LOUIS MAHEU
“Les nouveaux mouvements sociaux
entre les voies de l'identité
et les enjeux du politique.”
Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Maheu et Arnaud Sales, La recomposition du politique. Chapitre 6, pp. 163-192. Montréal : L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1991, 324 pp. Collection : Politique et économie. Tendances actuelles.
- Introduction
-
- Identité collective et réflexivité de l'action
- Identité collective et solidarité dans l'action
- Qualité de la vie militante
- Processus sociaux d'imposition d'identité
- Groupes réels et identités socioculturelles globales
-
- Références bibliographiques
Introduction
Triste sort et curieux paradoxe. Au moment où d'ici (Hamel et al., 1983) et d'ailleurs (Touraine, 1984) on scrute et s'inquiète de leur déclin et de leur reflux, les mouvements sociaux, ou plus précisément les nouveaux mouvements sociaux, sont davantage à la mode dans la littérature des sciences sociales. S'il est encore un peu tôt pour apprécier définitivement la qualité de même que les apports heuristiques des divers courants d'analyse qui en traitent, on ne saurait pourtant ignorer qu'ils inspirent - visibilité sociale accrue oblige - plus que leur part de bonnes études en sciences sociales.
Les événements sociopolitiques qui ont marqué l'évolution récente des sociétés communistes d'Europe de l'Est, la remise en cause du credo politique marxiste et des catégories fondamentales de pensée sous-tendant certaines lectures holistes de la société ont créé une conjoncture de plus grande sensibilité, et dans la pratique et dans la théorie, envers les mouvements sociaux. Tous ces facteurs ont ainsi donné plus de relief aux manifestations actuelles et contemporaines des mouvements sociaux au point où est maintenant plus fréquent et généralisé le recours à l'expression nouveaux mouvements sociaux. Du moins cette plus grande visibilité est-elle maintenant perceptible dans la littérature anglo-saxonne. Cette problématique, sans en être absente, n'y avait pas grande audience. Elle n'avait pas non plus mené, autant que certaines traditions européennes d'analyse des conduites collectives conflictuelles, à l'exploration de problématiques plus originales.
Aujourd'hui, outre un regain de vie « néo-smelsérien » pour les analyses des conduites collectives non institutionnalisées, l'action stratégique de certains mouvements sociaux, les formes et ressources organisationnelles de leur mobilisation collective retiennent toujours autant, sinon encore plus, l'attention. Ces analyses développent ce qu'il est convenu d'appeler la « théorie de la mobilisation des ressources », théorie des conduites collectives qui insiste justement sur les répertoires d'activités stratégiques de groupes sociaux en lutte et sur leur forme d'organisation et de mobilisation (Gainson, 1975 ; Jenkins, 1983 ; Tilly, 1978, 1981).
On pourrait encore noter la vigueur quelque peu renouvelée des études et aussi des manifestes politiques, marqués par un courant de pensée populiste jamais vraiment absent des philosophies politiques et des visions du monde, plus ou moins progressistes, bien visibles aux États-Unis (Buhle, 1987). L'écologie politique, la promotion d'une nouvelle éthique de l'économie et de la consommation, la défense d'un radicalisme politique local alimentent directement ce schéma de pensée (Evans et Boyte, 1986 ; Bellah et al. 1985 ; Boyte, 1980).
Et puis il y a cette littérature anglo-saxonne des conduites collectives qui emprunte plus directement son inspiration des travaux d'Habermas. Tout se passe comme si certains avaient pris très au sérieux cette fréquente critique qui reprochait naguère à Habermas son penchant mal contrôlé pour des analyses systémiques des mécanismes économiques et politico-administratifs régulateurs et colonisateurs du monde vécu des sociétés capitalistes avancées. Le défi de promouvoir une logique d'action communicationnelle, une morale de l'intersubjectivité communicationnelle n'était alors adressé à aucun acteur privilégié (Jay, 1984 ; Cohen, 1982 ; McCarthy, 1978). Le reproche aurait-il poussé à un repentir mitigé ? Dans sa Théorie de l'agir communicationnel (1981, 1984, 1987), Habermas qualifie d'abord de luttes strictement défensives, il est vrai, la résistance des nouveaux mouvements sociaux contre la colonisation du monde vécu provoquée par les mécanismes régulateurs de l'économie et des appareils politico-administratifs. Le mouvement des femmes lui semble par ailleurs nettement plus offensif. Ce dernier éclairerait des dimensions à la fois de domination et d'émancipation des formes modernes de régulation légale, des espaces politiques publics de la démocratie représentative, des appareils et instances de socialisation primaire. Et la revue Telos, jusqu'à tout récemment, et depuis une bonne dizaine d'années, a nettement stimulé un courant « habennasien » d'analyse des mouvements sociaux principalement américain (Lustiger-Thaler et Maheu, 1991).
Dans un texte paru en 1985, J. Cohen recense les contributions de la théorie de la mobilisation des ressources - et tout particulièrement les travaux de C. Tilly - à l'analyse des mouvements sociaux, en soulignant leur penchant pour le registre surtout stratégique de l'action collective. Elle y développe l'argument que la tradition surtout européenne d'analyse des mouvements sociaux [1] déborde et complète cette lecture en explorant systématiquement et à bon droit des registres autres que purement stratégiques de l'action collective des mouvements sociaux. Placées sous un nouvel éclairage théorique, les conduites collectives seront présentées comme le produit, obligé bien que non exclusif, de la réflexivité de l'action. Réflexivité traduisant combien les conduites collectives sont elles-mêmes initiatrices et productrices, et de leur sens, de leur rationalisation, de leur orientation normatives, par le biais d'une intersubjectivité, et de formes de solidarité à travers lesquelles elles se développent et prennent corps.
Et J. Cohen de proposer alors de coiffer du titre de paradigme de l'identité (Identity-oriented paradigm) ces courants, surtout européens, d'analyse des mouvements sociaux. Dénomination d'autant plus fondée, selon elle, que ces courants d'analyse exploreraient tout particulièrement la nouvelle identité collective d'acteurs sociaux prenant en charge des conflits des sociétés industrielles avancées (Cohen, 1985 : 703, 667). Une attention soutenue serait ainsi accordée aux procès sociaux de formation des identités, voire aux mécanismes de réflexivité par lesquels les acteurs de mouvements sociaux deviennent eux-mêmes plus conscients de ces procès. Us problèmes de domination, de contestation de normes et de valeurs, de modification des barrières entre le public, le privé, le politique que draine l'opposition entre création d'identité et imposition sociale d'identité sont alors bien révélés par ces courants d'analyse (Cohen, 1985 : 694). L'accent mis sur les dimensions normatives et culturelles de la vie quotidienne, sur le droit de choisir son genre de vie et son identité, caractériserait donc ces courants d'analyse qui s'attardent aux enjeux structurels nouveaux des sociétés industrielles avancées, voire de la société postindustrielle (Cohen, 1985 : 702).
Le recours à l'expression « paradigme de l'identité » n'est pas des plus heureux. La notion d'identité laisse échapper des dimensions pourtant majeures et déterminantes des problématiques et des projets scientifiques qui ont marqué des traditions parmi les plus connues de ces courants d'analyse des mouvements sociaux. Nous rappellerons dans un moment la relativité de la notion d'identité à l'intérieur de systèmes théoriques plus larges qui l'englobent. Pour certains des courants d'analyse des mouvements sociaux dont il est question, l'identité n'est point le principal construit théorique.
Des clarifications de sens devront aussi être apportées à la notion même d'identité. Comment peut-on la définir ? Le texte de Cohen (1985) fait un rapprochement entre dimensions symboliques, culturelles, normatives de l'action, d'un côté, et identité, de l'autre. Les représentations, normes et codes culturels, mécanismes de réflexivité, communications intersubjectives par lesquels des groupes sociaux organiseront leur action et leur mobilisation collectives sont des processus de formation d'identité. À ce titre, les mouvements sociaux sont producteurs d'identité collective dans leurs luttes sociales.
Et le même texte discutera aussi de l'identité dans d'autres termes. Cette notion y est reliée, sous forme d'une identité problématique d'individus et de groupes sociaux, à des modes de vie, des aspects normatifs et symboliques de la vie quotidienne et privée subissant l'emprise de codes, normes, modèles culturels dominants et autoritaires. Ces derniers freinent l'autonomie, le libre choix des genres de vie et appauvrissent la subjectivité et la réflexivité de l'action.
On verra mieux ce qu'est l'identité et la place relative de cette notion dans les courants d'analyse des mouvements sociaux si on ne procède pas à l'aveuglette. Une voie alors s'impose à nous : définir la notion d'identité à même un travail de distinction et de différenciation des fonctions que joue ce concept au sein d'une même tradition d'analyse et parfois chez un même auteur. Il nous faudra mieux départager et séparer, au sein des courants européens d'étude des mouvements sociaux, des perspectives d'analyse finalement tout autant divergentes que convergentes. Et tout au long de cette démarche de définition de l'identité à même les multiples fonctions explicatives confiées à ce concept, nous chercherons aussi à préciser ses liens avec le registre plus strictement politique de l'action collective.
Cet exercice constitue la trame de fond de nos propos. Quelles en seront les conclusions ? D'une part, le concept d'identité, au sein d'une même tradition d'analyse et bien souvent chez un même auteur, est bel et bien affecté à la production de construits théoriques fort différents. Au point où ce concept ne parvient finalement pas - comme l'exigerait pourtant le statut d'étalon paradigmatique auquel on veut l'élever - à homogénéiser les courants d'analyse des mouvements sociaux au sein desquels il est à l'œuvre. Il ne peut imposer de ressemblance de famille à des manières différentes de voir.
On conclura encore, d'autre part, que le recours à ce concept accentue une analyse des mouvements sociaux surtout sensible à la dimension symbolique, culturelle, normative de leurs enjeux, de leurs tensions conflictuelles, de leurs mobilisations collectives. Une telle manière de présenter des courants d'analyse sous la plume d'une J. Cohen par exemple, ne peut être accusée de cécité envers les enjeux et dimensions plus politiques de ces conduites collectives. Mais lourdement pénétrée de la réflexivité de l'action collective et fortement sensible aux dimensions symboliques et culturelles de la formation des identités, cette lecture des mouvements sociaux ne présente pas leurs effets politiques pertinents sous leur angle le plus novateur et offensif.
Il est souvent de mise, chez les analystes des mouvements sociaux qui s'attardent aux enjeux de l'identité collective, de dénoncer un certain réductionnisme politique. Soit ce réductionnisme politique pour lequel ne compterait que l'action collective orientée vers l'État et la conquête du pouvoir d'État. Si à la rigueur cette image pouvait convenir - et encore, aux anciens grands mouvements sociaux qui ont produit le développement intensif et turbulent des sociétés industrielles avancées, sous le mode plus fréquemment capitaliste que socialiste -, elle ne collerait plus aux nouveaux mouvements sociaux. Du coup devons-nous reconnaître ce trait, indéniable par ailleurs, des nouveaux mouvements sociaux, soit leur fréquente promotion d'un politique autolimité (Cohen, 1982a, 1983 ; Arato et Cohen, 1984). Les distinctions et différenciations formulées au sujet des fonctions assumées par le concept d'identité offriront des occasions, que nous utiliserons autant que faire se peut, de lier mouvements sociaux et politique. Un politique en voie de mutation. Processus sociaux et conduites collectives inciteront alors à détacher quelque peu le politique du seul État, des seules actions politiques stratégiques et instrumentales pour le rattacher aussi, mais non pas exclusivement, à la légitimité du pouvoir souverain et du politique logeant dans des structures communautaires de base, dans des espaces socio-collectifs d'échanges, de débats et de conflits.
Identité collective et réflexivité de l'action
L'une des principales fonctions du thème de l'identité est précisément de signaler la place tenue dans cette approche des mouvements sociaux par la conscience sociale de l'acteur. Et on ne peut comprendre cette fonction stratégique de conscience réflexive de l'action dévolue au concept d'identité, que si l'on retient la manière royale d'articuler conflits sociaux et acteurs, utilisée par la plupart des analystes des mouvements sociaux. Ils articulent conflits et acteurs sociaux sur la base d'une reconnaissance première et prédominante d'un système immédiat d'action collective, de ses enjeux et de ce qui y est porteur de conflits. Ce champ de rapports sociaux conflictuels et ses enjeux étant d'abord balisés, un deuxième temps analytique consistera à construire l'identité sociale des acteurs et groupes sociaux qui s'y inscrivent.
Cette procédure se distingue de plusieurs propositions traditionnelles d'analyse des pratiques des classes sociales. Ces propositions attribuent d'abord des positions, des propriétés structurelles, des intérêts objectifs et des places spatio-temporelles à des collectifs d'acteurs identifiés à des classes sociales. Propriétés, intérêts, places à partir desquels découlent des incitations directes à appartenir à un champ de conduites collectives et de rapports sociaux.
D'abord fondée sur l'observation d'un système, d'un champ immédiat d'actions collectives conflictuelles, l'analyse des mouvements sociaux est bientôt face à un autre problème. Soit celui de la constitution de l'acteur sous l'angle, cette fois, des mécanismes par lesquels il se reconnaît acteur de tel conflit social. On pénètre ainsi dans le domaine de la conscience sociale de l'action. Ce thème de la conscience sociale de l'action - conscience en tant que réflexivité et rationalisation de l'action - appelle directement celui de l'identité de l'acteur. Un acteur ne saurait développer une conscience réflexive de son action sans produire une reconnaissance de sa propre implication, de sa propre identité d'acteur de ce conflit, identité saisie en tension constante avec les enjeux structurels du conflit et avec les pratiques, les caractéristiques, les identités des autres protagonistes du conflit, situés au pôle de l'adversaire.
À quelques nuances près, plusieurs courants d'analyse des mouvements sociaux reconnaîtront l'importance stratégique de l'identité de l'acteur conceptualisée ici comme conscience sociale réflexive de l'action. Et dans l'ensemble, le schéma plus classique d'analyse de la conscience de classe - de la conscience de la classe ouvrière par exemple - ne se verra doté d'aucun statut exemplaire pour l'étude de la conscience réflexive, de l'identité d'acteurs sociaux divers et fractionnés. Mais la tentation plus ou moins latente de l'analogie avec la conscience sociale de la classe ouvrière guette toujours certaines analyses spécifiques de mouvements sociaux, lesquelles créent pourtant à d'autres égards un maximum de distance entre elles et des problématiques traditionnelles de classes sociales (Touraine, 1978 : 93-95).
L'identité comme conscience sociale de l'action, comme réflexivité de l'action, est un construit théorique avancé par plusieurs courants et traditions d'analyse des mouvements sociaux. Ces processus sociaux par lesquels des acteurs, des groupes se reconnaissent partie à un champ de rapports sociaux, fonction analytique impartie au concept d'identité, ne singularisent aucunement une tradition d'analyse ou un auteur particulier. C'est qu'il y a, par rapport à cette fonction précise du concept d'identité, beaucoup plus à dire. Il faut alors interroger les objectifs plus globaux et conséquents que d'aucuns poursuivent, à la lumière d'analyses attentives à la conscience sociale de l'action. Un exemple : les travaux qu'Alain Touraine consacre aux mouvements sociaux, notamment ceux qui mettent en oeuvre la méthode dite d'intervention sociologique (1978).
Qu'il faille doter cette sociologie d'une méthode plus respectueuse de son objet, fondant une démarche qui se veut plus exigeante et rigoureuse, voilà déjà un objectif louable. Que cette méthodologie doive en plus porter le plus grand des intérêts à la problématique de la conscience sociale de l'action, cela est un impératif. Tout d'abord, on le sait, parce qu'une conduite collective est constituée de plusieurs niveaux simultanés d'action qu'il faut savoir distinguer, dont celui dit du mouvement social. Mais surtout parce que, pré-mouvement social dans une conjoncture de transition sociétale difficile et ambiguë, les luttes sociales qui sous-tendent la formation en cours d'un mouvement social doivent être rendues plus visibles. Pour le chercheur, comme pour l'acteur, cette visibilité sera assurée notamment par la mise en relief de la conscience sociale de l'action s'exprimant dans ces luttes. Ces dernières ne révéleront tout leur sens et ne pourront valider les plus fortes prétentions des chercheurs au sujet de l'émergence de la société postindustrielle que si leur visibilité et leur signification profonde ne posent point de problèmes.
En conséquence, la méthode de l'intervention sociologique devra faire fonction de travail pédagogique. Elle retiendra comme un de ses principaux objectifs l'obligation d'élever la conscience sociale de l'acteur participant à des luttes sociales (Touraine, 1978 : 299-300). Conscience sociale élevée au point où elle prend partie dans un conflit sociétal. porteur de l'émergence de la société postindustrielle. La méthode de l'intervention sociologique s'attardera à dégager l'identité de l'acteur comme conscience réflexive d'une action l'opposant à un adversaire dans un champ de rapports sociaux conflictuels sous-tendant la transition vers la société postindustrielle.
Force est de constater combien l'identité de l'acteur est ici articulée à une conception particulière du mouvement social. Par analogie avec la figure historique du mouvement ouvrier de la société industrielle, le mouvement social est à la fois rapport social fondamental d'une forme sociétale, celle de la société postindustrielle, et praxis collective, sujet collectif de l'action critique et contestataire. Pareille analogie ne force-t-elle pas trop la réalité sociale ? N'attribue-t-elle pas ultimement à des pratiques, celles des mouvements sociaux des sociétés industrielles avancées - des plus actuelles et contemporaines, bien identifiées d'ailleurs comme telles - des propriétés et attributs qui sont trop fonction d'un modèle classique de structuration d'une forme sociétale bien située dans le temps et l'espace de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (Maheu, 1978, 1984) ?
Notons encore au passage combien certaines tendances de la sociologie des mouvements sociaux, qui font fonctionner le concept d'identité comme conscience réflexive, s'inscrivent tout à fait au centre des sociologies faisant découler les pratiques sociales d'abord et avant tout de faits de conscience, de rationalisations explicites de l'action. Ce n'est pas tant le fait qu'elles affirment la compétence de l'acteur à intervenir et à agir qui soit leur marque de commerce, mais l'insistance qu'elles mettent à faire découler cette compétence des ressorts plus cognitifs de la réflexivité, de la rationalisation de l'action.
Ces tendances ne misent-elles pas trop exclusivement sur la seule connaissance discursive des conditions et des orientations normatives de l'action ? Connaissance discursive produite à même les débats et les confrontations entre militants, entre militants et adversaires, entre militants et chercheurs. La compétence à intervenir, les mécanismes complexes de rationalisation et d'orientation normatives de l'action sont alors grossièrement simplifiés. Les connaissances plus pratiques, les habiletés prédisposant à l'action, le substrat culturel permettant interaction et échange au sein de divers systèmes de relations et de rapports sociaux sont alors de peu de poids dans une analyse qu'ils peuvent toutefois améliorer et compléter (Maheu, 1984 : 82-91).
Les propos consacrés à cette première fonction assumée par le concept d'identité, fonction de construire analytiquement la conscience réflexive de l'action, soit la capacité de l'acteur à formuler les buts qu'il poursuit et à donner sens à l'action conflictuelle dont il se reconnaît un protagoniste, ne pourraient taire une interrogation plus fondamentale. Cette dernière pourrait être formulée ainsi : la conscience sociale réflexive de groupes sociaux en lutte n'est-elle pas en relation directe avec les enjeux structurels, les formes de domination caractérisant les sociétés industrielles avancées, voire pour certains les tensions et conflits d'une transition à la société post-industrielle ?
Les voies théorique et méthodologique - la méthodologie de l'intervention sociologique tout particulièrement - suivies par Touraine sont à cet égard sans équivoque. Les liens étroits pouvant articuler, au travers des pratiques des mouvements sociaux, conscience sociale réflexive de l'action et enjeux structurels de domination caractéristiques des sociétés industrielles avancées, ont certes fortement inspiré J. Cohen qui proposait l'expression paradigme de l'identité pour qualifier des courants particuliers d'analyse des mouvements sociaux. Peut-on, doit-on même ajouter que les enjeux structurels de domination, les conflits et rapports sociaux reliés aux mouvements sociaux sont toujours et exclusivement des enjeux et conflits identitaires ?
Nous serons en bien meilleure position, dans un moment, pour reprendre cette interrogation. Et nous le ferons en montrant comment les champs de rapports sociaux conflictuels investis par les mouvements sociaux débordent les seuls enjeux identitaires. Il sera aussi établi que la notion d'identité elle-même s'applique à des réalités sociales que nous prendrons soin de différencier et de distinguer les unes des autres.
Mais avant de nous arrêter plus longuement à ces thèmes, nous dégagerons une autre fonction analytique et théorique assumée par le concept d'identité. Des traditions d'analyse des mouvements sociaux invitent en effet à jeter un coup d'oeil du côté des liens possibles entre identité collective et formes de solidarité dans l'action.
Identité collective et solidarité dans l'action
Il est assez fréquent, dans divers courants d'analyse des mouvements sociaux, de recourir au thème de l'identité collective de l'acteur pour mettre en relief le poids et la fonction des formes de solidarité collective dans les conduites et les mobilisations conflictuelles. La notion d'identité collective recouvre alors tout un ensemble de processus par lesquels des collectifs d'acteurs construisent leur solidarité active de groupes sociaux en lutte. Sont ainsi retenues les orientations normatives et culturelles, les stratégies et les tactiques qui façonnent les formes de solidarité, et partant, l'identité collective de groupes en lutte. Par d'autres voies et outils analytiques, les intuitions d'abord exprimées par le courant théorique dit de la mobilisation des ressources sont ici reprises, élargies et le plus souvent recentrées. C'est ainsi que des moyens internes d'action et d'organisation sociale d'acteurs menant des luttes sociales caractéristiques de mouvements sociaux captent l'attention, dans la mesure où ils contribuent directement à la formation de leur identité collective. Au-delà d'un univers strictement stratégique et instrumental, ces moyens d'action et d'organisation construisent un univers communicationnel et relationnel nourri d'intersubjectivité, de sociabilité expressive.
Certains distingueront très peu la conscience sociale réflexive de l'action des formes de solidarité développées par des groupes sociaux en lutte ; une même notion, celle d'identité de l'acteur, servant d'ailleurs à arrimer l'une à l'autre ces composantes des conduites collectives. Bien entendu ces deux dimensions de l'action collective sont interreliées : elles s'appuient et s'interfécondent l'une l'autre dans les luttes au sein desquelles précisément se forme l'identité de l'acteur.
Mais tout se passe comme si nous avions beaucoup à gagner en séparant analytiquement ces deux composantes de l'action collective. La prise en considération de processus sociaux, tout entiers situés sur le seul terrain des formes de solidarité développées dans des luttes, permet précisément d'enrichir notre compréhension des mouvements sociaux. Nous retiendrons trois catégories de phénomènes sociaux, liées aux formes de solidarité dans l'action et à la dynamique des conduites collectives qui en découle, pour fonder l'intérêt d'une distinction entre l'identité comme conscience sociale réflexive de l'action et l'identité comme solidarité dans l'action. En effet, la recherche de sociabilité au moyen de formes plus ou moins latentes de solidarité, les tensions et les débats autour des modes internes d'action et d'organisation sociale, l'enjeu que constitue la qualité de la vie militante, orientent tous trois le regard vers les formes de solidarité constitutives de pratiques collectives conflictuelles. Et le cas échéant, ces processus sociaux conduiront à des enjeux du pouvoir et même du politique au sein des sociétés industrielles avancées.
Une analyse des conduites collectives de groupes de base mobilisés autour d'enjeux urbains, tels des logements coopératifs sans but lucratif, a mené à décomposer les dimensions constitutives de ces conduites collectives. Luttes offensives et défensives d'un syndicalisme urbain protégeant la consommation de l'espace bâti pour les ménages à faible revenu et s'opposant à la spéculation foncière et immobilière, ces conduites s'avéraient aussi une lutte d'appropriation collective d'un espace bâti. Et partant, cette lutte était dirigée contre des modes de rationalisation politique et de contrôle social constitutifs d'une appropriation étatique du tissu social. Ces conduites d'appropriation collective de l'espace bâti étaient directement nourries par une solidarité collective, par un réseau de relations affectives et par l'intersubjectivité constitutive d'un « nous » identifiant les coopérateurs. Des formes de sociabilité antérieurement moins affirmées dans les trajectoires individuelles et collectives de vie consolidaient bien souvent, pour ceux et celles qui s'y sentaient libres et autonomes, leur participation active à la gestion démocratique, leur appropriation collective de l'espace bâti (Maheu, 1983 et 1983a).
C'est dire que les formes de solidarité, qui sont processus de formation de l'identité collective d'acteurs, peuvent à l'occasion se construire à même des dimensions expressives plus ou moins manifestes, bien souvent carrément latentes, de l'action collective. La notion de sociabilité est alors appropriée pour bien traduire cette facette de la solidarité collective constituée des dimensions plus subjectives ou latentes des interrelations sociales identifiant un groupe d'acteurs. L'intersubjectivité, les dimensions associatives de l'action, ce que certains appellent le phénomène groupal, sont autant de voies par lesquelles se cristallisent les dimensions subjectives ou latentes de la solidarité collective.
Si certains analystes demeurent ouverts à ces processus sociaux particuliers porteurs eux aussi de la solidarité collective, d'autres nient malheureusement une perspective d'analyse qui peut s'avérer d'une grande pertinence. La méthode de l'intervention sociologique utilisée pour l'analyse de mouvements sociaux est par exemple plutôt méfiante envers les aspects plus subjectifs, voire les composantes expressives, intersubjectives de la sociabilité, souvent difficiles à dissocier de la solidarité collective (Maheu, 1984 : 93-95). N'étant pas considérés de nature collective, étrangers de surcroît au niveau d'action qui serait celui du mouvement social, les problèmes dits de groupes sont d'emblée suspects pour les tenants de cette méthode. Ils sont trop rapidement refoulés vers l'ordre du personnel et ne devraient requérir, au mieux, qu'une intervention de type psychologique. L'ordre du personnel ne doit pas venir brouiller le cheminement de l'analyse ou encore celui de l'auto-analyse d'un groupe en situation d'intervention sociologique (Touraine, 1978 : 221, 231, 269-270, 276-281).
Il y a mieux à faire avec des formes actives et quotidiennes de sociabilité, de solidarité, avec les dimensions plus subjectives, souvent aussi plus latentes, des identités collectives. Force est de reconnaître que les tensions et débats autour des modes internes d'action et d'organisation sociale des groupes en lutte ne peuvent être dissociés de la formation de l'identité collective au travers des catégories et formes sociales de la solidarité. Certains analystes s'attardant à cette dimension de l'action collective demeurent toutefois réservés et inquiets à propos de tendances caractérisant la vie interne de ces groupes. Portés vers la fuite en avant des revendications démocratiques tournées contre les structures sociales et les appareils extérieurs à eux, ces groupes sociaux en lutte s'appuieraient pourtant sur une organisation interne autoritaire, quand ce n'est pas sur un discours consacré aux utopies généreuses, aux revendications progressistes, discours qui camoufle toutefois leur recherche étroite et intéressée d'une qualité de vie peu perméable aux enjeux plus conséquents de la liberté démocratique (Feher, 1985 ; Feher et Heller, 1982, 1984).
Des chercheurs s'arrêteront toutefois à certaines tendances, plutôt inusitées et mal repérées en général, des modes internes d'action et d'organisation sociale des mouvements sociaux contemporains. La formation d'une identité collective de groupes sociaux en lutte à même des formes quotidiennes et actives de sociabilité et de solidarité est alors directement articulée aux conflits, tensions, négociations par lesquels chemine une démocratisation directe et quotidienne de modes internes d'organisation et d'action. D'une certaine manière ces modes d'action et d'organisation font scandale et portent en eux-mêmes désapprobations et désaveux. Moins routiniers, stéréotypés, centralisés et aliénants, ce sont des modes d'organisation qui affichent en image et en pratique, contre les formes traditionnelles d'action et d'organisation sociale, plus d'égalitarisme, de créativité, d'intersubjectivité relationnelle, d'actualisation de soi et du collectif. Ces manières d'agir et d'intervenir socialement paraissent d'emblée moins linéaires, moins hiérarchisées et bien qu'extérieurement diffuses et étalées, elles rendraient exemplaire un mode contestataire et plus démocratique de vie en société. Au point où des groupes sociaux, des mouvements sociaux en lutte contestent les structures de domination et de pouvoir et marquent le devenir de nos sociétés tout autant et sinon davantage par leurs formes internes d'action et d'organisation sociale que par leur credo revendicatif (Melucci, 1985, 1983).
Qualité de la vie militante
Ce thème des modes internes d'action et d'organisation sociale de groupes sociaux en lutte appelle aussi celui de la qualité de la vie militante, thème tout particulièrement mis de l'avant par le mouvement des femmes. La qualité de la vie militante, le maintien au cœur même de l'engagement militant de zones de vie plus privées, ouvertes aux exigences relationnelles de la communication, ne sont considérés extérieurs ni aux luttes sociales ni à l'identité collective de groupes sociaux mobilisés. Au contraire, les groupes se définissent et dans leur dynamique interne et dans leurs rapports avec d'autres groupes, et avec des éléments de la structure sociale par la recherche d'un équilibre, d'une certaine harmonie entre modes internes d'organisation, vie personnelle et collective et revendications tournées vers l'environnement extérieur. Et tous ces processus sociaux contribuent à la formation de la conscience de l'acteur, de ses formes actives de solidarité et, ultimement, de son identité collective.
Des luttes sociales marquant le mouvement des femmes ont attiré l'attention sur cet aspect particulier de la mobilisation des mouvements sociaux. La conquête sociale d'espaces relationnels et communicationnels est au coeur de la formation d'une solidarité active, d'une identité collective marquée au coin de la qualité de vie.
Bien entendu, il ne s'agit pas là d'un enjeu social tourné seulement vers les modes internes d'organisation des mouvements sociaux. Le mouvement des femmes revendique fréquemment l'élargissement, jusqu'au plan communautaire et sociétal, d'espaces relationnels et communicationnels de la vie militante et quotidienne s'affranchissant des rapports socio-économiques et sociopolitiques de domination et d'inégalité. Espaces sociaux qui cherchent également à s'affranchir des multiples contraintes, normes, codes et structures sociales autoritaires qui cristallisent d'abord et avant tout l'instrumentalité technique, pragmatique des manières de produire, d'instruire des rapports sociopolitiques, de tisser des relations sociales d'échange.
Dans la foulée des revendications du mouvement des femmes, la conquête d'espaces sociaux relationnels et communicationnels concerne aussi la vie privée. On sait l'impact qu'a eu ce slogan d'abord identifié au mouvement américain des femmes : « Le personnel est politique », lancé à la fin des années 1960. En rien cloisonné et fermé, l'espace social privé est ouvertement articulé aux structures sociales plus globales et à leurs diverses caractéristiques.
Politisation de la vie privée donc, et politisation dans au moins deux sens du terme. Premièrement, l'espace social privé se révèle un terrain marqué par des rapports sociaux structurels de domination et d'inégalité, comme les rapports entre sexes. Et les théories féministes des conditions des femmes et des hommes et de leurs rapports ont longuement exploré les enjeux de la démocratisation de la vie privée qui marquent le devenir de nos sociétés (Siltanen et Stanworth, 1984 ; Duchen, 1986 ; Castro, 1984 ; Lamoureux, 1981-1982, 1986). Que ce soit sur le plan des échanges et rapports économiques, culturels, symboliques, sexuels, affectifs, voire des échanges et rapports sociaux dans le sens le plus large du terme, l'espace social privé n'est pas à l'abri de la domination, des rapports de minoritaires à majoritaires caractérisant trop fréquemment les relations entre hommes et femmes, bien au contraire. L'espace social privé est ainsi vu comme un lieu névralgique de rapports de pouvoir et d'autorité au sein de nos sociétés. Il faut noter ici un certain abus de terme : la radicalisation de conflits ou rapports sociaux, qualifiée de politisation, pour importante qu'elle soit, n'interpelle pas nécessairement le registre proprement politique et public de l'action sociale.
Deuxièmement, sur la base cette fois des caractéristiques d'une action proprement politique ou des exigences du système d'action politique, on notera que l'espace social privé est aussi fréquemment un espace public et politique. Il l'est de manière variable dans le temps et l'espace, à savoir quand se développent un enjeu, un rapport social, une action collective engageant la légitimité et les assises mêmes du pouvoir politique souverain, le devenir plus global de la société. En ce sens le tracé social des frontières - mouvantes d'une société comme d'une époque à une autre - entre le public et le privé peut s'avérer lui-même un enjeu non seulement de pouvoir, mais encore de pouvoir politique (Siltanen et Stanworth, 1984).
Les formes concrètes d'organisation et de mobilisation de groupes sociaux en lutte, composante importante de l'identité collective, entretiennent un rapport direct avec le registre politique de l'action sociale. Ce rapport se construit à même les formes de la solidarité situées au plus près de la qualité de la vie militante, des enjeux de la vie privée, mais aussi des modes internes d'action et d'organisation sociale de ces groupes. La formation de l'identité à partir des formes de la solidarité collective n'interpelle pas le registre politique de l'action collective principalement par les enjeux de la radicalisation, de la politisation, des rapports sociaux marquant la vie privée. Procès de formation de l'identité collective et registre politique de l'action se rejoignent davantage, le cas échéant, dans la structuration et la dynamique, jamais complètement figées, de l'espace public et politique de nos sociétés, où se traitent les enjeux fondamentaux du système d'action politique de celles-ci.
Espace public qui n'est pas moins politique s'il se situe au plus loin des structures et des appareils étatiques. Espace public politique certes, visé par le recours à la notion de société civile. La société civile s'inscrit ainsi dans le champ du politique par l'extension des rapports sociaux de pouvoir qui la traversent et les possibles de démocratie qu'elle ouvre. On ne saurait reculer devant la nécessité de reconnaître la radicalisation, dans le sens où certains parleront de sa politisation, de l'espace social privé. Mais qui plus est, il faut encore admettre que l'espace social privé puisse devenir politique à certains moments, en termes cette fois des exigences et des composantes du système d'action politique.
Mais réserve et prudence s'imposent, qui commandent, par exemple, de spécifier cette tendance dans le temps et l'espace. Tout espace social privé n'est pas tout le temps et partout - par définition et règle universelles - d'emblée un espace public et politique (Elhstain, 1981). Et ce n'est pas parce que l'espace social privé est politisé, dans le sens où il est traversé, marqué de rapports de pouvoir entre sexes et de rapports sociaux autres, qu'il est par définition un espace public politique. Malgré des affirmations en ce sens (Siltanen et Stanworth, 1984), n'est pas politique - en fonction des exigences et des composantes d'une action politique et du système d'action politique - toute interrelation d'inégalité entre acteurs sociaux, qu'elle soit psychologique, sociale, nationale, internationale. Au contraire, les espaces sociaux marqués lourdement de rapports de pouvoir, de formes de domination entre divers groupes sociaux, ne sont pas pour autant traversés des propriétés, des impératifs de l'action politique, des exigences et caractéristiques du système d'action politique. Nous reviendrons dans un moment à cette question.
Avant de quitter cette dimension relative à l'identité comme forme d'organisation et de solidarité dans des groupes en lutte, il y a lieu de noter le lieu théorique névralgique que certains veulent occuper avec un concept d'identité sensible aux formes de solidarité et d'organisation des mouvements sociaux. Entre une sociologie des mouvements sociaux tournée lourdement vers les enjeux plus structurels de l'action conflictuelle et de la domination, les courants européens surtout, et une sociologie des mouvements sociaux concentrée sur les ressources et les mécanismes plus internes de l'action collective, la sociologie nord-américaine, il y aurait place pour une sociologie du passage entre ces deux grands univers analytiques et théoriques.
Sociologie du passage au sens où l'attention est alors centrée sur les motivations à l'action, à la mobilisation conflictuelle, sur le pourquoi de la lutte, de même que sur les modes d'organisation et d'association, les rapports à l'environnement conditionnant la continuité et la durée de la mobilisation. Sociologie du passage entre deux univers d'analyse, qui cherche à renouveler et à complexifier les formes plus traditionnelles d'analyse de la conscience poussant à l'action, des automatismes, trop réducteurs finalement, articulant contraintes, frustrations d'un côté et action, intervention de l'autre.
Et pour Melucci notamment, l'identité collective de groupes sociaux en lutte est l'articulation vivante, construite socialement et quotidiennement entre des buts poursuivis, des rapports à l'environnement externe et interne à un groupe, des ressources et moyens institutionnels ou plus autogérés d'action (1985, 1989) [2]. En ce sens l'identité collective est un micro-système d'action par lequel la solidarité, les modes internes de mobilisation s'ouvrent sur un environnement extérieur. Au point où, nous l'avons déjà souligné, les mouvements sociaux seraient plus contestataires et exemplaires par leur mode de vie que par leur cahier de revendications.
Force est d'admettre combien cette manière de construire théoriquement l'identité collective enrichit et complète nos connaissances quant aux facteurs sociaux incitant à l'action et conditionnant la durée d'une mobilisation. L'analyse est ainsi sensible à la complexité de processus sociaux trop allègrement survolés bien souvent. Ne faut-il pas déplorer toutefois la tendance à faire équivaloir identité collective et mouvement social comme si l'une, l'identité, pouvait être quasi identique à l'autre, le mouvement social ?
Micro-système d'action de ce type, le mouvement social ne pourrait être un espace et un rapport sociaux objectifs de conflits et d'inégalités bien fondés dans la réalité des sociétés industrielles avancées. Bien entendu, la nécessité de ne pas donner dans un structuralisme froid et rigide et dans ce qui en découle, soit une conception malhabile, automatique et réductrice du moment subjectif de l'action, demeure à l'ordre du jour. Mais n'y a-t-il pas lieu d'user du concept de mouvement social pour identifier, bien fondés dans la réalité sociale et les capacités d'intervention et d'action, un espace social, un rapport social objectifs constitués de conflits, d'inégalités, de domination et de résistance autour des ressources essentielles de la constitution des sociétés industrielles avancées ?
Processus sociaux d'imposition d'identité
Il devient évident maintenant que la notion d'identité qui joue des rôles théoriques importants en dégageant la réflexivité d'une action et en construisant des formes de solidarité de cette dernière, projette aussi l'attention sur d'autres processus sociaux plus larges, plus englobants. En réalité l'identité est alors en constante tension, en rapport très étroit avec des enjeux d'inégalités, des structures sociales engendrant domination, pouvoir, rapports de force. Elle est donc liée à plusieurs forces sociales et à des possibilités structurelles de démocratisation et d'émancipation. Au travers, ou même au-delà, des liens qu'elle entretient avec la conscience réflexive de l'action ou encore avec la formation de la solidarité dans l'action, l'identité est à articuler plus directement à des conflits sociaux globaux. Elle est à articuler à des formes de rationalisation, de régulation, de domination, à des rapports de force, à des luttes sociales défensives et offensives caractéristiques des sociétés industrielles avancées.
Nous aurons l'occasion ci-après de préciser en quoi et comment les processus sociaux de formation des identités peuvent être rapprochés des formes de domination, des rapports de force des sociétés industrielles avancées. Reste une interrogation majeure : les enjeux identitaires seraient-ils à ce point au centre même des formes de domination, des rapports sociaux des sociétés industrielles avancées, que les diverses perspectives d'analyse des mouvements sociaux qui les repèrent relèveraient toutes légitimement d'un paradigme de l'identité ? Ainsi défini, le paradigme de l'identité arrive-t-il vraiment à unifier des perspectives analytiques que l'on sait divergentes ? Est-il suffisamment compréhensif pour rendre compte de toutes et de chacune des problématiques de conflits et de rapports sociaux auxquelles introduit le concept de mouvement social ?
Touraine aura, un des tout premiers, soutenu que les conflits sociaux marquant la constitution des sociétés industrielles avancées - on le sait, il parlera de société postindustrielle, de société programmée - sont généraux et globaux. En tant que tels, ils sortent de la seule sphère du travail. Avant de rappeler en quoi ils concernent la fonction des connaissances, des sciences comme force d'investissement, comme facteur de croissance, prenons le temps de souligner combien ces conflits gagnent les zones du social où s'exerce l'emprise des grands appareils sur les modes de vie mais aussi sur les identités.
La domination sociale au sein de la société industrielle avancée prend la forme d'une intégration sociale extrême où les grands appareils de production, d'information et de service imposent des manières de faire, de penser et de dire en accord avec leurs objectifs et leurs systèmes de pouvoir. Cette domination se traduit par une manipulation culturelle qui agit sur les besoins et les attitudes générales autant que sur le travail. Elle s'appuie sur la puissance d'appareils politiques et économiques visant le contrôle politique du fonctionnement et de l'environnement de la société industrielle avancée. L'aliénation est alors au cœur des rapports et des conflits sociaux qui opposent les appareils de décision économique et politique à ceux qui sont soumis à une participation dépendante envers les mécanismes du changement dirigé, les instruments d'intégration sociale et culturelle et la manipulation exercée à l'encontre des identités personnelle et collective (Touraine, 1979 : 13-15, 71, 77, 78, 97).
Touraine propose ainsi une problématique où les processus et les enjeux identitaires se voient dotés d'un relief particulier. Et cette brèche fut progressivement élargie de même que graduellement complexifiée.
Melucci s'attardera lui aussi aux mécanismes par lesquels l'identité personnelle devient source de tensions, de conflits sociaux et de pratiques de résistance. Processus d'apprentissage complexe sous-tendant l'autonomisation du sujet agissant, l'identité est aussi autoritairement imposée et attribuée au travers de divers processus sociaux. Imposition et attribution autoritaires qui envahissent des champs antérieurement défendus par les barrières de la vie privée : consommation, sexualité, relations affectives, et qui s'appuient sur des agences et des mécanismes d'imposition comme le marché de la consommation, les appareils de prise en charge, d'aide et de soutien, du domaine de la santé et du bien-être social, les groupes d'encadrement et de thérapie, les corporations professionnelles spécialisées dans les traitements des problèmes d'identité (Melucci, 1982, 1985 ; Maheu, 1983a).
Si l'identité peut être autoritairement imposée par des appareils, des catégories marchandes, aussi peut-elle être une cause de résistance, de volonté d'auto-affirmation. Contre les sociétés complexes, contre les réseaux d'institutions, qui tout à la fois font appel aux ressources de l'individuation et de la subjectivité et leur bloquent les espaces où elles pourraient vraiment se déployer, s'élèvent des résistances. Ce sont des résistances - et nous y viendrons - fondées sur le droit à une identité, le droit à la différence (Melucci, 1982, 1989).
Mais formulons pour le moment un constat auquel nous mènent les lignes qui précédent. Les mouvements sociaux seraient des révélateurs de ces processus sociaux très globaux matérialisant l'emprise des grands appareils de domination et de manipulation culturelles sur des populations à participation dépendante, et de ces processus plus microsociaux d'imposition autoritaire d'identité rencontrant la résistance de l'apprentissage autogéré du droit à la différence. Du point de vue des problématiques de conflits et de rapports sociaux auxquelles mène le concept de mouvement social, cette manière de parler de l'identité est-elle vraiment centrale et essentielle, compréhensive et même exhaustive ?
Rien n'est moins sûr. Il faut bien voir, si l'on s'arrête par exemple à l'approche analytique appliquée par Touraine aux mouvements sociaux, que l'articulation des enjeux identitaires aux formes de domination des sociétés industrielles avancées, voire des sociétés postindustrielles, n'y est au mieux qu'une facette d'une réalité sociétale plus complexe. C'est ainsi que les mouvements sociaux sont fonction de l'historicité d'une structure sociétale. Ils sont fonction des caractéristiques essentielles par lesquelles une société se produit et se reproduit comme type sociétal. Plus spécifiquement encore, les mouvements sociaux sont fonction des modes de connaissance, des modèles culturels et normatifs, des formes d'investissement et d'accumulation par lesquels la société postindustrielle, d'abord en émergence, se produit et se reproduit comme type sociétal.
L'historicité d'un type sociétal, les mouvements sociaux qui la matérialisent et la construisent dans des rapports sociaux de classes, appartiennent à un champ de conflits sociaux porteur d'une double dialectique des classes sociales - celle de sa production et celle de sa reproduction - spécifique à chaque type sociétal. La société postindustrielle ne fait pas exception à la règle. Forme sociétale achevée ou en voie d'émergence, elle est produite et reproduite au moyen d'une double dialectique de classe, cible et produit de conflits sociaux révélés par des mouvements sociaux. Technocrates produisant cette forme sociétale et bureaucrates la reproduisant sont en rapport conflictuel, d'une part, avec les opérateurs intellectuels qui contestent leur appropriation privée des modes et formes de connaissance assurant développement et organisation de la société. Ils sont en rapport conflictuel, d'autre part, avec les populations que les grands appareils d'emprise condamnent à la participation dépendante. Ces rapports sociaux conflictuels sont en particulier le champ des mouvements sociaux de la société postindustrielle.
Et dans cette double dialectique de classes sociales, l'emprise des grands appareils de domination et de manipulation culturelles appartient plutôt à l'ordre de la reproduction de cette structure sociétale, ordre traduit le plus souvent par des mouvements sociaux révélant et contestant la participation dépendante, l'aliénation, les processus sociaux d'imposition d'identités collective et personnelle.
En ce sens, les processus sociaux identitaires articulés étroitement aux formes de domination ne sont qu'une facette de la double dialectique de classe des sociétés postindustrielles. Ils ne sont qu'une composante partielle, si importante soit-elle, de la dynamique des mouvements sociaux. Ils traduisent très bien l'axe de la reproduction de la double dialectique de classe. Mais son axe de la production amène pour sa part à centrer l'attention sur des formes d'investissement et d'accumulation, sur les modèles de gestion et de développement des grands appareils économiques et technocratiques que matérialisent les modes de connaissance abstraite, la science, les systèmes cognitifs cybernétiques. Cet axe de la production de la double dialectique de classe se matérialise, lui aussi, par des conflits et mouvements sociaux. Si l'analyse peut et doit le distinguer de l'axe de la reproduction de la double dialectique de classe, il reste que les mouvements sociaux mêlent plus souvent qu'autrement les conflits de la production à ceux de la reproduction d'un type sociétal. L'analyste devra donc faire les distinctions qui s'imposent, et l'étude que Touraine et d'autres consacrent au mouvement social français antinucléaire obéit bien à ces impératifs (Touraine et al., 1980).
On voit très bien à l'oeuvre ici un usage spécifique, dont nous avons déjà souligné les difficultés qu'il soulève, du concept de mouvement social. Cette manière de voir le mouvement social est tout à la fois rapport social fondamental d'un type sociétal et praxis collective, sujet collectif d'une action contestataire.
Une conclusion s'impose. La perspective analytique proposée par Touraine ne pourrait être tout entière rangée sous le paradigme de l'identité, que si les mouvements sociaux étaient pour lui principalement ou exclusivement lutte offensive et défensive tournée contre l'imposition d'identité, contre la domination et la manipulation culturelles. On ne tient là cependant qu'une partie, qu'une fraction de sa perspective globale qui articule les mouvements sociaux à la double dialectique de classe, au rapport social fondamental de la société postindustrielle. À ce titre, cette perspective articule aussi conflits et mouvements sociaux à la production de la société postindustrielle, à ses formes d'investissement, d'accumulation.
La perspective d'analyse des mouvements sociaux correspondant le mieux au paradigme de l'identité selon Cohen, ne serait-elle pas celle qui met surtout l'accent sur les mécanismes culturels et symboliques d'imposition et de formation sociales des identités, ces processus étant aussi liés à l'intersubjectivité, à la solidarité et au mode interne d'organisation des groupes sociaux ? Cette perspective ne cherche pas d'ailleurs à rattacher les mouvements sociaux à des rapports de classes fondant un type sociétal particulier.
Groupes réels
et identités socioculturelles globales
L'identité sociale au sein des sociétés industrielles avancées sera parfois au centre d'un champ de rapports sociaux que balisent des formes de domination, de manipulation et d'inégalités, et des luttes sociales tant défensives qu'offensives visant l'autocontrôle d'un devenir individuel et collectif. D'une certaine manière, ce construit théorique particulier avancé par un usage spécifique de la notion d'identité déborde les dimensions tant de la conscience de l'action que des formes de solidarité dans l'action. Il les déborde mais - produit particulier et autonome de l'analyse - il peut bien sûr être associé à ces autres produits de l'analyse que sont l'identité comme conscience réflexive de l'action et l'identité comme forme de solidarité dans l'action.
Une autre interrogation doit cependant être formulée : l'identité de groupes sociaux réels peut-elle être la cible et le produit de conflits et rapports sociaux ? Dans la littérature sur les mouvements sociaux, la notion d'identité a-t-elle servi à construire théoriquement des processus sociaux de ce type ? La réponse à cette interrogation nous est déjà connue puisque nous avons noté certains rapprochements, par exemple, entre mouvements sociaux et identité collective. Il faut toutefois se méfier des ambiguïtés et des ambivalences qui parsèment ce terrain.
Certains, on le sait, admettront que des groupes sociaux réels luttent contre des forces sociales qui alimentent des mécanismes régulant l'imposition d'identités individuelles et collectives. On sait encore que ces luttes sociales peuvent drainer des formes quotidiennes de solidarité par lesquelles ces groupes sociaux se définissent et se manifestent.
Par exemple, quand il est question des groupes sociaux réels à statut transmis, les choses deviennent tout d'un coup plus complexes et ambiguës. On remarquera d'abord, avec Parsons entre autres, que les sociétés industrielles avancées sont identifiées à une promotion exacerbée des statuts acquis par rapport aux statuts transmis. Son de cloche à peu près analogue chez un analyste des mouvements sociaux : « Une société qui a une capacité quasi illimitée d'action sur elle-même, où les « statuts acquis » l'emportent de plus en plus sur les « statuts transmis », ne peut plus connaître des mouvements sociaux qui en appellent à des groupes réels ... » (Touraine et al., 1980 : 304). Mais la cause n'est pas vraiment entendue. Dans un texte antérieur du même auteur, on relève une affirmation qui va en sens contraire : « On peut aller jusqu'à observer que la plupart des mouvements sociaux qui occupent aujourd'hui la scène de l'histoire s'appuient sur un statut transmis et non plus sur un « statut acquis » par l'acteur. » (Touraine, 1975 [1984] : 7) Et de fait, avec d'autres, Touraine s'est penché sur les revendications nationalitaires, qui sont revendications de type identitaire, d'une fraction militante de l'Occitanie. L'analyse nuancée et fine de ces luttes sociales ne les classe toutefois pas d’emblée, loin de là, dans la catégorie des mouvements sociaux (Touraine et al., 1981).
Tout se passe comme si l'identité socioculturelle globale de groupes sociaux, basée sur une forme ou une autre de statuts transmis, demeurait objet de tensions et de conflits sociaux. Il n'y a ici aucun automatisme, aucune loi universelle : des modes de production de l'être social, dans certaines conjonctures et dans certains espaces sociaux, peuvent se révéler plus ou moins arbitraires et problématiques et drainer des formes de lutte et de résistance. Des luttes sociales, des conflits sociaux révèlent, par exemple, que des identités socioculturelles sont aux prises avec un mode de rationalisation politique et économique aux effets négatifs, un mode de domination et de contrôle social aliénants contre lesquels ces identités s'élèvent. Elles sont alors au cœur d'inégalités, de rapports de force, de modes de domination, de modèles culturels imposés, entre majoritaires et minoritaires.
Dans la plupart de nos sociétés, les conditions et l'identité socioculturelle des femmes (tout particulièrement) sont la cible et le produit de pratiques sociales et de rapports structurels de domination qui traversent, combinent et articulent tout à la fois plusieurs registres d'action et de rapports sociaux. Elles sont aussi le produit dans le temps et l'espace de pratiques de résistance et d'affirmation collective. Rapports de majoritaires à minoritaires, de dominants à dominés, les rapports de sexe ne peuvent être cloisonnés au seul marché du travail, au mode de production économique ou encore au domaine de la vie privée. Ils ne peuvent non plus être enfermés dans le registre normatif, culturel, symbolique de l'action ou encore dans celui du politique, au contraire. Les rapports sociaux de sexe constituent dans la plupart des ensembles historiques concrets - mais pas obligatoirement dans tous -, des processus et conflits sociaux globaux et généralisés. Dès lors ces derniers construisent-ils une identité socioculturelle des femmes marquée de tensions sociales, d'inégalités, de domination et d'oppression. Cette identité socioculturelle est tout autant le produit de luttes sociales d'affranchissement et d'émancipation d'un pouvoir et de capacités d'intervention.
Nous touchons ainsi à la production sociale d'une identité socioculturelle globale de groupes sociaux réels, identité arbitraire dans la mesure où, produit socio-historique contigent, elle pourrait, selon les conjonctures et les sociétés, être différente. Des luttes, des conflits révèlent que l'identité socioculturelle de groupes réels, leur statut produit et transmis socialement posent problème. Leur identité socioculturelle est indissociablement fermée et ouverte. Fermée parce qu'elle porte les marques de l'aliénation, de la domination, mais ouverte parce qu'elle est objet de contestations et de conquêtes sociales, de volonté de rupture et de renversement. Les procès de formation de certaines identités socioculturelles globales constituent donc un champ de rapports sociaux qui ne sont pas que luttes défensives, mais qui débouchent au contraire sur des luttes offensives d'autocontrôle, d'autoproduction d'une identité socioculturelle.
Toutes les études consacrées aux conditions et au mouvement des femmes ne recourent point à un tel construit théorique de l'identité socioculturelle. Certaines s'en rapprochent, d'autres, peu fréquentes encore, I'utilisent de manière plus centrale (Descent, Maheu et al., 1989 ; Maheu et al., 1991). On affirmera encore que les luttes sociales relatives au mode problématique de formation de statuts transmis peuvent, dans certaines circonstances de temps et de lieu, s'étendre à d'autres populations. Les populations autochtones, les jeunes, les vieux, les Noirs américains dans leurs longues luttes, mettent souvent en scène des groupes sociaux réels à propos desquels est avancée pareille affirmation (Touraine, 1975 [19841 ; Descent, Maheu et al., 1989). On se doit d'ajouter que la construction théorique de l'identité socioculturelle globale comme enjeu d'un champ de rapports sociaux, de formes structurelles de domination, de luttes défensives et offensives de résistance traversant et articulant plusieurs registres d'action, rend particulièrement bien compte des conflits liés aux conditions et au mouvement des femmes.
Cette fonction particulière du concept d'identité - ce construit théorique spécifique de l'identité socioculturelle de groupes à statut transmis -, même si elle est peu présente dans les propos de J. Cohen consacrés au paradigme de l'identité dans les analyses des mouvements sociaux, mérite d'être relevée. Elle doit être au nombre des fonctions distinctes et différenciées dévolues au concept d'identité par divers courants d'analyse des mouvements sociaux. La mise en relation de ce construit théorique de l'identité avec les autres déjà identifiés ouvre d'ailleurs un champ intéressant d'interrogations. Comment l'identité comme conscience réflexive de l'action et l'identité comme forme concrète d'organisation et de solidarité entre membres d'un groupe sont-elles produites quand il est question de luttes sociales de groupes réels ? Comment sont-elles socialement produites quand il s'agit de luttes sociales qui concernent précisément la formation d'une identité socioculturelle globale ? Ces catégories de luttes sociales obligent à revoir certaines propositions d'analyse, à nuancer certaines observations empiriques quant aux formes trop discursives de conscience sociale de l'action par exemple, ou quant à la présence ou à l'absence de sociabilité intersubjective et de formes expressives de solidarité au sein de modes internes d'organisation et de mobilisation de groupes sociaux réels. Ces dimensions plus ou moins latentes de solidarité expressive, de sociabilité intersubjective et associative, qualifiées aussi par certains de phénomène groupal, seraient de plus de poids dans des luttes relatives à l'identité socioculturelle de groupes réels. Elles seraient partie des processus complexes grâce auxquels des protagonistes se reconnaissent acteurs d'un conflit particulier, soit celui de la formation de leur propre identité socioculturelle.
Plusieurs analystes ont déjà noté que la production du sens de leurs luttes est une activité à laquelle, les mouvements sociaux en général, sont les plus sensibles (Touraine, 1978 ; Cohen, 1985). Ils participent à la production des catégories intellectuelles, normatives et idéologiques rendant compte de leurs combats, de leurs difficultés, de leurs objectifs. Cette production de sens serait tout particulièrement stratégique dans la conjoncture que nous venons d'évoquer. Une lutte qui aurait pour enjeu le mode de production sociale d'une identité socioculturelle globale serait encore plus tendue vers le nécessaire autocontrôle de la réflexivité et de la rationalisation des actions défensives et offensives menées en son nom.
Notons encore au passage que les processus de formation d'une identité socioculturelle problématique entretiennent de nombreux liens avec le registre politique de l'action sociale. On ne peut ici émettre de règles universelles traversant les contraintes spécifiques à un temps ou à un espace social donné : ce registre d'action peut n'être ni exclusif, ni prédominant dans la logique de l'action collective de certains mouvements sociaux. Mais il en est rarement absent et n'y jouit pas d'un statut nécessairement secondaire.
La dimension politique de ces processus de formation d'identité socioculturelle peut passer par la scène politique traditionnelle et les rapports à l'État, aux appareils d'État et à leurs politiques sociales. Cet aspect du registre politique de l'action collective, bien qu'important, n'est en rien exclusif. Et qui dit registre politique de l'action ne dit pas simple radicalisation, exacerbation des inégalités et des rapports de pouvoir dans certaines aires, par exemple les espaces de vie privée, du social.
On pointe plutôt du doigt des réalités sociales bien notées par certaines analyses, comme l'extension et la pénétration dans des aires, des zones privées d'enjeux conflictuels relevant de l'espace politique public. Les rapports entre le privé et le public sont alors de nouveau placés sous les feux de l'analyse et plus particulièrement la fixation même des frontières au sein de nos sociétés, entre l'espace public et l'espace privé.
Les espaces publics politiques dont il est ici question, s'ils ne peuvent être assimilés au politique institutionnel traditionnel, n'en sont pas non plus nécessairement dissociables (Offe, 1985). De fait, même si on recourt à la notion d'action politique directe enracinée dans la société civile pour identifier ces jeux-là du politique, l'essentiel demeure la mise en relief de l'interpénétration de l'État et de la société civile. Au-delà même des rapports de double démocratisation de l'État par la société civile, et inversement (Held, 1987 ; Keane, 1988, 1988a), il est plutôt question de multiples formes de médiation entre ces espaces (Lustiger-Thaler, 1989), de rapports dialectiques et d'interdépendance entre appropriation étatique et appropriation collective du tissu social (Maheu, 1983, 1983a).
Et derrière ces instances et médiations du politique, il est même question d'articulation et d'interdépendance entre deux grandes problématiques à propos des processus ou systèmes d'action dans lesquels loge la légitimité du politique et du pouvoir souverain. Articulation et interdépendance entre cette problématique qui loge la légitimité du politique, du pouvoir souverain dans les institutions du système d'action politique et cette autre problématique qui la loge dans la « res publica », la communauté politique de base, d'où émane l'opinion publique qui, à travers des échanges, des luttes et des conflits, débat du devenir global d'une collectivité (Maheu, 1991).
Force est de conclure que le concept d'identité est des plus présents dans nombre d'analyses consacrées aux nouveaux, mouvements sociaux. Pareille visibilité rend-elle pertinente l'étiquette de paradigme de l'identité pour caractériser des courants, surtout européens, d'analyse des mouvements sociaux ?
Nous avons émis de sérieux doutes à ce sujet. Reconnaissons tout d'abord que ce concept d'identité, d'un auteur à l'autre, et parfois chez le même auteur, remplit de multiples fonctions analytiques et théoriques. Tantôt il sert à l'analyse de la conscience réflexive de l'action, conscience par laquelle l'acteur donne sens à l'action conflictuelle qu'il poursuit. Il traduit alors une forme de rationalisation de l'action qui n'échappe point aux caractéristiques des conduites collectives conflictuelles qui sont au cœur des tensions, des conflits, des contradictions marquant le devenir des sociétés industrielles avancées. Tantôt il mesure des formes de solidarité constitutives de groupes sociaux en lutte. Ces formes actives de solidarité, ces modes internes d'action, de mobilisation, d'organisation sociale, traversent bien souvent des dimensions plus ou moins latentes de sociabilité et pénètrent des zones de la vie privée. Elles seraient en elles-mêmes, pour certains analystes, tout aussi conséquentes pour la constitution du social que les revendications mises de l'avant dans diverses luttes sociales. C'est que l'identité collective des groupes en lutte est un microsystème d'action qui articule leur mode interne d'organisation et de solidarité aux objectifs et buts qu'ils poursuivent, à leur environnement socio-institutionnel. Ce microsystème d'action met en relief le pourquoi d'une lutte et les conditions de sa durée.
Puis le concept d'identité engage certains auteurs à démontrer comment des formes de domination, des mécanismes de régulation et de manipulation, des rapports de force des sociétés industrielles avancées passent par divers processus sociaux de formation des identités. Imposition autoritaire d'identité et processus sous-tendant l'autonomisation des sujets sont en fréquentes tensions dialectiques dans nombre de systèmes d'action et de conflits sociaux. Ce type d'enjeux identitaires révèle combien les conflits sociaux des sociétés industrielles avancées sont généralisés, pénétrant des zones de vie antérieurement à l'abri de pareilles tensions.
Enfin, à propos cette fois des pratiques et positions sociales de groupes sociaux réels, à statut transmis de surcroît, nous avons dégagé un dernier construit théorique du concept d'identité. Il n'est pas aussi systématiquement développé qu'il pourrait l'être. Des rapports de force, des luttes sociales, des formes de domination qui traversent divers registres de l'action sociale tout en les articulant dans des procès sociaux de formation d'identité, pourraient être mieux compris par le recours à la notion d'identité socioculturelle. Les conditions des femmes, le mouvement des femmes, avons-nous encore soutenu, illustrent particulièrement bien les procès sociaux de formation d'une identité socioculturelle problématique et contingente, élément important du champ des rapports sociaux des sociétés contemporaines.
La notion d'identité remplit ainsi différentes fonctions analytiques et théoriques. Ce constat affaiblit déjà la prétention paradigmatique à laquelle on voudrait l'élever. D'une tradition d'analyse ou d'un auteur à l'autre, certaines de ces fonctions créent plus d'écart et de distance que d'homogénéité et de ressemblance, au point où est plus apparente que réelle la capacité de ce concept à unifier sous le même programme théorique des démarches qui s'écartent les unes des autres à propos d'éléments parmi les plus essentiels de l'analyse des mouvements sociaux.
D'autant plus que certaines traditions d'analyse des mouvements sociaux, parmi celles que le concept d'identité entend tout particulièrement regrouper sous ses visées paradigmatiques, ne traitent pas uniquement des processus identitaires au sein des sociétés industrielles avancées. Elles abordent d'autres problématiques de conflits et de rapports sociaux auxquelles conduit l'usage caractéristique du concept de mouvement social. Usage les démarquant assez nettement d'autres traditions d'analyse des mouvements sociaux plus sensibles, elles, aux enjeux et processus identitaires. Ainsi sera mise en relief, par exemple, l'articulation des mouvements sociaux aux facteurs, appareils et forces sociales de l'investissement et de l'accumulation au sein des sociétés industrielles avancées.
Le recours au paradigme de l'identité est-il plus sensible à l'une ou à quelques-unes des fonctions analytiques et théoriques assumées par ce concept ? Tout se passe comme si cette étiquette convenait particulièrement bien aux études qui s'attardent au registre culturel, normatif, symbolique de l'action collective des mouvements sociaux et aux formes de solidarité et d'organisation sociale sous-tendant l'action collective conflictuelle. Cette manière de faire n'engendre pas nécessairement de cécité par rapport au registre politique de l'action collective des mouvements sociaux. Mais ce dernier registre ne doit pas subir de réductionnisme à rebours. Pour ne pas tomber dans le piège du « tout est politique », du « tout est rapport à l'État pouvoir central à conquérir », afin de rompre avec l'image trop puissante d'opérateurs politiques caractérisant les anciens mouvements sociaux dont le mouvement ouvrier, faut-il traiter plus rapidement et avec moins d'imagination le registre politique de l'action collective des nouveaux mouvements sociaux ?
Bien au contraire, on pourrait soutenir que les nouveaux mouvements sociaux appellent fréquemment, et par leurs pratiques et par les construits théoriques qui en rendent compte, à revoir nos catégories d'analyse du politique, de l'État. Moins directement centré sur l'État et les appareils d’État, le politique auquel introduisent les pratiques des mouvements sociaux déborde au surplus la seule politisation de nouvelles aires du social, dans le sens de leur normalisation autoritaire et disciplinaire et d'une exacerbation des rapports de pouvoir et d'inégalité qui les gagnent. Par des enjeux et conflits sociaux à dimension identitaire, ou par d'autres processus sociaux sous-tendant des luttes et des formes de domination, les mouvements sociaux élargissent les frontières du système d'action politique. Ils élargissent les frontières de l'espace public où se traitent les enjeux du développement global des collectivités et ils montrent combien le politique de nos sociétés est en mutation. Des concepts ou couples de concepts : politique institutionnel et politique non institutionnel ; État et société civile ; espace public et espace privé ; relativisme et pluralisme politiques ; crise de représentativité du politique ; nouvelle hégémonie politique radicale ; radicalisme du pouvoir politique local, sont nombreux à alimenter les perspectives qui visent à créer des brèches dans les traditions d'analyse du politique. Si nombreux de fait qu'ils témoignent d'une effervescence analytique et théorique nouvelle. Effervescence qui appellerait toutefois, à propos des liens entre le politique et les mouvements sociaux, une rigueur, une systématisation et des analyses synthèses qui, sauf rares exceptions (Kitschelt, 1985 ; Offe, 1985 ; Maheu, 1991), font encore largement défaut.
Références bibliographiques
Arato, A. et Cohen, J.L. (1984), « The German Green Party », Dissent, été.
Bellah, R.L. et al. (1985), Habits of the Heart : Individualism and Commitment in American Life, Berkeley, University of California Press.
Boyte, H.C. (1980), The Backyard Revolution : Understanding the New Citizens Movements, Philadelphia, Temple University Press.
Buhle, P. (1987), Marxism in the United States : Remapping the History of the American Left, Londres, Verso.
Castro, G. (1984), Radioscopie du féminisme américain, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
Cohen, J.L. (1982), Class and Civil Society : The Limits of Marxian Critical Theory, Amherst, University of Massachusetts Press.
Cohen, J.L. (1982a), « Between Crises Management and Social Movements : The Place of Institutional Reform », Telos, no 52.
Cohen, J.L. (1983), « Rethinking Social Movements », Berkeley Journal of Sociology, no 28.
Cohen, J.L. (1985), « Strategy or Identity : New Theoritical Paradigms and Contemporary Social Movements », Social Research, volume 52, no 4.
Dallmayr, F.R. (1984), Polis and Praxis, Exercises in Contemporary Political Theory, Cambridge, Mass., MIT Press.
Descent, D., Maheu, L., Robitaille, M., Simard, G. (1989), Classes sociales et mouvements sociaux au Québec et au Canada, essai-synthèse et bibliographie, Montréal, éditions Saint-Martin.
Duchen, C. (1986), Feminism in France, from May '68 to Mitterrand, Londres, Routledge and Kegan Paul.
Elhstain, J.B. (1981), Public Man, Private Woman ; Woman in Social and Political Thought, Princeton, N.J., Princeton University Press.
Evans, S.M. et Boyte, H.C. (1986), Free Spaces, The Sources of Democratic Change in America, New York, Harper and Row.
Feher, F. (1985), « Redemptive and Democratic Paradigms in Radical Politics », Telos, no 63.
Feher, F. et Heller, A. (1982), « The Antinomies of Peace », Telos, no 53.
Feher, F. et Heller, A. (1984), « From Red to Green », Telos, no 59.
Gamson, W. A. (1975), The Strategy of Social Protest, Georgetown, Dorsey Press, Irwin-Dorsey.
Habermas, J. (1981), « New Social Movements », Telos, no 49 (Traduction d'une partie du dernier chapitre de The Theory of Communicative Action, volume 2).
Habermas, J. (1984, 1987), The Theory of Communicative Action ; volume I and volume 2, Boston, Beacon Press.
Habermas, J. (1987), Théorie de l'agir communicationnel, tomes 1 et 2, Paris, Fayard.
Hamel, P. et al. (1983), « Nouveaux mouvements sociaux et action collective », Revue internationale d'action communautaire, 10/50.
Held, D. (1987), Models of Democracy, Stanford, Stanford University Press.
Jay, M. (1984), Marxism and Totality : The Adventures of a Concept from Lukacs to Habermas, Berkely, The University of California Press.
Jenkins, J.C. (1983), « Resource Mobilization Theory and the Study of Social Movements », Annual Review of Sociology, no 9.
Keane, J. (1988), Democracy and Civil Society, Londres, Verso.
Keane, J., ed. (1988a), Civil Society and the State, New European Perspectives, Londres, Verso.
Kitschelt, J. (1985), « New Social Movements in Germany and the United States », Political Power and Social Theory, volume 5.
Lamoureux, D. (1981-1982), « La politique au quotidien : le mouvement des femmes et le pouvoir », Conjonctures politiques au Québec, no 1.
Lamoureux, D. (1986). Fragments et collages : essais sur le féminisme québécois des années 70, Montréal, Éditions du Remue-Ménage.
Lustiger-Thaler, H. (1989), « State and Civil Society Counterpoints : Variations on a Theme », Canadian Journal of Political and Social Theory, automne.
Lustiger-Thaler, H. et Maheu, L. (1991), « Class Fragments, The State and The New Movements : An Emerging Paradigm within The American Litterature ? », Current Sociology, à paraître.
Maheu, L. (1978), « Rapports de classes et problèmes de transformation : la thèse de la société post-industrielle », Sociologie et sociétés, vol. 10, no 2.
Maheu, L. (1983), « Les mouvements de base et la lutte contre l'appropriation étatique et du tissu social », Sociologie et sociétés, volume 15, no 1. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Maheu, L. (1983a), « Crise sociale, mouvements sociaux et pratiques du changement social », Politique, no 4.
Maheu, L. (1984), « Des mouvements sociaux à la recherche d'une méthode », la Méthode d'intervention sociologique (A. Touraine, dir.), Paris, Atelier d'intervention sociologique.
Maheu, L. (1991), « Mouvements sociaux et politique : enjeux d'une articulation entre grandes problématiques du politique », les Nouvelles formes de la démocratie, Actes du Colloque du GRETSE sur les nouvelles formes de la démocratie, Montréal, Presses de l'Université de Montréal. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Maheu, L. et al. (1991), « At the Cross Roads of Class Relationships and Social Movements : Towards A Redifinition of A Social Conflict Paradigm Within Contemporary French Sociology », Current Sociology, àparaître.
McCarthy, T. (1978), The Critical Theory of Jurgen Habermas, Cambridge, Mass., MIT Press.
Melucci, A. (1982), L'invenzione del presente ; movimente, identita, bisogni individuali, Bologne, Il Mulino.
Melucci, A. (1983), « Mouvements sociaux, mouvements post-politiques », Revue internationale d'action communautaire, 10/50.
Melucci, A. (1985), « The Symbolic Challenge of Contemporary Movements », Social Research, volume 52, no 4.
Melucci, A. (1989) (J. Kean, P. Mier, dir.), Nomads of the present ; Social Movements and Individual Needs in Contemporary Society, Londres, Hutchinson.
Offe, C. (1985), « New Social Movements Challenging the Boundaries of Institutional Polifics », Social Research, volume 52, no 4.
Siltanen, J. et Stanworth, M. (1984), « The Politics of Private Woman and Public Man », dans Siltanen, J. et Stanworth, M., Women and the Public Sphere : A Critic of Sociology and Politics, Londres, Hutchinson.
Tilly, C. (1978), From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley.
Tilly, C. et al. (1981), Class Conflict and Collective Action, Beverly Hills, Sage Publications.
Touraine, A. (1975) (1984). « Les nouveaux conflits sociaux », publié en 1975 dans Sociologie du travail, et en 1984 dans le Retour de l'acteur, Paris, Fayard.
Touraine, A. (1978), la Voix et le Regard, Paris, Seuil.
Touraine, A. et al. (1980), la Prophétie anti-nucléaire, Paris, Seuil.
Touraine, A. et al. (1971), le Pays contre l'État, Paris, Seuil.
Touraine, A. (1984), le Retour de l'acteur, Paris, Fayard.
[1] Elle cite alors pour parler de cette tradition les travaux de A. Touraine, de A. Pizzorno, et puis aussi ceux de A. Melucci.
[2] Le texte qu'il signe dans ce recueil adopte de façon encore plus systématique cette manière de lier étroitement, de confondre même identité collective et mouvement social.
|