Préface
L'enquête dont les résultats font l'objet du présent ouvrage a été confiée à M. Leiris en vertu de la résolution 3.22 du programme de l'Unesco pour 1952. Celle-ci prévoyait « un inventaire critique des méthodes et des techniques employées pour faciliter l'intégration sociale des groupes qui ne participent pas pleinement à la vie de la communauté nationale, du fait de leurs caractéristiques ethniques et culturelles ou de leur arrivée récente dans le pays ».
Le choix des Antilles françaises comme terrain de recherche répondait à l'orientation que l'UNESCO s'est efforcée de donner aux études faites, sous ses auspices, dans le domaine des relations raciales. Les travaux qui ont été poursuivis dans différents pays ont un caractère commun : le désir d'apporter une contribution positive à la solution du problème racial.
Dans l'état actuel des sciences sociales il est devenu possible, en appliquant des méthodes d'investigation rigoureuses, d'analyser les divers facteurs qui sont à l'origine d'une situation sociale donnée. Or, il existe actuellement des milliers de monographies et d'articles sur les tensions et les conflits raciaux. Leurs causes et leurs effets ont été traités sous les angles les plus divers. Par contre, les situations que l'on peut qualifier d'« heureuses », c'est-à-dire celles qui offrent peu de frictions ou qui évoluent vers un état d'équilibre ou d'harmonie, ont reçu une attention moindre de la part des chercheurs. Le programme de l'UNESCO s'est donc attaché à cet aspect des relations raciales, dans l'espoir que les enquêtes portant sur les effets des politiques d'assimilation ou sur les mesures antidiscriminatoires pourraient fournir des données qui aient une utilité pratique.
Les Antilles françaises représentent un de ces cas privilégies qui demandent à être mieux connus. Il ne suffit pas de s'étonner que les descendants des esclaves libérés en 1848 soient devenus en trois générations des citoyens au même titre que les Normands, les Bourguignons ou les Picards, il faut encore examiner les étapes de cette transformation et, en étudiant la situation présente dans un esprit scientifique, évaluer la nature et l'étendue d'une telle assimilation. Certes, le chemin parcouru en si peu de temps est immense, mais le témoignage que ce livre apporte eût été suspect s'il n'avait également signalé les pierres d'achoppement qui existent encore : M. Leiris les mentionne avec la plus franche objectivité. Dans cette société très composite, la répartition par classes se superpose encore à la répartition par catégories raciales, sans qu'il y ait toutefois coïncidence absolue. L'attitude des Blancs créoles vis-à-vis des mariages mixtes n'a guère varié depuis le temps de la colonie. Il existe surtout des antagonismes, d'ordre économique plus que racial, qui opposent à un patronat essentiellement blanc une masse de travailleurs de couleur. Le tableau n'est donc pas sans ombre.
Cependant, ceux qui seraient tentés d'exagérer l'importance de ces zones obscures feraient bien de mettre en regard des situations qu'ils déplorent celles des régions où a prévalu une politique différente. L'égalité juridique, même si elle ne confère pas automatiquement tous les avantages qu'on a pu en attendre jadis, est une source de progrès car elle est une garantie à la fois de la dignité humaine et de la possibilité pour chacun d'améliorer son sort dans l'ordre légal. Quels qu'aient été les errements du passé, les crises et les reculs momentanés, la politique de la France à l'égard des Antillais de couleur et l'effort accompli depuis 1848 en matière d'instruction ont permis un développement favorable dont l'aboutissement a été la promotion de la Guadeloupe et de la Martinique au rang de départements français.
À travers l'histoire de ces deux départements, M. Leiris a retracé l'évolution de leur structure sociale et montré comment s'est opérée l'ascension des éléments d'origine non européenne (ou non exclusivement européenne) de la population. L'abolition de l'esclavage, la diffusion du patrimoine culturel français dans les masses de couleur et la reconnaissance de leurs pleins droits civiques ont amené une intégration suffisante pour que ces masses apportent aujourd'hui une contribution originale à la culture française et pour qu'on observe dans la plupart des esprits une sensible atténuation des préjugés raciaux qui sont un reliquat de la vieille époque coloniale. C'est dans cette perspective largement humaniste que l'auteur a conduit l'étude qui lui était demandée et qu'il en présente les résultats au public.
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