[5]
LE STATUT ÉPISTÉMOLOGIQUE
DES CONCEPTS D'EMPRISE,
DE MANIPULATION MENTALE ET DE SECTE.
Introduction
La problématique traitée dans ce mémoire s'insère dans une histoire si complexe qu'il est impossible de la présenter sans la situer au préalable dans son contexte historique. Qu'on me pardonne cette mise en perspective un peu longue : ne pas le faire m'aurait obligé à faire par la suite de trop nombreuses digressions. La problématique philosophique s'est en effet incarnée au cours des trente dernières années dans une suite d'évènements impliquant des enjeux politiques, religieux et éthiques, aux quatre coins de la planète. Le propre du sage étant d'ordonner, il m'a semblé qu'il était judicieux de commencer par démêler les éléments annexes et historiques, pour dégager ensuite la problématique philosophique, et plus précisément épistémologique, qui fait l'objet central de ce mémoire.
Jusqu'au 20ème siècle, l'Europe en général, et la France en particulier, n'ont connu que très peu de cas d'apparitions de nouveaux groupes religieux. Les grandes religions qu'on trouvait sur le territoire européen étaient le catholicisme largement majoritaire -, l'orthodoxie, le protestantisme, la religion juive et, dans certains pays du pourtour méditerranéen, l'Islam. Hormis cette dernière, les autres religions, communément dénommées sous la bannière de « judéo-christianisme », possédaient peu ou prou les mêmes fondements doctrinaux.
À partir du XXème siècle, et de façon particulière après la seconde guerre mondiale, ces religions ont cherché à se mettre en dialogue, et à s'enrichir mutuellement. Le regain d'intérêt des catholiques pour l'exégèse, qui a conduit à l'une des principales avancées du Concile Vatican II avec la constitution dogmatique « Dei Verbum » sur la Révélation divine, est ainsi clairement hérité des découvertes et des travaux réalisés par des biblistes, théologiens et chercheurs protestants.
Parallèlement à ce travail d'oecuménisme et de rapprochement entre les différentes religions sont apparus des mouvements religieux aux racines religieuses très éloignées, proposant parfois des interprétations fantaisistes de l'Écriture, voire même une ré-écriture et une sélection des textes sacrées, et offrant une spiritualité et des modes de vie sans grand rapport avec les religions traditionnelles.
La première vague de ces mouvements est venue au début du XXème siècle, notamment avec l'introduction des Témoins de Jéhovah sur le territoire européen. Mais ces groupuscules religieux étaient insignifiants.
C'est à partir des années 60 et 70 que le phénomène a commencé à s'accélérer. Une grande quantité [6] de nouveaux groupes, dont certains n'avaient plus rien à voir avec le judéo-christianisme, se sont installés sur le vieux continent. Certains étaient de nature ésotérique ; d'autres se proposaient de faire l'unité entre toutes les religions à travers un syncrétisme religieux assez brouillon ; d'autres affirmaient avoir mis au point de nouvelles méthodes de méditation « transcendantale » ; d'autres encore promettaient des guérisons et des miracles spectaculaires à leurs adeptes.
Dans un premier temps, l'apparition de tous ces nouveaux groupes dans la culture européenne d'après-guerre n'a pas suscité l'hostilité de la population. On les voyait surtout comme des joyeux illuminés. On se souvient de l'émission populaire du Collaro-show au début des années 80, qui proposait chaque jour une nouvelle secte délirante : « La secte de ceux qui s'envoient en l'air » (le sketch montrait des adeptes vêtus de grandes aubes qui jetaient en l'air l'un des membres de leur groupe), ou « la secte de ceux qui boivent cul-sec » (le sketch montraient des adeptes en aube qui se chauffaient le postérieur avec un sèche-cheveux avant d'avaler cul-sec un verre de vin). Voilà comment étaient perçu le phénomène sectaire jusqu'au début des années 80 : des groupes de gens étranges et farfelus, mais plutôt inoffensifs.
Mais les choses vont rapidement changer. En fait, elles avaient commencé à changer au milieu des années 70, avec l'apparition en France de la première association de lutte contre les sectes : l'Association pour la Défense des valeurs Familiales et de l'Individu (ADFI), fondée en 1974 par des familles dont les enfants s'étaient fait embrigader par l' « Association de l'Esprit Saint pour l'Unification du christianisme mondial », plus connu sous le nom de « secte Moon ».
On pourrait s'étonner que les États-Unis, concernés par cette problématique depuis bien plus longtemps que les pays européens, n'aient pas réagi plus tôt et plus efficacement. En fait, une seule raison suffit à expliquer cela : les États-Unis ont été fondés par une multitude de groupes religieux dissidents. La mixité religieuse a donc toujours été une donnée fondatrice de l'identité américaine. L'unité américaine, gage de sa force et de sa cohésion, est ainsi l'obsession de tous ses dirigeants politiques, qui ne peuvent prendre le risque de susciter des divisions internes. Ainsi, la politique américaine a-t-elle toujours promu un libéralisme religieux quasi-absolu, quitte à tolérer l'existence de groupes religieux paradoxalement liberticides en son sein. Si certains villes, voire certains États américains, sont pratiquement sous le contrôle de communautés controversées comme la ville de Clearwater, en Floride (Église de Scientologie), ou l'État d'Utah (Église de Jésus-Christ et des saints des derniers jours, plus connue sous le nom des « Mormons ») le pouvoir central n'a d'autre [7] alternative que de fermer les yeux sur certaines irrégularités, comme la polygamie, par exemple.
Malgré cette situation paradoxale, les États-Unis ont aussi été affectés par l'apparition sur leur territoire de groupes aux mécanismes d'embrigadement agressifs et aux pratiques internes liberticides. Un événement, en particulier, a traumatisé le peuple américain, pourtant éduqué à la bienveillance à l'égard de tous les mouvements religieux : le suicide collectif de Jonestown.
Cette sombre histoire a transformé à jamais le regard du monde occidental à l'égard du sectarisme religieux. Qu'il me soit permis d'en rappeler brièvement l'histoire [1] : Jim Jones était un pasteur, issu des « disciples du Christ », une congrégation protestante qui prêchait pour un monde plus égalitaire et qui luttait contre les discriminations raciales. Jones, qui avait des origines très modestes, avait été fasciné dans sa jeunesse par la doctrine marxiste. Dans les années 60, à Indianapolis, dans le Midwest américain, Jones fonde sa propre communauté : le Temple du Peuple, ce qui allait lui permettre de mettre en pratique ses théories, mélangeant marxisme et Evangile.
Afin d'échapper au contrôle des autorités américaines, Jim Jones décide de migrer avec toute sa communauté laquelle s'était entretemps installée en Californie au milieu de la jungle, en Guyana, seul pays d'Amérique du Sud anglophone. Là, il fonde un village coupé du monde et tourné vers sa gloire personnelle (la ville s'appelait Jonestown, la ville de Jones).
Rapidement, les membres de la communauté déchantent : le rêve que Jones leur avait vendu se transforme en cauchemar. Leurs moindres faits et gestes sont surveillés. Des systèmes de délation interne transforment progressivement la communauté en camp d'isolement et de travail. Ceux qui veulent repartir aux États-Unis en sont empêchés.
Le 15 novembre 1978, Leo Ryan, un député américain, est envoyé à Jonestown avec deux journalistes et un caméraman. C’est en intervenant qu’il va involontairement provoquer le drame à ses dépens. La visite se passe dans des conditions extrêmement difficiles. Des membres de la communauté viennent supplier le député de rentrer aux États-Unis avec lui. Jones prend peur. Au moment du départ du député et de son équipe, il donne l'ordre à ses sbires de les poursuivre, et de les abattre. Après quoi, Jones déclenche une procédure ultime : le suicide collectif de l'ensemble de la communauté. Pour ce faire, les membres de la communauté et les enfants (plus de 300) en premier doivent ingurgiter une [8] boisson composée de jus de raisin, de cyanure et de somnifères. Les membres les plus fanatiques, équipés d'armes à feu, dirigent et surveillent l'opération. Les récalcitrants ne peuvent pas y échapper. En tout, 908 membres de la communauté, hommes, femmes et enfants, vont périr. L'emprise de Jones sur ses adeptes est telle qu'une mère de famille, qui n'avait pu s'installer avec la communauté en Guyana, se suicide en même temps avec ses trois enfants aux États-Unis.
Lorsqu'on découvre le charnier, c'est le choc. Le village est entièrement recouvert de centaines de cadavres qui jonchent le sol, les uns à côté des autres. Les photos font le tour du monde. Quelque chose dans la représentation qu'on se faisait du phénomène sectaire vient d'être irrémédiablement bouleversé. Seuls quelques rescapés (l'un s'était enfui dans la jungle ; une autre s'était cachée sous son lit) pourront témoigner et donner les détails sur ce qui s'était vraiment passé à Jonestown.
Suite à cet épisode, la première association anti-sectes se forme aux États-Unis, sous la forme d'un réseau : c'est la naissance du CAN (Cult Awareness Network : Réseau de vigilance sur les sectes). C'est la fille du sénateur Leo Ryan, assassiné par la secte de Jim Jones, qui dirige cette association. Le CAN déclare la guerre aux groupes les plus controversés : à savoir l'Église de Scientologie, la secte Moon, la secte Landmark Education et la secte des Enfants de Dieu. Ils prônent l'utilisation de moyens violents pour soustraire des adeptes à leur groupe, notamment le deprogramming (déprogrammation), qui consiste à enlever un adepte, à l'isoler de son groupe et à l'abreuver d'informations sur la véritable histoire de son groupe et de son gourou. Cette association ira trop loin dans ces pratiques, et après un coûteux procès perdu, sera rachetée en 1996... par une société affiliée à la Scientologie. Comme par magie, tous les articles critiques à l'égard la Scientologie disparaitront du site internet de l'association. (Chaque secte a tendance à s'auto-absoudre de tout sectarisme, et à reporter toutes les accusations possibles sur ses concurrents).
En 1979, est fondée l'AFF (American Family Foundation) qui sera rebaptisée ICSA (International Cultic Studies Association) en 2004, et dont l'auteur de ce mémoire est un adhérent et un membre très actif. Les membres fondateurs de cette association comprennent dès le départ qu'il leur faut prendre une direction différente : en effet, le phénomène nouveau des sectes est très mystérieux et peu de gens savent expliquer ce qui s'y passe vraiment. Il faut donc commencer par l'observer, l'analyser, le décrypter. Il est indispensable que le monde universitaire développe de nouveaux outils pour appréhender les mécanismes psychologiques, politiques et sociétaux en jeu dans les dérives sectaires. L'AFF porte donc ce projet dans le monde universitaire, et appelle les spécialistes du monde entier, [9] selon les différentes approches scientifiques, à collaborer ensemble pour mieux comprendre ce phénomène. C'est la naissance des études sur le sectarisme, qui se présentent immédiatement comme le croisement de différentes approches scientifiques. La valeur épistémologique de ce nouveau champ d'études est précisément ce qui fait l'objet central de ce mémoire.
L'intuition des fondateurs de l'AFF, qui se définissait volontiers comme un mouvement anti-sectes, était qu'on ne se bat pas contre les groupes sectaires en utilisant des moyens violents. Les dérives sectaires peuvent certes provoquer des dégâts considérables : il est indispensable de prendre du recul et de ne pas répondre aux violences sectaires de façon désordonnée et compulsive.
Cette association va progressivement s’imposer comme une référence internationale d’étude clinique sur le phénomène sectaire. Tous les ans, l’ICSA organise ainsi un congrès dans une grande ville du monde, et invite des chercheurs du monde entier pour présenter leurs travaux. L’association publie également une revue universitaire : L’international Journal of Cultic Studies.
J'ai eu l'occasion de participer à trois congrès de l'ICSA, et d'apprécier l'incroyable qualité intellectuelle de chaque session. Je me permets de signaler, non sans un peu d'orgueil, qu'un premier jet de ce mémoire a été présenté sous la forme d'un poster en juillet 2013 lors du congrès de Trieste, en Italie, et qu'il a reçu, avec deux autres productions, le prix du « meilleur exposé » décerné par les responsables de l'association.
En 1983, un rapport parlementaire intitulé « Les sectes en France. Expression de la liberté morale ou facteurs de manipulation ? » lance pour la première fois le débat sur le phénomène sectaire dans la sphère politique. La question prend une ampleur considérable, et les dirigeants du pays s’interrogent sur la façon d’aborder une question floue, difficile à cerner... et pourtant extrêmement grave. L’opinion publique découvre que derrière des apparences trompeuses, les sectes sont des groupes « hors la loi », qui isolent et manipulent leurs adeptes et peuvent même représenter un danger pour la société.
La conception que l'on se fait des sectes évolue considérablement. Aux sectes représentées comme des groupes de joyeux lurons farfelus dans le Collaro Show succède le fameux sketch des Inconnus sur les sectes. De façon humoristique, les trois comiques dépeignent des adeptes sous l'emprise hypnotique d'un gourou manipulateur et rapace.
Le 10 janvier 1996, le gouvernement français rend publique un rapport sur les sectes, établi quelques mois plus tôt par une commission parlementaire. (Nous appellerons par la suite ce document le « rapport Guyard », du nom de son rapporteur). Cette publication va être la pierre d'achoppement [10] entre les mouvements anti-sectes du monde entier et dont l'État Français défend officiellement la cause, et une multitude de groupes en particulier les sectes désignées dans le rapport mais également une mouvance intellectuelle se faisant « l'avocat du diable » pour ainsi dire, et dénonçant l'action du gouvernement français comme une atteinte intolérable à l'un des principes fondamentaux des droits de l'homme : la liberté religieuse.
C'est en effet la première fois qu'un gouvernement politique déclare ouvertement la guerre à un ensemble de groupes controversés, et établit une liste noire de 173 groupes jugés dangereux et nuisibles pour la société. Précision importante : parmi ces groupes, aucun n'était rattaché à l'une ou l'autre des grandes religions traditionnelles [2].
Il est important de rappeler qu'au cours des trois années qui avaient précédé la publication du rapport Guyard, d'autres événements particulièrement choquants s'étaient produits dans le monde, dont la première vague de suicide collectif de l'Ordre du Temple Solaire en Suisse francophone (une deuxième vague aura lieu en France l'année suivante, en décembre 1995, mais le rapport ayant déjà été présenté à l'Assemblée Nationale ne pouvait donc pas le mentionner).
L'introduction du rapport Guyard commençait par un rapide rappel de ces événements :
- 88 membres de la secte des Davidsoniens morts par suicide ou à l'issue d'affrontements avec la police à Waco au Texas le 19 avril 1993 ; 53 membres de la secte du Temple solaire morts suicidés ou assassinés en Suisse et au Canada le 4 octobre 1994 ; 11 morts et 5.000 blessés dans l'attentat au gaz perpétré dans le métro de Tokyo par la secte Aoum le 5 mars 1995 : sans revenir sur des faits plus anciens - mais tout le monde a encore en mémoire le suicide collectif des 923 membres du Temple du Peuple au Guyana en 1978 - voilà, sur moins de trois ans, le bilan des agissements criminels les plus graves dont se sont rendues coupables certaines sectes. Lorsque surviennent de tels faits, les media s'empressent de titrer sur le phénomène sectaire, l'opinion s'émeut - à juste titre - puis l'attention retombe jusqu'à l'épisode spectaculaire suivant qui fera l'objet du même traitement. Mais, pendant ce temps, un certain nombre de sectes continuent insidieusement à accomplir leurs méfaits quotidiens dans l'indifférence quasi-générale.
Le rapport Guyard était un immense coup de pied dans la fourmilière. Ses auteurs affirmaient avoir consulté un grand nombre de spécialistes, mais également de nombreuses victimes, et avoir même auditionné certains responsables des groupes dénoncés dans le rapport. Compte-tenu de la violence et [11] des menaces dont certains groupes visés par le rapport s'étaient montrés capables par le passé, les auteurs du rapport avaient fait le choix de ne pas révéler les noms des différents intervenants. Ce choix allait bien sûr être montré du doigt par ses critiques comme la signature de l'amateurisme du travail réalisé par la commission.
Pour des raisons qui tiennent à son histoire et à sa culture, la France a toujours encouragé l'esprit critique, y compris à l'égard des religions. Rien d'étonnant, donc, à ce que la France ait manifesté la plus grande méfiance à l'égard de groupes se présentant comme des alternatives aux grandes religions traditionnelles et exigeant un investissement très important de la part de leurs adeptes. Avec ce rapport, la France apparaissait ainsi comme le pays le plus avancé dans la lutte anti-secte. Pour les anciennes victimes de sectes du monde entier, c'était un signal fort et une source d'espoir : la France, pays des Droits de l'Homme, pays de grand leadership intellectuel et culturel, venait de placer ses premiers pions sur le grand échiquier de la guerre contre les sectes.
Sauf que le rapport Guyard contenait, hélas, un certain nombre d'erreurs. Certaines anodines, d'autres assez graves, si bien qu'il n'est pas difficile pour un bon connaisseur de tous ces groupes, considérés comme des « sectes » ou des « nouveaux mouvements religieux », de torpiller le rapport. Et c'est ce qui s'est passé.
Quelques semaines après la publication officielle du rapport Guyard, un certain Massimo Introvigne, directeur du CESNUR (Centro di Studi sulle Nuove religioni : Centre pour l'étude des nouvelles religions), publie une déclaration fracassante, accusant le rapport de parti-pris, d'amalgames grossiers et de manque total de scientificité :
- La définition même de « secte » est non scientifique, inacceptable et fondée sur des préjugés. (…) Cette définition de « secte » n'est guère plus qu'un fourre-tout des accusations portées par le mouvement anti-sectes (et fait peu de distinctions entre les accusations et la vérification des faits fondée sur une étude de la situation) et tient beaucoup plus du préjugé populaire que d'une observation et d'une évaluation objectives des différents nouveaux mouvements religieux mentionnés dans le document. [3]
La déclaration du CESNUR continuait avec une longue liste d'erreurs contenues dans le rapport. La dernière, une confusion entre les termes « plagio » (désignant le phénomène d'emprise, en italien) et [12] « piaggio » (la marque de scooters) portait le coup de grâce :
- Dans la partie juridique du rapport, est mentionnée l'existence en Italie du délit de « piaggio » ou « lavage de cerveau ». « Piaggio » est une marque bien connue de cyclomoteurs italiens. Le délit de « plagio » (ou lavage de cerveau) a été créé par le régime fasciste et a été retiré du code pénal il y a de nombreuses années (en 1981) par la cour constitutionnelle comme contraire à la Constitution italienne. [4]
De toute évidence, de telles erreurs prêtaient le flan à la critique. Les auteurs du rapport s'étaient tiré une balle dans le pied et Massimo Introvigne s'en donnait à coeur joie pour mettre l'ensemble de leur rapport en pièce. La déclaration du CESNUR s'achevait par une conclusion sans appel :
- La commission française a de toute évidence travaillé à partir de sources d'information défectueuses et a complètement ignoré le large corps de matériaux écrits accumulés pendant les vingt dernières années à la fois sur les nouvelles religions en général, et sur des groupes précis en particulier, spécialement ceux qui ont été au coeur d'une controverse publique. (…) En suivant une telle procédure, l'image présentée au public est celle d'une commission opérant comme un tribunal à huis clos qui a abordé son travail avec une animosité contre les « sectes » et déterminée à ignorer toute preuve contraire. Fondé sur une utilisation non critique d'informations imparfaites fournies par les organisations anti-sectes, il ne peut être reconnu comme un document bien informé. (…) Fondé sur les accusations de « témoins » anonymes, il constitue un appel à la chasse aux sorcières contre l'innocent, un comble si on se souvient que la devise par laquelle la France aime à être représentée dans le monde entier est : « liberté, égalité, fraternité ». [5]
Au cours des semaines, des mois et des années qui vont suivre la publication de ce rapport, Massimo Introvigne, avec le soutien d'un certain nombre d'universitaires (dont une majorité de sociologues des religions), va entrer en guerre contre toute la mouvance anti-sectes : à ses yeux, l’ensemble des études sur le phénomène sectaire ne serait qu’une immense imposture, dernier avatar d’un rationalisme français anti-religieux et anti-spiritualiste. Les termes de secte, d’emprise, de manipulation mentale ne recouvriraient aucune réalité précise, mais auraient été inventés pour stigmatiser des personnes qui font des choix de vie différents : Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la gale. Et quand on veut empêcher les gens de croire, on les accuse d’être embrigadés dans des sectes.
[13]
Pour un certain nombre de raisons, l'approche de la politique française à l'égard des sectes a suscité une réaction très mitigée au niveau international. Quelques années plus tard, la France sera ainsi contrainte d'abandonner le principe d'une liste noire de sectes [6]. Elle ne renoncera cependant pas aux principales décisions préconisées par le rapport, en particulier la création d'une mission interministérielle entièrement dédiée à l'observation et à la lutte contre les sectes sur le territoire français [7].
En 2001, la France adopte une loi (dite About-Picard) qui vient renforcer la législation sur la notion d'abus de faiblesse en donnant une définition juridique de l'état de sujétion. Désormais, il est juridiquement possible d'inculper un gourou pour « abus de faiblesse », si on peut mettre en évidence les mécanismes qui ont conduit à cet abus. La loi offre en outre à l'État la possibilité juridique de dissoudre une organisation convaincue de dérives sectaires. Enfin, cette loi donne aux associations anti-sectes reconnues d'utilité publique la possibilité de se porter partie civile dans les procès.
À la lumière de cet historique, on comprend que le statut du phénomène d'emprise est à la fois loin d'être une évidence, mais qu'il est en même temps l'objet d'enjeux colossaux. On découvre parfois, dans les forums Internet de tel ou tel mouvement anti-sectes ou anti-anti-sectes [8] des accusations d'une violence inouïe à l'encontre du camp adverse : on s'accuse mutuellement de fascisme, d'intolérance, de crime contre l'humanité, quand ce ne sont pas des injures verbales et des noms d'oiseaux. Ce sujet touche en effet à l'une des dimensions les plus délicates et les plus sensibles de l'être humain : sa relation à la transcendance, et déclenche par conséquent des réactions épidermiques d'une rare violence. Plus précisément, les anti-sectes accusent les anti-anti-sectes d'entraver le travail de la justice et de la politique. Les anti-anti-sectes accusent les anti-sectes de nier les libertés fondamentales des membres des « Nouveaux Mouvements Religieux » (NMR), et de légitimer une discrimination injuste et douloureuse à leur endroit.
Cela signifie, en outre, que la première difficulté à laquelle est naturellement confronté tout chercheur sur ce champ d'étude est liée à sa capacité d'abstraire sa propre subjectivité de son étude. [14] Comment peut-on rester objectif et mesuré quand le sujet qu'on étudie suscite en nous des sentiments de colère, de dégoût et de frustration ?
La seconde est liée à la tension permanente qui existe entre les deux camps, et qui gène, de façon parfois dramatique, la compréhension du problème. Si certains se sentent humiliés à l'idée de voir leurs croyances et leurs modes de vie qualifiées de « sectaires », les anciens adeptes, qui ont déjà été victimes pendant 5, 10 ou 20 ans, ont beaucoup de mal à supporter le déni du camp adverse à leur égard. Ce sentiment devient insupportable lorsque des théoriciens anti-anti-sectes viennent au secours de leurs anciens gourous. On peut en effet comprendre que si vous avez été soumis pendant un certain nombre d'année à un escroc qui a abusé de votre gentillesse, de votre corps, de votre travail, de vos sous… il est très difficile d’entendre un « expert en Nouveaux Mouvements Religieux » défendre votre ancien bourreau et nier purement et simplement votre statut de victime, vous accusant d'être une personne aigrie, non fiable et revancharde. Il faut en effet préciser que certains défenseurs de la cause anti-anti-sectes dont le fameux président du CESNUR, Massimo Introvigne ne se contentent pas de défendre leurs positions à un niveau purement spéculatif et universitaire, mais viennent régulièrement devant les tribunaux du monde entier pour défendre certains mouvements controversés.
Pour finir de brouiller les pistes, il faut ajouter que le champ d'étude sur le phénomène sectaire est confronté au problème des apparences et des faux semblants : Il y a en effet des groupes dont on croit qu’ils sont des sectes, mais qui n’en sont pas. Il y a des groupes dont on croit qu’ils ne sont pas des sectes, mais qui le sont en fait. Il y a des groupes dont on dit qu’ils sont des sectes, et qui le sont effectivement. Et des groupes dont on dit qu’ils ne sont pas des sectes, et qui effectivement ne le sont pas. Il y a encore des sectes qui accusent d’autres groupes d’être des sectes. Et il y a même des groupes anti-sectes qui reproduisent les mêmes mécanismes que les sectes.
L’étude du phénomène sectaire est-elle une science ? Peut-il seulement y avoir « science » lorsqu'un champ d’étude est l’objet de discussions aussi virulentes ? Lorsque les chercheurs sont parfois à couteaux tirés ? Notre démarche consistera à chercher les articulations de ce problème complexe, afin de proposer des positions nuancées et équilibrées… sachant que nous avançons sur un territoire miné, un champ de bataille où les protagonistes n'hésitent pas à s'accuser mutuellement de tous les crimes, et où l’observateur scientifique est sans cesse séduit ou interpellé par les différents camps.
Si, comme le veut la tradition, la philosophie est la science des sciences, c’est-à-dire la discipline la [15] plus à même d’établir un lien et une hiérarchie entre les différentes branches du savoir, c’est sans doute à travers son arbitrage que se jouera l’issue du grand débat sur les dérives sectaires et sur les différents concepts qui y sont associés. Ce mémoire de Master, bien modeste à l'égard de toute la production sur ce sujet d'étude, se propose simplement de baliser le terrain.
Après quelques clarifications conceptuelles, nous commencerons notre investigation en remettant la problématique dans la perspective du grand débat épistémologique qui a agité les cercles intellectuels dans l'après-guerre : celui de l'ethnocentrisme, auquel notre problématique fait écho. L'étude d'une secte, ou d'un Nouveau Mouvement Religieux (NMR), n'est-il pas comparable au travail de l’ethnologue qui étudie une société primitive ? Qu'est-ce que le long débat entre Claude Lévi-Strauss, Léo Strauss et Charles Taylor peut nous apprendre sur la valeur épistémologique des recherches sur une culture ou une religion différente de la nôtre ? Après cette mise en perspective, nous irons du côté du groupe de chercheurs hostiles aux mouvements anti-sectes, et nous écouterons leurs principaux arguments à l'égard de la non-scientificité des études sur le phénomène sectaire.
Dans la deuxième partie de ce mémoire, nous nous interrogerons sur la spécificité du champ d'études sur le sectarisme. Pour cela, nous passerons en revue les principales composantes de ce phénomène, et les distorsions cognitives qu'il induit chez les adeptes. Nous constaterons que le phénomène sectaire est un mécanisme extrêmement trompeur et pernicieux et que, sans les outils adéquats pour le décrypter, l'observateur extérieur a toutes les chances de se faire manipuler. Nous écouterons ensuite la réponse de Michael Langone, le directeur exécutif de l'ICSA, aux critiques soulevées par Massimo Introvigne sur la non scientificité de l'approche comportementaliste. Nous conclurons par deux « cas d'école » montrant de façon factuelle comment des autorités civiles, religieuses, scientifiques, politiques et judiciaires sont confrontées à cette réalité si complexe, et si trompeuse.
Dans la troisième partie, nous étudierons les principaux critères de discernement : faut-il « juger l'arbre à ses fruits ? », comme le suggère le fondateur du christianisme lui-même ? Quant aux témoignages des anciennes victimes, sur lesquelles se cristallise toute la polémique : quelle valeur convient-il de leur donner ? Les victimes sont-elles les seules capables de parler de façon objective, car soustraite aux mécanismes de manipulation ? Ou bien au contraire, sont-elles susceptibles de déformer la réalité, en raison de leur « échec » personnel ? Après avoir étudié ce difficile problème, nous conclurons cette partie en répondant à l'accusation principale soulevée par Massimo Introvigne et la [16] plupart de ses collègues : est-ce que la lutte anti-sectes ne porte pas en elle le ferment d'une nouvelle persécution religieuse ?
Enfin, conformément aux exigences du Master Enseignement, je proposerai quelques réflexions sur l'application possible de ce mémoire au métier de l'enseignement. Cette partie sortant quelques peu du fil conducteur de mon mémoire, j'ai préféré la traiter de façon séparée, sous forme d'une annexe.
[2] Du moins, c'est ce que le rapport affirmait. En fait, il apparaît que le groupe « Tradition Famille Propriété », d'origine brésilienne, est rattaché à l'Église Catholique.
[3] « Instauration d'un droit de persécution ? » Une réponse au rapport de la commission d'enquête sur les sectes. Document du CESNUR international et du CESNUR USA, 31 janvier 6 février 1996. Ce document est publié dans les appendices de l'ouvrage « Pour en finir avec les sectes. Le débat sur le rapport de la commission parlementaire », sous la direction de M. INTROVIGNE et J. G. MELTON, Paris, Dervy, 1996, pp. 345-350.
[6] La liste des sectes a été officiellement abandonnée par la circulaire du 27 mai 2005 relative à la lutte contre les dérives sectaires.
[7] La Mils (Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes), qui sera rebaptisée en 2002 Miviludes (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires).
[8] Même si cette formule est un peu lourde, elle est préférable à l'expression « pro-sectes » souvent employée par les anti-sectes à l'égard de leurs contradicteurs : Cette qualification est en effet aberrante et constitue un mauvais procès d'intention : le fait de lutter contre les excès des groupes anti-sectes, même de façon erronée et violente, ne signifie pas nécessairement qu'on soit « pour les sectes ».
|