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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond Lemieux, “De la nécessité de l'imaginaire.” Un article publié dans la revue RELIGIOLOGIQUES, no 1, printemps 1990, 9 pp. Montréal: UQÀM. M Raymond Lemieux, sociologue, professeur de sociologie des religions à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, nous a accordé le 27 août 2006 son autorisation de diffuser électroniquement cet article. Introduction Lire l'oeuvre de Gilbert Durand, c'est se confronter à l'incontournable de l'imaginaire. S'il est un apport à la pensée occidentale de cette fin de XXe siècle dont nous devons lui savoir gré, c'est bien de rappeler, à temps et à contre-temps, cette nécessité de l'image. Cela a dû prendre un certain courage dans un contexte intellectuel qui, ayant appris à se méfier des apparences, s'est mis à privilégier la quête du caché et l'exhumation des structures formelles comme lieux ultimes sinon définitifs de la vérité, et à soupçonner de naïveté les explorations de terrain trop attachées à ce en quoi le monde se donne à voir. Dans une pensée pourtant tributaire d'une culture qui se proclame elle-même volontiers civilisation de l'image, qui produit et reproduit des images d'une qualité toujours renouvelée et à un rythme accéléré, l'imaginaire est en effet curieusement décrié. Par sa profusion même, il connote l'éphémère, le superficiel, la séduction, l'apparence qui masque le réel. Il semble fait pour la consommation passagère, à l'instar de ces panneaux qui sur les autoroutes nous signalent les routes secondaires et les lieux d'intérêts locaux : nous les enregistrons pour les oublier sitôt dépassés ; sinon, toutes ces informations dont la logique est trop arbitraire, puisqu'elle renvoie au déroulement du ruban routier, risqueraient de nous encombrer l'esprit et de nous faire perdre la route, littéralement. Dire d'une réalité qu'elle est imaginaire, c'est d'emblée la décompter. Évoquer l'imaginaire renvoie ainsi, comme aux belles périodes iconoclastes, à l'impasse, à l'illusion et aux faux dieux, nous inscrivant d'emblée dans une dialectique de la vérité de l'erreur, du bien et du mal, du sens et du non sens, vérité, bien et sens qui seraient, eux, hors image, c'est-à-dire hors cadre et par là même hors d'atteinte pour l'être humain. Cette civilisation de l'image est en effet curieusement religieuse. Convainquant les hommes et les femmes, par expérience, du caractère éphémère et illusoire des satisfactions auxquelles elle leur donne accès, elle les pousse du même souffle, comme des poussières, vers l'indéfini de leur destin. Et les voilà qu'ils cherchent, au-delà des images dont ils sont gavés, ce que le philosophe allemand Bernhard Welte appelle la lumière du rien [1], l'illumination d'un sens qui pourrait, enfin, être délié des contingences de la culture. À cette perte quasi mystique, parfois délirante, dans l'évanescence du réel qui représente une paradoxale séduction pour la science contemporaine, Gilbert Durand oppose un « jardin des racines imaginaires [2] ». À travers un itinéraire qui nous mène de la psychologie jungienne à la réflexologie russe, il manifeste en effet des réflexes de jardinier, utilisant les fleurs exotiques pour mieux mettre en valeur la richesse endogène de ses propres cultures. Comme le jardinier, également, il se soumet à l'ascèse du document, de la collection et de la classification, cherchant lui aussi une théorie fondée, c'est-à-dire enracinée dans le recueil empirique des manifestations de la réalité. Cela l'amène à découvrir, au sens le plus littéral du terme, des structures. S'il les appelle ainsi, nous dit-il presque en s'excusant, c'est pour mieux se démarquer de ce qui a quelque peu traumatisé son enfance, l'historicisme, c'est-à-dire ce sens obligé de l'histoire qui a mené au non-sens, ce « nihilisme effroyable » [3] dont l'effet pervers semble précisément conduire à la ruine de la philosophie. Et derrière cet historicisme, sans doute cherche-t-il à débusquer toute théorie a priori qui forcerait la réalité à entrer dans l'ordre de ses catégories plutôt que de se mettre au service de la réalité. Certes nous développons, à mesure que nous lisons Durand, une réelle empathie. Mais pourtant ce « jardin des racines » peut ressembler étrangement, lui aussi, à un jardin des délices. Il nous séduit, mais saurait-il nous convaincre ? À rappeler la nécessité de l'image, c'est-à-dire ce en quoi nous ne saurions nous en passer, ne risque-t-il pas de faire jouer la séduction d'images nécessaires et de provoquer, à son tour, un paradoxal retour d'effets pervers ? L'utilisation du concept d'« archétype » notamment, nourrit notre perplexité. Dans une lecture superficielle, elle prend fonction d'un lieu fondateur irréductible, une sorte d'image première qui ne donnerait pas prise à l'analyse comme le font les images qui en sont dérivées, autrement dit, une sorte d'image ontologique court-circuitant la dialectique du réel et de la réalité. Il y aurait un curieux et paradoxal retour de l'historicisme dans une théorie de l'image qui laisserait supposer un ordre nécessaire, parce que fondé dans le réel de l'imaginaire. Durand peut très bien se défendre d'un tel travers, comme Jung pourrait sans doute le faire face à ses propres lecteurs abusifs. Il répondra alors que le concept d'archétype, comme d'ailleurs celui de réel - et au bout de la ligne celui de dieu - est un concept vide que les cultures, sans cesse, remplissent. Il représente le lieu de tous les possibles. Il n'a pas de sens tant qu'on ne lui a pas donné de contenu, autrement dit tant que les êtres humains, ses utilisateurs, ne le font pas agir comme pivot de l'ordre imaginaire qui est condition de possibilité de leur existence. Ce lieu vide, chaque civilisation le remplit du contenu qui lui convient et qui, par le fait même, la définit comme civilisation. L'archétype, tout conjoncturel qu'il soit dans son contenu, est bien concret et s'impose. Ne peut-on pas chercher, dans cette ligne même, le point d'ancrage de toutes les civilisations humaines, une sorte de point alpha de l'hominisation ? L'enjeu de la théorie devient alors de nous donner la capacité logique de penser le monde et l'être humain, et pour cela de s'en représenter le lieu nodal. Mais cette pensée du monde est-elle une adéquation au réel, ou une autre façon, encore, de l'imaginer ? La question, à ce point aussi, reste entière. Qu'est-ce qu'un archétype ? Le lieu nodal du monde, ou le lieu nodal de notre pensée du monde ? Nous ne méprisons pas, loin de là, cette recherche des points limites, ni ceux de l'origine ni ceux de l'eschaton. Nous ne méprisons pas non plus l'élan de l'esprit qui y tend, ni la lumière qui peut s'imposer à ceux et celles qui s'y exposent. Mais une théorie de l'imaginaire, quand elle se présente ainsi comme une explication du monde et de l'être humain, n'est-elle pas foncièrement, à son tour, une théorie de la connaissance ? Et n'est-elle pas également, à l'instar de toute théorie, une production d'imaginaire, la mise en scène (qui se veut) contrôlée d'un objet construit. Rappelons simplement, avec Bachelard, que la pensée aussi est une pratique des limites, c'est-à-dire de la finitude. Il ne saurait y avoir d'archétypes imposés à l'esprit qu'en tant que fictions, nécessaires mais provisoires.[1] Bernhard Welte, Das Licht des nichts. Von des Möglichkeit neuer religiöser Erfahrung, Düsseldorf, Patmos Verlag, 1980. Tr. fr. Jean-Claude Petit, La lumière du rien, Montréal, Fides, 1989, 95p. [2] Gilbert Durand, « La sortie du XXe siècle. Meine Zeit (Thomas Mann) ; le grand désenchangement », dans La liberté de l'esprit, no 12, Paris, Hachette, coll. « Pensées hors du rond », juin 1986, 70-96. [3] Ibid., p. 75.
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