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Jocelyn Maclure
Docteur en philosophie, Professeur titulaire,
département de philosophie, Université Laval
“Pluralisme et démocratie :
dialogue, décision et dissensus.”
Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, pp. 251-268. 3e partie : “Identité et démocratie : la politique de la reconnaissance et ses limites.” Montréal : Les Éditions Québec / Amérique, 2001, 435 pp. Collection “Débats”.
Les dix dernières années ont donné lieu, au Québec, au Canada et ailleurs, à une extraordinaire floraison d'études sur le caractère discursif des identités en contexte de modernité avancée, sur la difficile articulation entre libéralisme et nationalisme, libéralisme et diversité culturelle, nationalisme et diversité culturelle. Les travaux fondateurs de Charles Taylor sur l'importance de la reconnaissance à l'époque moderne, de Will Kymlicka sur la nécessité pour le libéralisme de ménager une place aux droits collectifs et de James Tully sur le caractère impérial du constitutionnalisme moderne ont contribué à la définition d'un nouveau programme pour la philosophie politique [252] contemporaine [1]. Au Québec (et au Canada), plusieurs des artisans de ce nouveau débat ont principalement concentré leurs énergies sur la critique du libéralisme politique rawlsien, sur la légitimité des droits collectifs, sur la nature multiculturelle et multinationale des communautés politiques contemporaines, sur la supériorité d'une conception différenciée de la citoyenneté, sur le caractère et les contours de la nation en contexte de diversité profonde, sur la qualité plurielle et labile des identités, etc. Ce n'est un secret pour personne que ces différentes brèches épistémiques ont puisé leur dynamisme à même les mutations sociales qui ont marqué la fin du XXe siècle. Depuis au moins les années 1970, une vaste gamme de revendications portées au nom du genre, de l'identité sexuelle, de la nationalité, de l'ethnicité, de la langue, des classes sociales et d'autres marqueurs identitaires ont transformé notre compréhension du politique.
I. LA DÉMOCRATIE
ET LE PROBLÈME DE L'AUTORITÉ
Les thèmes rapidement survolés plus haut sont à mon avis d'une importance capitale. Il n'est probablement pas excessif d'affirmer que ces percées ont été à l'origine d'un renouvellement majeur de la philosophie politique et de la théorie sociale. Il me semble toutefois, et ce jugement est sans doute hâtif, que le mouvement principal dans notre modernité politique provoqué par la prolifération de la politique de l'identité et des nouveaux mouvements sociaux [253] n'a pas encore été complètement dégagé. À l'heure actuelle, la plupart des intellectuels qui réfléchissent sur la recomposition du politique ont adopté une approche que l'on peut qualifier de « téléologique » [2]. Non pas que ces auteurs communient à l'autel d'une certaine philosophie de l'Histoire, mais plutôt qu'ils s'appliquent à définir, à échafauder un modèle, un trope, un idéal type ou une conception capable de relever les défis de notre modernité avancée, radicalisée ou dépassée. C'est ainsi, par exemple, que le deuxième Rawls considère que sa vision politique (plutôt que métaphysique) du libéralisme peut le mieux nous rapprocher de l'idéal de justice qui nous anime, alors que Kymlicka prétend pour sa part que la réalisation de cet objectif exige l'élaboration d'une « théorie exhaustive de la justice » en contexte multiculturel s'incarnant dans une forme de citoyenneté différenciée. Dans un contexte marqué par la mondialisation, certains avancent que les principaux défis auxquels nous avons à faire face exigent la mise en place de structures politiques postnationales ou cosmopolitiques [3], alors que d'autres croient que cette même mondialisation nous rappelle plutôt l'importance des communautés politiques nationales (comme lieu de solidarité et ancrage identitaire) [4].
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On a toutefois relativement peu réfléchi sur le rapport entre la démocratie et le pluralisme des valeurs et des identités [5]. Les approches qualifiées de téléologiques, s'échinant à définir « le » modèle d'association politique dans lequel s'incarneront le mieux la justice et la stabilité, ont négligé de répondre à la question : Comment la dissémination des luttes politiques menées au nom d'identités « particulières » transforme-t-elle notre compréhension de la démocratie ? Des auteurs comme Jürgen Habermas et Seyla Benhabib ont soutenu qu'une conception délibérative de la démocratie, fondée sur une éthique de la discussion, s'avère la mieux outillée pour relever le défi du pluralisme, mais à mon sens ils sont demeurés prisonniers de l'approche théorique téléologique [6].
La démocratie, on le sait entre autres grâce aux travaux de Claude Lefort et de Jacques Rancière, se comprend mieux comme le cadre civique marqué par la compétition continue pour l'appropriation de l'autorité que comme un arrangement institutionnel particulier. La démocratie, autant chez les Grecs que chez les Modernes, est indissociablement liée à l'absence d'un principe premier ou d'une source d'autorité transcendantale et (par le fait même) incontestable. Selon Rancière :
- Le fondement de la politique n'est en effet pas plus la convention que la nature : il est l'absence de fondement, la pure contingence de tout ordre social. Il y a de la politique [255] simplement parce qu'aucun ordre social n'est fondé en nature, qu'aucune loi divine n'ordonne les sociétés humaines [7].
Derrière toute hiérarchie, donc, se dissimule et s'anime l'anarchie. La démocratie présuppose l'impossibilité de fonder la communauté politique sur un arkhè. Puisque la communauté politique ne peut s'en remettre à une autorité incontestable pour justifier l'aménagement et la distribution des droits et du pouvoir (un mode de gouvernementalité particulier), la lutte pour le réaménagement des places, des droits et des responsabilités se veut endémique. L'institution d'une autorité, s'érigeant forcément à même des raisons situées et contextuelles (et non sur une loi de la nature ou sur une convention sociale indiscutable), ne peut se faire qu'au prix du refoulement, de la marginalisation ou même de l'exclusion de formes d'autorité alternatives. Le pouvoir, en contexte démocratique, serait donc selon Lefort un « lieu vide » ou, pour faire apparaître un autre aspect de la même réalité, un lieu de passage [8]. C'est ainsi que de façon générale, le politique devient le lieu où diverses formations sociales visent à se constituer en hégémonie [9]. De façon plus précise, les [256] rapports sociaux doivent être considérés comme politiques lorsque le partage actuel du monde sensible est remis en question, lorsque la légitimité du mode de gouvernementalité dominant se trouve contestée. Pour Rancière, « il n'y a de politique que par l'interruption, la torsion première qui institue la politique comme le déploiement d'un tort ou d'un litige fondamental. Cette torsion est le tort, le bableron fondamental que rencontre la pensée philosophique de la communauté [10]. » Cette tentative de correction du tort, fondée sur le paradigme de l'égalité [11], ne porte pas uniquement sur la substance de l'association politique, c'est-à-dire sur la distribution des biens et des droits à l'intérieur d'un régime de pouvoir, mais aussi et surtout sur les termes mêmes de l'association politique, sur le mode de régulation qui sert à encadrer et ordonner cette distribution des biens et des droits. « Le litige politique, toujours selon Rancière, se différencie de tout conflit d'intérêts entre parties constituées de la population puisqu'il est un conflit sur le compte même des parties. Il n'est pas une discussion entre partenaires mais une interlocution qui met en jeu la situation même de l'interlocution [12]. » La prise de parole par des sujets dont la voix avait été jusque-là ignorée ou faussée, constitue donc l'activité démocratique la plus fondamentale. Notre modernité politique, principalement dans un contexte (postmétaphysique) qui se définit entre autres choses par l'impossibilité d'établir un métalangage capable d'ordonner une fois pour toute la communauté politique, [257] est traversée de part en part par cet échange continu au sujet du langage, des termes de l'association politique [13]. Dans ce contexte, un consensus ou une entente définitive sur les droits et les devoirs de tous et chacun, ainsi que sur la composition même de la scène politique commune (les règles de l'association) ne peuvent reposer que sur la mise à l'écart permanente des sujets qui ne se reconnaissent pas dans la forme de discours utilisée pour nommer la communauté politique (j'y reviendrai). C'est cette reconfiguration lente mais permanente du monde sensible, du mode de régulation sociale, qui me semble éludée par les approches dominantes en philosophie politique contemporaine [14].
II. DÉMOCRATIE ET DISSENSION
Quelles sont les implications de cette approche philosophique pour le problème de la communauté politique ? La plus importante, à mon sens, est la mise à l'ordre du jour des notions de désaccord, de mésentente ou de dissensus. Puisque les sources d'autorité et de légitimité ne peuvent être qu'immanentes aux différents jeux de langage politique, la fixation sur l'atteinte d'un consensus, même en tant qu'idée régulatrice, est contrefactuelle et sans doute contre-productive. Si les reconstructions rationnelles des prétentions à la validité inhérente à tout acte de parole sont susceptibles de nous amener à dégager [258] des principes universels que nous ne pouvons pas rationnellement mettre en doute sans nous enliser dans une contradiction performative [15], il n'en demeure pas moins que, dans une conversation politique se déroulant en temps réel - dans des conditions humaines, trop humaines - la mésentente entre des sujets politiques chargés de leurs différences identitaires et morales semble inévitable. À l'heure de la dissolution des repères de la certitude, le désaccord s'inscrit dans la structure profonde des sociétés politiques contemporaines.
Dans ce contexte, il me semble que l'une des tâches les plus urgentes de la philosophie politique est de redécrire le processus de délibération politique en temps réel et non dans une communauté de discussion idéale ou dans de fictives conditions originaires et prépolitiques. Le dialogue politique est animé par des citoyens aux multiples différences identitaires (appartenance de classe, genre, identité sexuelle, ethnicité, nationalité, religion, langage, génération, militantisme, etc.) qui ont décidé d'assiéger la sphère publique parce que les normes publiques de reconnaissance ou diverses orientations sociopolitiques heurtent l'une de ces identités. C'est à partir d'une identité (et souvent tout simplement à partir d'une valeur ou d'un intérêt particulier, même s'il est difficile de les distinguer résolument, puisque ces trois termes se définissent mutuellement) qui pose problème que les citoyens investissent le champ politique afin d'en modifier les règles et les frontières. D'ailleurs, l'un des rares problèmes avec la conception du politique élaborée par Rancière est que celui-ci est réticent à admettre que les différences identitaires puissent servir d'impulsion à la remise en cause de l'ordre, à la [259] vérification de l'égalité dans la sphère publique [16]. S'il admet volontiers que la « politique moderne » se caractérise par la multiplication des modes de subjectivations politiques (l'activité politique menée par différents groupes désireux d'ouvrir un monde commun en s'imposant comme sujet politique légitime), l'identité ne semble pas apparaître pour Rancière comme un vecteur légitime de transformation démocratique.
Or, malgré les prescriptions des philosophes, l'identité - comme la lutte des classes, comme les combats pour la démocratisation des instances de la mondialisation, comme les luttes visant à universaliser véritablement les droits de la personne - irrigue l'espace politique. Pour trouver les prolégomènes d'une pensée de la démocratie en tant que déplacement continuel de l'axe d'inclusion et d'exclusion qui voit dans la politique de l'identité un vecteur du processus de transformation démocratique, il faut se tourner vers des auteurs comme Chantai Mouffe, James Tully et William Connolly [17]. Ce dernier, par exemple, s'oppose aux philosophes politiques qui veulent limiter le dialogue politique aux seuls actes de langage pouvant être potentiellement acceptés par tout être humain rationnel [18]. Vouloir confiner à la sphère de l'intimité tout [260] le registre des identités et des convictions particulières, non universalisables, revient selon Connolly à sanctifier une « politique de l'être », c'est-à-dire à sédimenter une constellation identitaire qui porte paradoxalement elle-même le sceau de l'identité de la majorité. Comme on le sait, les normes et les lois, se drapant dans les oripeaux de la neutralité, traînent avec elles la trace de la majorité même lorsqu'elles sont passées par l'épreuve de la délibération. Partant d'une perspective différente mais largement complémentaire à la mienne, Daniel Weinstock souligne qu'en « limitant les citoyens et leurs représentants à des raisons que tous peuvent en principe partager, ils (les théoriciens de la démocratie délibérative) désamorcent la menace du pluralisme moral. Les aspects de nos croyances philosophiques et morales qui ne sont pas susceptibles d'être partagées par les autres sont commodément laissés dans l'antichambre de la délibération démocratique, et les débats sont ainsi menés dans des termes qui facilitent l'émergence du consensus [19]. » Selon Connolly, il ne s'agit donc pas d'aseptiser les individus pour en faire des citoyens, mais bien d'établir un cadre politique (lui-même amendable) à l'intérieur duquel des sujets chargés de toutes leurs différences et similarités peuvent échanger au sujet de la configuration symbolique et matérielle de l'association politique. La « politique de l'être » est ainsi continuellement perturbée par la « politique du devenir » [20]. Cette approche se veut donc à la fois dialogique et agonique. Elle est dialogique en ce qu'elle est fondée, normativement, sur la nécessité d'établir les règles et les normes de la communauté politique sur un dialogue le [261] plus inclusif possible entre les différents membres de la communauté. Or certains mettent en doute la possibilité même de la tenue de tels dialogues [21]. Le pluralisme des valeurs et des identités ferait en sorte que les perspectives sur la vie seraient devenues trop étanches et hétérogènes les unes aux autres et invaliderait par le fait même la possibilité d'un dialogue à plusieurs voix (d'un « multilogue »). Jean-François Lyotard par exemple a thématisé avec beaucoup d'insistance l'incommensurabilité prétendue entre les différents jeux de langage ou microrécits [22]. Pour Lyotard, l'incrédulité grandissante face aux métalangages (telle que diagnostiquée par Nietzsche, Wittgenstein et Weber) s'est matérialisée dans la différenciation sociale et la multiplication des sphères de sens. Or Lyotard a quelque peu mis en sourdine l'idée fondamentale de Wittgenstein voulant qu'entre les divers jeux de langage, il y ait à la fois des différences et des similarités. Il n'est pas question chez Wittgenstein, il me semble, de la pure altérité des grammaires génératives. Des airs de parenté peuvent servir à lier des éléments empruntés à différents jeux de langage [23]. Traduit dans notre contexte profondément marqué par la pluralisation des identités, cela implique non seulement que les individus et les groupes insistent sur les différences identitaires qui les distinguent les uns des autres, mais aussi que les similarités ou familiarités identitaires s'accroissent entre ces individus et ces groupes. Par exemple, la présence de la différence sexuelle, immigrante et autochtone au Québec fait en sorte que les membres de la [262] société québécoise ont déjà une certaine expérience, plus ou moins thématisée, de médiation inter-identitaire. Et comme nous le verrons un peu plus loin, les différences de classe, de génération, d'allégeance politique ou de convictions religieuses jouent le même rôle au sein d'une même identité sexuelle ou culturelle. De plus, puisque les identités culturelles sont une affaire de traduction et d'appropriation (et non seulement de tradition, d'authenticité ou de fidélité), l’autre est toujours, d'une façon parfois diffuse, présent au cœur du soi. L'idée voulant que la différence soit endogène à l'identité problématise la conception hermétique des identités [24]. Cette médiation entre l'identique et le différent ne crée pas de facto une communauté de conversation idéale, mais elle contribue à la création d'espaces intersubjectifs au sein desquels les sujets peuvent échanger au sujet de leurs différences et similarités identitaires.
C'est précisément le caractère hétérogène des identités culturelles que Jacques Rancière occulte dans sa critique de la politique de l'identité. Selon lui, la politique de l'identité repose sur une « logique consensuelle », « un régime de filiation » et « un système partagé de croyances et de valeurs [25] ». Cette façon de penser l'identité culturelle fut pourtant disqualifiée par la majorité des anthropologues et auteurs postcolonialistes qui se sont penchés sur le caractère des identités à notre époque [26]. Rancière fait comme si les conceptions essentialistes des identités, qu'il [263] veut pourtant critiquer, décrivaient adéquatement le phénomène de l'appartenance en condition de diversité profonde. Weinstock, en ne retenant que la description « monolithique du concept d'identité [27] », néglige lui aussi, me semble-t-il, le caractère labile et changeant de la politique de la reconnaissance [28]. Il n'est évidemment pas question de nier que des conceptions essentialistes de l'identité sont mises de l'avant dans les forums de délibération politique ; cela ne fait aucun doute. Mais ces descriptions qui occultent la qualité évolutive et dissensuelle de l'identité représentent-elles de façon adéquate l'activité politique déployée par exemple par le mouvement des femmes, les immigrants et les nations minoritaires ? Dans la sphère de la praxis, les différentes luttes contre les effets parfois homogénéisants du discours social et des institutions reposent en fait sur des identités en reformulation constante qui font l'objet d'âpres débats et d'interprétations diverses [29].
Toutefois, ce dialogue politique dont il est ici question, puisqu'il se déroule en temps réel et qu'il n'exige pas l'aseptisation des locuteurs, a fort peu de chances de se cristalliser dans un consensus entre les différents participants. Au contraire, des désaccords profonds (au Québec, entre hommes et femmes, homosexuels et hétérosexuels, Francophones/Anglophones/Autochtones/ [264] néo-Québécois, Francophones de différentes générations, souverainistes et fédéralistes, etc.) demeureront presque inévitablement au terme de l'exercice délibératif [30]. C'est pourquoi cette conception de la démocratie est aussi agonique : elle s'appuie sur les tensions constitutives de la vie en société plutôt que de tenter de les oblitérer par l'artifice du consensus [31].
Plusieurs reprochent aux conceptions délibératives de la démocratie leur manque de réalisme. Ces démocrates refuseraient de se soumettre au principe de réalité politique en n'insistant que sur le processus délibératif [32]. Or la délibération ne constitue qu'un moment - certes essentiel - du politique. Le deuxième moment est celui de la décision, de la codification ou de l'institutionnalisation. À un moment ou à un autre, toujours mal choisi, la discussion doit être menée à terme et une décision doit être prise [33]. Parmi les participants, certains prétendront avoir été mal compris et plusieurs contesteront la légitimité de la décision. D'autres auront même été exclus a priori de l'exercice délibératif. C'est ainsi que si la décision répond habituellement aux attentes d'une majorité de participants, il restera souvent une ou des minorités dissidentes qui ne seront pas parvenues à s'entendre sur les [265] termes d'un compromis et pour qui la présente résolution du litige sera interprétée comme un acte de domination. C'est au moment de la décision que sont commises les injustices [34]. Évidemment, dans les démocraties constitutionnelles, la règle de droit parvient généralement à protéger l'individu contre les abus potentiellement commis au deuxième moment du politique, c'est-à-dire contre la tyrannie de la majorité. C'est pourquoi, comme Rawls et Habermas l'ont souligné (sans peut-être en avoir tiré toutes les conclusions), les principes de la démocratie et de la règle de droit sont co-originaires et équiprimordiaux. Mais la loi elle-même est le fait de l'action des hommes et des femmes, et non l'incarnation de l'universel. La règle de droit ne peut être le seul mécanisme de réduction de l'injustice et de l'exclusion.
Bref, même si la dissension est pratiquement corrélative à la décision, « une société libre et démocratique sera légitime si ces citoyens sont toujours en position d'amorcer des processus de contestation et de négociation des règles de reconnaissance et ce, même si ces dernières produisent des éléments d'injustice et de non-consensus [35]. » Les deux moments du politique, forcément hypostasiés pour les fins de l'argumentation, doivent donc être pensés dans un continuum. Les résolutions définies au deuxième moment du politique sont toujours potentiellement susceptibles d'être redirigées vers le premier moment. La décision, comme le veut Jacques Derrida, doit ainsi toujours être réitérée. C'est dans cette possibilité de faire de l'espace d'ordre un objet de litige que réside le fragile ferment de [266] liberté lové dans l’ethos démocratique [36]. L'idéal régulateur d'une conception dialogique et agonique du politique n'est pas d'établir un consensus ou un ensemble définitif de droits (individuels et collectifs) et de responsabilités, mais plutôt de réduire au maximum la part de domination inhérente à la vie en société.
CONCLUSION
Si la philosophie politique québécoise et canadienne nous a appris beaucoup lors des dernières années au sujet de différents aspects des sociétés politiques contemporaines, il me semble qu'elle a insuffisamment thématisé un élément fondamental de notre modernité politique : l'activité démocratique qui prend vie dans la problématisation et la contestation perpétuelles des normes publiques de la reconnaissance et des termes de l'association politique. À l'âge démocratique, celui qui conçoit le pouvoir comme un lieu de passage, une théorie de la justice, une conception de la citoyenneté ou un modèle de démocratie peut nous aider à comprendre (et à agir sur) certains éléments de notre réalité politique, mais ne peut prétendre mettre un point final à ces tentatives permanentes de reconfigurer la scène commune. Puisque chaque nouvelle institution de la société provoque son lot d'injustices, des voix provenant de la marge viendront toujours contester l'ordre établi (qui ne peut se réclamer d'une adéquation avec un ordre naturel).
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Cette perspective théorique peut sans doute nous aider à voir la communauté politique québécoise sous un angle nouveau. On peut, et on doit, évidemment s'épuiser à la tâche de définir des formes de citoyenneté, des conceptions de la nation et des institutions démocratiques qui seront à l'origine du moins d'exclusion et de marginalisation possible. Mais puisque toute définition et toute codification particulières de la justice risquent d'être vues et vécues par d'autres comme de l'injustice, il importe aussi de réfléchir sur un cadre politique à l'intérieur duquel les décisions prises au deuxième moment du politique peuvent potentiellement être revues et corrigées [37]. Ainsi peut-être les « dissidents » en viendront moins facilement à voir la communauté politique comme une camisole de force et, eo ipso, leur identification à cette communauté politique pourra être maintenue en dépit de la persistance de désaccords profonds. La réflexion sur le caractère irréductible du dissensus en contexte démocratique n'a pas, en effet, l'apologie de la fragmentation et de l'atomisation sociales comme corrélat nécessaire.
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[1] Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994 ; Will Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Clarendon Press, 1995 ; et James Tully, Strange Multiplicity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
[2] Pour un commentaire éclairant au sujet de ce genre d'approche, voir James Tully, « Democracy and Globalization. A Defeasable Sketch », dans Ronald Beiner et Wayne Norman (dir.), Canadian Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 36-62.
[3] David Held, Democracy and the Global Order, Stanford, Stanford University Press, 1995.
[4] David Miller, On Nationality, Oxford, Oxford University Press, 1995. Voir aussi les contributions de Gérard Bouchard et Alain-G. Gagnon dans cet ouvrage. Pour un échange entre Andrew Linklater et David Miller autour de cette question, voir Kimberly Hutchings et Roland Dannreuther, Cosmopolitan Citizenship, Londres, Macmillan Press, 1999.
[5] Par pluralisme, j'entends à la fois la coexistence et les conflits entre différentes formes de vie et les différences qui s'animent au sein des formes de vie. C'est la co-présence de ces deux « épaisseurs » du pluralisme qui pose un si grand défi à la pensée sociale et politique.
[6] Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997 ; Seyla Benhabib, « Toward a Deliberative Model of Democratic Legitimacy », dans S. Benhabib (dir.), Democracy and Difference, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 67-94.
[7] Jacques Rancière, La Mésentente. Philosophie apolitique, Paris, Galilée, 1995.
[8] En d'autres termes, comme le résume Gilles Labelle, le pouvoir, « s'il cherche toujours [...] à énoncer la Loi, paraît impuissant à le faire et semble toujours attaché au particulier au moment même où il prétend énoncer l'universel. [...] le pouvoir en société démocratique [...] induit la légitimation de la division sociale, du conflit : nul n'étant détenteur de la Loi, tous peuvent légitimement chercher à l'énoncer. L'espace social devient espace symbolique, espace de débats et donc de normativité autour de cette « présence-absence » qu'est la loi [...] » Gilles Labelle, « La démocratie à la fin du XXe siècle : triomphante mais inquiète », Politique et Sociétés, vol. 16, n° 3, 1997, p. 74.
[9] Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Londres, Verso, 1985.
[10] Jacques Rancière, op. cit., p. 33.
[11] Ce paradigme étant lui-même corollaire de l'impossibilité d'asseoir une hiérarchie sociale sur un principe premier ou sur une loi naturelle. À ce sujet, voir Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique volume II, Paris, Flammarion, 1981 ; et Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Boucherville, Bellarmin, 1991.
[12] Jacques Rancière, op. cit., p. 141.
[13] James Tully, Strange Multiplicity, op. cit., p. 56. Par langage, j'entends en fait « jeux de langage » ou « régime de vérité », c'est-à-dire l'ensemble des règles, normes et conventions écrites et non écrites qui délimitent ce qu'il est possible de dire et de faire dans un contexte d'action donné.
[14] Pour des approches différentes, outre celle de Rancière, on peut se référer aux travaux de James Tully, David Owen et William Connolly.
[15] Karl Otto Appel, Éthique de la discussion, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994 ; et Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992.
[16] En cela, Rancière s'inscrit tout à fait dans l'univers intellectuel français. Marcel Gauchet adopte aussi une position similaire dans La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité (Paris, Gallimard, 1998). Pour un point de vue différent, voir Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français. L’empire de la coutume (Paris, Flammarion, 2001).
[18] Comme le souligne Daniel Weinstock, cette position est partagée autant par les libéraux que par les théoriciens de la démocratie délibérative. (Daniel Weinstock, « Saving Democracy from Deliberation », Canadian Political Philosophy, 2001, p. 78-91.)
[19] Ibid., p. 83. (Traduction de l’auteur.)
[20] William E. Connolly, Why I am not a Secularist, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999, p. 51.
[21] Tel semble être l'un des fondements de la position de Daniel Salée dans « Recension de Récits identitaires », op. cit.
[22] Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Galilée, 1979 ; et Le Différend, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
[23] Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques dans Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961, paragraphe 67.
[24] Jocelyn Maclure, Récits identitaires. Le Québec à l’épreuve du pluralisme, Montréal, Québec Amérique, coll. « Débats », 2000, p. 189-190.
[25] Jacques Rancière, « Citoyenneté, culture et politique », dans Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme, op. cit., p. 56, 57, 66.
[26] Pour un survol de cette littérature, voir Jocelyn Maclure et Dimitrios Karmis, « Two Escape Routes from the Paradigm of Monistic Authenticity. Post-Imperial and Federal Perspectives on Plural Identities », Ethnic & Racial Studies, vol. 24, n° 3, 2001.
[27] Voir sa contribution à ce volume (chapitre 9).
[28] Voir James Tully, « Liberté et dévoilement dans les sociétés multinationales », Globe. Revue internationale d'études québécoises, vol. 2, n° 2, 1999, p. 13-30.
[29] Pour voir comment la consolidation du mouvement féministe au Québec n'implique pas l'aplanissement des différences entre les différents projets féministes, voir Chantal Maillé, « Matériaux pour penser un Québec féministe postmoderne », dans Diane Lamoureux, Chantal Maillé et Micheline de Sève (dir.), Malaises identitaires. Échanges féministes autour d'un Québec incertain, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1999, p. 159.
[30] Il ne faut toutefois pas sous-estimer l'influence du dialogue (et de la compétition) avec l'autre sur les transformations de sa propre identité.
[31] Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », dans Dits et écrits, volume IV, Paris, Gallimard, p. 222-242. Ce sont les apports de la perspective s'inspirant de Nietzsche et Foucault que Salée et Labelle négligent dans leur critique des travaux en « philosophie » et en « théorie politique » portant sur la politique de l'identité. Voir Micheline Labelle et Daniel Salée, « Identité et politique : plaidoyer en faveur du regard sociologique », Cahiers de recherche sociologique, n° 30, 1998, p. 211-229.
[32] Jacques Beauchemin, « Défense et illustration d'une nation écartelée », dans Michel Venne (dir.), Penser la nation québécoise, Montréal, Québec Amérique, coll. « Débats », 2000, p. 268.
[33] Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, Londres, Verso, 2000.
[34] James Tully, « Struggles over Recognition and Distribution », Constellations, vol. 7, n° 4, décembre 2000, p. 469-482 ; et Jocelyn Maclure, op. cit., p. 214.
[35] James Tully, « Struggles over Recognition and Distribution », op. cit., p. 477.
[36] Bien que nous en tirions des conséquences fort différentes, je ne peux qu'être d'accord avec Lawrence Olivier lorsqu'il nous rappelle qu'un « espace d'ordre ne peut s'imposer qu'en cachant le processus par lequel la convention s'érige en nécessité, s'impose comme transcendance ». (Lawrence Olivier, Le Savoir vain. Relativisme et désespérance politique, Montréal, Liber, 1998, p. 94.)
[37] Cette dimension, insuffisamment thématisée par la philosophie politique il me semble, existe évidemment déjà dans toute société démocratique.
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