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Première partie.
Culture et critique
“Violence et volonté.”
Georges LEROUX
- Quelques constantes
de la théorie de l’action
et de la critique
de la culture
- Sans doute faut-il souffrir violence pour le royaume, mais aussi ce sont peut-être les violents qui le prennent de force.
Matthieu, II, 12
Le travail que je présente ici est l’aboutissement d’un double effort. On y reconnaîtra en effet les marques d’une réflexion sur le concept de volonté et sur son insertion implicite dans toutes les problématiques auxquelles le concept de violence se trouve lié. A cette réflexion s’est superposé un effort pour penser, dans ce champ conceptuel particulier, ce que signifie pour la philosophie la tâche de critique de la culture qu’elle s’est toujours assignée. De cette superposition on peut attendre la dissolution de quelques ambiguïtés relatives à la critique de la culture. Les points de suture de ces deux efforts étant par trop récents, on m’excusera de leur caractère peut-être trop manifeste.
La première ambiguïté de la critique philosophique de la culture est celle qui s’attache aux objets de la critique. Leur statut est imprécis. Dans sa généalogie des régimes politiques, Platon critique la dégénérescence d’une idée, mais son entreprise est également susceptible d’une lecture qui y voit les linéaments, repris ensuite par Aristote, d’une politique descriptive. On citera aussi l’exemple de Marx au sujet duquel s’affrontent la dialectique et l’économie politique. On ne sait donc où situer un discours qui n’est ni une pure morphologie, ni un projet inédit, ni l’étude des formes advenues d’une culture, ni une proposition des formes à venir.
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La seconde ambiguïté concerne le discours lui-même et vient du malaise à définir le style que doit emprunter une tâche qui n’est ni une science, ni une prophétie. L’analyse des cultures passées, en particulier, pose la difficile question de la compétence philosophique à leur sujet. L’archéologie du savoir, l’Idéologiekritik de Habermas, l’herméneutique sont autant d’options dans ce débat.
Ainsi, ce que signifient pour la philosophie tout autant la culture que la critique rendent profondément ambiguë l’expression programmatique d’Adorno, Kulturkritik. Il faut renoncer à résoudre abstraitement ces ambiguïtés, et je me propose de parcourir plutôt un itinéraire destiné à fournir l’exemple d’un travail possible. Dans ce parcours, une seule équivalence sera requise : on postulera que lorsqu’il s’agit de philosophie, la critique de la culture s’entend des discours et non des objets. Il s’agit là non d’une exclusion mais d’un privilège. Au terme de cet itinéraire, on tentera de formuler quelques propositions pour clarifier nos ambiguïtés.
Cet effort de clarification, j’entends l’effectuer par le moyen de deux analyses qui constitueront des exemples et qui sont reprises de problèmes reliés à la théorie de l’action. J’aimerais montrer à l’aide de ces exemples que les constantes de la critique de la culture sont en fait pour la philosophie les constantes de la théorie de l’action et qu’il est assez difficile d’éviter cette identification.
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1. Le problème précis où je veux d’abord chercher un révélateur de nos ambiguïtés et le principe de leur éclaircissement est celui de la violence politique. Il sera utile de l’étudier dans deux contextes susceptibles de donner à nos questions concernant la critique de la culture les dimensions du passé et du présent. Le premier contexte sera global et historique : c’est celui des conceptions de la violence dans des cultures passées, conceptions dont nous essaierons d’extraire un schéma simple. Le second contexte nous fournira un exemple plus récent ; il sera particulier et plus déterminé. Il s’agira de quelques coupes faites dans la théorie de la révolution de Marx à Merleau-Ponty, dont nous tirerons quelques constantes qu’il sera intéressant [17] de reporter sur notre premier schéma. Si l’on demande ce que ces deux contextes ont de commun, on répondra qu’il s’agit de discours, c’est-à-dire de données culturelles, assez éloignées des faits bruts et que là est, à ce registre de l’idéologie, selon toute hypothèse, la culture dont la philosophie serait la critique. Si l’on demande en plus ce qui fait de cette critique une tâche philosophique, les deux analyses qui suivent voudraient répondre en disant que l’intelligibilité particulière qu’on espère en dégager concerne des concepts et que là réside, en toute vraisemblance, le point d’ancrage d’une philosophie.
2. La tradition et l’histoire des mentalités montrent que l’humanité a généralement conçu la violence comme un produit culturel et que la plupart des cultures ont développé le rêve d’une existence non-violente, une utopie, une République platonicienne. Une telle représentation de la violence comme un phénomène qu’il dépendrait de nous d’abolir va de pair avec la constitution des tâches politiques claires et précises. Ces tâches rencontrent néanmoins un obstacle sérieux de ce fait qu’elles se trouvent inscrites dans un cercle où elles se voient contraintes de redoubler ce qu’elles doivent annihiler. Le paradoxe de la violence pour la non-violence est de ceux qu’une théorie politique, en particulier la théorie de la révolution, n’arrive jamais à évincer et autour duquel gravitent toutes les philosophies politiques.
Pour répandue qu’elle soit, cette conception n’est cependant pas la seule. Beaucoup de théoriciens, et en nombre croissant, pensent la violence comme un phénomène naturel, inaliénable, inévitable. Dans cette perspective, une violence sismique n’est ni plus ni moins naturelle qu’une violence politique ou criminelle. Comme le montre l’exemple de l’anti-psychiatrie, ces conceptions nous reconduisent très rapidement à une ontologie de type stoïcien où la violence n’est qu’une figure de la totalité des mouvements de dilatation ou de contraction du monde et de la société.
Quiconque veut penser la culture aujourd’hui et y agir doit s’être situé en face de cette représentation particulière de la polarité nature-culture pour en vérifier la pertinence et s’il ne veut pas vivre sur la tranche effilée de ce débat, pour la dépasser.
L’analyse qui est proposée ici pour clarifier ce premier contexte culturel du problème de la violence politique se donne comme la continuation d’un effort antérieur pour articuler ensemble les concepts [18] de violence et de volonté. Toute analyse du phénomène de la violence est en effet rapidement rapportée à la distinction des violences voulues et des violences involontaires. Plusieurs exemples pourraient illustrer cette distinction, mais il suffira de rappeler ce qui sépare, au niveau du sens commun, un violent orage d’une violence politique, pour reconnaître dans le premier ce qui échappe à la volonté, son envers irrationnel et dans le second la violence comme une caractéristique voulue.
Dans le cadre d’une critique de la culture, il faut poursuivre plus avant l’analyse en interrogeant cette distinction, en essayant de la retourner et de la déconstruire pour en vérifier le développement et les effets. Une telle distinction des violences naturelles et des violences culturelles n’est qu’au premier abord évidente, car c’est une distinction construite lentement par la pensée occidentale et que chaque culture reprend à sa manière en la réinterprétant.
Plusieurs propositions se trouvent emboîtées dans ce qui vient d’être énoncé, et il ne saurait être question de les valider toutes. Il importe cependant de les reformuler de manière ordonnée, avant de s’attacher à l’une d’entre elles.
- * On peut distinguer des violences dites voulues ou culturelles et des violences involontaires ou naturelles ;
- ** Cette distinction est un produit culturel ;
- *** En tant que produit culturel, cette distinction diffère selon les cultures et se modifie avec elles.
La première proposition est de sens commun ; il s’agit d’une distinction purement empirique dont une philosophie peut vouloir proclamer l’irréductibilité, mais qui constitue un discours attesté. On peut contester qu’il puisse y avoir des violences volontaires, mais l’énoncé qui attribue certaines violences à des volontés individuelles ou collectives est présent dans la presque totalité des cultures. Ce seul fait suggère qu’on cherche plus avant le niveau d’une analyse de la violence politique.
La seconde proposition paraît au premier abord plus intéressante pour notre problème ; elle est aussi plus facile à vérifier. Il est assez malaisé en effet de nier que la distinction des violences volontaires [19] et involontaires soit elle-même le produit de cultures données, tout comme le concept de volonté qu’elle exige pour se formuler. Par produit culturel, on entend ici une détermination construite, donnant lieu à des concepts distincts et articulés. Cette différenciation conceptuelle permet de constituer une matérialité linguistique nouvelle où elle se laisse repérer. L’exemple de la culture grecque archaïque, étudié par Dodds [1], montre bien que la pensée grecque a peu à peu construit cette distinction en construisant son concept de volonté. Au début, dans certains passages d’Homère, la violence naturelle (ouragan, etc.) et la violence des Héros ont une même origine : l’aveuglement [atè]. Cette origine est le plus souvent divine.
Ce n’est que peu à peu, surtout avec Platon et Aristote, que la réflexion sur la culpabilité et les crimes punissables pousse le langage vers une différenciation articulée.
Nous vivons dans une culture qui a hérité de cette distinction et qui constamment la réinterprète. Cette réinterprétation fait suite à des perceptions toujours différentes de l’action individuelle et sociale. Nous sommes passés d’une vision théomorphique de la violence à une vision anthropomorphique et, depuis Nietzsche, plusieurs indices attestent une interprétation qu’on peut appeler cosmomorphique.
C’est ce mouvement qu’il faut regarder de plus près, et surtout la phase actuelle de ce processus hypothétique dont nous avons fait notre troisième proposition. Correctement analysé, ce mouvement de réinterprétation devrait nous permettre de comprendre en quel sens la distinction est un produit culturel, et conséquemment de vérifier notre première proposition, c’est-à-dire cette distinction elle-même et sa réductibilité.
3. Notre étude sera brève et se répartira selon les trois moments indiqués plus haut. II est assez clair, dans un premier temps, que les cultures archaïques, parmi lesquelles il faut inclure la culture grecque et la culture hébraïque, tributaires de conceptions parentes, donnaient à toute violence le sens d’une forme de l’action des dieux, quoiqu’on doive entendre par là. Zeus et Jahvé sont des dieux violents et vindicatifs, et la typologie de l’action violente est construite dans la forme symbolique de leur volonté. Les guerres sont leur [20] initiative de même que les gestes politiques ; les comportements humains incontrôlés leur sont attribuables. L’analyse du texte d’Homère, où l’on voit Agamemnon reporter sur les dieux la responsabilité de ses égarements montre clairement le théomorphisme des cultures qui manquent pour l’homme d’un concept de volonté qu’ils possèdent pour leurs dieux. L’histoire leur échappe, car elles n’en sont pas la cause. Ce mot théomorphisme est formé à partir du mot plus connu, « anthropomorphisme » duquel la racine est dégagée pour signifier la forme d’expression particulière à une culture.
Avec la philosophie et le dégagement d’une distinction volontaire/involontaire, la culture gréco-romaine et chrétienne parvient à isoler dans un champ séparé la violence humaine et politique. Le contexte originel de cette détermination nouvelle est juridique. Chez saint Augustin, chez Descartes, chez Kant, le raffinement du concept de volonté du juridique au politique sera tel qu’il va conduire et même forcer Hegel à introduire la violence dans le discours philosophique. La phénoménologie de l’esprit est en effet ce discours limite où une philosophie pense en perfection la distinction de la culture et de la nature à l’aide du concept de volonté et formule, par exemple dans le texte de la Philosophie du droit, la distinction des violences attribuables à l’homme et des violences qui ne le sont pas. On accède ainsi à une vision anthropomorphique où parler de violence, c’est d’abord référer à la violence humaine volontaire et où ce n’est que métaphoriquement qu’on parlera d’une violence des éléments ou des dieux. Le mot d’anthropomorphisme, créé par d’Holbach vers 1770 pour qualifier toute représentation des dieux sous une forme humaine, est entendu ici dans le sens plus général de forme d’expression d’une culture, déterminée par une référence à l’action humaine. Ainsi, le passage du théomorphisme à l’anthropomorphisme désigne le renversement des métaphores constantes à l’époque archaïque dans la théorie de l’action. Les expressions de type théologique laissent la place à un rationalisme de la violence, fortement marqué par un contexte politique révolutionnaire, dont plusieurs penseurs font alors la théorie et qui contribuera à resserrer le concept de violence dans le champ de la philosophie politique.
Depuis Nietzsche qui n’a pas vraiment dégagé la volonté de l’ontologie vitaliste de Schopenhauer mais a plutôt fait en sorte de l’y fixer, le rationalisme classique s’estompe et la distinction tend à s’effacer. Les entreprises de Nietzsche et de Freud font peu de place à [21] une volonté autre que le désir et dans le prolongement de cette pensée, que je caricature ici pour le bénéfice d’une systématisation suggestive , toute violence est naturelle, c’est-à-dire déjà inscrite dans une économie, sans origine. Cette résorption, on le notera, est parallèle à la résorption du concept classique de culture dans celui de nature et au surgissement d’un concept nouveau de culture, attribuable surtout à l’anthropologie. Quand on lit par exemple le dernier chapitre du Totémisme aujourd’hui de Lévi-Strauss, on voit clairement que comme « l’intellect », la volonté est en éclats dans le jeu complexe et structuré des échanges. Cet exemple n’est qu’un indice de la présence en juxtaposition avec l’interprétation classique d’une vision qu’on contrasterait bien avec les précédentes en l’appelant cosmomorphique. Décollé de l’action humaine, le vocabulaire de la volonté s’y trouve transféré sur le monde.
4. Le schéma simple qu’on peut dessiner à l’aide de ces trois interprétations nous met au coeur de notre problème. Sans doute une culture peut-elle être brièvement caractérisée par un type d’interprétation de la violence, redevable à un cadre général appelé ici morphisme, mais les trois types que nous avons distingués constituent aussi bien le répertoire des choix possibles que la marque concrète d’une culture particulière. Dans un même moment, certaines sciences prennent la violence à la lettre et certaines philosophies les suivent ; ne renvoyant à rien d’autre qu’à elle-même, la violence n’est alors pas inscrite dans le réseau des signes de la volonté, et ce concept perd alors toute pertinence. Mais en contre-position, la perception empirique, le sens commun maintiennent la distinction des violences volontaires et involontaires. On continue alors de parler de la violence comme d’un comportement qui renvoie à des intentions et des buts et sur la base duquel on peut construire une théorie de la violence politique. Ces différences sont constitutives des idéologies et ce sont elles qu’une philosophie doit chercher à éprouver s’il doit y avoir une signification commune de l’action et un peu de clarté dans le discours.
Il faut donc essayer de voir si la distinction des violences est une distinction irréductible et quelle est la portée de ses significations culturelles, ou si c’est une distinction qu’une culture peut oblitérer au profit d’une conception univoque et partagée par toute une société. Là est aujourd’hui la question de la liberté. Faut-il en effet [22] travailler à interpréter la violence pour la comprendre, en voir les origines, la juger, la critiquer et l’utiliser ou se résigner aux constantes historiques de l’action violente, dont seule la science pourrait nous communiquer la teneur tout en nous interdisant le rêve d’une existence non-violente et le projet des actions qui y conduisent.
5. La suite de notre parcours demande qu’on rapporte à ce schéma historique, où nous avons voulu lire à la fois une évolution et une question, quelques exemples récents de la théorie de la violence politique. D’une première façon en effet, c’est dans la théorie politique que la distinction des violences volontaires et involontaires trouve, depuis Hegel, son champ privilégié d’expression. Seul un anthropomorphisme en effet peut supporter une théorie de la révolution dans le double sens de renversement et de renversement voulu. D’une seconde façon, c’est en voyant dans quelle mesure cette distinction sert à structurer les idéologies politiques que ces théories véhiculent qu’on pourra le mieux en vérifier l’irréductibilité. Je me propose de tailler dans le vif des textes, en procédant chronologiquement, de Marx jusqu’à nous. Cette brève enquête devrait nous montrer qu’il est assez difficile de penser la révolution et la violence politique sans faire intervenir la polarité conceptuelle dont nous interrogeons le statut culturel.
Nous trouvons chez Marx quelques textes où l’ordre du politique est identifié simplement à l’ordre de la volonté, mais plus nombreux sont ceux où cette identification se fait par opposition à l’état social, alors qualifié de « naturel ». Par exemple, dans l’article rédigé en 1844 dans « Vorwarts » au sujet de la révolte des tisserands de Silésie, Marx fait correspondre à l’affirmation : « Le principe de la politique, c’est la volonté. » [2] un développement sur la nécessité de tirer de la situation sociale le principe du changement social, et de ne pas l’attendre de l’État. Cette polarité est classique dans sa pensée et elle a donné lieu à autant d’interprétations divergentes qu’il y a eu d’interprètes. [3] Il n’est pas nécessaire que nous choisissions ; il suffit de noter que la théorie de la révolution se construit autour d’une polarité qui doit en cerner les conditions, soit la volonté politique, soit [23] l’état naturel, involontaire des forces productives. Dans l’Idéologie allemande [4], une analyse du rapport du droit aux conditions sociales reprend l’affirmation de l’article de Vorwarts selon un rapport semblable du volontaire et de l’involontaire.
S’il est assez clair que dans la pensée de la maturité de Marx, la révolution est déterminée par l’état des forces productives, comme on peut le voir dans les Fondements de la critique de l’économie politique, il est moins évident à cette période que les forces sociales s’opposent à l’État dominant comme le naturel et l’involontaire à la volonté. C’est cela qui devient explicite chez Engels. L’exemple le plus net pour notre propos se trouve dans l’Anti-Dühring. La violence n’est pas « un simple acte de volonté », mais repose sur l’état économique, sur les moyens matériels qui sont mis à sa disposition. [5] Toute la polémique avec Dühring est construite sur cette subordination de la volonté politique aux forces économiques qu’Engels traduit dans une image : la sujétion du capitaine à l’ingénieur !
Ces oppositions cependant ne doivent pas nous abuser. On peut y lire tout autant le conflit de la volonté révolutionnaire et de la volonté étatique que celui d’un mouvement économique non volontaire à un État dominant. Pour décider ici entre un anthropomorphisme et un cosmomorphisme, il faut interpréter et suivre, qui Calvez, qui Althusser, mais encore une fois cela n’est pas essentiel à notre travail.
En se laissant conduire par cette opposition, il faudrait décrire en les relisant tous les textes où la théorie de la révolution se construit à partir des termes qui la constituent. Il suffira de demeurer dans la foulée marxiste et de citer Gramsci et Rosa Luxembourg. Les citer ensemble, c’est contraster l’organisation et la spontanéité. On retrouve en effet, selon Lukács, chez Gramsci ce qui manquait à Rosa Luxembourg : une médiation dans l’organisation entre la théorie et la pratique. Et cependant même Gramsci était partagé, « incertain entre les deux conceptions du monde et de l’éducation : être rousseauiste et laisser faire la nature qui ne se trompe jamais et est fondamentalement bonne ou être volontariste et forcer la nature en introduisant dans l’évolution la main experte de l’homme et le principe [24] d’autorité. » [6] II faut noter ensuite le contexte pédagogique de ces deux théories de la révolution où vient se prendre le concept de volonté : « Les révolutions ne se laissent pas diriger comme par un maître d’école. » (Luxembourg) et « Tout rapport d’hégémonie est nécessairement un rapport pédagogique » (Gramsci).
Ces deux conceptions n’ont qu’une chose en commun : une certaine position en face de l’immédiateté qui n’est intelligible que par le concept de volonté qui la sous-tend ; d’une part le vouloir sauvage qui veut faire corps avec l’histoire, d’autre part le vouloir organisé qui veut structurer politiquement l’activité révolutionnaire et créer une volonté collective.
Nous arrêterons cet inventaire à Merleau-Ponty, qui nous a donné à deux reprises des pages indépassables tant elles fixent les appartenances conceptuelles des théories politiques qu’il soumet à la critique. Il y a d’abord Humanisme et terreur (1947), puis Les aventures de la dialectique (1955) qui diffère du premier essai sur nombre de points. La différence la plus importante entre ces deux textes sera pour nous la suivante. Dans les deux livres, Merleau-Ponty défend une conception anthropomorphique : la violence, surtout politique, est œuvre humaine, et il dépend des hommes de la dépasser. Mais dans le premier essai, marqué par les grands procès de l’époque, il s’affronte à un marxisme « de droit divin », alors que dans le second, il est surtout préoccupé par la théorie de la révolution comme « fruit de l’histoire », par un marxisme social et économique. L’une et l’autre positions ont pour effet, selon lui, de vider la volonté de sa tâche révolutionnaire [7], et de toutes manières, sont incompatibles. On ne peut réconcilier une proposition qui voit le monde comme un champ de forces anonymes dans lequel la notion d’histoire est dissoute avec une autre où l’on parle de lutte de conscience et de volonté. [8] Essayer de maintenir ensemble ces « deux concepts de la révolution », c’est remplacer la dialectique par l’équivoque.
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6. Si l’on rapporte à notre schéma historique ce lien affirmé du concept de volonté aux théories de la révolution et de la violence politique, on s’aperçoit que la polarité du volontaire et de l’involontaire sert à typer des conceptions de l’histoire et qu’il n’y a pas, comme on pouvait le croire au premier abord, qu’un anthropomorphisme qui puisse rendre compte des révolutions. La question sera maintenant de savoir si le raisonnement par polarité, dont nous trouvons le meilleur exemple chez Merleau-Ponty, est un raisonnement théoriquement significatif et s’il y a lieu de s’intéresser à la juxtaposition du volontaire et de l’involontaire dans la théorie politique. Peut-on penser à la fois la continuité et la rupture, la maturation et l’éclat, la force et la volonté ? Peut-être en effet le logocentrisme de la pensée occidentale, sur lequel on s’attarde parfois, se double-t-il d’un boulo-centrisme dont on cherche à se défaire après qu’il eût été porté à sa limite par Hegel.
Retenons de notre schéma historique la notion de morphisme. Ce concept simple sera utilisé ici comme un concept général et méthodologique, applicable à d’autres aspects d’une culture. Dans le cas de l’action, une analyse du morphisme révèle une structure polaire et permet d’établir pour une culture quel pôle y représente la volonté, et souvent le sujet, et quel pôle est la force, la non-volonté, c’est-à-dire le monde. De la sorte, on obtient un concept assez général pour caractériser tout autant une idéologie et une théorie politique que les cultures où celles-ci s’énoncent.
7. Que le concept de volonté se trouve lié aux idéologies politiques qu’il permet de structurer, et qu’on puisse trouver dans la polarité volontaire/involontaire l’instrument d’une typologie des cultures ne représente pas nécessairement le même phénomène. On aurait là plutôt le jeu des deux côtés d’une même pièce. Un exemple suffira à illustrer cette dernière affirmation. Quand Dodds, à la suite de l’anthropologie, distingue les cultures de « honte » (shame culture) et les cultures de « culpabilité » (guilt culture), il nous fournit une caractérisation simple, établie à partir des comportements sociaux. Si la responsabilité de l’action est déterminée par la pression du conformisme ambiant plutôt que par une morale personnelle, on se trouve dans une culture de « honte ». La vérité de cette distinction par laquelle sont « critiquées » des cultures archaïques aussi bien que contemporaines réside cependant bien plutôt dans les constantes [26] de la théorie de l’action qui autorisent une telle distinction. On ne peut en effet penser une culture de « culpabilité » qui ne possède pas au moins les rudiments d’un concept de volonté, et c’est à ce registre qu’une analyse philosophique de la culture livrera des résultats inédits.
De la même manière, on peut affirmer que ce qui structure une idéologie dans sa généralité la structure également dans ses parties. C’est cela que rend explicite le dégagement de l’appareil conceptuel des théories de l’action dans les théories politiques.
Cette régression d’une analyse de « l’idéologie explicite » aux concepts de la théorie de l’action constitue un problème important pour la critique de la culture. Où situer de telles articulations et que signifie la mise à jour d’une polarité comme celle de l’involontaire et du volontaire ? Le degré d’intérêt de ce travail viendra de ce qu’on voudra considérer comme théoriquement significatif pour la philosophie dans l’approche des faits culturels. C’est ce que je me propose d’élucider, à la suite de notre premier parcours, dans cette seconde partie. Je voudrais, dans un premier temps, montrer la spécificité de ce genre de concepts, qui ne sont ni des concepts métaphysiques, comme on serait porté à le penser, ni le thème généré par une série d’énoncés performatifs, ni même des concepts propres au type d’intelligibilité fourni par une histoire. En un second temps, je me replierai sur l’aspect proprement épistémographique de ce travail et je distinguerai quelques tâches qu’il m’apparaît important d’accomplir.
8. Il faut repousser en premier lieu l’interprétation métaphysique. Sans doute ces concepts de la théorie de l’action ne sont-ils pas nouveaux, et on les trouve dans toute l’histoire de la métaphysique, à commencer par Platon. On peut rapporter en effet la République à un effort pour dégager d’une morphologie des cultures passées une structure conceptuelle qui en serait pour ainsi dire la critique. Cet effort a conduit Platon à chercher dans les concepts de raison et de justice le paradigme métaphysique, construit sur le modèle d’une psycho-politique intemporelle, de l’État et de la culture. Il serait d’autant plus tentant de rapprocher d’une triangulation métaphysique de ce genre la polarité force/volonté et d’essayer de lui trouver comme Platon un concept fondateur et intégrateur que la polarité à partir de laquelle s’est érigée la Métaphysique de la justice est le thème [27] sophiste, très marqué culturellement, de la nature et de la culture, de la force et de la raison, assez parent de celui que nous avons isolé précédemment.
Mais opérer ce rapprochement serait précisément quitter une distinction purement empirique, malgré qu’elle serve à structurer beaucoup d’entreprises théoriques, comme nous l’avons vu. C’est ce geste qui constitue la Métaphysique : trouver un fondement à des polarités, donner des privilèges en créant un genre. Emmanuel Levinas et Eric Weil, l’un à partir d’une réflexion sur la guerre et l’autre à partir d’une analyse de la violence, n’ont pas évité ce glissement. Ils ont hypostasié les concepts que leur effort avait péniblement dégagés de la réalité culturelle, donnant ainsi à toute leur entreprise un caractère platonicien très marqué.
On peut essayer de maintenir qu’il est possible d’opérer autrement et de recevoir la théorie de l’action sans construire l’édifice parallèle de la Métaphysique. Il suffit pour cela de tenir une distinction au niveau de concepts caractéristiques et d’éviter à son sujet la recherche d’un genre ou d’une cause.
9. Une seconde interprétation consisterait à voir dans la distinction force/volonté la double caractéristique des énoncés performatifs repérables dans le discours sur l’action d’une culture. On y verrait alors le double registre où chercherait à se dire la protestation de non-coïncidence des requêtes individuelles et des systèmes de rapports qui structurent une société. Ou encore les figures les plus ordinaires de l’exhortation et de l’incrimination. Une objection simple à cette interprétation est qu’elle nous contraint à ne considérer aucun des énoncés où les concepts de force et de volonté figurent comme des propositions. Manifestement c’est trop réduire, en particulier les théories politiques.
10. S’agit-il davantage de concepts servant à formuler des lois historiques, en particulier ce type de propositions où s’inscrit la finalité ? Cette interprétation insérerait le concept de volonté dans le discours historique de manière telle qu’il y indique la signification des actions auxquels il correspond.
De toutes, cette question est la plus délicate, car elle concerne la possibilité de conserver à une polarité force/volonté, observée dans des cultures passées, un statut significatif. Cela revient à demander [28] l’intérêt qu’il y a à repérer de telles polarités et à chercher si le procès de l’actuel peut retirer quelque chose de l’analyse du passé. Ce problème mérite d’être circonscrit ; on s’apercevra que c’est par là que la nature proprement épistémographique du travail sur de tels concepts nous est le plus largement manifestée.
Le vocabulaire de la volonté est lié aux considérations de finalité dans le discours historique. Il sert le propos général de dégager des intentions, lesquelles fournissent d’une action une représentation plus intelligible qu’un récit neutre. À ce niveau l’affirmation que les Juifs portugais ont voulu se convertir au 17e siècle pour éviter les persécutions paraît plus intelligible que l’affirmation simple : « ils se sont convertis ». Cette dernière est néanmoins dégagée de la cause et pourtant elle peut être dite équivalente à : « ils ont voulu se convertir ». Cette juxtaposition simple veut montrer que le vocabulaire de l’action est en soi factuel, pour la raison simple qu’on peut observer une contrainte ou une volonté, et qu’il est distinct de la considération des fins, lesquelles ne sont jamais observables, à moins d’être explicitement énoncées. Si donc le vocabulaire de la volonté est lié aux considérations de finalité, c’est au titre de la connivence de la volonté et des motifs, mais non en raison de ce qui pourrait passer pour leur identification.
Ce dégagement fournit un résultat important. Dans l’analyse de faits passés, la volonté peut être un fait observable et ce caractère est parallèle à son observabilité dans les discours que nous avons étudiés. Il faut s’abstenir de trop rapprocher cependant la volonté observée dans les faits et la volonté qui structure une idéologie, de crainte de noyer nos questions qui ne se situent pour le moment qu’au second registre.
11. Il ne reste qu’une voie pour considérer comme théoriquement significatif le dégagement de tels concepts. Il s’agit de les considérer comme des marques, sans les gonfler et sans les réduire, sans les référer à la finalité et sans les identifier aux faits historiques. Faire le répertoire de telles marques, c’est précisément constituer une épistémographie, au terme de laquelle on aura un inventaire des concepts qui autorisent les produits culturels et les idéologies.
Cette perspective nous aide à préciser la nature des objets d’une critique philosophique de la culture. Il s’agira toujours plutôt des [29] concepts qui rendent possible la structuration d’une idéologie que des thèmes explicites qu’elle véhicule. Cette définition correspond bien à la nature traditionnelle des objets de la philosophie, dont la caractéristique principale est de n’être pas immédiats. De la sorte on évitera l’ambiguïté qui s’attache aux travaux de morphologie et d’analyse propres aux sciences humaines et que la philosophie n’a pas avantage à redoubler. Que cette entreprise épistémographique reconduise par ailleurs aux constantes de la théorie de l’action ne représente aucun péril métaphysique ; il me semble qu’il y a là plutôt matière à renouveler l’aménagement et la signification de concepts souvent déclarés périmés.
D’une seconde façon, l’épistémographie qualifie un discours bien identifié. Au registre de la connaissance, elle s’identifie pratiquement au projet d’archéologie du savoir structuré par Michel Foucault. La méthode en serait avantageusement transposée au niveau qui nous a occupé jusqu’ici, de manière à constituer ce qu’on pourrait appeler une « archéologie de l’action ». La situation profondément ambiguë du discours philosophique qui hésite entre la science et la prophétie se trouve ici dissipée au profit d’un discours déterminé par ses objets et son projet. [9] Cette entreprise donnera lieu à une histoire conceptuelle, constituée à partir d’une lexicographie et d’une métaphorologie. Pour ce travail, le concept de morphisme sera d’une utilité non négligeable, en vertu de sa généralité même et des concaténations qu’il permet d’établir.
Une telle grammaire de la culture comme action se joindra heureusement à l’archéologie du savoir et permettra peut-être de dire ce qui rend possible la péricope de saint Matthieu que j’ai citée au début.
[30]
[1] DODDS, E.R. Les Grecs et l’irrationnel. Trad. de l’anglais par Michael Gibson. Paris, Aubier, 1965. Voir le premier chapitre.
[2] Article recueilli dans Writings of the young Marx on philosophy and Society. Translated and Edited by L.D. EASTON and Kurt H. GUDDAT. New-York, Doubleday & Co., 1967 (Anchor Books) ; pp. 350ss.
[3] MANDEL, E. La formation de la pensée économique de Karl Marx. Paris, Maspero, 1970 ; pp. 153-179.
[5] ENGELS. Anti-Dühring. Traduction E. Bottigelli. Paris, Editions sociales, 1956. Voir les chapitres II IV de la deuxième partie.
[6] Voir le recueil de Jacques TEXIER. Gramsci. Présentation, choix de textes, biographie et bibliographie. Paris, Seghers, 1966 (Philosophes de tous les temps). Aussi LUXEMBOURG, Rosa. La révolution russe. Traduit par A.M. Desrousseaux. Paris. Maspero, 1964 (Bibliothèque socialiste, 3).
[9] Voir par exemple les travaux de la revue Archiv für Begrifjsgescbichte et le Dictionnaire historique de la philosophie, édité par J. RITTER.
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