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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean Michel Leclercq, Les études canadiennes d’Alexis de Tocqueville. Mémoire pour le diplôme d’études supérieures de sciences politiques, Faculté de droit et de sciences économiques de Lille, 1965, 104 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 mars 2007 de diffuser son mémoire dans Les Classiques des sciences sociales.] Introduction « Le système colonial que nous avons vu est fini pour nous, il l’est pour tout le continent de l’Europe ; nous devons y renoncer » [1], écrit Napoléon à Sainte-Hélène. Le temps des colonies est-il définitivement révolu ? Durant la première moitié du XIXe siècle, la France semble confirmer sa vocation continentale et européenne. Le traité de Paris de 1763 avait ruiné les entreprises coloniales des siècles précédents en cédant l’Inde et le Canada à l’Angleterre. Sous la Révolution et l’Empire, l’on n’assiste à aucune expansion outremer; au contraire, c’est l’échec de l’expédition de Saint-Domingue et la cession de la Louisiane aux Etats-Unis, en 1803. L’avenir de la France se situe dans une Europe qu’enserre le blocus continental. Le rétablissement des Bourbons nous permet de restaurer notre souveraineté sur quelques débris du premier empire français, mais le patrimoine colonial se limite à quelques îles et à des comptoirs aux Indes et au Sénégal. Les Français n’ont pourtant pas renoncé aux explorations et aux découvertes : Duperré, Bougainville et Dumont d’Urville entreprennent de grandes courses dans le Pacifique. René Caillé atteint Tombouctou et des tentatives de pénétration au Sénégal et à Madagascar sont mises à l’étude sous le ministère de Portal (1818-1821). Aucune doctrine nouvelle ne voit pourtant le jour et aucun changement n’est apporté à l’administration de nos possessions puisque l’on rétablit le système du Pacte colonial avec les quelques atténuations qu’impose l’évolution des idées. Dans chaque territoire, on restaure, sous d’autres noms, la trilogie politique ancienne : gouverneur, intendant et conseil nommé, en donnant une compétence accrue au Ministère de la Marine. C’est en quelque sorte le retour à l’Ancien Régime augmenté des techniques de l’administration napoléonienne. Rien ne permet encore de prévoir l’extraordinaire expansion coloniale qu sera l’œuvre du Second Empire et de la Troisième République. Du reste, l’opinion publique est hostile aux expéditions lointaines et aux entreprises coloniales. La France s’ennuie dans les vertus bourgeoises et répugne aux aventures périlleuses. L’élite intellectuelle souffre du « mal du siècle » et s’évade dans le Romantisme. La situation démographique du pays lui permettait pourtant de s’étendre au-delà des mers. Malgré les guerres napoléoniennes la France des années 1830-1850 dépasse 35 millions d’habitants. « Grand pays qui n’est plus à la hauteur de ses ambitions » [2] constate Charles Morazé dans le tableau qu’il nous brosse de cette période. Tandis que les prétentions de Charles X s’abîment dans la Révolution de Juillet, la prise d’Alger survient comme un événement fortuit. En fait, dans les premières années tout au moins, ce n’est qu’une opération de police se bornant à l’occupation de la frange littorale et à la possession des ports. La conquête de l’Algérie surprend d’ailleurs la France qui manque de toute doctrine coloniale à lui appliquer. La politique que l’on suivra dans les premières décennies est l’œuvre empirique des militaires. Sous la Monarchie de Juillet, les Chambres sont hostiles à l’implantation en Afrique du Nord. Le pouvoir et l’opinion hésitent entre l’opération de police et la conquête coloniale. Le succès de l’entreprise ne s’affirmera que dans le dernier quart de siècle. Le problème colonial, qui laisse indifférente la France de Chartes, plus occupée de ses transformations économiques, n’échappe pourtant pas aux deux écoles politiques qui veulent rompre avec l’immobilisme et regarder, suivant l’expression de Jouffroy, « plus loin que leurs pieds » : les saints-simoniens et les néo-libéraux. Pour les premiers, l’installation outremer peut fournir un cadre nouveau à la grande rénovation morale et économique que préconisent les disciples de Pierre-Henri de Saint-Simon. De plus, la colonie satisfait leur goût des vastes entreprises, et l’on sait la part qu’ils prendront à la mise en valeur de l’Algérie. Les néo-libéraux, c’est-à-dire les libéraux de la seconde génération, s’intéressent aux aussi aux questions coloniales. Tocqueville, de Broglie et, plus tard, Prévost-Paradol y réfléchissent. Aucun des trois ne verra la réussite de l’entreprise commencée sous leurs yeux et l’on peut dire qu’ils font figure de précurseurs. Tocqueville éprouve une certaine exaltation dans l’oeuvre colonisatrice. Cependant, il est conscient de la nécessité d’instituer une politique coloniale cohérente. Il a le désir de voir progresser nos méthodes dans le sens d’une plus grande adaptation aux situations des peuples colonisés. Tocqueville, nous le verrons, ne croit guère aux qualités colonisatrices des Français mais, mis en présence du fait accompli, il l’analyse et tente d’en tirer une leçon. Prévost-Paradol voit dans l’expansion vers le Maghreb la condition nécessaire de la grandeur nationale future et il l’appelle pathétiquement de ses vœux dans les derniers chapitres de « La France Nouvelle ». [3] Tocqueville passe d’ailleurs pour le spécialiste des questions coloniales, tant à la Chambre qu’au sein du courant de pensée libéral. Il se préoccupe des différents problèmes coloniaux de son temps qu’il s’agisse de la France ou des autres puissances. Il consacre à la question de la colonisation forcée, que l’on envisage sous la Monarchie de Juillet, un article intitulé : « Des colonies pénales ». Tocqueville en profite pour étudier soigneusement l’expérience anglaise et l’utilité de la déportation dans la fondation de la colonie d’Australie. Il met en garde l’opinion française contre les risques que peut comporter une telle opération : « La France se trouverait engagée dans une entreprise dont les frais seraient immenses et le succès très incertain ». [4] Le 23 juillet 1839, Tocqueville est nommé rapporteur de la Commission chargée d’examiner la proposition d’émancipation des esclaves. Il dresse le bilan de l’esclavage dans les possessions françaises et examine comment les Britanniques ont apporté une solution à ce grave problème. Tocqueville préconise un plan d’émancipation comportant l’indemnisation des propriétaires d’esclaves. C’est encore la compétence particulière de Tocqueville qui le désigne à la présidence de la commission qui, en 1846, se rend en Algérie, deuxième voyage puisqu’il s’y est déjà rendu en 1841. Il tente de définir les buts et les moyens de notre expansion coloniale « Pour la première fois, nous pouvons donc rechercher et dire, en parfaite connaissance de cause, quelles sont les limites vraies et naturelles de notre domination en Afrique, quel doit y être pendant longtemps l’état normal de nos forces, à l’aide de quels instruments et de quelle manière il convient d’administrer les peuples qui y vivent, ce qu’il faut espérer d’eux et ce qu’il est sage d’en craindre ». [5] Tout en se déclarant favorable à la présence française en Algérie, il ne manque point de souligner les limites d’une telle présence et il montre que le problème essentiel est celui de notre attitude vis-à-vis des indigènes. Nous le voyons, Tocqueville suit de très près la politique coloniale française, mais il s’intéresse également aux initiatives étrangères et tout particulièrement aux méthodes mises en application dans les possessions anglaises. Tocqueville a lu « L’Histoire de l’Inde » de James Mill, le père de son correspondant John Stuart Mill. Il évoque longuement la situation aux Indes dans les lettres échangées avec ses correspondants anglais. Que cela soit à l’occasion des ses activités de parlementaire, de voyageur ou d’écrivain politique, Tocqueville ne fut indifférent à aucune des entreprises coloniales de son époque. L’originalité des idées de Tocqueville en matière de colonisation réside en deux points essentiels qu’il convient de noter dès maintenant. Tout d’abord, Tocqueville insiste sur l’aspect humain de l’entreprise coloniale : le succès de la colonisation dépend des hommes qui l’entreprennent et aussi des hommes que l’on se propose de soumettre. Il étudie soigneusement les dispositions du caractère national, tant du colonisateur que du colonisé. Sur ce point, il peut apparaître comme le précurseur d’une certaine sociologie coloniale. Un autre aspect caractéristique de Tocqueville est le fait que sa critique de structure se déduit toujours de l’exemple anglais. C’est à l’exemple anglais qu’il se réfère quand il se prononce sur l’institution des colonies pénales, c’est à l’Indian Civil Service qu’il songe quand il critique les méthodes administratives employées en Algérie. L’Anglo-saxon est, pour lui, le colonisateur né. L’exemple le plus caractéristique de cette supériorité britannique lui est d’ailleurs fourni par l’étude comparée de l’administration française et anglaise dans le Nouveau Monde. C’est à propos de l’histoire coloniale du continent nord-américain que Tocqueville peut apprécier mieux que nulle part ailleurs l’échec français et l’extraordinaire succès anglais. Le champ clos où se joua le destin de l’empire français est justement le Canada. Tocqueville fit un séjour d’un mois au Canada au cours de son périple américain et nous laissa des notes de voyage. [6] Si le Canada n’est pas, comme les Etats-Unis, au premier plan de ses préoccupations, il en est à maintes reprises question dans les notes dont il accompagne son œuvre. Quelle signification revêt le Canada pour Tocqueville ? C’est d’abord, historiquement, l’échec de l’entreprise de colonisation française en Amérique du Nord. C’est un précédent, une référence historique qui doit inciter les Français à ne pas recommencer les mêmes erreurs. À ce sujet, Tocqueville associe sans cesse ce précédent historique à une réalité qui s’ébauche sous ses yeux : l’Algérie. Parlant de la Nouvelle-France, Tocqueville écrit : « Cela se passe sous Louis XIV, ces édits sont contresignés Colbert. On se croirait déjà en pleine centralisation moderne et en Algérie. Le Canada est, en effet, l’image fidèle de ce que l’on a toujours vu là. ». [7] L’échec français et le succès florissant des Anglais retiennent l’attention de Tocqueville. Est-il d’ailleurs un phénomène plus curieux que la croissance des colonies françaises et anglaises dans le Nouveau Monde ? Tocqueville éprouve une certaine nostalgie en se souvenant que l’histoire coloniale des deux pays commença à la même époque. En effet, quand en 1607, le capitaine Smith fonde à Jamestown le premier établissement anglais permanent, les Français ont déjà reconnu le cours du fleuve Saint-Laurent. En 1608, Champlain fonde Québec. Un peu plus de 150 ans plus tard, tout est consommé. Le traité de Paris du 10 février 1763 consacre la perte de la Nouvelle-France que les troupes anglaises occupent depuis trois ans. Ce traité, qui laisse indifférente une opinion publique française peu soucieuse de « quelques arpents de neige », n’en est pas moins le début de la suprématie anglo-saxonne dans le Nouveau Monde. « Nous sommes exclus, dira Chateaubriand, du nouvel univers où le genre humain recommence ». [8] Mais le Canada est aussi une réalité vivante, un phénomène sociopolitique unique qu’analyse Tocqueville. Comment demeurerait-il insensible au curieux destin de ces populations françaises établies au sein d’un continent où dominent la race, la foi, les lois et les usages anglo-saxons, abandonnées de la métropole mais restées pourtant survivantes. Tocqueville homme partagé : aristocrate de cœur, démocrate par raison, découvre au Canada français, en dépit de la présence anglaise, le visage même de l’ancienne France : « J’ai retrouvé au cœur des paysans les passions politiques qui ont amené notre Révolution et qui influent encore sur notre destinée ». Pourtant, nous sommes dans le Nouveau Monde et il ajoute : « Mais l’esprit d’égalité de la démocratie est vivant là comme aux Etats-Unis » [9]. Tocqueville trouve au Canada, intimement liés, le passé et l’avenir, l’héritage de l’ancienne France engagé dans le processus inexorable de démocratisation qui anime tout le continent américain. Au Canada, il voit des Français se gouverner selon des institutions constitutionnelles britanniques [10] à une époque où, en France, la monarchie restaurée inaugure un régime politique copié sur le modèle anglais. Quel avenir s’offre donc aux Canadiens français ? Subsistera-t-il ce que Max Weber appelle « un parfum de raison latine » dans l’organisation de l’Amérique du Nord ? Autant de questions que suggère à Tocqueville son séjour au Canada. Quand Tocqueville termine, en 1835, le premier livre de « La démocratie en Amérique », dressant le bilan de l’œuvre anglo-saxonne aux Amériques, il ne peut s’empêcher de faire écho à la phrase de Chateaubriand en écrivant : « Il fut un temps où, nous aussi, pouvions créer dans les déserts américains une grande nation française et balancer avec les Anglais les destinées du Nouveau Monde. La France a possédé autrefois dans l’Amérique du Nord un territoire aussi vaste que l’Europe entière. Les trois plus grands fleuves du continent coulaient sous nos lois. Les nations indiennes qui habitent depuis l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’au delta du Mississipi n’entendaient parler que notre langue ; tous les établissements européens répandus sur cet immense espace rappelaient le souvenir de la patrie : c’étaient Louisbourg, Montmorency, Duquesne, Saint-Louis, Vincennes, la Nouvelle-Orléans, tous noms chers à la France et familiers à nos oreilles. Mais un concours de circonstances qu’il serait trop long d’énumérer nous a privé de ce magnifique héritage. Partout où les Français étaient peu nombreux et mal établis, ils ont disparu. Le reste s’est aggloméré sur un petit espace et a passé sous d’autres lois. Les 400.000 Français du Bas-Canada forment aujourd’hui comme les débris d’un peuple ancien perdu au milieu des flots d’une nation nouvelle autour d’eux, la population étrangère grandit sans cesse ; elle s’étend de tous côtés ; elle pénètre jusque dans les rangs des anciens maîtres du sol, domine dans leurs villes et dénature leur langage ». [11] Les vastes projets coloniaux de Richelieu et de Colbert sont anéantis, d’immenses espoirs brisés, toute une population française abandonnée aux nouveaux maîtres anglo-saxons de l’Amérique du Nord. Avant d’examiner les observations que Tocqueville formule sur la situation politique du Canada de 1831 et la vision qu’il a de l’avenir de la population canadienne de langue française, il convient, au préalable, de revenir avec l’auteur sur les circonstances de l’échec français dans le Nouveau Monde. [1] Sédillot, R. Histoire des colonisations, Paris, Arthème Fayard, 1958, p.502. [2] Morazé, Charles. La France bourgeoise, Paris, Armand Colin, 1952, p.31. [3] Prévost-Paradol, Lucien-Anatole. La France nouvelle. Paris, 1869. [4] Tocqueville, Alexis de. Œuvres complètes, édition Beaumont (ci-après désignée OCEB), tome 9, p.196. [5] OCEB, tome 9, p.424. [6] Dans les « Oeuvres complètes d’Alexis de Tocqueville » publiées sous la direction de J.-P. Mayer (ci-après désignées OCEM), ces notes de voyage sont réunies dans le cahier non alphabétique No 1 (tome 5, pp. 74 à 85) et à la rubrique « Canada » du cahier alphabétique A (pp. 210 à 225). À ces notes, il convient d’ajouter l’essai : « Quinze jours au désert » rédigé au cours du voyage canadien et qui figure également au tome 5, pp. 342 et suivantes. [7] OCEM. L’ancien régime et la Révolution. Tome 2, volume 1, p. 287. [8] Groulx, L. Histoire du Canada français. Montréal, Action nationale, 1950-1951, volume 2, p. 272. [9] OCEM, tome 5, p. 216. [10] En l’occurrence, la Constitution octroyée par George III à ses colonies du Canada en 1791. [11] OCEM, tome 1, p. 426.
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