“La collégialité malmenée.”
par Pierre Lebuis
Département de sciences des religions
et vice-président aux affaires externes de la Fédération
québécoise des professeures et professeurs d’université
Pierre Lebuis, “La collégialité malmenée.” [pp. 59-58 de l’édition originale.]
- Le tournant de la centralisation bureaucratique
- L’UQAM, université comme les autres
- La collégialité menacée par les transformations structurelles de l’institution universitaire
- La collégialité, une pratique à retrouver et à renforcer
La collégialité est au coeur de la vie universitaire. Elle constitue un outil essentiel à l’exercice de l’autonomie universitaire et de la liberté académique. Pour les professeures et les professeurs, elle se vit prioritairement au sein de l’assemblée départementale, dont la souveraineté, dans les limites de sa juridiction, est reconnue à l’égard de plusieurs aspects qui touchent la carrière professorale et la vie départementale, notamment en ce qui a trait à l’engagement et à l’évaluation des professeures et professeurs, à la répartition équitable des tâches d’enseignement et de service à la collectivité, à l’approbation des plans annuels de travail des membres de l’assemblée.
La collégialité s’exerce aussi au sein des instances démocratiques de l’université qui, par leur composition, reconnaissent la participation essentielle, le rôle incontournable et la fonction primordiale des professeures et professeurs dans les processus décisionnels concernant les orientations, l’organisation et l’administration des établissements universitaires. À ces niveaux, la collégialité professorale est partagée avec d’autres partenaires. Que l’on pense ici en priorité aux comités de programme de premier cycle et des cycles supérieurs, comités qui se caractérisent par la parité professeures, professeurs-étudiantes, étudiants et par la participation de personnes extérieures à l’université choisies par les membres professoraux et étudiants des comités (une pratique de plus en plus oubliée).
Les instances à la base de la vie universitaire que sont les départements et les comités de programme ont été conçues pour être des lieux privilégiés de l’exercice de la collégialité et de la participation démocratique. La directrice ou le directeur de département est élu par son assemblée départementale pour exécuter les tâches fixées par l’assemblée ; elle ou il puise son autorité de l’assemblée départementale qu’il représente dans l’université (clause 1.17 de la convention collective SPUQ-UQAM). La même logique prévaut pour la direction de programme(s) d’études de cycles supérieurs (1.20) et pour la direction de programme(s) de premier cycle (1.25).
À d’autres niveaux, la représentation professorale et les procédures de sa désignation sont fixées par les règles spécifiques qui régissent les instances concernées : par exemple, c’est l’ensemble du corps professoral qui élit ses représentants à la Commission des études et au Conseil d’administration, alors que la composition des conseils académiques est déterminée par les règles spécifiques que s’est données chaque faculté.
Le tournant de la centralisation bureaucratique
Depuis quelques années, avec le processus de facultarisation que le projet de Politique facultaire institutionnelle adopté par la Commission des études en mai 2005 entend encadrer et compléter, le nombre d’instances et de comités s’est multiplié, la représentation des groupes dans les instances et les comités s’est diversifiée, accroissant de façon sensible leur composition. Paradoxalement, la collégialité n’a jamais été autant malmenée.
Signalons d’abord la perte d’instances collégiales qui jouaient un rôle déterminant dans l’analyse des dossiers soumis à la Commission des études. Les sous-commissions académiques (sous-commission des études de premier cycle et sous-commission des études avancées et de la recherche) où siégeaient très majoritairement des professeures et professeurs des différents secteurs (facultés) ont été abolies au profit des conseils académiques des facultés. Conséquemment, les dossiers académiques, avant d’être soumis à la Commission des études, ont cessé d’être traités préalablement par une instance intersectorielle qui constituait un lieu d’arbitrage collégial et, dorénavant, entre le Conseil académique et la Commission des études, ils transitent plutôt par l’un ou l’autre des vice-rectorats, nouveau lieu « centralisé » des arbitrages. Le souci de la cohérence institutionnelle porté par les sous-commissions académiques, et sur lequel pouvait s’appuyer la Commission des études pour l’éclairer dans ses décisions, s’est dilué au profit d’une logique facultaire axée sur des besoins de développement spécifiques, laissant le plus souvent à la direction de l’université et aux nombreux bureaux et services administratifs dont elle s’entoure le soin d’orienter, puis de préparer directement ou de coordonner les projets touchant la vie académique dans son ensemble. Seule la Sous-commission des ressources a survécu à ce mouvement paradoxal de pseudo-décentralisation qui laisse de plus en plus de place à la direction centrale de l’université ; la décentralisation de la répartition des postes vers les facultés, souhaitée par quelques-uns, constitue une lourde menace à cette instance collégiale qui permet encore à des représentants professoraux, élus par leurs pairs, de participer à des étapes cruciales des processus décisionnels qui concernent les ressources académiques dans leur ensemble et de faire des recommandations à cet effet à la Commission des études.
Avec la facultarisation, les instances, ne serait-ce que par le nombre de membres qui les composent, se sont alourdies : tout comité intersectoriel a nécessairement des représentants de chacune des facultés, souvent plus d’un par faculté, et il n’est pas rare que les divers groupes y soient représentés ; les conseils académiques comptent tous plus de vingt membres, la moyenne se situant à vingt-huit personnes ; mais c’est la Commission des études qui, avec ses trente-neuf membres et observateurs, détient le record. La composition et le nombre imposant de dossiers soumis aux instances rendent de plus en plus difficile la tenue de débats approfondis. Au nom de l’efficacité, les comités de direction, les comités restreints et les groupes de travail se sont multipliés à différents paliers, produisant avec abondance documents et rapports, que de moins en moins de gens ont l’opportunité et le temps de s’approprier, faussant les processus de consultation qui, sous prétexte de décentralisation, sont concentrés à un niveau intermédiaire (faculté plutôt que département ou comité de programme). Les échanges sont ainsi souvent réduits à des considérations techniques, contraints par l’urgence des décisions stratégiques à prendre afin de faire suivre les dossiers au palier suivant. Dans ce contexte, les décisions des unités de base sont de plus en plus précipitées et assujetties à des règles d’approbation déterminées par des instances et des « services » qui ont leur logique propre et où ces unités sont sous-représentées.
Tout ceci a pour effet de démobiliser plusieurs personnes qui finissent par douter de la possibilité de pouvoir participer aux processus démocratiques qui devraient caractériser le milieu universitaire. Pendant qu’on s’active dans les structures intermédiaires et dans les hautes sphères pour bien se positionner (dans l’UQAM, à Montréal, dans le réseau universitaire québécois, dans le monde...), la collégialité, à la base, s’effrite.
Dans certains départements, la participation aux assemblées départementales est anémique, différentes personnes ne s’y pointant que si elles sont directement concernées ou si leurs intérêts immédiats sont en jeu. Certaines directions de département et des membres d’exécutif (normalement élus par l’ensemble des professeures et professeurs du département) oublient qu’ils tirent leur autorité de leur assemblée départementale et mènent les affaires du département à leur convenance, avec, il faut bien le reconnaître, l’accord tacite de plusieurs collègues trop occupés par leurs lourdes responsabilités en dehors du département, particulièrement en recherche. Des comités de programme ne sont jamais réunis et plusieurs, qui le sont sporadiquement, n’ont qu’à entériner les décisions des directions de programme, souvent téléguidées par des intérêts départementaux ou facultaires, au détriment des pouvoirs et responsabilités que les règlements universitaires leur reconnaissent pourtant au nom de l’autonomie de la programmation.
L’UQAM, université comme les autres
Bien sûr, ces phénomènes ne sont pas uniquement la conséquence du processus de restructuration engagé sous le rectorat de Paule Leduc, mais cette restructuration a indéniablement atténué l’exercice de la collégialité au sein des instances de notre établissement. L’équipe Leduc a voulu faire de l’UQAM une université comme les autres, en important le modèle facultaire traditionnel qui s’y retrouve et en abolissant ou modifiant profondément les instances académiques participatives caractéristiques de l’UQAM et du réseau de l’Université du Québec (décanats académiques, sous-commissions académiques, double structure module-département, commission des études).
Achever cette restructuration dans le sens proposé par la direction actuelle, avec son projet de politique facultaire, représente une avenue qui ne rehaussera en rien l’exercice de la collégialité, faisant des doyens de faculté des cadres académiques, comme si ce qualificatif atténuait le statut de membre de la direction qui serait dorénavant le leur. À l’heure où la Direction de l’UQAM cherche à convaincre la collectivité que le statut des doyens cadres est la garantie d’une véritable décentralisation, il est très intéressant de regarder ce qui se passe dans les autres universités où ce modèle prédomine, car on peut constater que les professeurs questionnent et remettent en question cette approche de gestion qui a pour effet que les doyens se retrouvent de plus en plus aux tables de négociation pour représenter la partie patronale.
En 1997, l’équipe Leduc avait tenté d’imposer le modèle du doyen cadre en faisant adopter des résolutions en ce sens par la Commission des études et le Conseil d’administration, contournant sans vergogne la convention collective. Le SPUQ, fort d’une résolution adoptée en Assemblée générale rappelant le principe selon lequel toute direction académique doit être assumée par une professeure, un professeur (membre de l’unité de négociation) qui puise son autorité et reçoit ses mandats de l’instance qu’il représente, avait fait reculer la direction quelques semaines plus tard, ce qui avait obligé les instances à abroger les décisions prises. En 2005, l’équipe du recteur Roch Denis a procédé de manière analogue en faisant adopter son projet de politique facultaire par la Commission des études. Ici encore, l’Assemblée générale du SPUQ s’est prononcée dans un sens différent de celui qu’a retenu la Direction de l’UQAM, en demandant que son projet soit révisé en profondeur en faveur d’une décentralisation réelle et dans le respect des principes d’une gestion démocratique, ce qui suppose le maintien du statut du doyen de faculté comme mandataire du Conseil académique.
La collégialité menacée par les transformations
structurelles de l’institution universitaire
Par delà les débats sur les structures et les menaces accrues à la collégialité que comporte le projet de politique facultaire de l’UQAM, la collégialité s’avère profondément malmenée par les conséquences d’une transformation en profondeur de l’institution universitaire. Cette mutation de l’université s’est amorcée, il y a quelques années, avec des politiques gouvernementales à courte vue qui ont eu des effets structurants sur le travail professoral, notamment en matière de recherche, et sur les pratiques des établissements universitaires, en raison d’un financement déficient qui a conduit les établissements à entrer en compétition les uns avec les autres dans une course aux clientèles qui leur a souvent fait perdre de vue leur mission fondamentale.
La question du financement est particulièrement préoccupante. Après des compressions drastiques au milieu des années quatre-vingt-dix, le réinvestissement par les gouvernements tarde à se faire, malgré les promesses et une première phase qui s’est vite arrêtée. La formule « Faire plus avec moins » reste malheureusement encore d’actualité pour la vie universitaire au quotidien, particulièrement en ce qui a trait aux conditions d’enseignement. Au lieu d’un réinvestissement dans le financement de base des universités accompagné d’une révision en profondeur de la formule de financement dont on parle pourtant depuis de nombreuses années afin de corriger certaines iniquités historiques entre les établissements, nous avons eu droit aux « contrats de performance » et à la création de divers programmes ciblés et d’organismes de soutien à la recherche, selon une optique d’excellence, de compétitivité et de commercialisation, tels que les Chaires de recherche du Canada, la Fondation canadienne pour l’Innovation, Valorisation-Recherche Québec, etc.
Parallèlement à la course aux clientèles, les universités se sont lancées, d’une part, dans la quête de sources diversifiées de financement, cherchant à obtenir leur part de gâteau dans les programmes ciblés en recherche, ce qui nécessite souvent de leur part un financement complémentaire, dit de contrepartie, qui est puisé dans leur budget de base, et, d’autre part, à s’associer à divers partenaires privés pour le financement de projets spéciaux susceptibles d’intéresser ces partenaires, tels que la création de chaires institutionnelles de recherche. Face à des gouvernements qui ont tendance à cibler leur financement et à des partenaires privés dont les dons demeurent intéressés, ne serait-ce que par l’image que cela leur permet de projeter dans le public, les universités perdent en autonomie et les professeures et professeurs en liberté. Dans les universités, le déficit n’est pas que financier ; on peut parler de plus en plus de déficit quant aux missions fondamentales des universités.
Par ailleurs, différentes initiatives menacent l’université comme service public régi par des principes de démocratie collégiale. Si l’incitation à la commercialisation qui a déjà cours dans les universités constitue une menace à la mission fondamentale des universités en matière de production et de diffusion des connaissances, la valorisation de l’enseignement supérieur dans plusieurs milieux, comme on a pu le constater lors du Sommet pancanadien sur l’enseignement postsecondaire et la formation professionnelle qui s’est tenu à Ottawa en février dernier, rime essentiellement avec l’idée d’accroître la compétitivité du pays sur le marché international. Avec une telle conception de l’enseignement supérieur, on ne s’étonnera pas de constater que la recherche universitaire soit envisagée sous l’angle de l’innovation, dans une optique de développement économique et… d’exportation, comme en fait foi le nom du ministère auquel est rattaché la recherche universitaire au Québec [1]. Tout ceci participe d’une vision du savoir universitaire comme marchandise, comme en témoignent les pressions énormes qui s’exercent pour que l’enseignement supérieur puisse faire l’objet d’ententes commerciales dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) [2].
La collégialité, une pratique à retrouver et à renforcer
Les organisations syndicales se préoccupent à juste titre de cette mutation de l’université initiée par des politiques dont on ne mesure pas encore toute la portée, mais qui se répercutent déjà sur le travail professoral et qui ont certains effets dévastateurs sur le corps professoral au quotidien. Au fil des années, la tâche s’est alourdie, les ressources se sont raréfiées, créant des conditions peu propices à l’exercice d’une saine collégialité. Divers programmes gouvernementaux et diverses initiatives des établissements universitaires ont instauré un climat malsain de compétition entre les professeures et professeurs pour l’obtention de fonds de recherche ou l’octroi de conditions particulières de travail, de primes de marché ou de bonifications salariales liées à la performance. Un tel climat et des tendances à la différenciation au sein du corps professoral, sur la base des domaines d’études ou de la participation à des projets d’envergure en recherche, ne sont certainement pas favorables à l’exercice de la collégialité. Dans une étude s’intéressant aux racines organisationnelles du harcèlement psychologique dans les universités, des collègues ont même parlé de « collégialité détournée [3] ».
Cette mutation de l’université est particulièrement préoccupante dans un contexte de renouvellement du corps professoral. Les nouvelles professeures et les nouveaux professeurs sont projetés dans une culture organisationnelle et dans des pratiques gestionnaires qui n’étaient pas celles qu’ont connu leurs collègues à leur entrée à l’université, que celle-ci remonte à plus de trente ans ou même à seulement une dizaine d’années. La (sur)valorisation de la recherche crée une pression énorme en début de carrière et se répercute dans la difficulté à équilibrer la tâche à l’égard des autres composantes qu’elle comporte, alors même que les sollicitations sont également nombreuses et exigeantes à cet égard, notamment pour la préparation de nouveaux cours et la participation à de nombreux comités. C’est ici que l’exercice de la collégialité devrait pleinement jouer son rôle par le souci d’une répartition équitable des tâches. Cette répartition équitable des tâches, faut-il le rappeler, relève de la responsabilité de l’assemblée départementale qui doit recevoir à cet effet un projet préparé par l’exécutif du département. Les collègues « expérimentés » ont ici une responsabilité que je me permettrai de qualifier d’éthique dans cette opération collective qui vise l’équité, particulièrement à l’égard de collègues qui, par leur statut, peuvent se sentir fragilisés et obligés d’accepter un surcroît de tâche. Si l’assemblée départementale joue le rôle qui est le sien, les nouvelles professeures et nouveaux professeurs, non seulement se retrouveront avec une tâche équitable, mais ils auront appris que l’exercice de la collégialité permet de réguler les rapports entre les collègues pour les dimensions essentielles du travail professoral.
Pour cela, il faut que la collégialité cesse d’être malmenée, détournée ou simplement traitée avec nonchalance. À cet égard, le Syndicat joue un rôle essentiel. D’abord, parce qu’il est une organisation vouée à « la défense et la promotion des intérêts et des objectifs professionnels, syndicaux, économiques, sociaux et politiques de ses membres » (article 3 des Statuts et règlements du SPUQ), il a le devoir de veiller à ce que le travail professoral s’exerce dans des conditions qui respectent la collégialité et la liberté académique. De plus, par ses structures, il constitue un lieu où s’exerce la participation démocratique et il permet à l’ensemble de ses membres de débattre des enjeux qui concernent non seulement leurs conditions de travail, mais aussi le rôle et la fonction de l’Université en tant qu’institution publique. Les professeures et professeurs ont une responsabilité collective de revalorisation et de renforcement de la collégialité afin qu’elle s’exerce conformément aux dispositions de la convention collective et qu’elle permette à l’ensemble de participer aux débats qui concernent tant les conditions de l’organisation du travail que les mutations de l’Université au regard de ses missions fondamentales d’enseignement, de recherche et de service à la collectivité.
[1] Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation.
[2] Antoni Verger Planelles, Quand l’éducation devient une marchandise .Résumé préparé pour l’Internationale de l’Éducation. Melbourne, 7-9 décembre 2005. Accessible à l’adresse.
[3] Chantal Leclerc, Cécile Sabourin et Micheline Bonneau, La collégialité détournée : les racines organisationnelles du harcèlement psychologique dans les universités, Pistes, vol. 7, no 2, mai 2005. Accessible à l’adresse.
Voir également : Chantal Leclerc, Cécile Sabourin et Micheline Bonneau, Le harcèlement psychologique chez les professeures et professeurs d’université. Témoignages, analyse et pistes d’action pour les syndicats. Montréal : Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, janvier 2006. Accessible à l’adresse.
|