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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Raymond Lemieux, Sur le sens d'être minoritaire.” (1998)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond Lemieux, Sur le sens d'être minoritaire.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Bertrand Ouellet et Richard Bergeron, Croyances et sociétés, Première partie : “Nouveaux mouvements religieux et vie en société”, pp. 19-32. Montréal: Les Éditions Fides, 1998, 500 pp. Collection: Héritage et projet, no 59. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 29 août 1998.]

Introduction

On qualifie volontiers les nouveaux mouvements religieux de minoritaires. Je voudrais simplement tenter, aujourd'hui, de saisir un peu mieux ce que peut signifier ce terme, une fois qu'on l'a dégagé des pseudo-évidences qui trop souvent le nourrissent. 

Désigner quelqu'un ou quelque chose (un phénomène social, par exemple) comme minoritaire n'a rien de neutre. Cela s'inscrit au contraire dans une stratégie discursive, le plus souvent inconsciente, certes, qui implique des forces sociales souvent plus ou moins stables, une vision du monde plus ou moins explicite, bref qui traduit une dynamique sociale complexe. Dans les actes de langage, on le sait, les signifiants prennent sens par leur opposition à d'autres signifiants, dans des disjonctions sémantiques [1] : beau / laid, juste / injuste, blanc / coloré, culture populaire / culture savante, etc. Il en est de même du concept de minoritaire : il nous renvoie logiquement à son opposé, le majoritaire. Et dans un contexte social donné, quel qu'il soit, c'est ce binôme, minoritaire / majoritaire, qu'il faut considérer si on veut comprendre cette dynamique. En désignant ce qui est différent, on se donne la possibilité de saisir ce qui s'entend sous un terme commun. Quels sont donc les jeux de minorité / majorité auxquels nous renvoient aujourd'hui les religions dites minoritaires ? D'abord, qui sont les minoritaires ? Qu'est-ce qu'une religion minoritaire ? À quelle majorité, dans chaque cas, sommes-nous renvoyés ? 

Telle est ma toute première question, banale à première vue mais ouvrant des espaces extrêmement variés sur le terrain. 

Encore une fois, un acte de langage comme celui qui consiste à minoriser un groupe n'est jamais une opération culturellement neutre. Les mots - cela est une évidence pour ceux qui travaillent des questions comme celle des sectes, des mouvements religieux - sont bien souvent des armes, avant d'être des outils de connaissance. Dans le cas présent, ils nous font entrer dans une dynamique d'inclusion / exclusion et une telle dynamique repose elle-même sur un système de valeurs, une certaine vision du monde. Les mots ne font pas que désigner le monde, ils l'actualisent. Ils en traduisent la dynamique au sens étymologique du terme : trans-ducere, conduire à travers ; les mots font passer à travers eux les rapports de forces, les luttes, les stratégies identitaires, les affirmations de privilèges, les grandes et petites souffrances comme les grands et petits bonheurs. Deuxième série de questions, donc : quelle est cette dynamique, dans le cas des minorités religieuses ? Quels en sont les enjeux ? 

Tous les groupes humains développent des stratégies de langage qui consistent à conforter leur image aux yeux de leurs membres, en marquant ce qu'ils intègrent et surtout ce qu'ils n'intègrent pas. Dire ce que l'on exclut, c'est d'abord le rapporter à soi-même ; c'est assurer sa propre consistance identitaire. Parce que l'identité des groupes humains est pour une bonne part un effet de langage, elle se constitue, précisément, dans l'acte par lequel ces groupes désignent « les autres ». Une telle désignation permet à leurs membres de supposer cette « identité », ce « commun » qu'ils se prêtent à eux-mêmes en s'associant à une collectivité. Mais à force de parler des autres, on évite aussi de devoir parler de soi. On se dispense de rendre compte de la supposée identité qui constitue le même, le nous, le « nous autres » qui s'oppose à « les autres », comme le montre Yuki Shiose dans sa thèse sur Les mutations sociales à l'école primaire [2]. On fait l'économie de devoir parler de ce dont est faite la majorité. 

On aboutit ainsi à deux paradoxes, d'autant plus actifs puisqu'ils sont en quelque sorte poussés à l'extrême par la mass-médiatisation des cultures contemporaines. Premier paradoxe : une minorité est d'autant plus minoritaire qu'on en parle beaucoup. Voire : plus on en parle, plus elle devient minoritaire. Ceux qui possèdent les traits par lesquels on la désigne sont appelés, par cela même, à intérioriser toujours davantage ces traits, ou plutôt, devrais-je dire, à les extérioriser toujours davantage, à les faire voir, puisque ce faire voir de la différence conforte le conformisme de ceux dont ils se distinguent. C'est bien ce que montrait Leon Festinger, déjà, dans sa célèbre étude de psychologie sociale intitulée L'échec d'une prophétie [3], en 1956. Deuxième paradoxe, corrélatif au premier : plus les minorités sont ainsi désignées et décortiquées par le « nous » implicite qui met en scène leurs différences, plus ce « nous », celui de la majorité, passe au statut de non-dit. En effet, dans la mesure où il se constitue essentiellement en parlant des autres, il n'a pas besoin de parler de lui-même pour exister. Tout simplement, il va sans dire. Il fonctionne, en quelque sorte, par évidence. 

Dès lors, si on veut comprendre le sens d'être minoritaire, dans une situation sociale donnée, il est extrêmement important de saisir la stratégie discursive qui produit cette minorisation. De quelle majorité relève-t-elle ? Par rapport à qui, par rapport à quoi les mouvements religieux, dans les sociétés contemporaines, sont-ils minoritaires ? Bref, que nous disent-ils de la société globale dont ils représentent des marges ?


[1] Voir Algirdas-Julien GREIMAS, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, 256 p. ; Du sens. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, 314 p.

[2] Yuki SHIOSE, Les loups sont-ils québécois ? Les mutations sociales à l'école primaire, Québec, PUL, 1995, 224 p.

[3] Leon FESTINGER, Hank RIECKEN et Scanley SCHACHTER, L'échec d'une prophétie, traduit de l'anglais par Sophie Mayoux et Paul Rozenberg, Paris, PUF, 1993, 252 p. Édition originale : When Prophecy Fails : A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, University of Minnesota, 1956.


Revenir au texte de l'auteur: Raymond Lemieux Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 10:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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