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Interventions
critiques en économie politique
No 7
DÉBAT : LES COOPÉRATIVES
“Coopératives
et socialisme au Québec :
perspectives pour l’an 2000.” *
Benoît Lévesque
Quels rapports coopératives et socialisme entretiendront-ils d’ici l’an 2000 ? Je n’ai pas l’intention de me lancer dans des prophéties et des visions d’avenir à la manière des futurologues. Avant de s’interroger sur l’avenir, il m’apparaît indispensable d’essayer de lire correctement le présent et le passé récent. Ainsi, comment entrevoir l’évolution des rapports entre le socialisme et les coopératives d’ici l’an 2000, si nous sommes incapables de comprendre l’état actuel de ces rapports.
[194]
Mon exposé sera divisé en trois parties. Une première, sur la façon dont les relations entre coopérative et socialisme ont été définies dans le passé, soit à travers la théorie de la troisième voie [1]. Une deuxième, sur les forces agissantes pour le socialisme dans le Québec d’aujourd’hui [2]. Une troisième, sur l’évolution prévisible des coopératives au regard du socialisme et du capitalisme [3]. En conclusion, il nous restera à dégager quelques perspectives pour l’avenir.
Le point de vue que j’entends proposer est sans doute moins celui d’un croyant inconditionnel des coopératives que celui d’un militant pour qui les coopératives peuvent être, à certaines conditions, une formule intéressante. Dans cette visée, la question des relations entre le socialisme et les coopératives se réduit pratiquement à savoir comment dans une conjoncture donnée les coopératives sont ou ne sont pas des instruments favorisant la transition au socialisme. S’il est acquis que la multiplication des coopératives comme telle ne conduit pas au socialisme [4], l’examen des relations entre les coopératives et le socialisme au Québec exige qu’on les situe au regard de la dynamique du mouvement ouvrier et populaire. Ce faisant, il est bien possible que quelques uns d’entre vous soient choqués par certains de mes propos. Je m’en excuse à l’avance. Je vous avouerai cependant qu’il s’agit de ma part d’une première tentative d’interprétation des coopératives qui ne vise rien d’autre que d’ouvrir un débat sur une question qui n’est apparemment plus à l’ordre du jour des coopératives.
La coopérative, une troisième voie
en dehors du capitalisme et du socialisme ?
Au Québec, les rapports entre coopératives et socialisme ont historiquement été posés en terme de troisième voie. Selon les idéologues traditionnels de la coopération, les coopératives peuvent constituer un système économique original susceptible d’éviter aussi bien un “capitalisme sans cœur” qu’un “communisme sans Dieu”. Puisque cette question a été assez bien étudiée, nous nous contenterons [195] de montrer comment cette “théorie” a en quelque sorte empêchée les coopérateurs de se questionner sur les coopératives comme instrument de transition au socialisme et comment, par ailleurs, elle a relativement bien traduit la position des petits producteurs (fermiers, pêcheurs) menacés par le développement du capitalisme, particulièrement dans les années 30 à 50.
Pour les idéologues de la troisième voie, “l’opposition contre le socialisme sera totale” alors que l’opposition au capitalisme ne visera que les abus : quand les tenants du coopératisme prônent leur formule, écrit Robert Jasmin, c’est même directement ou ouvertement en opposition au socialisme : parlant même de la “menace socialiste” [5]. L’opposition au capitalisme n’implique pas la volonté de sa disparition : à la différence de la France, par exemple, les initiateurs des coopératives au Québec ne seront jamais les promoteurs d'une “république coopérative”. Il existera toujours une profonde réticence à la généralisation des coopératives (comme cela existe d’ailleurs aujourd’hui) : il ne fallait pas que la coopération prenne trop de place dans l’économie [6]. En ce sens, la “théorie” de la troisième voie fut plutôt un mythe qu’autre chose.
La plupart des penseurs coopératifs ne croient plus aujourd’hui à la troisième voie. Selon Roch Bastien, il est bien évident que le passage de l’entreprise coopérative à ce qu’on pourrait appeler un système coopératif global, n’est pas “une simple question de sommation” d’entreprises coopératives4. Dans une courte note de recherche, Mario Dumais a très bien montré comment les tenants de la troisième voie situaient “sur un même plan des réalités qui sont de genres différents”. Le capitalisme et le socialisme sont des modes de production alors que la coopérative est “une modalité juridique d’organisation de l’entreprise” et qu’elle peut exister aussi bien dans une société de production capitaliste que socialiste [7].
Cela dit, il faut tout de même faire un pas de plus et se demander pourquoi cette “théorie” a connu le succès que l’on sait ? Cette idéologie évite de poser les problèmes concrets des coopératives comme instruments de transition au socialisme pour ne considérer que les relations abstraites (celui de l’idéal coopératif et du rêve socialiste). Mais pouvait-il [196] en être autrement à une époque où le socialisme, c’était d’abord une réalité étrangère : le CCF du Canada anglais ou, pire encore, le “communisme” de Staline. Ce socialisme représentait des dangers qu’il fallait à tout prix éviter. Par ailleurs, si cette idéologie s’impose, c’est qu’elle traduisait relativement bien la situation des petits producteurs, agriculteurs, pêcheurs, etc. menacés de disparition par le développement du capitalisme. Cela exige quelques explications.
Comme on le sait, le développement du capitalisme a signifié désarticulation (dissolution-conservation) des modes de productions antérieurs au mode de production capitaliste (MPC). Selon Alain Lipietz, cela se fait en trois phases : une première qu’il appelle articulation externe, phase au cours de laquelle le MPC arrive à “rompre l’autosubsistance et le circuit fermé de l’artisanat et de l’agriculture” ; une seconde, l’intégration, phase au cours de laquelle le MPC pratique l’échange marchand avec les branches où il ne domine pas et “pratique l’approfondissement capitaliste dans les branches qu’il organise” ; enfin, une troisième, la domination, phase au cours de laquelle le MPC pénètre et se soumet toute les branches [8]. On peut se demander si les trois vagues de création des coopératives, celle du début du siècle, celle des années 30 et celle des années 60, ne répondent pas à l’une ou l’autre de ces trois phases.
Dans chacune de ces phases, on observe des résistances. De plus, d’une phase à l’autre, la résistance se précise dans le sens de la recherche d’une alternative socialiste. Ainsi, de “la phase 1 (articulation externe) à la phase 3 (domination des rapports capitalistes), on passe d’une résistance de classe basée sur le refus du MPC au nom d’un autre mode de produire à une résistance de classe basée sur le rejet du capitalisme au nom de la transition au socialisme”[9]. Dans cette perspective, une lecture le moindrement attentive de l’histoire des coopératives au Québec devrait montrer que celles-ci ont généralement été créées en résistance au capitalisme en vue de préserver un mode de production précapitaliste. Chose certaine, il semble bien que ce soit le cas des premières vagues de coopératives agricoles et de coopératives de pêcheurs [10]. C’est ce qui expliquerait en partie que [197] les coopératives se sont développées principalement dans des secteurs traditionnels, à faible productivité et faible intensité de capital [11].
Dans ce contexte, la “théorie” de la troisième voie rend assez bien compte de la situation des petits producteurs indépendants qui refusaient le MPC par attachement à un mode de produire qui était aussi une manière de vivre. Autrement dit, compte tenu de leur position de classe, ces petits producteurs recherchaient sans doute moins une alternative socialiste que la conservation de leur petite production. La “théorie” de la troisième voie exprimait ce refus du capitalisme (les “abus du capitalisme”) mais pas plus.
Le socialisme au Québec [12]
Depuis la fin des années 60, la résistance au capitalisme s’est faite de plus en plus au nom de l’alternative socialiste. L’histoire récente du mouvement ouvrier et populaire le montre clairement. Au niveau syndical, cela est particulièrement manifeste dans ce qu’on a appelé le “syndicalisme de combat” ou encore le syndicalisme de classe. Pour les militants de la gauche syndicale, cette forme de syndicalisme a constitué “une école irremplaçable pour découvrir l’antagonisme entre leurs intérêts de classe et ceux des patrons et entrevoir la nécessité de l’alternative socialiste [13]”. Je limiterai ici mes commentaires au mouvement populaire.
La constitution d’un “deuxième front de lutte”, au niveau des conditions de vie et de la consommation, ne s’est évidemment pas faite sans l’aide du mouvement syndical. À la fin des années 60, les problèmes du chômage puis de l’inflation ont exigé en quelque sorte que la lutte contre le capitalisme soit menée non seulement sur les lieux de la production (salaire, conditions de travail) mais aussi au niveau des conditions de vie.
La formation de ce large front de lutte correspond en quelque sorte à la phase 3 de Lipietz au cours de laquelle le capitalisme se soumet toutes les branches de la production, [198] celle au cours de laquelle le “règne de la marchandise” s’impose sur des réalités aussi diverses que l'habitat, le transport, le loisir, la culture, les communications, l’organisation de l’espace [14], etc... Cet élargissement du capital s’accompagne d’un élargissement de l’État qui prend en charge de nouvelles fonctions sociales et qui intervient de plus en plus dans l’économie [15]. C’est aussi ce qu’on a appelé la “société de consommation”.
Le capital et la logique du profit atteignent ainsi tous les recoins de la vie quotidienne, ce qui n’ira pas sans susciter des résistances dans les quartiers populaires des grandes villes et dans l’arrière-pays des régions périphériques : résistance à des décisions de l’État comme celle du prolongement de l’autoroute est-ouest à Montréal ou à la fermeture des paroisses en Gaspésie [16]. Cet élargissement du capital suscite également des mobilisations populaires pour affronter des problèmes concrets comme le logement, l’endettement, etc... Mobilisation encore de la part des couches populaires pour trouver “des solutions à portée de bras à des problèmes négligés par les pouvoirs en place comme les garderies” [17].
C’est ainsi qu’apparaissent à partir de 1967 ces organisations de masse qu’on appelle généralement “groupes populaire” et qui constituent dans bien des cas, ce qu’on appellerait en France, des Coopératives non conventionnelles : ACEF, Comités de citoyens, cliniques populaires, garderies populaires, comptoirs alimentaires, maisons des femmes, etc...
Dans la plupart des cas, la résistance au capitalisme se fait au nom du socialisme et non pas en vue de préserver un mode de production antérieur. Après s’être progressivement radicalisés à partir de 1970, les “groupes populaires” traverseront, entre 1974 et 1978, une crise qui sera amplifiée par l’action des groupes marxistes léninistes (ML). Cependant, depuis une année ou deux, les groupes populaires et les organisations de masse des divers fronts de lutte (v.g. femmes, communication, écologie, etc...) connaissent un second souffle qui se manifeste par des reprises (v.g. les ACEF), par une vitalité nouvelle au niveau des régions, par [199] une redécouverte des objectifs spécifiques de ces organisations, par des efforts réels de sortir de l’isolement : création de moyens de communication autonomes, mises sur pied de regroupements sectoriels et intersectoriels, tentatives de jonctions ponctuelles avec les syndicats (v.g. le groupe Maîtresse d’école et CEQ, le Sommet populaire organisé par le Conseil central de Montréal). [18].
À titre d’exemple du renouveau des groupes populaires, je vous présenterai le Regroupement des organismes communautaires et culturels de Rimouski (ROCCR). Comme introduction, je me servirai de l’utopie que Gérald Fortin présenta en janvier dernier lors du colloque des universitaires sur l’entreprise coopérative (colloque que le CIRIEC avait boycotté). Il faudrait créer, dit Fortin qui s’adressait apparemment en priorité au Mouvement Desjardins, il faudrait créer “des centres coopératifs” des sortes de centres d’achat bien que le mot d’achat ne soit pas bon. Ces centres coopératifs seraient des “bâtisses multifonctionnelles où on retrouverait tout ce qui peut être coopératif au niveau local”. À cet effet, les Caisses Populaires devraient vendre leurs locaux actuels à la BN et construire des “immeubles polyfonctionnels où on retrouverait des caisses, des garderies coopératives, des cafés coopératifs, une taverne coopérative pourquoi pas , des garages coopératifs, des comptoirs coopératifs, des groupes d’artisans qui sont groupés en autogestion ou en coopérative...” [19].
Ce que Fortin imaginait, il y a quelques mois, existe bel et bien à quelques exemplaires au Québec. Les plus connus sont la Maison communautaire de Jonquière et le Centre du ROCC à Rimouski. Dans un cas comme dans l’autre, les Caisses populaires n’y ont pas joué le rôle moteur que Fortin y voyait. À Rimouski, le ROCC existe depuis l’automne 1978, soit au moment où une quinzaine d’organismes populaires ont décidé de briser leur isolement et se donner des services communs. Avec beaucoup d’astuce, le ROCCR a réussi à acheter une ancienne école qui abritait l’Institut de Marine de Rimouski. En même temps, le ROCCR a mobilisé ses membres et obtenu le soutien des syndicats locaux pour faire pression sur l’administration [200] municipale afin qu’elle produise un plan de développement culturel pour la ville.
Sans l’aide de la ville, le Centre du ROCCR est depuis un an bien aménagé et il abrite des groupes aussi divers qu’un café communautaire dont les repas s’inspirant de l’alimentation naturelle sont à prix modique, une coopérative d’aliments naturels (ALINA), une garderie populaire et une pouponnière qui donnent priorité aux enfants de parents à faible revenu et de familles monoparentales, (dans les locaux annexes loués à l’UQ, on retrouve un groupe de chercheurs universitaires et des étudiants à la maîtrise de deuxième cycle), une association de planning des naissances qui n’entre pas en concurrence avec la garderie (!), une école populaire de musique qui pratique une pédagogie progressiste, trois troupes de théâtre dont l’une s’adresse en priorité aux enfants et les deux autres au milieu rural avec un répertoire engagé, un collectif de production cinématographique (AMEURO), une radio communautaire qui détient un permis du CRTC et qui donne priorité à tous ceux qui n’ont pas accès aux médias traditionnels, un collectif d’artistes graveurs et peintres (la Grande Ourse), deux librairies dont l’une se spécialise dans les livres progressistes et l’autre dans les livres de seconde main, une Maison des femmes, une association d’handicapés (Les Assoiffés de vivre), les Habitations populaires de l’Est, etc...
Je n’insisterai pas sur ce qu’on appelle l’impact économique d’un tel regroupement en terme d’emplois créés, etc. Je rappellerai que la plupart de ces groupes constituent ce qu’on peut appeler des “coopératives non conventionnelles”. Cependant, pour une bonne partie de ces groupes, le terme coopérative a beaucoup moins d’attrait que le terme autogestion qui a l’avantage de signifier non seulement entreprise collective mais entreprise collective à la recherche d’une alternative socialiste.
Tous les militants de ces groupes populaires ne se définissent pas explicitement comme socialistes mais la plupart mènent des luttes qui sont en rupture au moins partielle avec le capitalisme et, pour un bon nombre, la résistance au capitalisme se fait au nom d’une transition au socialisme. [201] Dans cette recherche d’une alternative socialiste, on tente déjà d’expérimenter une autre façon de se nourrir, une autre façon de s’éduquer, une autre façon de se gouverner, une autre façon de vivre les relations hommes-femmes, etc... Cette recherche suppose tant au niveau local que national des regroupements entre groupes et des liaisons avec les syndicats. De fait, le ROCCR a établi de façon ponctuelle des contacts avec les syndicats locaux et la plupart des groupes du ROCCR sont aussi en contact avec des groupes analogues et des regroupements au niveau national comme le regroupement des garderies, regroupement des radios, etc... Enfin, un nombre croissant de ces militants savent que les luttes qu’ils mènent ne pourront être menées à terme sans la formation d’un parti politique révolutionnaire.
Dans les années à venir, nous verrons sans doute naître une organisation politique capable de prendre en charge les acquis des luttes menées par le mouvement ouvrier et populaire. Les leçons qu’on peut aujourd’hui tirer des gaffes ML nous permettent d’espérer qu’un tel parti révolutionnaire saura respecter l’autonomie des syndicats et des groupes populaires. Par ailleurs, l’absence des coopératives traditionnelles de ce mouvement de résistance au capitalisme au nom de la transition socialiste nous invite à nous interroger sur l’évolution récente de ces coopératives.
Évolution récente des coopératives
L’analyse de l’évolution récente des coopératives au regard du socialisme peut être faite à partir de l’examen des relations des coopératives avec le mouvement ouvrier et populaire, d’une part, et avec la bourgeoisie québécoise dans ses efforts pour constituer une sorte de capitalisme autochtone, d’autre part.
les coopératives et le mouvement ouvrier et populaire En raison même de l’absence d’un parti véritablement socialiste, l’examen des relations des coopératives avec le socialisme se réduit à l’analyse des rapports des coopératives avec le mouvement ouvrier et populaire. À cet égard, il [202] semble bien qu’il y eût diverses tentatives de rapprochement entre les coopératives et le mouvement ouvrier et populaire à partir du milieu des années 60. Sans entrer dans les détails, relevons que des coopératives comme le mouvement Desjardins et des centrales syndicales comme la CSN ont participé (d’une façon très différente dans certains cas) au lancement de Québec-Presse, des Caisses d’économie des travailleurs, de certaines scops, etc...
Cependant, au fur et à mesure où le syndicalisme affirmait assez “nettement une ligne politique qui s’oriente vers le socialisme” [20] et, au fur et à mesure où la plupart des groupes populaires se radicalisaient, les coopératives prenaient pour leur part des allures de plus en plus conformes à celles des entreprises capitalistes dans leurs relations avec les travailleurs (v.g. la Fédérée). Or, comme c’est vers la même époque que le mouvement syndical commença à s’interroger sérieusement sur les coopératives comme lieu d’initiation à l’autogestion (v.g. la résolution adoptée à ce sujet par le Conseil confédéral de la CSN en 1971) et comme instrument de résistance au capitalisme au niveau de la consommation (v.g. la résolution adoptée au colloque intersyndical de mars 1974) (19) , on comprend que les centrales syndicales n’aient pas eu à mener plus loin leur questionnement sur la formule coopérative.
En effet, il apparaissait dès lors de plus en plus clairement que les entreprises coopératives : caisses populaires, coopératives agricoles, coopératives des pêcheurs etc... entretenaient des relations patrons-travailleurs caractérisées par un anti-syndicalisme des plus dur : efforts pour empêcher la syndicalisation des travailleurs, négociations difficiles et grèves longues (v.g. la Fédérée, la Coopérative agricole du Bas Saint-Laurent). Au cours des dernières années, cette tendance s’est confirmée à un point tel que certaines coopératives se révèlent plus anti-syndicales que la plupart des entreprises capitalistes. Ainsi, l’hiver dernier, la CABSL a fermé la Laiterie Pasteur de Matane sans donner un préavis aux travailleurs comme le demande le Code du travail. On devine l’indignation des travailleurs ! À cette occasion, le Ministre Bérubé affirma publiquement à la télévision que le CABSL avait fait preuve d’un comportement [203] anti-travailleur pire que les multinationales (la CABSL n’est d’ailleurs pas pire que les autres coopératives). Dans ces conditions, pourquoi les travailleurs préféreraient-ils être employés par une coopérative ?
D’ores et déjà, on peut dire que le “mouvement coopératif’ est éclaté entre deux catégories de coopératives. D’une part, des coopératives dont la logique et les préoccupations est l’accumulation du capital comme le font les entreprises capitalistes. De l’autre, des coopératives ouvrières de production [21] dont les moyens de production appartiennent aux travailleurs et des coopératives non conventionnelles dont la logique n’est pas l’accumulation du capital mais bien plutôt la résistance au capitalisme. Comme le montre bien une enquête de Pierre Fournier [22], le patronat a rapidement entrevu comment les scops entraient en contradiction avec le capitalisme. Ceci dit, il est bien certain que les scoops et les coopératives non conventionnelles ne peuvent réaliser d’elles-mêmes la transition au socialisme [23] mais elles n’en demeurent pas moins des lieux où l’on peut découvrir la nécessité du socialisme et développer des pratiques qui permettent d’entrevoir ce que pourrait être l’alternative socialiste. A côté de cela, les coopératives traditionnelles apparaissent plutôt comme des lieux d’exploitation des travailleurs. Comment ne pas voir que dans l’accumulation de capital réalisée par les coopératives agricoles, par exemple, la part la plus importante provient des non-membres, c’est-à-dire des travailleurs. Il s’agit là de problèmes complexes et difficiles à résoudre dans une économie de marché mais le refus des coopératives de regarder en face ces problèmes révèle un parti-pris et un choix politique qui échappe de moins en moins aux travailleurs (que ce soit dans les coopératives ou dans les entreprises capitalistes achetées par celles-ci comme Vachon).
De même, les relations entre les coopératives traditionnelles et les coopératives non conventionnelles (à l’intérieur desquelles nous plaçons les scops au Québec) tendent de plus en plus sinon à l’exclusion du moins à l’indifférence réciproque. Dans une enquête réalisée, il y a déjà quatre ans, pour le compte du CRD de Québec, Lionel Robert arrivait à la conclusion que le mouvement coopératif était “fort [204] distant” des projets populaires de développement : ‘‘il est très peu impliqué, écrivait-il, et lorsqu’il s’implique, il le fait après l’État” [24].
À partir de cette situation, on peut penser que dans les années à venir le mouvement coopératif éclatera en deux courants : l’un regroupant les coopératives orientées vers le capitalisme ; l’autre, les coopératives se référant à l’alternative socialiste. Jusqu’ici cet éclatement ne pouvait exister puisque les coopératives non conventionnelles n’existent au Québec que depuis peu d’années. De plus, cet éclatement qui est en gestation depuis quelques années, a été camouflé par une législation faite d’abord et avant tout en fonction des coopératives traditionnelles. Combien de coopératives non conventionnelles se sont vu refuser le statut juridique de coopératives au cours des dernières années ? Enfin l’apparition prévisible d’un parti politique socialiste (autre que les groupuscules) ou d’un mouvement politique de gauche au Québec devrait renforcer ce courant des coopératives se référant à l’alternative socialiste. Il n’est pas dit cependant que le renforcement de ces “coopératives” ira de pair avec la valorisation du terme même de coopérative (à ce titre le terme d’autogestion qui est déjà lui-même hypothéqué serait cependant plus approprié). Que deviendront les coopératives traditionnelles ? C’est ce que nous verrons maintenant.
coopératives et capitalisme
Il faut remonter au moins au début de la révolution tranquille pour comprendre l’importance que le “mouvement coopératif’ jouera dans l’élaboration d’un projet de développement québécois autocentré mais capitaliste. Pour la bourgeoisie québécoise, il s’agissait alors, écrit Dorval Brunelle, d’“accélérer le processus de la concentration industrielle auprès des petites unités de production” et de “récupérer cette concentration à son avantage plutôt qu’à celui d'une bourgeoisie américaine ou anglo-canadienne” [25]. Ce projet exigeait l’instauration “d’une collaboration nouvelle au sein de la bourgeoisie québécoise”. Ainsi seront mises en place ce que Pierre Fournier [26] appelle les trois composantes de la bourgeoisie québécoise : le mouvement coopératif, les sociétés d’État et le secteur privé. Dans cette perspective, [205] nous nous limiterons à deux séries de commentaires : l’une sur le mouvement Desjardins, l’autre sur les coopératives agricoles et de pêcheurs.
En 1980, le mouvement Desjardins avec la Caisse de dépôt occupe une place centrale dans ce qui se révèle être un axe financier québécois (restreint) orienté vers un développement capitaliste québécois. Dès 1961, le Conseil d’orientation économique du Québec institutionnalise en quelque sorte l’alliance entre le capital financier et le capital de prêt représenté par le mouvement Desjardins. Cette fusion “débouche en 1963 sur la création de la Société générale de Financement (S.G.F.)” [27]. On connait la suite : caisse de dépôt et autres sociétés d’État. Ainsi, les liens du mouvement Desjardins avec l’État et le secteur privé sont de plus en plus étroits. Il suffit de lire les pages financières des grands quotidiens pour s’en rendre compte quand ce n’est pas en première page comme pour le projet de fusion Québécair-Nordair.
Le mouvement Desjardins consolide la position de la bourgeoisie québécoise de plusieurs façons : par des prêts à long terme, des participations et des investissements à des entreprises comme Canam-Manac ou Sico ou encore par des prises de contrôle comme Vachon-Culinar. Pour être à même de jouer ce rôle nouveau, le mouvement a reçu le soutien de l’État, soit au niveau de la législation (v.g. les lois 80 et 95), soit au niveau de l’aide apportée à certains de ses projets (v.g. le complexe Desjardins). “Dans une large mesure, conclut Pierre Fournier, c’est grâce à l’État québécois que le mouvement Desjardins et le secteur coopératif dans son ensemble ont pu se développer si rapidement depuis le début de la révolution tranquille” [28]. Tout cela se fait avec cohérence et concertation comme l’ont montré les sommets organisés par le gouvernement au cours des dernières années.
C’est aussi avec l’aide de l’État que les coopératives agricoles et des pêcheurs ont contribué grandement à la modernisation de ces petits producteurs que sont les fermiers et les pêcheurs. Paradoxalement, ces coopératives qui avaient été mise sur pied entre 1920 et 1950 par ces petits producteurs pour se préserver du capitalisme, contribueront à partir de [206] 1960 à la disparition de la plus grande partie de ces petits producteurs. Si ces coopératives offrent actuellement aux fermiers et aux pêcheurs des prix plus élevés que si l’entreprise privée régnait en monopole au niveau de la transformation, il n’en demeure pas moins que les coopératives ont été l’instrument d’intégration et de soumission de ces petits producteurs au capitalisme (phase 3 de Lipietz).
De plus, au regard des petites entreprises de transformation (v.g. dans le domaine du lait), les coopératives ont été des instruments de dissolution “des rapports capitalistes moins développés”. Les dossiers des coopératives agricoles de Granby et du Bas St-Laurent est fort éloquent en terme de fusion de petites coopératives et d’achat d’entreprises capitalistes. Or tout cela s’est fait selon la logique du développement inégal et des pôles de croissance comme en témoigne la fermeture d’usine dans les petites villes. À ce titre, les coopératives agricoles ne se singularisent pas puisque le mouvement Desjardins de par son alliance avec le capital financier, a réalisé, à partir d’une structure régionalisée, un “transfert de l’épargne des régions rurales et semi-urbaine vers les régions urbaines” [29].
Que conclure sinon que même si on arrivait à montrer que les coopératives pratiquent une forme d’accumulation originalisée (ce qui est apparemment le cas), il faudrait ajouter que cette accumulation est capitaliste. C’est ce que confirme la logique de leur développement, leur participation au développement d’une économie capitaliste québécoise et, enfin, leur rôle dans l’exploitation directe des travailleurs québécois.
* * *
Quelles seront les relations entre les coopératives et le socialisme dans les vingt prochaines années ? À mon avis, il faut envisager l’évolution de ces relations dans le sens d’un renforcement des tendances que nous avons identifiées précédemment.
1) Développement d’un courant de coopératives orientées vers l’alternative socialiste. Ces coopératives non conventionnelles s’appelleront coopératives si la législation sur les coopératives le permet mais, qu’elles s’appellent coopératives [207]ou entreprises autogérées, elles refuseront de se définir comme politiquement neutres. Tout en conservant leur autonomie, elles s’intègreront dans des regroupements sectoriels et régionaux et entretiendront des liens étroits avec le mouvement de gauche ou le parti socialiste qui apparaîtra d’ici peu. Ces coopératives non conventionnelles tenteront d’établir des jonctions avec les syndicats pour mener des luttes et apporter des solutions à des problèmes qui touchent aussi bien les milieux ouvriers que populaires.
2) Développement quasi exemplaire (pour des coopératives traditionnelles en pays capitaliste) du mouvement Desjardins et des coopératives reliées d’une façon ou d’une autre à l’agroalimentaire (agriculture, pêche etc. mais aussi cooprix etc.) Ces coopératives constitueront de toute évidence une composante essentielle et centrale du secteur autochtone de l’économie québécoise capitaliste. Ce faisant, les coopératives devraient s’affirmer aussi à l’extérieur du Québec. Dans ce contexte, les relations des coopératives traditionnelles (centrées sur l’accumulation du capital) avec les entreprises autogérées, le syndicat et le parti socialiste seront pratiquement inexistantes (tout au moins, elles ne seront pas différentes de celles entretenues avec les entreprises capitalistes).
3) Au cours de cette même période, il apparaîtra de plus en plus clairement que le projet d’un développement auto-centré était une illusion.
En effet, le développement du mouvement coopératif ira de pair avec un développement de la dépendance du Québec : dépendance financière résultant d’intérêts et de dividendes de plus en plus élevés que l’État devra verser à l’étranger pour des investissements dans des projets dont le produit sera exporté à bon marché (v.g. l’énergie), désindustrialisation du Québec par rapport à l’Ontario et à l’Ouest canadien, désindustrialisation également de la plupart des régions du Québec par rapport à Montréal [30]. Dans ce contexte, il faudra être aveugle pour ne pas voir que le projet d’une économie capitaliste québécoise autocentrée était une illusion. Cependant, malgré cette vision claire des choses, le mouvement coopératif complètement intégré au capitalisme n’aura pas d’autres alternatives à proposer. [208] Même aujourd’hui, on peut se demander si le mouvement coopératif est capable d’envisager autre chose qu’un développement capitaliste au Québec. Chose certaine, il ne semble guère se préoccuper du long terme et incapable d’adopter une vision globale de la société.
Benoît Levesque
NOTES
[209]
Le prochain numéro (mars 1981) portera sur l’environnement et le logement.
Veuillez nous faire parvenir vos articles à l’adresse suivante : Interventions
Centre multiethnique Saint-Louis 3553, Saint-Urbain Montréal H2X 2N6
* N.L.D.R. : Ce texte a fait l’objet d’une communication présentée au Congrès de l’Université coopérative internationale tenu à l’Université Laval du 25 au 27 août 1980. Il sera également publié dans la revue du Centre interuniversitaire de recherche et d’information en économie coopérative (CIRIEC) à l’hiver 1981.
[1] Voir les remarques fort éclairantes de Charles Bettelheim. Calcul économique et formes de propriété. Paris, Maspero, 1976, pp. 70.
[2] Robert Jasmin. “La coopérative : un instrument possible de la voie socialiste”. Possibles. Vol. 2, no. 4 (1978), p. 91. Voir aussi du même auteur. Positions sur le coopératisme. Québec, CEQ, 1974, 14 p.
[4] Voir les remarques fort éclairantes de Charles Bettelheim. Calcul économique et formes de propriété. Paris, Maspero, 1976, pp. 70.
[5] Robert Jasmin. “La coopérative : un instrument possible de la voie socialiste”. Possibles. Vol. 2, no. 4 (1978), p. 91. Voir aussi du même auteur. Positions sur le coopératisme. Québec, CEQ, 1974, 14 p.
[7] Mario Dumais. “Notes de recherche. Coopératives et capitalisme”. Revue d'histoire de l’Amérique française. Vol. 29, no. 4 (mars 1976). p. 555.
[8] Alain Lipietz. Le capital et son espace. Paris, Maspéro, 1977, pp. 34-35.
[9] L. Jalbert, J.G. Lacroix et B. Levesque. “La question régionale dans le développement du capitalisme au Canada" Communication présentée à l’Association canadienne des sciences régionales dans le cadre du congrès annuel des Sociétés savantes : Montréal, 6 juin 1980, p. 9 (texte à paraître).
[10] Voir la monographie de Paul Larocque. Pêche et coopération au Québec. Montréal, Ed. du Jour, 1978. 379 p.
[11] Ce que révèle l’analyse de la situation présente. LES CONFÉRENCES SOCIO-ÉCONOMIQUES DU QUÉBEC. L’entreprise coopérative dans le développement économique. État de situation. Québec, Éditeur officiel, 1980, p. 110.
[12] Cette partie de notre communication s’inspire fortement de l’ouvrage collectif de M. Desy, M. Ferland, B. Levesque et Y. Vaillancourt. La conjoncture au Québec au début des années 80 : les enjeux pour le mouvement ouvrier et populaire. Rimouski, Librairie socialiste de l’Est du Québec, 1980, 200 p.
[14] Christian Palloix. L'économie mondiale capitaliste et les firmes multinationales. Paris, Maspéro, 1977, tome 2, p. 270.
[15] Voir aussi L. Jalbert, J.-G. Lacroix et B. Levesque. Art. cit.
[16] Voir entre autres André Granou. Capitalisme et mode de vie. Paris, Cerf, 1972, p. 42 sq. Aussi M. Aglietta. Régulation et crise de capitalisme : l’expérience des États-Unis. Paris, Calmann-Lévy, 1976.
[17] M. Desy et al. Op. cit. pp. 159 sf.
[18] CONSEIL CENTRAL DE MONTRÉAL (CSN). Sommet populaire de Montréal. 25-26-27 avril 1980. Document de travail. 70p.
[19] Gérald Fortin. “Une société démocratique de développement” dans La réflexion des universitaires. Colloque sur l’entreprise coopérative dans le développement économique du Québec. Québec, Éditeur officiel, 1980, p. 82.
[20] CEQ. XXII le Congrès Coopératisme. Coopératisme et pensée sociopolitique de la CEQ. Québec, CEQ, 1973, p. 1.
[21] CENTRE COOPERATIF DE RECHERCHE EN POLITIQUE SOCIALE. Les coopératives ouvrières de production et la lutte des travailleurs. Québec, CEQ, 1975 (voir aussi la critique que Jean-Guy et Pauline Vaillancourt ont fait de cet ouvrage).
[22] Pierre Fournier. Le patronat au Québec. Montréal, HMH, 1979. (voir la partie réservée aux coopératives).
[23] La propriété d’État comme celle des coopératives “correspond encore à une séparation des travailleurs de leurs moyens de production”. Dans le meilleur des cas (v.g. les scoops), les producteurs immédiats disposent “d’une propriété juridique de groupe sur certains moyens de production” mais, comme ces coopératives continuent d’être reliées au marché, “les travailleurs ne peuvent pas véritablement dominer l’emploi de leurs moyens de production ni celui de leurs produits, puisque cet emploi est lui-même dominé par les rapports marchands” (p. 82) Charles Bettelheim. Calcul économique et formes de propriété. Paris, Maspéro, 1976, pp. 70 et 82.
[24] Lionel Robert. “Les projets populaires de développement : espoir ou utopie pour les régions ?” CRDQ. Région 03 : Du sous-développement aux expériences populaires de développement. Québec. Mai 1976. Sur la question des coopératives et du développement régional, voir aussi Benoît Levesque (sous la direction de) Animation sociale, entreprises communautaires et coopératives. Montréal, Ed. Coopératives Albert St-Martin, 1979, 380 p.
[26] Pierre Fournier. “Les nouveaux paramètres de la bourgeoisie québécoise” in Pierre Fournier (ed.) Le capitalisme au Québec. Montréal, Ed. Coopérative Albert St-Martin, 1978, pp. 137-181.
[27] Dorval Brunelle. Op. cit. p. 109.
[28] Pierre Fournier. Op. cit. p. 147.
[29] Dorval Brunelle. Op. cit. p. 111.
[30] Voir Serge Côté et Benoît Levesque. “L’envers de la médaille : le sous- développement régional”. Communication présentée à la Société québécoise de sciences politiques dans le cadre de la rencontre annuelle de l’ACFAS, le 14 mai 1980. Voir aussi L. Jalbert, J.-G. Lacroix et B. Levesque. Art. cit.
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