélevés dans l'interprétation libérale, puis réinterprétés et développés en fonction des conditions économiques et sociales modifiées... les deux points de départ les plus importants que la nouvelle théorie de l'État et de la société trouve dans le libéralisme (étant) : l'interprétation naturaliste de la société et le rationalisme libéral débouchant sur l'irrationalisme» (Note 11). Dans la version fasciste du libéralisme, l'individu s'abolit dans le tout conçu comme «race», «peuple», «pensée nationale», «terre et sang», «communauté de destin» et incarné par l'État totalitaire qui devient «le représentant des possibilités propres de l'être-là » (Note 12). Y sont renversés les principes libéraux de la séparation de l'État et de la société, de la séparation et de la distinction entre la nature et l'économie ; la rationalité, la liberté, la responsabilité des individus se trouvent sublimés dans l'omnipotence et l'omniscience de l'État. Pourtant, comme le souligne Marcuse, « si l'État autoritaire total donne à son combat contre le libéralisme l'aspect d'une lutte entre « conceptions du monde », en laissant de côté la structure sociale fondamentale du libéralisme c'est parce qu'il est au fond largement d'accord avec cette structure de base... (qui) repose sur une organisation économique privée de la société » (Note 13). Il faut également mentionner que certaines conceptions du socialisme, s'appuyant sur une interprétation erronée de la théorie marxiste, demeurent à l'intérieur du champ d'application des principes de l'idéologie bourgeoise. C'est le cas des théories qui présentent le socialisme comme l'achèvement et la réalisation ultime de la Raison et de la Liberté, c'est-à-dire l'actualisation de la véritable essence et de la véritable nature humaine (Note 14).
En résumé, l'idéologie bourgeoise se présente donc comme une tentative de démonstration logique de la rationalité universelle des rapports sociaux capitalistes. En effet, le capitalisme doit apparaître, au terme du raisonnement, comme le système le meilleur, le plus rationnel, le plus propre à assurer le progrès de l'humanité parce qu'il met justement en place les conditions les plus susceptibles de permettre aux lois naturelles, qui régissent de toute éternité la survie et l'évolution de l'espèce humaine, d'exercer sans contrainte leur influence bénéfique. La bourgeoisie a débarrassé l'homme de tous les liens inutiles qui le séparaient de son véritable état de nature ; à toutes ces entraves économiques, juridiques, religieuses et autres, elle a substitué comme le dit Marx, « une liberté unique et sans vergogne : le libre échange », qui seule permet de remplacer l'exploitation Voilée par « l'exploitation ouverte, étroite, directe, dans toute sa sécheresse » (Note 15). Le système Capitaliste enferme les rapports interindividuels dans le cadre du marché qui est représenté comme le mécanisme assurant, de la manière la plus équitable et la plus rationnelle, la lutte entre les individus pour la sélection des meilleurs. Ceci à condition que soient respectées les lois du marché et qu'elles puissent fonctionner sans entraves. La surveillance de ces règles du jeu est censée être confiée à l'État ; au stade du capitalisme monopoliste cette tâche s'amplifie et se complexifie dans le sens d'une intervention directe visant à améliorer et à perfectionner le fonctionnement de ce marché et pallier à ses contradictions. Quoi qu'il en soit, le marché concurrentiel même « perfectionné » et l'État garant des règles du jeu demeurent l'incarnation parfaite des principes absolus et universels qui sont supposés, théoriquement, régir les rapports humains et l'évolution de l'espèce. Les pratiques collectives des agents de la production capitaliste se présentent comme des circonstances individuelles et ces agents eux-mêmes comme des individus mus par leur tendance naturelle à l'auto- satisfaction et à l'auto-réalisation ; les conditions et les effets des processus sociaux de production, de contrôle, de distribution et de reproduction du mode de production capitaliste sont donc interprétés comme des faits d'« inégalité » entre des individus. L'inégalité est également justifiée comme naturelle puisque, en effet, elle n'est pas produite et maintenue par des recours irrationnels (religion, tradition, etc.) mais représente le résultat d'une lutte honnête et sans interférence sur le marché qui sanctionne le mérite réel des combattants.
C'est ainsi que par une sorte de jeu de miroirs, l'idéologie libérale traduit un discours apparemment mais faussement rationnel qui permet « d'ériger en lois éternelles de la nature et de la raison, les rapports de production et de propriété » (Note 16) propres au système capitaliste de telle sorte que ce système puisse apparaître, en retour, comme un ensemble de faits réels qui vérifient la théorie élaborée, c'est-à-dire comme une incarnation concrète, une actualisation quasi-miraculeuse de la nature et de la raison. Il en serait ainsi à condition d'abord que la théorie soit une connaissance réelle du système dont elle prétend rendre compte et que, d'autre part, ce système lui-même soit l'incarnation de la raison universelle et naturelle plutôt qu'une forme de rationalité donnée, historique et contingente. L'examen systématique des théories fonctionnalistes de la stratification que nous allons entreprendre vise à permettre la mise à jour de ces contradictions. On aura compris que pour nous, la nature idéologique de la théorie fonctionnaliste ne signifie pas que ce qu'elle dit de la réalité dont elle parle soit faux. Ce qu'elle en dit est, au contraire, la plus stricte vérité : celle que l'idéologie confère aux pratiques collectives comme sens de ces pratiques pour les agents qui les produisent, en produisant simultanément le sens de leurs pratiques. Si, comme l'écrit Marx dans le Capital, «le réel, c'est le monde une fois conçu comme tel », la théorie fonctionnaliste de l'inégalité est une description de la réalité la plus tangible qui soit. Il est évident qu'on ne peut concevoir une pratique réelle et efficace du procès de travail, du procès politique ou autres, dans le système de production capitaliste, qui serait pensée dans des termes autres que ceux de l'idéologie que formulent les théories que nous analyserons. Les catégories et les énoncés de la sociologie fonctionnaliste les caractères des consciences individuelles comme déterminants des conduites sociales, les normes et les valeurs comme résultats d'une entente contractuelle, le mérite en général comme fondement de la stratification sociale, la rationalité comme adéquation de l'action à la réalisation des fins du sujet, etc. correspondent rigoureusement à la réalité « une fois conçue comme telle ». Car ces catégories et ces énoncés n'ont d'autre condition d'existence que la réalité qu'elles reproduisent, dans les termes de leurs discours. Notre critique, comme on le verra par la suite, ne vise donc pas à établir la fausseté des discours qu'elle analyse mais à en démontrer l'arbitraire et cet arbitraire ne dépend pas des discours eux-mêmes mais du réel qui y est pensé. Car on doit, en effet, appliquer aux « catégories sociologiques » la remarque de Marx selon laquelle « les catégories économiques ne sont que des abstractions (des) rapports réels, qu'elles ne sont des vérités que pour autant que ces rapports subsistent » (Note 17).
On aura remarqué que notre utilisation du terme fonctionnalisme à propos des théories sociologiques dont nous discutons, s'écarte sensiblement du sens traditionnel réservé à cette catégorie. Sont généralement qualifiées de fonctionnalistes, les théories du social qui se situent dans le courant du positivisme, de l'évolutionnisme et de l'anthropologie organiciste dont Malinowski, Spencer, Comte, Radcliffe-Brown, entre autres, sont des représentants à titres divers. De tous les auteurs inclus dans notre étude, quelques-uns seulement se réclament explicitement de cette tradition ; c'est le cas, par exemple, de Schumpeter et de Parsons. Les autres ne se réclament que d'eux-mêmes ou de courants aussi variés que le néo-fonctionnalisme, la théorie des systèmes, l'actionnalisme voire même le marxisme ou le néo-marxisme. Nous avons choisi de qualifier toutes ces théories de fonctionnalistes parce que nous avons constaté qu'elles sont toutes fondées sur les mêmes postulats idéologiques relatifs à la nature de l'individu et de la société et qu'elles formulent ces présupposés dans un système de notions dont le sens est fondamentalement le même chez les divers auteurs. Ces postulats et ces notions sont ceux que nous avons brièvement exposés dans cette introduction. Malgré les variations secondaires qu'ils subissent dans le cas de chaque auteur, nous croyons pouvoir démontrer qu'ils peuvent être ramenés, dans tous les cas, à un même système de construction des faits sociaux, celui que l'on retrouve, à l'origine, dans les théories traditionnellement qualifiées de fonctionnalistes (Note 18). On peut montrer, par exemple, que la théorie fonctionnaliste de la culture de Malinowski, que nous n'examinons pas comme telle dans cette étude consacrée aux théories de la stratification, est construite selon le modèle théorique que nous avons exposé dans cette introduction. La nature individuelle est définie par Malinowski en termes de besoins élémentaires, « ensemble des conditions biologiques et des conditions de situation dont la satisfaction est nécessaire à la survivance de l'individu et à celle du groupe» (Note 19). La culture, qui constitue l'objet de l'anthropologie, est ensuite définie par Malinowski, dans le premier postulat de sa « brève axiomatique du fonctionnalisme », comme « un appareil instrumental qui permet à l'homme de mieux résoudre les problèmes concrets et spécifiques qu'il doit affronter dans son milieu lorsqu'il donne satisfaction à ses besoins » (Note 20). La réalité sociale ou culturelle dont les unités élémentaires sont les « institutions » est donc pensée comme un moyen par lequel les hommes s'organisent pour atteindre leurs buts respectifs qui ne concernent que la satisfaction de leurs besoins individuels. L'atteinte de ces buts exige que les hommes s'organisent, qu'ils coopèrent dans la poursuite de leurs fins respectives ; ainsi, «un accord mutuel sur un ensemble de valeurs traditionnelles qui rassemblent les êtres humains », constitue la condition de possibilité de ces « activités organisées » auxquelles correspondent les institutions (Note 21). Le sens de ce que Malinowski appelle « l'analyse fonctionnelle » apparaît ainsi clairement. La fonction étant définie comme « la satisfaction d'un besoin au moyen d'une activité », l'analyse fonctionnelle est une interprétation de la réalité sociale (culture, institutions, etc.) comme une multitude d'activités de plusieurs individus, coopérant en vue de satisfaire leurs besoins respectifs (Note 22). Malinowski écrit, en effet : « l'analyse en question qui permet de déterminer le rapport de l'acte culturel au besoin de l'homme, élémentaire ou dérivé, nous l'appellerons fonctionnelle » (Note 23). Cette définition de l'analyse fonctionnelle est l'exposé, en raccourci, des principes fondamentaux de la théorie sociologique bourgeoise du social que nous avons énoncés précédemment. Elle relie le social, défini comme une pluralité d'actions individuelles organisées par accord mutuel (« acte culturel »), à son fondement originel et son premier déterminant : la nature individuelle, définie par ses besoins, buts et orientations, dont l'acte culturel est le moyen de réalisation.
Nous avons cité la théorie de Malinowski qui se réclame explicitement du fonctionnalisme, comme un exemple auquel on pourra se référer ultérieurement. Nous verrons, en effet, comment la théorie de l'action de Parsons et celle de Weber, l'actionnalisme de Touraine, la théorie du conflit de Dahrendorf de même que l'ensemble des considérations sur la stratification sociale que nous exposerons dans cette étude, se ramènent tous, malgré les différences dans la terminologie utilisée ou l'angle d'analyse privilégié, aux principes qui inspirent cette axiomatique fonctionnaliste dont Malinowski est l'un des initiateurs. C'est en définitive la conclusion de l'analyse systématique des théories que nous choisissons comme objet d'étude qui permettra de justifier la terminologie que nous adoptons ; nous devons, à ce stade, nous limiter à considérer le principe que nous avons formulé comme une hypothèse de travail. Nous verrons par la suite comment les postulats et le système de notions idéologiques que l'on peut dégager des diverses formulations théoriques que nous examinerons, se ramènent à un même système de sens, celui de l'idéologie libérale, bourgeoise, capitaliste.
Nous avons choisi de commencer notre examen critique par l'étude de quatre sociologues que l'on peut considérer comme des auteurs « classiques » de la sociologie contemporaine : Pareto, Schumpeter, Weber et Parsons. La part importante que nous leur consacrons ne relève aucunement d'une préoccupation pour l'histoire de la sociologie fonctionnaliste qui viserait à la redécouverte des origines, à l'établissement des filiations de pensée entre les classiques ou entre ces derniers et les penseurs plus récents. Nous nous livrons à une analyse minutieuse de la théorie des classes de ces quatre auteurs parce qu'elle présente, au moins, l'avantage d'être claire, précise et exposée de façon complète et systématique. La problématique dans laquelle s'inscrit la démarche des auteurs plus récents demeure souvent implicite, vague et confuse et les postulats qui la sous-tendent sont fréquemment considérés comme des vérités évidentes et universellement admises que l'on peut négliger d'expliciter. Outre la théorie explicite des classes, c'est toute la théorie générale du social qui est absente, la plupart du temps, des études actuelles sur les classes sociales, ce qui contribue encore à faire apparaître ces études comme objectives, neutres et préoccupées exclusivement de « faits ». D'une part, la sociologie fonctionnaliste a fait de l'étude des classes sociales une « spécialité » sociologique distincte, selon le principe fonctionnaliste de la division du travail qui sépare et enferme le travail des sociologues en autant de compartiments qu'il y a de faits sociaux et de mots pour les nommer. D'autre part, elle a également fait de la théorie sociologique générale et de la théorie des classes, des spécialités distinctes auxquelles d'ailleurs plus personne ne s'intéresse car la « description directe » du réel est, tout compte fait, moins compromettante pour les sociologues que son explication. Pour arriver à reconstituer les fondements implicites des diverses considérations théoriques et empiriques récentes sur les classes sociales, il est donc essentiel de recourir à la pensée des « maîtres » dont la conception des classes s'inscrit explicitement dans une théorie générale du social qui seule permet d'en saisir la cohérence. D'ailleurs, les théoriciens plus récents de la sociologie fonctionnaliste que nous considérerons dans la seconde partie de cette étude (Warner, Aron, Lenski, Dahrendorf et autres) n'apportent à la théorie fonctionnaliste des classes aucun élément vraiment nouveau et original. Leur rôle se ramène, comme on le verra, à celui de bons élèves répétant dans un langage rajeuni les leçons des grands maîtres. Leurs trouvailles les plus géniales sont des manières nouvelles d'appliquer les principes éternels de l'idéologie libérale des classes aux questions d'actualité : montée de la « technocratie », expansion des « cols blancs », syndicalisme, sous-développement, nouveaux mécanismes de contrôle, de gestion et de distribution et autres aspects propres au capitalisme de monopole impérialiste ou au capitalisme d'État, dans les sociétés dites néo- industrielles, post-industrielles, de masse, de loisirs ou de consommation. C'est en ce sens que nous qualifierons, à l'occasion, leurs théories de néo-fonctionnalistes et l'idéologie dont elles sont l'articulation, de néo-libérale. Ces termes ne font pas référence à un système de sens spécifique, distinct du système idéologique bourgeois comme tel ; ils ne visent qu'à indiquer certaines variations dans la formulation des mêmes principes et des mêmes notions.
En effet, nous pensons que les énoncés théoriques que nous avons résumés précédemment constituent les thèses essentielles de toute sociologie fonctionnaliste et qu'ils correspondent à un ensemble de postulats et de catégories que l'on peut considérer comme le noyau ou le système central du discours idéologique bourgeois, sous toutes ses formes et variantes. Il est toutefois possible d'établir une correspondance entre certaines formulations théoriques du fonctionnalisme et certaines variantes particulières de l'idéologie générale du mode de production Capitaliste. Il existe, par exemple, une homologie évidente entre la sociologie positiviste, organiciste et évolutionniste à laquelle on a fait allusion précédemment et l'idéologie propre au stade concurrentiel du marché capitaliste. Cette version du fonctionnalisme accentue particulièrement la dimension conflictuelle des rapports sociaux, le caractère impitoyable des processus de différenciation et de sélection sociales, tout en insistant avec force sur la nécessité de l'ordre, de l'équilibre et de la solidarité du corps social souvent conçu comme un organisme dont chaque membre, organe ou partie remplit un rôle essentiel au bon fonctionnement du tout. De la même façon, on peut établir certains rapports entre les thèmes du discours idéologique sur le capitalisme de monopole et l'impérialisme et les théories sociologiques centrées sur les problèmes du consensus, de l'organisation, de la rationalité, des normes et valeurs et de la déviance. Les démarches de Weber, de Parsons et de leurs émules font souvent écho à des problèmes généralement reliés à l'établissement d'un ordre capitaliste mondial, à l'omniprésence et la complexité de l'organisation et de la technologie capitalistes, à la consolidation du syndicalisme et de la politique réformiste, liée à la menace constante de crises et de bouleversements sociaux. Le fascisme comme variante importante de l'idéologie bourgeoise appelle également certaines formulations spécifiques de la théorie sociologique : les théories nationalistes-racistes, les théories de l'hérédité et autres, que nous n'examinerons pas dans le cadre de cette étude. On peut rattacher enfin le courant théorique le plus récent de la sociologie fonctionnaliste : théories du changement, actionnalisme, théorie de l'information, etc., à la version moderne, technocratique de l'idéologie bourgeoise. Celle-ci correspond particulièrement au capitalisme d'État capitalisme planifié et nouvelle forme d'impérialisme qui tend à dominer progressivement la plupart des sociétés occidentales. Elle répond à la nécessité de donner un sens idéologique à certains aspects et certains effets nouveaux de l'exploitation économique et de la domination politique dans le système de production capitaliste : production et marché planifiés, transformation de l'information en marchandise, contrôle de la lutte des classes, etc. Le but de notre examen critique de la sociologie fonctionnaliste n'est cependant pas d'établir et de démontrer de façon systématique une correspondance point pour point entre les divers courants de la sociologie fonctionnaliste et les sous-systèmes ou variantes de l'idéologie bourgeoise. Une telle entreprise serait fort hasardeuse étant donné les limites de la méthode que nous utilisons dans ce travail et le nombre restreint d'auteurs et de travaux théoriques que nous avons retenus. Notre travail s'attache principalement à indiquer la présence et à montrer l'articulation dans chacune des formations théoriques examinées, du système central d'énoncés caractéristiques du discours idéologique bourgeois en général.
Il nous paraît important de souligner, avant d'entreprendre l'examen des théories fonctionnalistes de la stratification, que la tâche que nous nous sommes assignée est essentiellement critique. La démarche que nous allons suivre a pour unique but de montrer le caractère idéologique de la théorie fonctionnaliste des classes et de détruire, par là, les prétentions à l'objectivité, à la neutralité, à la « scientificité » de la sociologie bourgeoise moderne. Nous ne cherchons, en aucune manière à comparer la théorie fonctionnaliste à d'autres systèmes théoriques : structuralisme, marxisme, etc., de manière à faire ressortir les faiblesses ou les avantages de l'un de ces systèmes. Notre travail se limite à la critique interne, si on peut dire, du fonctionnalisme comme formulation sociologique de l'idéologie dominante et exclut toute analyse comparative. Le choix de cette orientation n'empêche pas que nous considérons le marxisme comme un système de construction et d'interprétation des faits sociaux qui reste la seule réponse valable à la pseudo-science sociale bourgeoise. Nous demeurons convaincue que les faits construits sur un mode idéologique spécifique par la théorie fonctionnaliste ainsi que d'autres ensembles de faits que cette théorie néglige ou escamote, peuvent et doivent être reconstruits et interprétés dans un sens absolument différent. Les principes épistémologiques et méthodologiques du matérialisme dialectique nous paraissent présenter, en ce sens, les garanties nécessaires à l'élaboration d'une théorie sociologique générale et d'une théorie des classes en particulier qui permette de se rapprocher d'une connaissance réelle des processus sociaux au lieu d'en interdire la compréhension et qui puisse s'inscrire dans le procès collectif d'établissement des conditions d'un nouveau mode de production de l'existence. On ne peut toutefois considérer que ce travail de construction de la théorie sociologique marxiste est d'ores et déjà achevé et qu'il est possible de répliquer, mot pour mot, à la théorie fonctionnaliste de la stratification par une théorie scientifique des classes sociales, complète et rigoureuse. Les propositions théoriques concernant les classes sociales et les analyses concrètes des classes sociales que l'on trouve dans les travaux de Marx, nous fournissent les éléments essentiels à la construction d'une problématique satisfaisante. Les travaux de certains marxistes modernes, ceux de Lénine, de Gramsci et de Mao-Tse-Toung et, plus récemment, ceux de Poulantzas, constituent un apport important à l'élaboration de cette sociologie marxiste des classes sociales (Note 24). L'examen critique de ces travaux n'entre toutefois pas dans le cadre de cette étude même si le travail collectif de construction de la théorie marxiste demeure notre préoccupation principale. Nous avons choisi de nous limiter, dans la présente étude, à un travail plus modeste de critique de l'idéologie dominante, qui peut permettre, tout au plus, un déblayage plus net des postulats et des notions concernant les classes sociales qui ne servent qu'au maintien et à la reproduction de la domination capitaliste. Le résultat d'une telle démarche n'est que partiellement « négatif » car si elle peut permettre d'identifier et de rejeter les solutions fausses, elle peut également permettre de repérer les questions pertinentes et de comprendre les conditions de leur résolution. En ce sens, nous souhaiterions reprendre à notre compte les remarques formulées par Gramsci dans sa critique de la philosophie idéaliste de Croce :
Dans la discussion scientifique (...) on se montre plus « avancé » si on se pose du point de vue que l'adversaire peut exprimer une exigence qui doit être incorporée, soit même comme moment subordonné, dans sa propre construction. Comprendre et évaluer de façon réaliste la position et les raisons de l'adversaire (et quelquefois est adversaire toute la pensée antérieure) signifie précisément être libre de la prison des idéologies (dans le sens détérioré d'aveugle fanatisme idéologique), c'est-à-dire se poser d'un point de vue « critique », l'unique point de vue fécond dans la recherche scientifique... (Note 25)
Notes:
(1). Dans ce texte, nous qualifions indistinctement l'idéologie propre au mode de production capitaliste, d'idéologie dominante, capitaliste, bourgeoise et libérale ; ce dernier terme ne désigne donc pas ici le « libéralisme » comme variante de l'idéologie capitaliste propre au capitalisme concurrentiel dans le stade de formation de ce mode de production. Nous reviendrons plus loin sur la question des « variantes » de l'idéologie du capitalisme.
(2). Talcott Parsons, Éléments pour une sociologie de l'action, Paris, Plon, 1955, p. 325.
(3). C'est sur ce point crucial que la démarche que nous adoptons s'écarte diamétralement de celle du sociologue polonais Stanislaw Ossowski, par exemple, dans son étude de « la structure de classe dans la conscience sociale ». Cet ouvrage est un exercice scolastique de recensement et de classification des diverses conceptions et définitions des classes sociales depuis Aristote jusqu'à Warner, en passant par Marx et Adam Smith. Ossowski distingue principalement trois conceptions de la structure de classe : le modèle dichotomique, le modèle du continuum gradué et le modèle fonctionnel ; les trois ne sont pas mutuellement exclusifs. Les résultats de son analyse présentent peu d'intérêt parce que les théories des classes y sont présentées comme des faits de conscience sociale essentiellement déterminés par les états de cette conscience. En effet, l'auteur affirme explicitement que « l'étude des conceptions de la structure de classe à travers les siècles a montré que les systèmes de classes ont une superstructure idéologique durable, indépendante d'un ordre social particulier. » (p. 180) Cette affirmation dogmatique permet principalement à Ossowski d'éviter d'avoir à rendre compte de la convergence évidente de la sociologie américaine moderne et de la sociologie officielle des pays de l'Europe de l'Est. Cette convergence, dont on pourrait citer de nombreux exemples en particulier, les recherches et enquêtes sur la stratification sociale et la mobilité sociale présentées par les sociologues soviétiques, roumains, bulgares, etc., dans les revues de sociologie américaines et les congrès « internationaux » de sociologie doit cependant être ramenée, contrairement à ce que prétend Ossowski, aux conditions réelles de l'existence sociale. Voir : Stanislaw Ossowski, Class Structure in the Social Consciousness, London, Routledge & Kegan Paul, 1967 (2e édition).
(4). Karl Marx, le Capital, Livre I, s. 4, ch. XV ; (uvre, tome I, « Pléiade », p. 915.
(5). Karl Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique, uvre, tome I, p. 236 (nous soulignons).
(6). Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Paris, « Petite collection Maspero », 1969, tome I, p. 70.
(7). Karl Marx, le Capital, Livre I, s. 2, ch. VI, p. 726.
(8). Karl Marx, le Capital, Livre 1, s. 7, ch. XXIV, p. 1096.
(9). Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique ; version primitive, cahier B (nous soulignons).
(10). Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique (nous soulignons).
(11). Herbert Marcuse, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l'État », 1934, in Culture et société, Paris, les Éditions de Minuit, 1970, p. 70.
(12). Herbert Marcuse, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire », p. 96.
(13). Ibid., p. 69. L'analyse que fait Poulantzas de la crise idéologique qui marque l'établissement du fascisme en Allemagne et en Italie et des conditions économiques et politiques qui la provoquent, permet de rendre compte de ce procès de transformation dans l'idéologie. Voir : Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris, Maspero. 1970. La fascisation du régime politique envisagée comme un processus de contradiction pratique des principes de l'idéologie libérale, tels qu'ils sont formulés et appliqués dans le droit bourgeois, a été étudiée par Georges Lebel dans l'Évolution de la répression, thèse de doctorat présentée à la Sorbonne, en 1971.
(14). Cette vision du socialisme et la critique idéaliste du capitalisme qui lui est liée, n'est pas étrangère à la pensée du jeune Marx, comme diverses exégèses récentes l'ont indiqué. Elle sous-tend également certaines théories politiques marxistes centrées sur une conception de la classe et du parti comme sujets de l'histoire et de la révolution. Comme dans la problématique fonctionnaliste, les notions de classe et de parti sont construites par le subterfuge du transfert des caractères de la conscience de l'individu-sujet à la conscience du parti ou de la classe-sujet.
(15). Karl Marx et F. Engels, le Manifeste communiste, uvre, t. i, p. 164.
(16). Ibid., p. 178.
(17). Karl Marx, Lettre sur Proudhon (à Annenkov), uvre, t. I, p. 1444 (nous soulignons).
(18). Il doit être clair que de ce point de vue, ce n'est ni l'utilisation sociologique du modèle de l'organisme vivant, ni l'usage privilégié du concept de fonction qui caractérise la théorie fonctionnaliste. Ce ne peut être non plus « l'analyse fonctionnelle », définie soit comme une méthode visant à rapporter les faits sociaux à leur fonction ou comme une façon de repérer et d'étudier les rapports et les corrélations entre divers faits sociaux.
(19). Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, Paris, Le Seuil, « Points », p. 66-67.
(20). Ibid., p. 127 (nous soulignons).
(21). Ibid., p. 38.
(22). Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, p. 36.
(23). Ibid. (nous soulignons).
(24). Parmi les travaux marxistes les plus importants en ce qui concerne la théorie des classes voir :
Karl Marx, en particulier : le Capital, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, les Luttes de classes en France 1848-1850, la Guerre civile en France 1871.
Friedrich Engels, en particulier : l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État.
Lénine, en particulier : le Développement du capitalisme en Russie et la Grande Initiative.
Antonio Gramsci : les Quaderni del carcere. En langue française : (uvres choisies, Éditions sociales, 1959.
Mao-Tse-Toung, en particulier : Analyse des classes dans la société chinoise, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, l'Indépendance et l'autonomie au sein du front uni.
Nicos Poulantzas : Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero, 1968.
(25). Antonio Gramsci, il Materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce, p. 21 ; cité par J. M. Piotte, la Pensée politique de Gramsci, Paris, Anthropos, 1970, p. 27.
Dernière mise à jour de cette page le Samedi 23 août 2003 20:37 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales