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Jean-Louis Loubet del Bayle
Professeur émérite de science politique, Institut d’Études Politiques de Toulouse,
Directeur du Département de Sc. pol. et de sociologie
de l’Université des Sciences sociales.
“Incivilités et mutations
du contrôle social.”
In revue Études, revue de culture contemporaine, no 4195, novembre 2013, pp. 473-483.
- Introduction
- Un questionnement fondamental
- Mutations du contrôle social
- Institutionnalisation et « policiarisation »
- Une évolution paradoxale
INTRODUCTION
En décembre 2012, la SNCF a lancé un plan d'action pour réduire le développement de comportements qui ne sont pas des actes délictueux, mais sont cependant de plus en plus mal supportés aussi bien par les agents de la SNCF que par ses usagers, tels que les pieds posés sans précaution sur les sièges, les chewing-gums collés sur les banquettes, les graffitti divers gravés sur les vitres des wagons, les insultes et grossièretés verbales en tous genres, les bousculades, etc. Cette politique comporte une dimension préventive, mais aussi un aspect répressif, en prévoyant, par exemple, de sanctionner désormais par une amende le fait de mettre les pieds sur les banquettes. Ces mesures spécifiques s'inscrivent dans une évolution plus générale, touchant l'ensemble de la vie sociale, qui se traduit par une tendance à la pénalisation croissante de ce qu'il est convenu d'appeler depuis quelques années les « incivilités », c'est-à-dire des comportements gênants qui jusqu'alors n'étaient pas considérées comme des infractions caractérisées et faisaient l'objet d'une régulation plus ou moins spontanée sans qu'il soit besoin de règles codifiées et d'un contrôle institutionnalisé pour les empêcher.
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Au-delà de l'aspect plus ou moins anecdotique et ponctuel que peut avoir cette initiative de la SNCF, on peut s'interroger sur cette évolution, en se demandant si celle-ci ne constitue pas une manifestation particulièrement visible, particulièrement sensible, d'une mutation plus globale et plus profonde de l'organisation des sociétés contemporaines. C'est d'ailleurs là une perspective que suggèrent les questions qui commencent plus ou moins confusément à émerger sur la nature du lien social, sur ses fondements et sur ses transformations. Ces interrogations amènent notamment à se poser la question des mécanismes qui assurent l'organisation, le fonctionnement et la pérennisation des sociétés, en amenant à retrouver des problèmes essentiels qui sont à la base du questionnement sociologique. Ce questionnement fondamental concerne particulièrement le rapport des individus avec leur environnement et, notamment, les relations des individus avec les règles, avec les normes qui organisent la coexistence des individus et des groupes et sur lesquelles la vie sociale repose. Car, à travers la question des incivilités, c'est bien cela qui est en question. À savoir le fait que des normes qui structuraient plus ou moins informellement la vie sociale ne sont plus observées, en conduisant à mettre en œuvre ce qui semble être des mécanismes de substitution.
Un questionnement fondamental
En fait, ce questionnement oblige à s'interroger sur les processus qui amènent les individus à se conformer aux règles qui organisent la vie sociale et dont le respect est censé profiter à la fois à la société et aux individus qui la constituent. Ces processus sont ceux que l'analyse sociologique qualifie de contrôle social ou de régulation sociale. Si, pour cerner de manière plus précise cette notion, on se réfère à un ouvrage d'introduction à la sociologie d'usage courant, le contrôle social peut être défini comme « le processus destiné à assurer la conformité des conduites aux normes établies dans une collectivité donnée, pour sauvegarder entre les membres de cette collectivité le dénominateur commun nécessaire à sa cohésion et à son fonctionnement ». Ou bien, a contrario, c'est aussi « le processus qui est destiné à décourager les différentes formes de non-conformité aux normes établies dans une collectivité [1] ». Il s'agit donc des mécanismes qui, en [475] dehors des motivations spontanées liées à la perception individuelle que peuvent avoir les acteurs sociaux de leur intérêt particulier, sont susceptibles de les inciter à se conformer aux normes sociales. Lorsqu'on parle de « crise des repères », c'est bien ce problème qui est posé, avec des interrogations sur le contenu de ces repères et, surtout, sur le mécanisme qui amène les individus à les prendre en compte et à s'y conformer. Le détour par une analyse des mécanismes fondamentaux du contrôle social et de leurs formes peut être ici utile pour aider à progresser dans la compréhension des phénomènes que l'on est en train d'envisager.
L'analyse sociologique de ce concept montre d'abord que le contrôle social peut prendre deux formes : positive ou négative, selon que la régulation des comportements individuels ou collectifs qu'il réalise se traduit par l'allocation de récompenses pour des comportements conformes - c'est la forme positive - ou, au contraire, par des sanctions, pour des comportements déviants - c'est la forme négative. Par ailleurs, cette analyse fait apparaître aussi que l'on peut distinguer un contrôle social interne et un contrôle social externe.
Le contrôle social interne, ou intériorisé, est celui qui résulte d'une autodiscipline des individus, fondée sur un sentiment intériorisé d'obligation, sans autre conséquence, en cas de déviance, qu'un sentiment intime de culpabilité. L'autorité et le pouvoir prescripteur des règles de morale, de politesse ou de savoir-vivre sont très largement fondés sur le sentiment d'obligation intériorisé qui caractérise les formes de contrôle social interne. Certes, cet autocontrôle est, pour une grande part, le résultat d'un apprentissage social, que l'analyse sociologique désigne sous le terme de socialisation, avec l'influence d'institutions comme la famille, l'école ou les Églises. Mais, au moment où il s'exerce, il se traduit par une autodiscipline que l'individu s'impose à lui-même, de façon spontanée, en ayant le sentiment intime de « devoir » respecter les normes concernées.
Il n'en est pas de même dans le contrôle externe, qui, lui, résulte de pressions sociales extérieures pour amener les individus à se conformer aux normes établies. Cela étant, ce contrôle externe est susceptible de prendre, lui-même, deux formes. La première forme de ce contrôle peut être qualifiée d'immédiate, de sociétale ou de communautaire. C'est une forme de contrôle social spontané, inorganisé, informel, qui résulte de la surveillance que les individus composant un [476] groupe exercent les uns sur les autres en sanctionnant mutuellement leur conformisme ou leur déviance. La fonction de contrôle est alors diluée dans l'ensemble du groupe et chacun de ses membres est amené plus ou moins à l'exercer. La rumeur, le commérage, la mise en quarantaine ou le lynchage peuvent être considérés comme des formes, d'une gravité variable, de ce contrôle, qui, en général, caractérise les sociétés dites d'interconnaissance, dans lesquelles la visibilité des comportements de chacun permet le contrôle de tous par tous. Dans ce contexte, la réduction et le contrôle des déviances résultent de la pression directe et immédiate du groupe sur les individus, sans qu'il y ait formalisation et institutionnalisation de ce mécanisme.
Ce premier type de contrôle externe, spontané et immédiat, est à distinguer d'un autre type de contrôle externe, qui peut être qualifié de contrôle organisé, médiatisé, institutionnalisé. Dans ce cas, la pression sociale n'est plus directe, elle est le fait de certains membres du groupe considéré, qui sont investis de cette tâche et se manifestent en cas de déviance, en intervenant au nom de la collectivité. Ce qui peut inclure, par exemple, des formes religieuses de contrôle social, fondées sur la menace et l'application par des institutions religieuses de sanctions surnaturelles ou magiques. L'institution judiciaire peut être considérée comme la plus classique des instances institutionnalisées de contrôle social externe. Parmi ces formes de contrôle social institutionnalisé, se situe aussi la spécificité du contrôle social de type policier, dont la singularité tient à la possibilité de recourir, si nécessaire, à la contrainte par l'usage de la force physique.
En résumé, et en simplifiant quelque peu les choses, au sein d'une société, les mécanismes fondamentaux du contrôle social sont donc finalement au nombre de quatre : 1) un contrôle de type moral, fondé sur l'observation spontanée par les individus de normes dont ils ont assimilé et intériorisé le caractère obligatoire ; 2) un contrôle de type sociétal, fondé sur la pression informelle qu'exerce directement sur les individus leur environnement social ; 3) un contrôle de type institutionnalisé, reposant sur l'intervention d'institutions sociales spécifiques, qui est un contrôle non-policier lorsque l'institution concernée ne peut recourir à la force physique ; 4) enfin, un contrôle institutionnalisé de type policier, lorsque, en dernier recours, celui-ci peut se traduire par l'usage de la contrainte et du recours à la force physique.
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Ainsi, pour prendre un exemple concret, le respect par les piétons de l'obligation d'utiliser les passages protégés pour traverser une rue peut d'abord résulter, indépendamment du contrôle social, d'une appréciation personnelle du danger qu'il peut y avoir à ne pas le faire (le risque de se faire renverser par un véhicule). Mais le respect de cette règle peut être aussi la conséquence de l'esprit civique des individus et du sentiment d'obligation qui en résulte (autocontrôle de type moral). Il peut être lié au souci de ne pas s'exposer à la réprobation exprimée de façon plus ou moins explicite par les autres personnes qui assistent à la scène (contrôle sociétal immédiat ou informel que l'on constate dans ce cas dans des pays comme l'Allemagne, la Suisse ou le Japon). Enfin, il peut tenir à la présence d'un policier et à la crainte de voir celui-ci intervenir en cas d'infraction (contrôle institutionnalisé de type policier).
Mutations du contrôle social
À partir de ces considérations, l'hypothèse que l'on peut formuler est que les différents processus de contrôle social évoqués précédemment coexistent plus ou moins dans toutes les sociétés et qu'ils constituent, à un moment donné, dans une société donnée, un ensemble, un « système », dont les éléments sont interdépendants, tout en présentant des configurations différentes selon les époques et les sociétés en fonction du rôle respectif de chacun de ces processus.
On peut dire ainsi que les sociétés traditionnelles, très intégrées - les sociétés que l'on qualifie parfois de « holistes » - étaient caractérisées par un système de contrôle social qui était fondé essentiellement sur la combinaison d'un contrôle intériorisé informel, souvent à base plus ou moins religieuse, et d'un contrôle sociétal ou communautaire immédiat, très prégnant, reposant sur la transparence des comportements et la surveillance de tous par tous. C'est un contrôle social très étroit et très rigoureux qui était ainsi exercé sur les individus, dans des sociétés relativement closes, où la notion même d'individu avait, en général, très peu de place - à la fois socialement et conceptuellement - face aux exigences collectives qui pesaient sur lui, ce qui n'empêchait pas, dans ces sociétés et surtout à l'extérieur de celles-ci, l'existence d'un niveau de violence important.
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À partir de là, on peut avancer l'hypothèse que, historiquement, les formes institutionnalisées de contrôle social - judiciaires et policières notamment - tout en n'étant pas totalement absentes des sociétés traditionnelles, se sont particulièrement développées lorsque les modalités informelles de contrôle social traditionnel ont perdu une partie de leur influence et de leur efficacité, du fait de phénomènes divers, comme le progrès des communications, la mobilité des populations, l'urbanisation, la différenciation des fonctions, l'anonymat des relations sociales ou le pluralisme des références culturelles. À ce moment, tout en continuant à coexister avec ces processus traditionnels de régulation dans un certain nombre de domaines, s'est affirmée la nécessité de les compléter, afin de suppléer à leurs déficiences et à leur inadaptation face aux situations nouvelles créées par l'évolution de la société, une évolution qui a contribué, parallèlement, à affranchir les individus du poids que faisaient peser sur eux les formes traditionnelles de contrôle social, en contribuant ainsi à la naissance et au développement de l'individualisme.
Cette approche peut constituer une clé pour comprendre les mutations qui caractérisent les sociétés contemporaines, que certains qualifient de « sociétés post-modernes ». En effet, le développement continu de l'individualisme dans les mentalités et dans les comportements, favorisé par l'extension des supports institutionnels que lui apportent l'État, la justice ou la police, par le pluralisme des références culturelles et l'anonymat des relations sociales, a pour conséquence une diminution progressive du rôle des processus traditionnels et informels de contrôle social, qu'il s'agisse des contrôles intériorisés de type « moral » ou des contrôles sociétaux de type « communautaire ». De cette évolution résulte une situation que résument assez bien ces propos d'une actrice française à succès : « Je n'ai aucune inhibition [= pas de contrôle intériorisé]. Je me moque de ce que les gens pensent de moi [= pas de contrôle sociétal]. » Même si l'auteur de cette déclaration n'en a pas sans doute mesuré toutes les conséquences, et même si la réalité est sans doute quelque peu différente, il n'en reste pas moins qu'elle est assez révélatrice de l'air du temps et de la façon dont l'homme contemporain se perçoit, en valorisant un idéal du moi fondé sur le principe de l'autonomie personnelle, en récusant, consciemment ou inconsciemment, tout ce qui peut être vécu comme une atteinte à cette autonomie.
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Le corollaire de cette évolution, dont on peut percevoir quotidiennement les multiples manifestations [2], c'est un développement compensatoire des modalités institutionnalisées de contrôle social, avec particulièrement deux conséquences. D'une part, les normes qui régulent la vie sociale tendent de plus en plus à être des normes juridiques, formalisées, codifiées, alors que s'efface le rôle des usages à caractère informel, reposant sur des pratiques spontanées des individus et sur ce qu'on peut appeler une régulation par les mœurs et par le poids du conformisme sociétal. La conséquence en est donc ici une « juridicisation » croissante des relations sociales, c'est-à-dire une régulation des relations sociales reposant de plus en plus sur un encadrement juridique de celles-ci. D'autre part, ces normes juridiques font ensuite intervenir pour assurer leur application effective la surveillance et le contrôle des institutions, et, tout particulièrement, des institutions judiciaires et policières adossées à l'institution étatique. L'autre conséquence de cette évolution, c'est donc, après sa judiciarisation, la tendance à la « policia-risation » et à la « judiciarisation » de la vie sociale.
Institutionnalisation
et « policiarisation »
Concernant la « policiarisation » de la vie sociale, cette évolution a par exemple de très nombreuses conséquences qu'il est facile de repérer dans les pratiques les plus quotidiennes tout en n'en percevant pas, souvent, la logique sous-jacente. Elle a notamment pour résultat, tant du fait de ses conséquences « répressives » que « préventives », de provoquer une inflation quantitative des demandes et des attentes requérant l'intervention policière et le cas des incivilités, cité en commençant, en est l'illustration. Va dans le même sens la valorisation médiatique de la notion de police préventive, dont on méconnaît la portée potentiellement extensive, dans la mesure où l'hypothèse d'un désordre suffit à justifier l'intervention préventive, alors que l'action répressive impose la référence restrictive à un fait réel et vérifiable [3]. Cette inflation permet aussi d'expliquer un phénomène que l'on rencontre dans la plupart des sociétés développées, à savoir la difficulté qu'éprouvent les services de police traditionnels pour répondre à cette multiplication des attentes et des besoins. Face à ce qui peut apparaître comme des carences [480] de ces services dans leur tâche d'assurer l'ordre et la sécurité publique, l'une des conséquences importantes de cette situation est alors la tendance au développement d'initiatives destinées à pallier ces carences par le recours grandissant à des institutions et à des pratiques de « sécurité privée », avec tous les problèmes qui peuvent s'attacher à cette évolution, qui remet plus ou moins explicitement en cause le processus séculaire de pacification des sociétés occidentales, qui a été pour une part lié à la monopolisation des fonctions policières au profit d'institutions publiques [4].
Cette évolution, tout en permettant de comprendre pourquoi - quantitativement - la police se trouve de plus en plus impliquée dans la régulation des rapports sociaux, avec toutes les conséquences que l'on vient d'évoquer, permet aussi de comprendre pourquoi cette évolution s'accompagne d'un changement qualitatif des modes d'intervention et de comportement de la police. En effet, plus ou moins consciemment, de manière plus ou moins délibérée, la police est conduite, du fait de cette situation, à reprendre à son compte certains des aspects de la fonction socialisatrice qui n'est plus assurée, ou qui n'est plus assurée qu'imparfaitement, par les mécanismes traditionnels de socialisation. Le développement de ce rôle de suppléance peut expliquer pour une large part pourquoi la police est amenée aujourd'hui, dans ses rapports avec la société - par exemple avec les jeunes - à repenser son rôle et son fonctionnement, en associant à sa fonction répressive - et parfois en substituant à celle-ci - des fonctions préventives et éducatives, qui tendent d'ailleurs, chez les policiers comme dans leur environnement, à susciter des interrogations sur ce qu'est le « vrai travail policier ».
De même, cette mutation par rapport à sa fonction traditionnelle explique aussi pourquoi la police est amenée à approfondir dans cette perspective son insertion dans le tissu sociétal, en recherchant une proximité plus grande avec le public - par exemple avec la pratique de l'îlotage - comme à développer des relations de partenariat avec d'autres institutions, dont l'éloignait autrefois sa fonction répressive traditionnelle et limitée, et dont la rapproche désormais l'évolution extensive des orientations socialisatrices et intégratrices de son action, et, plus généralement, l'obligation concrète dans laquelle elle se trouve, bon gré mal gré, consciemment ou inconsciemment, de participer à un travail plus général, sinon de recomposition du tissu social, du moins de limitation [481] des conséquences de son ébranlement ou de ses mutations. Les rapprochements et la collaboration entre institutions policières et scolaires sont par exemple ici particulièrement significatifs de cette évolution.
Ainsi s'explique aussi le succès contemporain, que l'on retrouve dans la plupart des sociétés développées, des notions de « police communautaire », « de voisinage » ou « de proximité », qui tendent plus ou moins explicitement à mettre l'accent sur l'enracinement sociétal de l'action policière, afin de favoriser le développement de relations d'interaction et de collaboration entre la police et la société, entre la police et le public, pour tenter de retrouver l'efficacité de certains des processus traditionnels et communautaires de contrôle social. Les expériences de police de voisinage sont à cet égard tout à fait exemplaires de cet effort pour essayer de ressusciter des pratiques proches des formes de contrôle sociétal immédiat. Dans le même sens, et plus généralement, les notions de « police d'expertise », de « police de résolution des problèmes » tendent elles aussi à refléter des changements extensifs dans la définition et le mandat des institutions policières, qui résultent de facto des changements quantitatifs et qualitatifs évoqués précédemment, en invitant les institutions policières à ne pas se contenter d'interventions ponctuelles, mais à en diagnostiquer les causes plus générales afin d'y remédier en s'associant éventuellement avec d'autres acteurs sociaux.
Une évolution paradoxale
Ces évolutions ont pour effet, sans que ces conséquences soient toujours perçues, d'accroître le rôle social contemporain des institutions policières, dans un processus qui a un caractère paradoxal et contradictoire. En effet, d'une part, ces changements sont à la fois la cause et la conséquence du développement de l'individualisme et de l'autonomie individuelle dans les sociétés contemporaines, marginalisant et érodant l'autorité des modalités informelles de contrôle social, de type moral ou sociétal. Mais parallèlement, en favorisant le développement compensatoire des modalités institutionnelles de contrôle social, qui se traduisent par sa policiarisation et sa judiciarisation croissantes, cette évolution a pour effet de restreindre l'autonomie individuelle qui [482] en est pour partie l'origine. « Ainsi, on en arrive à cette situation singulière, peut constater Marcel Gauchet, d'une société qui tend par un côté à se nier idéologiquement comme société, comme s'il n'y avait que des individus, sans rien pour les tenir ensemble, tout en développant, de l'autre côté, l'appareil de la cohésion collective dans des proportions jamais vues. [5] »
Cette contradiction est non seulement dans les faits mais aussi dans les esprits. C'est ainsi que des enquêtes d'opinion récentes montrent qu'on constate effectivement, en France, la croissance paradoxale des opinions favorables à une extension toujours plus grande de l'autonomie des comportements individuels, mais accompagnée d'un développement parallèle des demandes d'ordre public, donc des demandes d'interventions institutionnelles. Comme on a pu le noter, l'importance accordée au « libéralisme dans l'ordre public » devient ainsi inversement proportionnelle au niveau des opinions favorables au « libéralisme des mœurs privées [6] ». Ainsi, plus les aspirations à l'autonomie individuelle se manifestent et s'exacerbent et plus sont donc réclamées des interventions et des protections institutionnelles, en légitimant l'évolution du contrôle social dont on a vu précédemment les caractéristiques. Ce que certains observateurs, analysant une évolution qui leur paraît avoir une dimension européenne, décrivent comme la manifestation d'un « hédonisme sécuritaire » qui, tout en reprenant la revendication des années 1960-70 de « jouir sans entraves » au niveau individuel, demande corrélativement, avec une insistance croissante, « la protection d'un appareil sécuritaire renforcé » au niveau collectif [7], en semblant ignorer le lien entre ces deux phénomènes.
On peut ajouter que ce paradoxe permet aussi de comprendre l'ambivalence des réactions que suscite ce développement des interventions institutionnelles, qui se manifeste particulièrement à propos de la police. D'une part, l'évolution individualiste qui a été évoquée fait refluer vers la police, on l'a vu, de plus en plus de problèmes que la société n'est plus capable de régler elle-même sans intervention institutionnelle et elle a donc pour conséquence de susciter une multiplication des attentes qui rendent de plus en plus nombreuses les interventions policières dans la vie sociale. Mais, en même temps, cet individualisme fait percevoir ces interventions, [483] avec les contraintes qu'elles peuvent comporter, comme des atteintes à l'autonomie individuelle de plus en plus critiquables et de plus en plus difficilement supportables. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrivait : « Police : a toujours tort. » C'est toujours un peu la même chose : les policiers ont tort quand ils n'interviennent pas et ne répondent pas à des sollicitations de plus en plus pressantes et ils ont tort, aussi, quand ils interviennent en mettant en œuvre des moyens qui sont perçus, à tort ou à raison, comme de plus en plus intrusifs. La portée de ce paradoxe est d'autant plus intéressante que celui-ci concerne plus ou moins la relation des citoyens contemporains avec toutes les institutions, dont on réclame l'intervention tout en récusant les contraintes qu'elle peut comporter [8].
Jean-Louis Loubet del Bayle
[1] Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Points-Seuil, 1975, t. I, p. 55.
[2] Cette évolution n'est sans doute pas étrangère à la dégradation des relations interpersonnelles quotidiennes que l'on peut constater dans les transports en commun, dans le milieu professionnel ou dans le milieu familial.
[3] Sur ce point, cf. J.-L Loubet del Bayle, « Police et prévention », Cahiers de la sécurité, 21, octobre 2012.
[4] Cf. Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, Pocket, 2003.
[5] M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, p. 141.
[6] Enquête 2008, dans P. Bréchon, O. Galland, L’individualisation des valeurs, A. Colin, 2010, p. 256.
[7] Gaël Brustier, Philippe Huelin, Voyage au bout de la droite, Fayard, 2011, p. 7.
[8] Pour une analyse plus approfondie des phénomènes ici évoqués, on pourra se reporter à J.L Loubet del Bayle, De la police et du contrôle social, Éditions du Cerf, 2012.
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