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POLICE ET POLITIQUE.
Une approche sociologique
Introduction
"La police se trouve actuellement dans une position si excentrée par rapport au cœur de la science politique qu'il est virtuellement impossible de trouver une analyse théorique sérieuse des fonctions variées qu'elle remplit dans les systèmes politiques" [1]. Ces remarques, faites il y a presque un tiers de siècle par les politologues nord-américains David Easton et John Dennis, restent encore d'actualité et les lacunes qu'elles signalaient sont encore pour une large part constatables. En même temps, tout aussi évidents sont pour l'observateur attentif de l'organisation des sociétés, les rapports que les institutions policières entretiennent avec leur organisation politique. De ce fait il n'est pas étonnant que l'on ait pu souligner le caractère paradoxal de cette situation : "Le désintérêt des politologues à l'égard de la police est particulièrement curieux. Le maintien de l'ordre est la quintessence de la fonction gouvernementale. Non seulement la légitimité du pouvoir est pour une large part dépendante de sa capacité à maintenir l'ordre, mais l'ordre constitue le critère permettant de dire si un pouvoir politique existe ou non. Conceptuellement comme fonctionnellement pouvoir politique et ordre sont liés. Bien que les politologues aient reconnu l'utilité d'étudier les fonctions de gouvernement - ses outputs - ils ont négligé l'étude de ses responsabilités fondamentales. Ceci se manifeste dans le fait qu'il y a de très nombreuses études sur les parlements, le pouvoir judiciaire, les armées, les gouvernements, les partis politiques, l'administration en général, mais très peu sur la police. Pourtant la police détermine les limites de la liberté dans une société organisée et constitue un trait essentiel pour caractériser un régime politique" [2].
Cette étude est née du constat de cette situation et se propose donc une approche sociologique de la police des institutions policières, des phénomènes policiers, et de leurs rapports avec l'organisation politique des sociétés. Alors que souvent - particulièrement en France - la littérature scientifique sur la police se limite à des perspectives juridiques et normatives, il s'agit ici d'envisager les institutions et les pratiques policières, [8] ainsi que les politiques les concernant, comme un objet légitime et particulièrement significatif de la réflexion sociologique et politologique.
Le but de ce travail est bien en effet d'étudier la police d'abord du point de vue de ce que l'on peut appeler la sociologie de la police, en s'intéressant à l'organisation et au fonctionnement des institutions policières dans leur réalité et leurs caractéristiques les plus concrètes et dans leurs relations avec leur environnement social ou sociétal [3]. Par ailleurs, et surtout cet éclairage sociologique sera situé par rapport au questionnement que la science politique peut susciter sur l'intervention de la police dans l'organisation et le fonctionnement politique d'une société. De ce fait même si l'on sera amené à retrouver dans un second temps des perspectives classiques et familières de la réflexion juridique ou criminologique sur la police, dans un premier temps, la manière d'aborder ces questions pourra apparaître quelque peu inhabituelle par rapport à celles-ci. Si cette démarche peut être surprenante pour des familiers d'une approche juridique, et éventuellement criminologique, de ces problèmes et de ces institutions, elle ne l'est sans doute pas moins pour les politologues qui, le plus souvent traitent, comme on l'a déjà noté, de l'organisation politico-administrative des sociétés en ne mentionnant que de façon incidente et presque anecdotique - quand ils le font - les services de police et les institutions policières. À cet égard, particulièrement éloquent est le parallèle avec la place que la science politique réserve en général à l'armée qui, elle, a acquis le statut d'objet légitime de la science politique et de la réflexion politique [4].
Il faut néanmoins constater que cette lacune de la science politique doit être située par rapport à un phénomène plus général, constitué par le caractère tardif du développement de la réflexion scientifique de type sociologique sur la police et les institutions policières, un développement tardif sur les manifestations et les causes duquel il n'est pas inutile de s'arrêter pour en approfondir les caractéristiques et les implications.
On peut d'abord noter que le constat que l'on vient de faire est d'application assez générale. Si certains pays sont plus avancés que d'autres sur la voie de cette réflexion, le phénomène n'en reste pas moins relativement récent et d'une importance encore inégale. Les États-Unis [9] ont été les premiers à s'engager dans cette direction dans les années 1950-1960, ces premières recherches étant notamment en relation avec les interrogations qu'ont fait naître les émeutes urbaines et les troubles interethniques qui ont marqué cette période. Auparavant, la réflexion sur ces questions était limitée aux travaux de quelques policiers "réformateurs" et un dépouillement des deux principales revues sociologiques américaines a montré que, durant la période 1940-1965, seuls six articles y avaient été consacrés à ces sujets [5]. Après les années 60, ce mouvement a ensuite touché les milieux criminologiques au Canada, comme en témoigne le symposium sur la police organisé à Montréal en 1972 par Denis Szabo [6], puis la Grande Bretagne, là encore en liaison avec les affrontements sociaux et raciaux que ce pays a connus dans les années 70. Certains pays de l'Europe du Nord (Pays-Bas, Allemagne) ont ensuite commencé à s'intéresser aux travaux anglo-saxons, avant que la France, à son tour, ne se trouve concernée par cette évolution au tournant des années 70-80 [7] . précédant les initiatives qui commencent à se faire jour en Espagne ou en Italie.
C'est sans doute une question importante, relevant notamment de la sociologie et de la psychologie de la connaissance, que de se demander pourquoi des phénomènes aussi fondamentaux pour l'organisation des rapports sociaux ou pour le fonctionnement politique d'une société ont si longtemps laissé indifférents sociologues aussi bien que politologues. Tenter de répondre à cette question constitue sans nul doute déjà un premier moyen d'explorer quelques uns des aspects de l'objet auquel ces pages sont consacrées.
Certains, comme le chercheur américain David H. Bayley [8], ont particulièrement mis l'accent sur trois raisons pour expliquer cette situation. Tout d'abord, la police n'apparaît pas, à première vue, comme un acteur décisif dans la genèse des grands évènements historiques, son rôle semblant se limiter à la quotidienneté d'activités routinières, ayant plus de rapport avec le destin prosaïque des individus ordinaires qu'avec le sort des nations et des États. De ce fait l'exercice des fonctions policières est aussi perçu comme peu prestigieux, surtout caractérisé par la fréquentation des bas-fonds de la société, ce prestige étant d'autant plus faible que les policiers, et même les chefs de police, se sont pendant longtemps peu recrutés dans les classes supérieures de la société. Enfin, l'usage de la violence à des fins internes, dans des conflits civils, et avec [10] une orientation par nature assez souvent conservatrice, est génératrice de réticences, qui sont d'autant plus accentuées que l'activité de la police a parfois un caractère quelque peu sordide et ne s'accompagne pas de l'imagerie héroïque qui entoure l'histoire militaire. On peut aussi noter que la police est amenée à pallier les défaillances de l'intégration sociale et à symboliser ce qui "fonctionne mal" dans une société, alors que l'institution militaire illustre, au contraire, l'unité de la société affrontée aux dangers extérieurs.
À cela s'ajoutent les difficultés concrètes qui sont liées à une tradition de secret à laquelle se heurtent d'ailleurs souvent de manière générale, les recherches de science administrative, mais qui est ici considérablement aggravée dans la mesure où le secret peut apparaître comme une nécessité fonctionnelle, indispensable pour permettre à la police d'assurer avec efficacité les missions qui sont les siennes. Ce souci, sinon cette obsession, du secret a d'ailleurs été relevé par tous les chercheurs qui se sont intéressés à la "culture policière" ou ont tenté de décrire "la personnalité de travail" des policiers. Aussi, après avoir souligné que la police a encore moins d'historiens, et surtout de sociologues, que l'armée, est-ce sur cet obstacle que certains mettent l'accent lorsqu'ils constatent que la police est un objet qui se dérobe à l'observation : "Une police est plus disposée à recueillir des renseignements sur les autres groupes qu'à en donner sur elle-même" [9].
De plus, la police est une institution qui tend à susciter spontanément des attitudes et des jugements contrastés, souvent fortement influencés par des réactions affectives plus ou moins conscientes ou des préjugés idéologiques ou partisans. De ce fait les écrits sur la police se caractérisent souvent, plus ou moins ouvertement par des orientations systématiquement critiques ou apologétiques. Aussi n'est-il pas facile au chercheur d'adopter en ce domaine l'attitude de neutralité qui doit être la sienne, en évitant, selon la recommandation d'Auguste Comte, de considérer l'objet de ses investigations comme un objet de critique ou d'admiration. D'autre part, à supposer qu'il parvienne à cette objectivité, il lui est encore plus difficile de faire admettre et reconnaître cette neutralité, qui risque d'être toujours vue avec suspicion au gré de préjugés contradictoires. Pour les uns - c'est souvent la réaction des institutions policières elles-mêmes - la curiosité du chercheur sera suspecte de cacher des intentions malveillantes, sinon subversives, tandis que, pour d'autres, l'intérêt scientifique porté à la police ne pourra être que l'alibi d'une complicité inavouable avec le pouvoir établi et avec ses aspects les plus autoritaires et les plus répressifs. Le chercheur se heurte ainsi souvent à une censure - et parfois une autocensure - idéologique à laquelle il peut lui être difficile d'échapper.
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Par ailleurs, on a déjà pu le noter, un bref historique de la réflexion scientifique sur ces questions amène à constater que la sociologie de la police s'est essentiellement développée dans un contexte anglo-saxon. Aujourd'hui encore, dans beaucoup de pays, comme la France, le nombre des chercheurs s'intéressant à ces questions se décompte en unités ou en dizaines [10], alors qu'il s'agit de centaines en Grande-Bretagne et de milliers aux États-Unis. Cette observation n'est pas sans conséquences. Car, de ce fait les orientations de la littérature scientifique internationale sont pour une assez large part tributaires des expériences policières britanniques ou américaines et de leurs spécificités [11]. À cela s'ajoute un élément intellectuel, qui tient au fait singulier que la création de la police anglaise, au début du XIXe siècle, a fait l'objet d'une sorte de théorisation officielle, afin d'en faire accepter l'existence par une classe politique et une opinion publique très réticentes [12]. Sur cette théorisation s'est construit une sorte de "modèle" idéal de police, qui a influencé la façon d'aborder ces questions et la conceptualisation de celles-ci lorsque, dans les pays anglo-saxons, la sociologie de la police a commencé à se développer. Cette influence s'est étendue à une échelle quasi-universelle avec la systématisation dont ce modèle anglais a fait l'objet dans le dernier quart du XXe siècle, sous l'expression de "police communautaire" [13]. Assez curieusement on peut d'ailleurs remarquer que cette diffusion s'est opérée au moment où les chercheurs et historiens britanniques tendaient à souligner le caractère en partie mythique de ce "modèle" au regard de la réalité historique.
En tout cas, le poids de ce "modèle" et de ces références anglo-saxonnes existe bien et des chercheurs de langue anglaise, comme A. Brogden, le reconnaissent eux mêmes :
L'ethnocentrisme, l'insuffisance des connaissances comparatives, l'historicisme ont caractérisé la sociologie anglo-américaine de la police. Le chauvinisme prévaut encore... L'incapacité à prendre une vue plus large de l'émergence du policier professionnel a été à peu prés totale [14]
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Par exemple, alors que de très nombreux pays se caractérisent ou se sont caractérisés par l'existence de polices à statut militaire (de type "gendarmerie"), l'étude de ce mode d'organisation de la police s'est peu développé, en s'accompagnant souvent de jugements de valeur négatifs, d'une part, parce que l'Angleterre et les États-Unis n'ont pas connu ce type d'expérience et, d'autre part, parce que le "modèle" anglais, s'est construit, au début du XIXe siècle, en opposition à ce type d'institution policière, qui était identifié à un "modèle français" de police que l'on entendait refuser. Ces remarques ont un intérêt tout particulier dans la perspective qui est celle de cet ouvrage, dans la mesure où, comme on le constatera, la vulgate policière britannique s'est aussi construite sur une vision très restrictive et très simplificatrice des rapports du policier et du politique, qui a conduit la littérature scientifique anglo-saxonne à ne consacrer qu'une place des plus limitées à ces questions [15].
Concernant ce point, on notera aussi de manière plus générale l'existence dans la littérature internationale de ce que l'on peut appeler un ethnocentrisme historique et socio-politique. La sociologie de la police s'est en effet développée dans la seconde moitié du XXe siècle, dans le contexte de sociétés développées, à la vie sociale et politique relativement pacifiée, régies majoritairement par des États de droit et des systèmes politiques démocratiques. Dans la mesure où les rapports police/politique ont été étudiés, ils l'ont souvent été, plus ou moins consciemment, en fonction de ce contexte. Il en est résulté une tendance à négliger ou à estomper des réalités qui apparaissent peu dans la vie sociale quotidienne, aux aspects complexes et sophistiqués, des sociétés modernes, mais que l'on voit pourtant parfois réapparaître brutalement dans leur crudité, à l'occasion de situations de crise, qui rappellent l'existence de phénomènes élémentaires, dont l'on retrouve aussi la trace quand on s'intéresse au passé des sociétés développées et à leur histoire, ou quand on observe les problèmes que connaissent en la matière un certain nombre de sociétés traditionnelles en cours de modernisation. C'est là un point important à souligner, tant ce type d'ethnocentrisme est omniprésent, avec sa focalisation sur le présent le plus immédiat des sociétés démocratiques occidentales, même lorsque il est traité de périodes ou de sociétés différentes.
Ces considérations illustrent et expliquent donc pour une part le caractère tardif et les limites de la réflexion intellectuelle sur la police, envisagée sur un plan général, et notamment, le peu d'intérêt qui lui a [13] été porté, particulièrement en France [16]. Mais, à supposer que les obstacles évoqués précédemment soient surmontés, d'autres problèmes plus spécifiquement scientifiques se posent au politologue pour appréhender un phénomène aux contours difficiles à cerner et dont on a souvent l'impression qu'intellectuellement il a tendance à se dérober aux prises de l'analyste.
Le premier handicap du chercheur réside d'abord ici dans la complexité d'un objet dont la simple description est déjà problématique. Le recensement et l'identification des diverses forces de police existant à un moment donné dans une société donnée obligent ainsi souvent à démêler un écheveau complexe de structures situées à des niveaux différents et aux statuts très variables. Que l'on pense, pour ne citer que des exemples simples, à la juxtaposition dans un certain nombre de pays de forces policières à statut civil et à statut militaire, ou de forces de police nationales et de forces de police locales, ou encore de forces de police à compétence générale et de forces de police à compétence spécialisée.
Les choses deviennent encore un peu plus compliquées lorsqu'aux perspectives organisationnelles viennent s'articuler les perspectives fonctionnelles. L'inventaire des "fonctions" policières constitue un des sujets de controverse favoris des chercheurs. Si certains auteurs français s'essaient à la simplification, autour des notions de police d'ordre ou de sécurité publique, de police judiciaire ou d'investigation, de police d'information ou de renseignement [17] les recherches empiriques sur la réalité du travail policier montrent une diversité beaucoup plus grande des tâches effectivement assurées sur le terrain par la police dans sa pratique quotidienne. Une recherche américaine de ce type aboutit par exemple, avec un pragmatisme tout anglo-saxon, à l'énumération suivante :
a) arrêter et poursuivre les délinquants ; b) prévenir un certain nombre d'actes délictueux ; c) aider les individus en danger physique ; d) protéger les garanties constitutionnelles ; e) réguler la circulation des personnes et des véhicules ; f) aider ceux qui ne peuvent prendre soin d'eux-mêmes ; g) résoudre les conflits ; h) identifier les problèmes que soulève l'application de la loi ; i) assurer un sentiment de sécurité ; j) promouvoir et préserver l'ordre public ; k) assurer des services d'urgence. [18]
Certes, on retrouve là, par un certain nombre de côtés, la tripartition précédente, mais celle-ci, par exemple, intègre mal l'aspect fonction d'assistance qui apparaît dans certains éléments de cette énumération. En [14] tout cas, ces flottements illustrent la complexité de la réalité policière lorsqu'on tente de rendre simplement compte de la situation existant dans une société donnée.
Cette complexité s'accroît dans des proportions considérables lorsqu'on essaie d'introduire dans la compréhension de l'objet policier une dimension comparative dans le temps et dans l'espace. Dans le temps d'abord, la référence à l'histoire des institutions policières dans chaque pays ou société n'a pas pour effet de simplifier les choses. Tout au contraire, elle révèle une réalité aux aspects extrêmement différenciés, avec des pratiques très diversifiées, des organisations fréquemment très hétérogènes, conséquence, le plus souvent, d'initiatives dans lesquelles le souci de la rationalité a moins de part que le hasard et la pression des événements immédiats. L'histoire policière apparaît souvent confuse et contribue davantage à compliquer l'analyse du problème qu'à sa clarification.
Dans l'espace, la diversité des phénomènes policiers selon les sociétés n'est pas moins grande, avec une forte influence sur celle-ci des histoires et des cultures nationales. À cet égard, il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de noter que l'organisation et les comportements policiers constituent un des domaines de la réalité sociale dans lesquels le poids des traditions historiques semble jouer un rôle particulièrement important. Certains ont pu voir par exemple une illustration de cette remarque dans l'histoire policière de l'Allemagne après la seconde guerre mondiale, où, dans un premier temps, chacune des puissances occupantes a spontanément mis en place dans sa zone d'occupation un type de police inspiré de ses pratiques nationales, et où, cette période d'occupation terminée, l'Allemagne Fédérale s'est empressée de revenir au modèle de l'Allemagne de Weimar. Une observation allant dans le même sens pourrait être faite concernant la persistance dans le vocabulaire populaire ou journalistique de termes relatifs à la police qui survivent à leur disparition officielle, comme, par exemple, en France, la survivance de l'expression "Garde Mobile", plus d'un demi-siècle après qu'elle ait fait place à la Gendarmerie Mobile. Ces différences, liées pour une large part à l'histoire, ont pu d'ailleurs paraître si importantes que certains auteurs ont parlé de l'existence et de l'opposition de véritables "modèles" policiers selon les sociétés, en se demandant même parfois si l'on a alors affaire à des réalités d'une même nature, relevant des mêmes catégories conceptuelles, et si les mêmes mots peuvent s'appliquer à des phénomènes aussi divers.
La difficulté à appréhender scientifiquement le phénomène policier tient donc sans nul doute pour une grande part au caractère polymorphe d'institutions, dont les formes, l'organisation, le fonctionnement les pratiques présentent apparemment de grandes différences selon les époques et les sociétés, rendant particulièrement délicate toute [15] tentative d'approche unificatrice, qui risque toujours de s'exposer au démenti de telle ou telle expérience concrète, dans tel ou tel pays ou à tel ou tel moment. Aussi n'est-il pas étonnant que les esquisses d'approche comparative sur ces questions tendent plus à souligner la diversité des "polices" que leur unité, et que, dans ce domaine, la réflexion scientifique soit obligée de se tracer un chemin sur un terrain qui a pendant longtemps été laissé en friche et dont l'étude débute à peine aujourd'hui, par des chercheurs dont les vues s'avèrent assez souvent sensiblement divergentes. Il importe donc de souligner que les questions qui seront soulevées dans les pages qui suivent commencent à peine à être explorées et sont souvent matière à controverses, dues à la fois à la complexité de l'objet envisagé et aux incertitudes d'une discipline aux développements récents, qui cherche encore sa voie.
Pourtant malgré l'aspect quelque peu aventureux de cet exercice, et en mesurant les risques nombreux auxquels s'expose une telle entreprise, au caractère un peu inhabituel, c'est une approche théorique générale que l'on se propose de mettre ici en œuvre. Cette approche théorique entend se situer, on l'a dit dans la perspective de ce que l'on peut appeler la sociologie de la police, c'est-à-dire de l'étude sociologique des institutions policières. Toutefois, dans ce cadre, sera privilégiée la question cruciale de la place de cet appareil administratif que sont les institutions policières dans l'organisation politique des sociétés, pour tenter de remédier aux carences, déjà évoquées, qui sont en ce domaine celles de la science politique. Il suffit en effet d'ouvrir un manuel de science politique pour constater d'étranges lacunes en ce domaine. Si, souvent les phénomènes de "violence symbolique" y sont traités et assez longuement analysés, c'est beaucoup moins le cas le cas de la "violence physique". Ce silence est d'autant plus étonnant que ces manuels se réclament assez fréquemment de la définition weberienne du politique, en référence au "monopole de la violence légitime", en ignorant les institutions qui en sont pour une large part l'instrument. On retrouve donc ici le constat d'Easton et Dennis cité au début de ces pages. On ajoutera aussi qu'à travers cette enquête il s'agit d'essayer d'y voir un peu plus clair à propos d'une question qui est et a été l'objet de nombreux commentaires dès que l'on rapproche les mots de "police" et de "politique", qui est celle de la "politisation" de la police, en utilisant là une expression très souvent employée, mais qui est très rarement définie et analysée dans ses implications, et à propos de laquelle les approximations journalistiques et polémiques sont légion.
Cette étude constitue donc une tentative pour remédier aux lacunes de la science politique évoquées précédemment et pour essayer de clarifier les débats auxquels on vient de faire référence.
Pour ce faire, cet ouvrage se propose donc une approche sociopolitique de la police, à travers l'analyse des rapports de la police et du [16] politique, en essayant de faire apparaître comment la police est susceptible d'intervenir dans le fonctionnement de tout système politique, quelles que soient les caractéristiques de celui-ci. Notre propos sera donc de tenter de proposer une analyse générale, tout en étant conscient que les phénomènes qui seront mis à jour pourront présenter dans la réalité une importance très variable et des formes très diverses en fonction d'un certain nombre de facteurs. Comme, notamment le niveau de développement du système social et politique, la nature du régime politique ou le degré de centralisation/ décentralisation de l'organisation politico-administrative. Il est bien évident en effet que la contribution d'une police municipale au fonctionnement politique d'une ville du Kansas sera sensiblement différente du rôle politique joué par la police d'un État totalitaire ou des fonctions qui peuvent être celles des forces policières paramilitaires d'un pays en voie de développement. Néanmoins, en dépit et au-delà de cette hétérogénéité incontestable, il peut ne pas être inutile d'essayer de proposer une réflexion théorique susceptible de fournir des points de repère pour l'analyse et la compréhension de phénomènes dont l'on a déjà souligné plus haut la très grande complexité.
[1] D. Easton, J. Dennis, Children in the Political System, New York, McGraw-Hill 1969, p. 210.
[2] D.H. Bayley, Patterns of Policing, New Brunswick NJ, Rutgers University Press, 1985, p. 5.
[3] En tenant compte de l'affaiblissement et du détournement de sens de l'adjectif "social" par rapport à sa signification originelle, on utilisera id le néologisme"sociétal" pour qualifier les phénomènes en rapport avec l'organisation et le fonctionnement des sociétés.
[4] En témoigne, par exemple, un très complet Dictionnaire constitutionnel et politique français (Paris, PUE 1992), qui comporte une entrée "armée" mais non une entrée "police". De même, en 1972, rendant compte de l'ouvrage de D.H. Bayley, Police and Political Development in India, une notule de la Revue Française de Science Politique s'étonnait qu'un "si gros livre soit consacré à un tel sujet ", en exprimant là un point de vue encore représenté dans ce milieu scientifique.
[5] D. Drummond, Police culture, Berkeley, Sage, 1976, p. 7.
[6] Cf. D. Szabo, ed, Police, culture et société, Montréal, PUM, 1974.
[7] Sur cette histoire cf. J.L. Loubet del Bayle, "Jalons pour une histoire des recherches sur les institutions et les pratiques policières en France", Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, 1999, no 35, pp. 55-72. Le Centre d'Études et de Recherches sur la Police de l'Institut d'Études Politiques de Toulouse a été ainsi fondé en 1976.
[8] Patterns of policing, op. cit.
[9] J.W. Lapierre, Analyse des systèmes politiques, Paris, PUF, 1973, p. 18.
[10] Qui, en dépit - ou à cause ? - de ce petit nombre, ont des difficultés à mettre en œuvre un processus cumulatif de connaissances.
[11] À côté des questions de fond, il faut signaler les problèmes formels liés aux difficultés de traduction d'un certain nombre de termes ou d'expressions qui peuvent donner lieu à des confusions et à des contresens, comme law and order peace keeping, maintain of order ; riots control, police discretion, accountability, cynism, corruption, community policing, self-policing, etc.
[12] En France, des débats d'une grande richesse intellectuelle se sont aussi déroulés dans les assemblées révolutionnaires, particulièrement à l'Assemblée Constituante, lorsqu'il s'est agi de créer et de définir le statut de la "force publique". Cf. par exemple l'analyse de ces débats in P. Napoli, Naissance de la police moderne, La Découverte, Paris, 2003.
[13] Expression dont on peut considérer que l'équivalent français est la notion de "police de proximité".
[14] Brogden 1989. Observation reprise par R. Mawby in Comparative policing issues : the British and American experience, 1990, Londres, Unwin and Hyman, pp. 1-15.
[15] Un bon connaisseur de la littérature anglo-saxonne peut ainsi constater à propos de celle-ci : "Les études sur la "haute police" y demeurent encore dans un état de sous-développement" J.P Brodeur, in Connaître la police, Paris, IHESI La Documentation Française, 2002, p. 418). Cet auteur, en reprenant une expression de Fouché, qualifie de "haute police" la dimension politique de l'activité policière. Les précautions qu'il prend pour aborder le sujet sont d'ailleurs, elles aussi, révélatrices de la prégnance de l’ethnocentrisme anglo-saxon ici évoqué.
[16] Ainsi, dans sa première édition en 1970, l'Encyclopœdia Universalis ne comportait pas d’article "police", alors qu'à la même époque on trouvait un article de 20 pages dans l'Encyclopœdia Britannica.
[17] J.P Arrighi B. Asso, La Police Nationale, missions et structures, Paris, Editions Modernes, 1979; M. Le Clère, La Police, Paris, PUF, 1986.
[18] D.J. Bordua et A. Reiss, in A. Niederhoffer et A.S. Blumberg, The ambivalent force, Boston, Ginn, 1966, p. 78.
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