Introduction
Dans les quelques pages qui contiennent l'essentiel de sa contribution à l'étude de la possession par les génies zâr chez les Amhara ou Éthiopiens proprement dits - pages publiées en 1930, comme appendice à un ouvrage consacré à un manuscrit d'ordre médico-magique que son maître, M. Marcel Cohen, avait acquis lors d'une mission linguistique et ethnographique effectuée au Choa en 1910-1911 - Marcel Griaule notait déjà que dans cette province et dans celle du Bêgamder « très souvent les malades [du zâr] sont des maniaques plus ou moins sincères, dont les bouffonneries et les chants étonnent les gens. On les rencontre aux jours de marché, de fêtes religieuses ou privées, aux endroits où ils sont sûrs de pouvoir rassembler du monde autour d'eux ». Et, plus loin : « Beaucoup de ces prétendus Zar sont des simulateurs en quête d'amusement ou de bonne chère. Le Gouvernement, il y a quelques années, a dû faire battre une proclamation pour réprimer ces abus. Depuis, les possédés sont beaucoup plus rares [1]. »
Donnant, au retour de la Mission Dakar-Djibouti (deuxième expédition Griaule, 1931-1933), un premier aperçu des résultats de l'enquête menée par mes soins auprès de la vieille notable gondarienne Malkâm Ayyahu, du quartier de Baâtâ, possédée devenue spécialiste - ainsi qu'il en est fréquemment - du traitement des maux dont les zâr sont tenus pour responsables et directrice d'un groupe presque exclusivement féminin qui pratiquait le culte de ces esprits, je concluais moi-même par les lignes suivantes : « Chez Malkam-Ayyahou, qu'un grand nombre de zâr différents possédaient, il semblait qu'un zâr spécial fût assigné à chacune de ses activités quotidiennes. [8] Ainsi, c'est en tant qu'Abbâ Yosêf qu'elle remplissait ses devoirs de chrétienne et donnait à son entourage des conseils moraux, en tant que Sayfu-Cangar qu'elle tenait son gandâ [lit. « abreuvoir », plateau pour le service rituel du café] de guérisseuse, en tant qu'Abbâ Qwasqwes qu'elle avait autrefois bâti des maisons pour les vendre, travaillait à la réfection de sa maison actuelle et, d'une manière générale, traitait les affaires, en tant que Sankit, servante négresse de Rahêlo [l'un des plus importants parmi les zâr regardés comme de sexe féminin], qu'elle recevait les hôtes et leur offrait boissons et repas. De même, au point de vue rituel, certains zâr avaient un rôle très nettement défini, - par exemple, Grân Sellatê, au nom duquel Malkam-Ayyahou présidait au dépeçage des victimes des sacrifices. - Regardant vivre Malkam-Ayyahou [...] j'en suis arrivé à considérer que ses zâr lui constituaient une sorte de vestiaire de personnalités qu'elle pouvait revêtir selon les nécessités et les hasards divers de son existence quotidienne, personnalités qui lui offraient des comportements et des attitudes tout faits, à mi-chemin de la vie et du théâtre [...Il] y aurait beaucoup à trouver, certainement, dans l'étude approfondie de ces états ambigus où il semble impossible de doser quelle part de convention et quelle part de sincérité entrent dans la manière d'être de l'acteur [2]. »
Des deux témoignages qui viennent d'être cités, l'on peut d'ores et déjà retenir, d'une part, que dans la vie publique la possession par le zâr prendrait en mainte occasion une allure ouvertement spectaculaire, ceux et celles qui passent pour affligés de ce mal jouant le rôle de baladins qui s'exhibent à la foule ; d'autre part, que dans la vie privée, dès l'instant qu'une personne réputée possédée est regardée comme agissant en tant que zâr un(e) tel(le) quand elle se livre à telle conduite ou tel ensemble de conduites, les génies supposés possesseurs équivaudraient, pratiquement, à des figurations symboliques de ces groupes de conduites et se présenteraient, en somme, comme des personnages mythiques constituant les pivots de [9] multiples actions dont leur intervention fait autant de petits drames. Il est permis de relever que dans la Grèce ancienne c'est à un culte à base de possession, celui de Dionysos, qu'est liée l'apparition de genres théâtraux comme le dithyrambe et le drame satyrique ou silénique [3]. Ce lien admis, on est tenté d'aller plus loin et de regarder comme de même ordre (au moins sur bien des points) les génies possesseurs éthiopiens, - qui non seulement sont des types mais donnent une couleur dramatique aux actions accomplies en leur nom - et des figures appartenant proprement au domaine du théâtre, telles celles qu'incarnaient les acteurs romains des antiques Atellanes ou, en des temps plus récents, leurs successeurs italiens de la commedia dell'arte : caractères modelés par la tradition et qui gardent une certaine fixité à travers les intrigues diverses dans lesquelles ils sont insérés, à chacun d'entre eux correspondant un registre particulier de comportements dans lequel l'acteur puise, au gré de son improvisation.
Dans l'état actuel de nos connaissances, la possession par le zâr apparaîtrait, d'un côté, comme participant du spectacle de la façon la plus directe, du fait qu'elle est prétexte à des danses et à des chants publics ; d'un autre côté, comme méritant à quelque degré le qualificatif de « théâtrale », en raison non seulement de ce qu'il entre, dès le principe, de conventionnel dans ses formes définies par le rituel mais encore de la façon dont on y voit intervenir un lot de personnalités imaginaires aux traits donnés une fois pour toutes, que le patient représente d'une manière objective, parfois même muni (notons-le par surcroît) de parures ou d'accessoires spéciaux qui marquent, comme pourrait le faire un masque, l'effacement du porteur derrière l'entité dont il a à jouer le rôle [4].
Comme répondant à notre notion de « théâtre » au sens strict, doivent être prises, assurément, certaines pratiques dont le [10] but essentiel paraît bien être de divertir une assemblée : les saynètes parodiques, notamment, que des possédés de l'un ou l'autre sexe improvisent parfois au cours des réjouissances qui accompagnent mainte cérémonie. Il est indéniable, également, qu'en dehors même de ses aspects proprement dramatiques le culte des génies zâr comporte un élément de spectacle, si l'on note que la danse et le chant, employés constamment de manière liturgique dans les réunions de zâr, ne laissent pas d'y rencontrer leurs amateurs plus ou moins éclairés qui ne se font pas faute de porter sur eux un jugement esthétique,
C'est, par contre, comme relevant eux aussi du théâtre mais seulement dans une acception des plus larges que pourront être regardés les traits suivants : nature généralement provoquée plutôt que spontanée de la prise par le zâr, faits d'imposture ou de simulation observables si souvent dans ces milieux, part de jeu qui peut intervenir même dans des cas sincères de possession, plaisir que maints adeptes (femmes du moins) trouvent à se costumer et, d'une façon générale, caractère d'exhibition de leurs crises qui paraissent ne guère se produire que dans des conditions à quelque degré publiques.
Outre les manifestations franchement théâtrales auxquelles certaines réunions de possédés donnent lieu quelquefois, seront examinés ici, parmi les matériaux que j'ai pu recueillir sur la croyance aux zâr, non seulement les divers faits qui, d'une manière ou d'une autre, apparaissent comme ressortissant au domaine esthétique et comme contigus au théâtre, mais tous ceux qui semblent propres à montrer le rôle de premier plan joué par la convention et l'artifice (disons, figure à peine métaphorique, la « comédie ») dans la possession telle qu'elle a pu être observée chez les Éthiopiens de Gondar avant la période de l'occupation italienne. A titre comparatif, il sera fait appel à d'autres peuples de l'Afrique chez qui l'on trouve des pratiques du même ordre, ainsi qu'au vodu haïtien, culte syncrétique dont l'origine surtout négro-africaine est clairement établie et qui a pour adeptes des catholiques romains. Pareil examen de faits - dont beaucoup entrent dans le cadre des institutions que M. André Schaeffner, en une esquisse d'ensemble, a désignées sous le nom de « pré-théâtre » [5] constituera [11] un approfondissement, en même temps qu'une vérification, des deux témoignages reproduits plus haut, ainsi qu'une contribution à l'étude de ces « états ambigus » sur l'intérêt desquels mon attention s'était portée en 1934 lors de mon retour d'Éthiopie.
J'ajoute que l'enquête qui constitue la base de ce travail n'eût pas été possible si je n'avais trouvé en la personne du lettré éthiopien Abba Jérôme Gabra Moussié (garom gabra musê), aujourd'hui attaché à la Bibliothèque nationale d'Addis Ababa, un merveilleux introducteur auprès des possédées gondariennes en même temps qu'un collaborateur capable non seulement de me servir d'interprète mais de noter au vol - et de son propre chef - telle déclaration ou réflexion spontanée qui, s'ajoutant à des chansons, des dictons ou des devises, constituaient des matériaux plus vivants que tous ceux que l'on peut obtenir par voie d'interrogation. L'essentiel de la documentation qu'il a ainsi recueillie en langue amharique est contenu dans quatre carnets de poche, qui font partie du fonds Griaule du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Paris où ils portent les numéros 236 A, B, C et D. De ces textes traduits sur place d'une façon toute provisoire seront cités ici quelques passages, dont je sais gré à M. Joseph Tubiana, professeur à l'École nationale des Langues Orientales vivantes, d'avoir effectué la révision.
Le journal que j'ai tenu au cours de la Mission Dakar-Djibouti et qui a été publié sans refonte en 1934 [6] donne la chronique détaillée des mois que nous avons passés, Abba Jérôme et moi, dans l'intimité de Malkâm Ayyahu et des membres de son petit groupe ; on y trouvera notamment les comptes rendus de maintes séances et cérémonies de zâr parmi lesquelles les sacrifices dont la Mission Dakar-Djibouti, afin d'étudier de visu certains éléments du rituel, avait pris l'initiative comme aurait pu le faire n'importe quelle pieuse personne désireuse de s'attirer les bonnes grâces des esprits. Dans ce livre dont sa nature même de journal fait un livre « d'humeur », je crains de n'avoir pas rendu toujours justice comme il aurait convenu à celui grâce à la finesse de qui je puis utiliser aujourd'hui [12] des documents vieux de vingt et quelques années avec la certitude qu'ils présentent un peu plus qu'un intérêt rétrospectif. En un certain sens, cette étude sur les aspects théâtraux de la possession chez les Éthiopiens de Gondar représente donc également un hommage, si ce n'est une réparation, à l'étonnante personnalité d'un ancien compagnon.
[1] Le livre de recettes d'un dabtara abyssin, « Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie » (Paris, 1930), XII, pp. 129-135.
[2] Le culte des zars à Gondar (Ethiopie septentrionale), « Aethiopica, » II, New York, n° 3, juillet 1934, pp. 96-103, et n° 4, octobre 1934, pp. 125, -136. Voir également La croyance aux génies « Zar » en Ethiopie du Nord, « Journal de psychologie normale et pathologique » (Paris, XXXV, 1-2, janvier-mars 1938), pp, 107-125.
[3] Sur le culte de Dionysos comme culte à base de possession, voir H. JEANMAIRE, Le traitement de la mania dans les « mystères » de Dionysos et des Corybantes, « Journal de psychologie... », XLII, 1, pp. 64-82, et plus généralement Dionysos, histoire du culte de Bacchus (Paris, Payot, 1951). Un chapitre de ce dernier ouvrage (pp. 268-331) est consacré à la question des origines du théâtre grec.
[4] Sur le masque comme « mode d'investissement d'une personnalité, d'un rôle », voir Maurice LEENRARDT, Le masque calédonien, « Bulletin du Musée d'Ethnographie du Trocadéro » (Paris, 6, juillet 1933), pp. 3-21.
[5] A. SCHAKFFNER, Le Pré-Théâtre, « Polyphonie » (Paris, 1, 1947-1948), pp. 7-14.
[6] L'Afrique fantôme (Paris, Gallimard, 1934) ; édition augmentée d'une préface et de notes en 1951.
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