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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Guy LORANGER, CRISE ET INFLATION: UN ESSAI SUR UNE THÉORIE QUALITATIVE DE LA MONNAIE.” Un texte publié dans La crise économique et sa gestion. Actes du Colloque de l'Association d'économie politique tenu à l'UQÀM les 25 et 26 septembre 1981, chapitre 12, pp. 183-197. Montréal: Les Éditions du Boréal-Express, 1982, 256 pp [Autorisation accordée par l'auteur le 23 février 2009 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Guy LORANGER

Crise et inflation :
un essai sur une théorie qualitative
de la monnaie
*

Un texte publié dans La crise économique et sa gestion. Actes du Colloque de l'Association d'économie politique tenu à l'UQÀM les 25 et 26 septembre 1981, chapitre 12, pp. 183-197. Montréal : Les Éditions du Boréal-Express, 1982, 256 pp.

Le problème de l'inflation
Le cycle du crédit
De la possibilité à la réalité de la crise
Lien entre monnaie nationale et monnaie internationale
Conclusion

LE PROBLÈME DE L'INFLATION

Bien que je ne sois pas d'accord avec les monétaristes sur les causes de l'inflation, j'en partage la définition. Pour eux comme pour moi, l'inflation est définie comme une hausse générale de tous les prix nominaux ou, ce qui revient au même, l'inflation est une dévaluation du pouvoir d'achat de la monnaie. Le point commun que je partage avec les monétaristes est donc de faire une distinction très nette entre un changement de prix nominal et un changement de prix relatif ou réel. Le changement de prix réel correspond dans la théorie marxiste de la valeur à un changement de la valeur de certaines marchandises, tandis qu'un changement de prix nominal peut provenir d'un mouvement général des prix (hausse ou baisse) qui entraîne une inflation (ou une déflation) par une dévaluation (ou appréciation) du pouvoir d'achat de la monnaie.

La pureté de cette définition de l'inflation ne doit pas être confondue avec sa mesure empirique qui est généralement le changement observé dans l'indice des prix à la consommation (ou ∆IPQ par période. Or le prix nominal de certains biens ou services entrant dans la composition de l'IPC (pondéré selon la formule Laspeyres ou selon la formule Paasche) peut refléter et, de fait, reflète les deux types de changement :

i) un changement dans la valeur réelle des marchandises ;

ii) une dépréciation du pouvoir d'achat de la monnaie.

On sait que, selon la théorie marxiste de la valeur, le progrès technique provoque des gains de productivité qui ont pour effet de diminuer la valeur des marchandises produites. En supposant une relation inversement proportionnelle entre le taux moyen des gains de productivité (x) et le changement dans la valeur réelle des marchandises (y), c'est-à-dire y = ax, avec a < 0, si le taux d'inflation empiriquement observé est z, le taux net de dépréciation du pouvoir d'achat de la monnaie sera donc (z-y) = (z-ax) = (z + ax), avec a > 0. En conséquence, le taux net d'inflation est habituellement supérieur au taux observé quand le taux moyen de gain de productivité est positif. Il est donc inévitable que toute discussion sérieuse sur le taux d'inflation empiriquement constaté ne puisse être dissociée du taux moyen de gain de productivité. Une hypothèse simplificatrice, qui est très souvent implicitement faite, est de supposer que le taux de productivité est nul (c'est-à-dire x = 0) ou que le progrès technique n'a pas d'effet immédiat sur la valeur des marchandises (c'est-à-dire a = 0). Alors, le taux d'inflation empiriquement constaté peut être une bonne approximation du taux d'inflation pure. Quelle que soit la mesure empirique choisie, le taux d'inflation auquel nous nous référerons dans le reste de ce texte sera le taux net d'inflation (ou l'inflation pure).

Si certains marxistes et monétaristes sont d'accord sur cette définition de l'inflation, les désaccords sont si profonds sur les causes qu'il existe un fossé pratiquement infranchissable entre les deux approches. L'approche des monétaristes, vieille de plus de trois siècles, démolie et reproposée à chaque génération, repose essentiellement sur une mauvaise interprétation de la direction causale de l'équation quantitative de Fisher

MV = PT

où M est la quantité de monnaie en circulation, V la vitesse de circulation de la monnaie, P le vecteur des prix nominaux et T le volume des transactions sur les biens et services. Réduite à sa plus simple expression, la théorie quantitative défendue par les monétaristes est de supposer que l'inflation ou la hausse du niveau des prix représentés par le vecteur P est causée par une trop forte augmentation de M, toutes choses étant égales par ailleurs quant à V. L'expression « trop forte augmentation » appelle la spécification d'une norme idéale d'augmentation que devrait suivre la banque centrale. Cette norme idéale est spécifiée par Milton Friedman comme la demande de monnaie ou la demande d'encaisses réelles (ou demande de monnaie dégonflée par l'indice des prix) désirées par les agents économiques. Cependant, cette demande d'encaisses réelles a une croissance très stable dans le temps, puisque Friedman la rattache à la consommation qui est fonction du revenu permanent des agents. Pour compléter sa théorie, Friedman admet deux hypothèses additionnelles :

i) la demande d'encaisses réelles est également influencée par la monnaie qui agit comme réserve de valeur et qui, de ce point de vue, ne se distingue pas des autres actifs financiers, puisqu'on peut diminuer son encaisse réelle par le remboursement d'une dette, pour un débiteur ou l'augmenter pour un créditeur ;

ii) l'offre de monnaie, mesurée par un agrégat arbitraire tel que M1 ou M2 est supposée exogène.

C'est principalement cette dernière hypothèse qui fait que la monnaie est une variable non neutre par rapport aux autres variables économiques et, en particulier, par rapport au système de prix P. En effet, soit Dm la demande de monnaie (ou demande d'encaisses réelles désirées) et Om l'offre de monnaie. Puisque Om est supposée exogène, si Om n'est pas en équilibre avec Dm, en particulier si Om augmente plus rapidement que Dm, l'ajustement vers l'équilibre se fera par une augmentation correspondante du niveau des prix. Pour Friedman, le contrôle bancaire optimal est utopique et la meilleure façon de gérer la masse monétaire est de l'augmenter au même rythme que le mouvement réel de l'économie. Par exemple, si la croissance du revenu réel est de 4% par année, Friedman suggère de contenir la croissance de la masse monétaire à l'intérieur d'une fourchette autour de 4%. Ceci suppose évidemment l'hypothèse d'un sentier de croissance équilibré de 4%. C'est ainsi que doit être comprise la politique monétariste suivie par la Banque du Canada depuis 1975 qui a cherché à contrôler la croissance de la masse monétaire (mesurée par MI) à l'intérieur de fourchettes de variations de plus en plus réduites avec les conséquences que l'on connaît sur les taux d'intérêt et sur le taux d'inflation au Canada depuis cette date. Les deux taux ont atteint des niveaux records cette année. Malgré l'échec évident de cette politique, on semble à court d'imagination à Ottawa. On préfère le laisser-faire puisque Reagan semble savoir où il va !

Ce n'est pas le but de cet article de faire la critique des thèses monétaristes. D'autres l'ont déjà fait avant moi. Je me limiterai à présenter ici une esquisse d'une nouvelle théorie qualitative de la monnaie en ré-examinant les différentes fonctions de la monnaie dans le cadre de l'analyse marxiste.

Contrairement à l'approche monétariste (d'inspiration néo-classique keynésienne), où la valeur de la monnaie repose sur une théorie subjective de la valeur, je définirai la monnaie comme une contrainte de validation sociale des richesses créées par le travail. Je distinguerai la monnaie de la pseudo-monnaie en acceptant la définition de l'agrégat MI pour la monnaie alors que la pseudo-monnaie est toute créance qui rapporte de l'argent, c'est-à-dire tout capital-argent-porteur-d'intérêts. Bref, la monnaie est une valeur qui ne rapporte rien alors que la pseudo-monnaie est toute forme de capital financier qui semble grossir par lui-même [1]. Même si, par essence, monnaie et pseudo-monnaie sont de même nature, on ne doit pas les confondre d'une façon indifférenciée comme des actifs financiers à la manière des monétaristes. On démontrera en particulier que, si la pseudo-monnaie peut remplir certaines fonctions de la monnaie, notamment agir comme moyen de thésaurisation et surtout comme mesure des valeurs-en-procès, elle ne peut pas remplir toutes les mêmes fonctions que la monnaie, en particulier celle d'étalon de valeur et surtout celle de moyen de paiement. Une analyse minutieuse du cycle du crédit nous fera découvrir la distinction fondamentale à faire entre crédit (ou créances) et monnaie de crédit, entre le cycle d'antévalidation et le cycle de la réalisation de la valeur. Certains pourront peut-être penser que cette distinction est une autre forme de la vieille dichotomie monétaire/réel si chère aux monétaristes, mais au lieu d'affirmer une exogénéité de la monnaie par rapport au réel, nous affirmerons une autonomie relative entre la circulation de la pseudo-monnaie et la circulation de la monnaie, laquelle est toujours fonction de la demande de monnaie. De plus cette demande de monnaie n'a rien de stable dans le temps : elle évolue selon la conjoncture. En résumé, nous verrons que si le système bancaire est responsable de l'inflation, ce n'est pas parce qu'il émet trop de monnaie en circulation, mais bien plutôt parce que la pseudo-monnaie représentant des valeurs-en-procès ne peut être convertie intégralement en vraie monnaie, c'est-à-dire en valeur réalisée. La non destruction ou le maintien en circulation de la pseudo-monnaie aura un effet négatif sur les réserves de valeur ou sur la monnaie comme réserve de valeur, ce qui pourra être assimilée à la création de réserves fictives de valeur pouvant conduire à la dévaluation de la monnaie ou l'inflation [2].

L'incapacité des monétaristes à distinguer d'une part, la circulation de la pseudo-monnaie de la circulation de la vraie monnaie et d'autre part, les fonctions spécifiques assumées par chacune d'entre elles, les oblige à réduire leur analyse à une seule dimension : la quantité d'actifs monétaires ou financiers en circulation mesurés par un agrégat du type M1, M2 ou M3. De plus, leur postulat d'exogénéité de l'offre de monnaie les empêchent de saisir le caractère endogène des valeurs-en-procès (mesurées par la pseudo-monnaie) par rapport au mouvement réel du capital lequel, pour se valoriser, doit nécessairement passer par la forme argent. C'est la contrainte monétaire qui impose à toute valeur qui doit se réaliser de passer par la forme monnaie. L'expression autonomie relative de la pseudo-monnaie par rapport à la vraie monnaie ne signifie rien d'autre qu'il n'y a pas de postulat d'équilibre entre le cycle d'antévalidation et le cycle de la réalisation de la valeur. Voyons cela maintenant d'un peu plus près.

LE CYCLE DU CRÉDIT

Quel est l'intérêt d'analyser le cycle du crédit ? C'est parce que la monnaie de crédit est devenue la forme dominante de la monnaie aussi bien à l'échelle nationale qu'internationale. La circulation métallique (pièces d'argent ou d'or), de même que la circulation des billets (exemple, le billet vert américain) n'a que très peu d'importance par rapport à la monnaie de crédit (tant au plan national qu'international) dont la forme d'avenir sera commandée par la télématique, c'est-à-dire la monnaie de crédit électronique. Cependant, ce n'est pas parce que la forme de monnaie évolue avec le MPC qu'on doit ignorer ses différentes fonctions ou négliger d'analyser les fonctions spécifiques dévolues à chaque forme de monnaie ou de pseudo-monnaie. C'est ce que nous allons maintenant tenter de démontrer.

Le cycle général du crédit peut être décrit par le modèle suivant :

A* - A - M - A' - A*

C'est la formule générale du capital de Marx encadrée par la pseudo-monnaie A* qui représente une créance détenue à l'actif de la banque. Cette créance a habituellement la forme d'un prêt que la banque a avancé à un agent pour une période de temps limité et à un certain taux d'intérêt. La valeur nominale stipulée sur la créance est un certain montant de capital argent plus les intérêts. Donc quantitativement parlant,

A* > A

où A est le montant d'argent (ou de monnaie) déposé au compte de l'agent et apparaissant au passif de la banque. C'est donc ce même montant A* (capital et intérêt) que l'emprunteur devra rembourser à la fin du cycle ou de la période de crédit. M est la marchandise à fabriquer ou à échanger et A' est la valeur de la marchandise vendue. Le cycle se décompose en deux sous-périodes :

i) le cycle d'antévalidation représenté par
A* -A - M
ii) le cycle de réalisation représenté par
M - A' - A*

Dans le cycle d'antévalidation, la pseudo-monnaie A* remplit la fonction de mesure de valeur-en-procès, car la banque et l'emprunteur font une anticipation sur la valeur à réaliser par cette opération de crédit. En effet, il est possible que l'emprunteur achète ou fabrique une marchandise M qui pourrait soit ne pas être vendue, soit l'être à perte. L'anticipation la plus normale est que le banquier espère que l'emprunteur pourra vendre sa marchandise avec profit, sinon le banquier comme l'emprunteur risqueraient de faire faillite par exemple si le crédit est mal utilisé ou n'a aucune contrepartie dans le monde réel de la production et du commerce. D'autre part, l'emprunteur utilise la monnaie A comme moyen d'achat ou moyen de circulation dans le cycle d'antévalidation en achetant la marchandise M qui représente des moyens de production et du travail vivant s'il s'agit d'un crédit industriel, ou simplement une marchandise à vendre s'il s'agit d'un crédit commercial. Ce qu'il est important de noter est que la monnaie A qui entre en circulation à se stade-ci agit comme mesure des valeurs (à acheter) et comme instrument d'échange mais nullement comme moyen de paiement (c'est-à-dire comme moyen d'effacer une dette). De plus son temps de circulation est totalement indépendant de la longueur de la période de crédit, c'est-à-dire du cycle de la pseudo-monnaie. Il se peut en effet que l'agent qui vend à l'emprunteur une marchandise M contre l'argent A la thésaurise plutôt que de la redéposer dans le circuit bancaire. A remplit alors le rôle de réserve de valeur qui ne rapporte rien et qui est retirée de la circulation. Il se peut d'autre part que cet autre agent se serve de A pour acquitter une dette envers un autre, A agirait alors tour à tour comme moyen d'échange et comme moyen de paiement. Il n'y a cependant aucune raison pour que le montant de la dette remboursée par cet autre agent soit identique au montant de la dette du premier emprunteur. Donc, la quantité de monnaie A mise en circulation durant le cycle d'antévalidation a une existence et un temps de circulation relativement indépendants de l'existence et de la longueur du cycle de la pseudo-monnaie.

Dans le cycle de la réalisation, la monnaie A' que reçoit l'emprunteur en vendant sa marchandise va maintenant remplir la fonction de moyen de paiement en plus de remplir la fonction de mesures des valeurs réalisées, car celui-ci doit rembourser sa dette A*. Si la vente se fait à un prix procurant le taux de profit moyen après paiement des intérêts, on a :

A' > A*

et A' - A* > 0 mesure le profit monétaire qui constitue une augmentation des réserves d'argent disponible soit pour la consommation, soit pour la reproduction élargie. Si notre entrepreneur considère que la rentabilité n'est pas assez intéressante pour recommencer ses affaires sur une base élargie, il peut décider

i) soit de conserver son capital argent disponible en dehors de la circulation monétaire, c'est-à-dire la monnaie A' - A* remplit le rôle de réserve de valeur qui ne rapporte rien ;(ex. : conservation de billets sous le matelas ou achat d'or si on n'a pas confiance dans les billets) ;

ii) soit de transformer son capital argent (ou sa monnaie comme réserve de valeur) en capital financier disponible pour d'autres agents en achetant des titres financiers qui portent intérêts (ex. : dépôts à terme dans une banque du pays ou dans une banque étrangère contribuant ainsi à l'expansion du marché des eurodevises). Dans ce cas, la monnaie A' - A* devient moyen d'achat d'un titre financier et la réserve de valeur se métamorphose en capital financier disponible pour d'autres agents.

Si d'autre part la vente de la marchandise M se fait a un prix qui provoque une perte plutôt qu'un profit on a :

A' < A*

et A' - A* < 0 mesure le déficit monétaire qui signifie une diminution des réserves d'argent disponible. Pour que la monnaie puisse continuer à assumer le rôle de moyen de paiement, il ne suffit pas de la concevoir comme un flux créé ex nihilo et se réduisant à néant après qu'elle a assumé sa fonction de moyen de paiement [3] : la monnaie laisse des traces comme réserve de valeur et s'il survient un déficit dans le cours de la circulation monétaire, il faut que ce déficit soit comblé par prélèvement pour les réserves existantes. Quelles sont ces réserves de valeurs existantes ? Ce sont les mêmes qui ont déjà été décrites dans le cas de la réalisation d'un profit : ce sont des réserves appartenant à l'entrepreneur qui peuvent exister soit à l'extérieur du système bancaire national (billets retirés de la circulation, lingots d'or ou devises étrangères) soit à l'intérieur du système financier national sous forme de dépôts à termes qui sont convertibles en monnaie courante ou dépôts à vue.

Mais les réserves peuvent-elles être, comme la monnaie de crédit, une création ex nihilo ? La réponse devrait être non, mais, comme on le verra dans la prochaine section, le système bancaire peut permettre la création des réserves fictives de valeur qui sont à l'origine des crises modernes de réalisation de la valeur.

DE LA POSSIBILITÉ
À LA RÉALITÉ DE LA CRISE

Puisque la monnaie doit être l'étalon ultime de toute valeur réalisé (c'est la définition et le rôle de la contrainte monétaire), il est donc possible d'observer l'apparition de crises monétaires et réelles quand la circulation de la monnaie A, combinée à son rôle de réserve de valeur, n'est plus en adéquation avec la quantité de pseudo-monnaie en circulation. Pour empêcher une dévalorisation de la monnaie, il faudrait dévaloriser une certaine quantité de pseudo-monnaie, en mettant en faillite les affaires non rentables : c'est la logique implacable du système capitaliste. Mais c'est souvent le contraire qui se produit en retardant l'élimination des « canards boiteux ». Qui doit être sacrifié : la monnaie ou les canards boiteux ? Il est bien évident que cette logique capitaliste entre en contradiction avec des objectifs sociaux tels que la permanence de l'emploi, etc.

À l'époque de la monnaie convertible en or, le rôle des réserves détenues par les banques ou les individus était stratégique par rapport à la monnaie de crédit et par rapport à l'appréciation ou la dépréciation de son pouvoir d'achat. Qu'arrivait-il en effet si les valeurs réalisées étaient plus petites que les valeurs antévalidées (ou valeurs-en-procès) par l'opération de crédit, c'est-à-dire A < A* ? Dans un tel cas, l'économie subissait des pertes réelles et ces déficits étaient financés par prélèvement sur les réserves financières détenues par les banques ou les individus qui possédaient le trésor national. En période de récession ou de contraction, (comme c'est le cas quand le résultat net des opérations de tous les agents de l'économie est A < A*), il y avait une déflation de tous les prix monétaires, y compris ceux des actifs financiers ou de la pseudo-monnaie, si les réserves étaient insuffisantes, à moins que la crise fut si sévère qu'elle obligeât la banque centrale à suspendre temporairement la convertibilité de la monnaie. La suspension temporaire de la convertibilité équivalait à une reconnaissance implicite de l'insuffisance de réserves de valeur et ouvrait la possibilité d'une création de réserves fictives, si la dévaluation des titres financiers restait en deça du niveau réel de la valeur dans l'économie.

Si, au contraire, les réalisations étaient supérieures aux anticipations, c'est-à-dire A > A*, l'économie enregistrait un profit réel qui, s'il n'y avait pas d'opportunité immédiate d'investissement au pays ou à l'étranger, forçait la monnaie (et éventuellement l'or) à sortir de la circulation en refluant vers les banques ou les comptes de réserves des individus sur lesquels aucun intérêt n'était versé. L'inflation pouvait cependant naître à partir d'une spéculation à la hausse sur les titres financiers qui caractérisait habituellement la fin de chaque période d'expansion. La spéculation sur les titres, c'est-à-dire sur la pseudo-monnaie A*, correspondait à un accroissement fictif de capital qui transformait le sens de l'inégalité entre la monnaie et la pseudo-monnaie. On passait alors d'une situation initiale de A > A* à une nouvelle situation A* > A. La crise devenait alors inévitable.

Quelle est maintenant l'explication de la crise à l'époque de la monnaie à cours forcé ?

Nous avons déjà dit que la monnaie de crédit (ou la monnaie à cours forcé) n'est pas une simple création ex nihilo qui apparaît au début du cycle du crédit et disparaît à la fin sans laisser de traces. Au risque de se répéter, il faut avoir constamment à l'esprit que la monnaie remplit aussi une fonction de thésaurisation ou de réserve de valeur qui doit être analysée dans un modèle d'ajustement de flux et de stock de valeur en réserve. C'est la fameuse interdépendance dont Marx faisait état entre la monnaie qui agit comme instrument de circulation (moyen d'achat et moyen de paiement) et la monnaie qui est aussi un instrument de thésaurisation.

Reprenons notre modèle précédent où un agent a contracté une dette A* auprès d'une banque. À l'échéance de la dette, le débiteur doit rembourser la banque. Comment remplira-t-il ses obligations ? S'il a réussi à accumuler suffisamment de réserves liquides soit à l'intérieur ou à l'extérieur du système bancaire, il efface simplement sa dette en puisant dans ses réserves. Alors la monnaie reflue vers le système bancaire pour être détruite.

Un cas plus intéressant est de supposer que le débiteur ne possède aucune réserve soit à l'intérieur ou à l'extérieur du système bancaire et qu'il est obligé de demander le renouvellement de son prêt. C'est le cas classique d'un refinancement de dette. Si son crédit est bon auprès de la banque, il n'y a pas de problème, le refinancement n'est qu'une simple formalité. Mais si son crédit est mauvais, parce que la banque juge que ses affaires sont non rentables ou mal administrées, la banque devrait le mettre en faillite. Si la banque accepte de le refinancer, bien qu'il soit évident que ses activités ne seront jamais rentables, elle permet alors le paiement d'une dette par une dette. La banque crée alors une réserve fictive de valeur ou un moyen de paiement fictif. C'est précisément la création d'une telle valeur fictive qui est responsable de la dévaluation potentielle de la monnaie. C'est comme si le débiteur pouvait éternellement payer une dette par une dette, ce qui détruit toute logique à la monnaie comme moyen de paiement. Plutôt que de supporter en partie ou en totalité la perte par la mise en faillite de son débiteur, la banque étend la perte sur l'ensemble de la société en permettant une dévaluation potentielle de la monnaie. J'utilise l'épithète « potentielle » pour bien souligner que des cas comme celui-ci ne sont pas uniques dans la société. Mais ces montants de réserves fictives doivent être compensés durant une période par des montants de réserves réelles de valeurs qui sont créés simultanément par d'autres agents qui, non seulement ont complété le remboursement de leur dette mais ont aussi réussi à faire un profit net (après intérêts), profit qui constitue la substance des réserves réelles. Par conséquent, c'est le solde net (négatif ou positif) des réserves de valeurs qui sera la variable déterminante dans le changement de la valeur de la monnaie (dévaluation ou ré-évaluation).

On peut se demander comment le solde net des réserves de valeur au niveau national est lié avec le solde du compte réserves en or et en devises pour les paiements internationaux. On peut aussi s'interroger sur le lien entre la valeur de la monnaie au plan national et le taux de change fluctuant par rapport à la monnaie internationale. Cette dernière interrogation soulève la question du statut de la monnaie internationale par rapport à l'or et au développement du marché des euro-devises. Il serait trop long de répondre d'une façon détaillée à toutes ces questions. J'essaierai cependant d'esquisser dans la prochaine section quelques éléments de réponses en particulier en ce qui concerne le lien entre la monnaie internationale et l'or [4].

LIEN ENTRE MONNAIE NATIONALE
ET MONNAIE INTERNATIONALE

Existe-t-il deux types de réserves de valeur : l'une nationale en terme de liquidités nationales détenues dans les banques et les institutions financières d'un pays et l'autre, internationale en terme de réserves d'or et de devises étrangères ? La réponse est oui en principe et non en réalité, puisqu'avec le développement accéléré du marché de l'euro-devise et de l'internationalisation du système bancaire, s'il existe un excédent de liquidités nationales, celui-ci sera recyclé sur le marché international. Si, au contraire, il existe une pénurie de liquidités nationales, l'emprunt sur le marché international est un moyen couramment utilisé pour augmenter ses liquidités nationales et internationales. Bref, le rapport entre réserves liquides nationales et réserves liquides internationales doit être étudié à partir des taux d'intérêts de chaque pays et des mouvements de capitaux dans la balance de paiement. On peut également en mesurer certains aspects à partir du bilan des banques qui distinguent dans leur bilan les opérations nationales des opérations internationales.

Quant au lien entre la valeur de la monnaie au plan national et sa valeur relative par rapport à la monnaie internationale, cette question consiste à analyser la relation entre le taux d'inflation à l'intérieur du pays et le taux de change par rapport à l'équivalent général international. Puisque le taux d'inflation représente un certain pourcentage de dépréciation de la valeur de la monnaie, ou bien le taux de change se déprécie dans le même sens ; ou bien le taux de change est invariant ou varie dans le sens opposé. Si le taux de change varie dans le même sens et dans la même proportion, on peut supposer constants la valeur de l'équivalent général international et le niveau des réserves internationales possédées par le pays. Si le taux de change est invariant ou dans le sens opposé à l'inflation à l'intérieur du pays, on peut supposer

i) ou bien que la dévaluation de la monnaie internationale se fait au même rythme ou à un rythme plus élevé que la dévaluation de la monnaie nationale, ceteris paribus quant au niveau des réserves internationales du pays ;

ii) ou bien que le niveau des réserves internationales diminue pour soutenir le cours de la monnaie nationale, ceteris paribus quant à la valeur de la monnaie internationale ;

iii) ou bien que le niveau des réserves internationales diminue pour soutenir le cours de la monnaie nationale et que la valeur de la monnaie internationale diminue aussi mais à un rythme plus lent.

Jusqu'ici nous avons parlé de taux de change fluctuants. Le régime généralisé des taux de change fluctuants est né, comme on le sait, depuis la fin de la convertibilité en or de l'équivalent général international, le dollar américain. Nous avons référé ci-haut à la valeur de la monnaie internationale comme si son unité de mesure était clairement définie par rapport à un étalon. Officiellement, le régime d'étalon de change-or a été aboli depuis 1971. Peut-on imaginer alors qu'en prenant cette décision historique, Richard Nixon a du même coup supprimé l'une des fonctions de base de toute monnaie, c'est-à-dire la fonction étalon de valeur ou étalon des prix ? Autrement dit, si la monnaie internationale n'est plus définie par rapport à un étalon, toutes les autres monnaies sont également dans la même situation puisqu'elles reposent sur une base inconnue.

Bien que Marx ait déjà dénoncé au I9e siècle la confusion qui règne chez les économistes anglo-saxons entre la fonction mesure des valeurs et la fonction étalon des prix, il ne semble pas que cette confusion ait été dissipée, même chez certains économistes marxistes, surtout depuis les dix dernières années. L'erreur la plus répandue est de retenir une définition apparentée à l'équation quantitative de Fisher qui se substitue à la définition de l'étalon. Les protagonistes de cette thèse sont facilement reconnaissables à leur argument qui consiste à définir l'unité monétaire comme une fraction du PNB ou une fraction du travail abstrait. Ainsi, ont-ils l'impression de relier la monnaie au réel et de ne plus avoir besoin de préciser quelle est la grandeur de cette fraction ni par rapport à quel réel exactement. C'est la position de la plupart des théoriciens de la régulation monopoliste ou de l'accumulation intensive, en particulier, celle de M. Aglietta dans son livre, Régulation et crises du capitalisme, (Calmann-Levy, 1976).

Au risque d'être dénoncé comme aveuglé par le fétichisme de l'or, je continue à défendre la thèse d'un régime d'étalon-or invisible ou privé, puisqu'il n'est plus fondé sur une définition officielle du cours de l'or par rapport à la monnaie internationale mais est fondé sur le cours libre de l'or défini par les forces du marché.

La nécessité théorique de l'étalon découle de la nécessité d'accrocher la monnaie au réel et non de la concevoir comme une pure abstraction parce que, fidèle à l'approche matérialiste de Marx, je refuse de faire de l'économie politique dans l'imaginaire comme certains économistes le suggèrent. Pour moi, la coupure épistémologique entre le réel et l'abstrait (ou l'imaginaire) n'est pas aussi radicale que certains veulent bien l'affirmer. Je préfère ce type d'économie politique à celui d'une certaine économie pure qui se déclare incapable d'expliquer quoi que ce soit dans le monde réel, telle que l'inflation, le chômage, le crédit, les crises, etc.

Cependant, c'est dans les situations de menaces sérieuses d'effondrement partiel ou total du système monétaire international que l'on voit mieux apparaître la marchandise or comme monnaie universelle. On l'a bien vu au début de l'année 1980 quand la cote de l'or a grimpe jusqu'à 850$ U.S. et qu'un bon nombre de spéculateurs perdaient de plus en plus confiance dans la « valeur intrinsèque » du dollar. À l'inverse, on le voit encore très bien un an après avec la politique conservatrice de Reagan qui, pour défendre le dollar, a décidé de laisser grimper les taux d'intérêt à un niveau encore jamais atteint et de déprimer ainsi les taux de change de la plupart des monnaies des autres pays. Le cours de l'or est maintenant revenu autour de 360$ U.S. au moment où ces lignes sont écrites.

En résumé, le prix du marché d'une once d'or n'exprime pas sont coût de production, mais correspond bien à la définition de l'unité monétaire internationale, c'est-à-dire un dollar U.S. est une certaine fraction d'une once d'or. Que cette définition se rapproche ou s'éloigne de son coût de. production est une toute autre affaire. La seule chose qui importe du point de vue de la fonction étalon de la monnaie est qu'il y ait à la base une certaine quantité de marchandise connue et acceptée de tous comme moyen de paiement international. Que cette marchandise soit de préférence gardée en réserve plutôt que jetée dans la circulation ne change rien quant à la logique de sa fonction. Que certaines sociétés à certaines époques de l'histoire aient préféré garder en réserve des pierres de taille plus ou moins importante ne change rien non plus à la nécessité logique de raccrocher le monétaire au réel incarné par ces pierres. Le coût d'extraction et de fabrication de telles pierres n'avait probablement rien en commun avec la définition de l'unité monétaire fondée sur ces pierres. Il ne faut donc pas confondre la théorie des prix de production de Ricardo avec la théorie de la forme valeur chez Marx, même si ce dernier n'est pas à l'abri de toute ambiguïté au sujet de la valeur de l'or utilisé comme monnaie.

CONCLUSION

Quel est l'essentiel à retenir des liens entre la pseudo-monnaie, la monnaie et l'or ? J'ai tenté de développer une nouvelle théorie qualitative de la monnaie dans le but d'expliquer la genèse des crises monétaires modernes qui sont caractérisées par l'inflation plutôt que la déflation comme c'était le cas jadis. Le développement de cette théorie qualitative de la monnaie repose sur l'identification des diverses formes de monnaie spécifiques au stade actuel de développement du MPC. Il ne suffit pas de se limiter à dire, comme le fait A. Lipietz, que la forme dominante est la monnaie de crédit ou, comme l'affirment Benetti-Cartelier, que la monnaie est définie comme une unité de compte caractérisée par un procès de monnayage. Il faut analyser comment cette forme dominante est en rapport avec les autres formes de monnaie : pseudo-monnaie ou capital financier, réserves d'or ou de devises. Il faut de plus analyser comment chaque forme de monnaie remplit une ou plusieurs fonctions monétaires : unité de compte, mesure des valeurs-en-procès, mesure des valeurs réalisées, moyen de circulation ou moyen d'achat, moyen de paiement, réserves de valeur et étalon de valeur. La caractérisation de la monnaie dans ses diverses formes et ses fonctions, tant à l'intérieur d'un espace national que dans l'espace international, permet alors de découvrir toute la complexité de la forme valeur qui est loin d'être aussi homogène que l'hypothèse qui est habituellement faite par la plupart des économistes contemporains qui ont écrit sur le sujet.

En distinguant, comme je J'ai fait, la pseudo-monnaie de la monnaie, j'ai tenté de mettre en évidence le temps de circulation spécifique à chacune de ces formes ainsi que la mesure spécifique de la valeur associée à chacune de ces formes : l'une mesure des valeurs-en-procès tandis que l'autre mesure des valeurs réalisées. Le mouvement dialectique entre ces deux formes ne peut être assuré que par le jeu des réserves réelles ou fictives, lequel n'est intelligible que par la justification de la fonction réserve de valeur. En effet, c'est la fonction réserve de valeur qui donne une autonomie relative à l'argent, et donc rend possible la spéculation. Ceci permet de comprendre comment le système bancaire-financier est à l'origine de la création de réserves fictives de valeur qui peuvent entraîner une dépréciation du pouvoir d'achat de la monnaie, c'est-à-dire l'inflation. Ce n'est certainement pas en plongeant l'économie nationale (ou internationale) dans une dépression majeure qu'on va résoudre le problème de l'inflation, à moins que ce soit là l'occasion de révolutionner la structure économique et financière du pays.

Enfin, comme l'espace monétaire de chaque pays est ouvert à l'espace international par un régime de taux de change et de réserves d'or et de devises, j'ai avancé l'hypothèse que le régime actuel des taux de change fluctuants n'a pu se développer qu'à partir d'un changement dans le mode de régulation de la fonction étalon de valeur de la monnaie internationale : on serait passé d'une régulation officielle de l'unité monétaire internationale fondée sur l'étalon de change-or à une régulation privée définie par le marché libre de l'or. Ce changement de régulation n'abolit pas la fonction étalon de valeur de l'or mais modifie le rôle de l'or dans sa fonction de monnaie universelle.


* Une version plus élaborée de ce texte est parue dans la revue Critiques de l'économie politique,  Maspero, Paris, janvier-mars 1982, sous le titre « Le rapport entre la pseudo-monnaie et la monnaie : de la possibilité à la réalité de la crise ».

[1] Cette distinction semble évidente mais, en fait, elle repose sur le principe de la monnaie homogène dans ses fonctions d'unité de compte (ou de numéraire) et de moyen de circulation. Dès qu'on envisage la monnaie dans sa fonction réserve de valeur, le principe d'homogénéité de la monnaie est menacé car c'est toute la question de l'argent qui se transforme en capital financier et /ou en capital social qui doit être analysée. Voir en particulier M. Aglietta et A. Orléan, La violence de la monnaie, (à paraître), PUF, Paris, 1982 ; J.-G. Loranger, « Un essai dialectique sur le capital financier et son application au Canada » in Internationalisation des banques et des groupes financiers, Séminaire CEREM, Nanterre, novembre 1979, Éditions du CNRS, Paris, 1981.

[2] Cette thèse ne doit pas être confondue avec la thèse de A. Lipietz sur la pseudo-validation qui consiste à soutenir que le système bancaire contrôlé par la banque centrale post-valide d'une manière « provisoirement définitive » tout ce qui a déjà été antévalidé, ce qui conduit invariablement à l'émission d'une trop grande quantité de monnaie, ce qui entraîne une dévalorisation de la monnaie ou une hausse générale des prix. Voir en particulier, A. Lipietz, Crise et inflation, pourquoi ?, Maspero, Paris, 1979 ; « La vraie monnaie doit-elle être une vraie marchandise », Interventions critiques en économie politique, no 5, 1980 ; J.-G. Loranger, « Pseudo-validation du crédit et étalon variable de valeur », Économie appliquée, Paris, paraître, mai 1982).

[3] C'est la thèse bien connue en particulier de B. Schmitt, L'or, le dollar et la monnaie supranationale, Calmann-Levy, Paris, 1977 ; C. Benetti, J. Cartelier, Marchands, salariats et capitalistes, PUG, Maspero, Paris, 1980 ; M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme: l'expérience des États-Unis, Calmann-Levy, Paris, 1976.

[4] Une explication plus détaillée de ce problème est présentée dans mon article publié dans Critiques de l'économie politique, janvier-mars 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 mars 2009 7:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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