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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le sacré et la violation des interdits. (1974)
Préface


Une édition électronique qui sera réalisée à partir du livre de Laura Levi Makarius, Le sacré et la violation des interdits. Paris: Éditions Payot, 1974, 376 pp. Collection: Sciences de l'homme. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole.

Michel Makarius, le fils de Laura et Raoul Makarius, nous a généreusement accordé, dimanche le 17 novembre 2002, son autorisation de diffuser cette oeuvre ethnologique. Un grand merci.

Préface

de Raoul Makarius, Paris: septembre 1974.

I
Une recherche sur le sacré est par définition un acte de désacralisation, une incursion dans un domaine défendu, une violation d'interdit. Il apparaîtra à la lecture de ce volume que si le sacré se place au-dessus des hommes, à l'abri de leur souillure, c'est que son essence même émane de la souillure. La qualité par laquelle il s'interdit à leur contact provient de la pollution que comporte la violation d'interdit dont il tire sa substance. Mais rien de ce qui touche à l'homme n'est interdit à son regard, à moins qu'il ne l'ait voulu.

La dialectique du sacré est une dialectique du vécu dans sa matérialité. Si la source des croyances et des pratiques religieuses des sociétés historiques remonte aux croyances et aux pratiques magiques des sociétés qui les ont précédées, c'est dans les sociétés tribales que l'on observera sur le vif et à l’œuvre les éléments dont se constitue le sacré. Une recherche qui vise à cerner le sens réel, c'est-à-dire le sens sociologique du sacré, est donc avant tout du ressort de l'ethnologie. L'œuvre classique de R. Otto, ne dépassant pas les limites de l'analyse psychologique, était d'avance vouée à l'échec.

On sait depuis longtemps que la notion de sacré est organiquement liée à celle de tabou ; mais si le concept de tabou est familier aux ethnologues, celui de sa violation est resté dans l'ombre ; son universalité n'a jamais été reconnue comme telle, ni fait l'objet d'une recherche systématique. Plus exactement, l'ethnologie n'a pas pris conscience du fait qu'il s'agissait d'un phénomène en soi et lui appartenant en propre, la nature de la violation des tabous ne pouvant être saisie tant que celle des tabous demeurait inconnue. L'explication proposée dans ce volume, de la violation des interdits, s'inscrit dans le prolongement de celle sur la nature des interdits, exposée dans un précédent ouvrage (et ici rapidement résumée), où l'étude de la prohibition de l'inceste avait conduit à une recherche sur l'origine des interdits dans leur ensemble (R. et L. M., 1961).

Les interdits que s'imposent les membres des sociétés tribales s'expliquent pour l'essentiel - sur le plan des représentations subjectives - en fonction de la pensée définie par Frazer de « sympathique » (imitative), alors que la démarche qui porte à les violer en contredit directement les principes. Il s'explicite ainsi une seconde forme de la magie, la magie transgressive, de laquelle relèvent un grand nombre de représentations et de comportements. La magie transgressive s'oppose à la magie sympathique, tout en étant issue d'elle. L'étude de l'intrication de ces deux formes de la magie permet d'atteindre à un principe d'ordre dans « le chaos de la magie » (Mauss): une foule de phénomènes en apparence hétéroclites, et qu'une ethnologie démissionnaire voudrait tenir pour privés de sens, se révèlent justiciables de l'interprétation fondée sur la violation délibérée des interdits.

Le puissant éclairage que projette le concept de violation permet d'explorer des sujets qui sont au centre des contextes les plus contradictoires. Les problèmes posés par le caractère particulier de personnages tels que le forgeron ou le roi dit « divin », par exemple, se résolvent dans tous leurs aspects du moment où l'on reconnaît en ceux-ci des violateurs de tabou. Paradoxalement, ils sont entourés d'un réseau de tabous rigoureux, comme par l'effet d'un retour aux contraintes des interdits après la consécration de leur violation, ou par l'action de deux négations qui s'annulent. La contradiction toutefois n'est absolue que dans son expression mécaniste. La négation n'implique pas l'élimination, la destruction de ce qui est nié, mais sa sublimation dans ce qui le dépasse, permettant ainsi sa réapparition sous une autre forme dans un développement ultérieur; tant que le régime des interdits est nécessaire, la violation a pour conséquence de reprendre et de ranimer les interdits dont elle a nié le principe; de plus, on constate, entourant les personnages violateurs, des comportements participant à la fois du tabou et de son explicitation symbolique. Il s'agit des impératifs de la « non-violence », identifiés en catégorie ethnologique pour la première fois avec, comme accompagnement, le «pillage rituel ».

Le système d'interdits mis en place dans les sociétés tribales par la médiation des représentations subjectives de leurs membres fournit, sur le plan objectif, la réglementation nécessaire à assurer la cohésion sociale. En vertu de la dialectique même de son développement, il engendre son contraire, la violation d'interdit qui s'imposera à la pratique quand les avantages qu'elle promet pèseront d'un poids plus lourd que les dangers qu'elle représente. Elle ne peut être le fait de l'ensemble des membres de la société sans que le système d'interdits et par voie de conséquence l'ordre qu'il soutient, ne s'effondrent, entraînant la dispersion du groupe. Elle doit être l'acte exceptionnel accompli par un individu ou un nombre restreint d'individus qui, par cela, deviennent eux-mêmes exceptionnels.

La théorie générale de la violation des interdits, exposée au premier chapitre de cet ouvrage, trouve immédiatement sa vérification dans les chapitres qui le suivent, consacrés à l'étude des personnages violateurs qui, par leur naissance (jumeaux) ou leurs fonctions (forgerons et rois « divins »), occupent une position particulière dans l'univers tribal. Analysés sous cet angle, ils illustrent en leurs personnes la situation du violateur, les qualités et le statut qu'elle leur confère et l'aura particulière qui les singularise. Sur le plan du mythe, la violation donne corps à la figure du trickster, figure exceptionnelle dans le vrai sens du mot, puisque le héros, à la fois civilisateur et farceur, représente l'exception, la dérogation à toutes les règles et toutes les coutumes. A son tour, sur le plan du rite, le trickster se personnifie dans les clowns, ou bouffons dits sacrés.

L'étude qui s'organise autour de ces cinq personnages (sans en épuiser la typologie ou l'histoire, car elle a essentiellement le but de poursuivre à travers eux les diverses variations d'un thème majeur) puise ses matériaux, ses références et ses méthodes dans l'ethnologie; mais une fois identifiée dans le milieu social où la violation surgit, donnant lieu à un grand nombre de comportements différents, cette représentation universelle et fondamentale, qui joue dans l'histoire humaine un rôle dépassant de loin le cadre de l'enquête ethnologique, ne pourra rester ignorée dans les autres domaines des sciences humaines.

Mettant en cause le fondement de l'ordre social, la violation d'interdit ouvre la voie étroite de la médiation psychologique qui permet à la société tribale, quand les conditions économiques et politiques viennent à maturité, d'abandonner ses assises primitives pour passer à la structure de classe. Cette médiation fait ressortir le rôle et l'importance des facteurs idéologiques dans les transformations sociales ; car dans les sociétés de classe, l'État, malgré sa force coercitive, est incapable d'assurer la domination d'une classe, ni même sa propre autorité, s'il ne jouit d'une légitimité le rendant acceptable à ses sujets. Légitimité que le chef suprême tire souvent du caractère «divin» attribué à sa lignée, alors que dans les sociétés tribales, la légitimation du chef ou du roi provient surtout des pouvoirs magiques qu'ils sont censés détenir. Montrant par quel processus ces pouvoirs sont acquis, la théorie de la violation d'interdit dévoile l'appareil idéologique qui justifie l'émergence, hors d'une société égalitaire, d'une oligarchie monopolisant le pouvoir, et met en évidence le lien de filiation rattachant aux chefs tribaux les grandes royautés de l'histoire. Dans ce contexte, elle donne sa contribution au problème des différentes formes du pouvoir que l'on rencontre dans les sociétés à « mode de production asiatique », en montrant par quelles voies, dans le cadre historique du système socio-politique ainsi dénommé, chefs et rois magiques se muent en monarques divinisés.

C'est surtout par l'analyse du pouvoir magique que la théorie de la violation éclaire puissamment l'histoire de la royauté. Car le pouvoir effectif que viennent à détenir les chefs et les rois tribaux, et surtout les oligarchies de parents, de dignitaires et de fonctionnaires qui les entourent, a mûri dans l'involucre du pouvoir magique, et continue longtemps à être vu sous cet aspect. Le pouvoir « surnaturel » reconnu dans les sociétés historiques aux rois divinisés, dits plus tard rois de « droit divin », est ce même pouvoir magique primitif, le mana, en voie de mutation vers sa forme de classe, le sacré, tel qu'on le trouve « sur le parvis » des religions historiques.
II
L'identification des processus violateurs passe, évidemment, par la connaissance de la nature du tabou, fait fondamental dont aucune société n'est exempte. Si ce phénomène universel, pour l'étude duquel il existe un matériel des plus abondants, est resté si longtemps obscur, la responsabilité en incombe à l'orientation idéologique imposée à l'ethnologie et à son enseignement, qui vise à la détourner de la recherche d'explication.

La raison en est claire. L'explication, qui ferait nécessairement état des réalités dont témoigne une documentation ethnographique d'une grande richesse, mais volontairement ignorée, ne pourrait manquer de projeter une lumière critique sur l'origine des institutions et sur la nature de l'ordre social. Notamment, elle ne permettrait plus d'escamoter le fait que dans les sociétés ethnographiques hommes et femmes ont vécu et vivent d'une vie collective au sein du groupe, et que toutes leurs références conceptuelles vont à la collectivité, quelle que soit la forme assumée par le cadre donné à leurs fonctions reproductrices. L'individualisme, en effet, est un produit de l'histoire, alors que sa préhistoire est dévoilée, précisément, par la violation d'interdit, acte d'initiative et d'audace individuel qui entraîne la mise à l'écart de celui qui l'accomplit.

L'approche diachronique, impérative en ethnologie parce que les faits à étudier sont le produit de processus d'évolution et par conséquent ne peuvent être compris qu'en termes de leur développement, a été systématiquement découragée, en faveur d'études synchroniques, dont le résultat à long terme est de substituer, en tant que but de la recherche, la description à l'explication. A partir des principes de méthode adoptés, il ne pouvait en aller autrement, car en dehors d'une perspective historique, les déterminations sociales des faits échappent à l'analyse, et c'est la description de la fonction qu'ils remplissent à ce moment qui occupe tout le tableau. « L'explication, écrivait Malinowski, n'est rien d'autre que la description la plus adéquate d'un fait complexe » (1944, p. 117). Un exemple de détail, mais qui montre bien à quoi aboutit le principe énoncé, est sa description de « l'origine » de la fourchette, d'après sa fonction, qui est celle « de porter une bouchée de nourriture de l'assiette à la bouche ». Or l'origine de la fourchette ne procède pas de la nécessité de « porter la nourriture à la bouche», ce que la main peut faire encore mieux, mais de la nécessité de « ne pas la porter avec la main ». Nécessité dictée par des raisons rituelles et de tabou qui sont du ressort spécifique de l'ethnologie, mais que la description fonctionnelle aboutit à cacher. En apparence insignifiant, cet exemple montre l'aptitude du fonctionnalisme à gommer le fond des problèmes avant même de les poser.

Inapte, comme le prouve le cas ci-dessus, à saisir la dimension ethnologique des faits les plus simples, la méthodologie s'inspirant du fonctionnalisme fait preuve de son impuissance en présence des phénomènes contradictoires qui abondent dans les matériaux ethnographiques. Du moment où les faits ne sont pas envisagés dans leur enchaînement diachronique, ils se figent dans la simultanéité. Tout processus de changement étant à la fois cause et effet de contradictions, celles-ci, quand elles ne sont pas vues dans le contexte où elles s'insèrent, apparaissent comme absolues et irréductibles. Dans l'optique des interprétations mécanistes qui, ignorant les processus dialectiques, dont de telles contradictions sont les moments, ne saisissent que leur aspect formel, descriptif, elles sont insurmontables. Il ne reste plus alors qu'à retenir un des termes antinomiques de toute contradiction et à rejeter l'autre. Ce que fait Lévi-Strauss, par exemple, quand, constatant qu'au Canada méridional, contrairement à la règle qui interdit la consommation du totem aux membres du clan totémique, « le totem était librement tué et mangé, sous réserve de précautions rituelles », il en déduit que la règle n'existe pas (1962, p. 29); alors que les « précautions rituelles» sont la preuve que la consommation de l'animal totémique est interdite. Grâce à ces précautions, l'infraction à l'interdit n'a pas de suites, et l'animal totémique peut être mangé. L'interdit demeure, tout en étant levé. La contradiction persiste, mais s'explique.

De même, la constatation que l'inceste est commis dans des sociétés qui le prohibent, a porté à nier l'universalité de sa prohibition. Dans ce cas, c'est la dialectique interne à la pensée magique, et non celle du mouvement, qui est niée. Comme il apparaîtra au cours de cet ouvrage, la pratique de l'inceste est engendrée par sa prohibition en tant que négation de celle-ci; l'inceste est accompli pour les raisons qui portent à le prohiber, les raisons de l'interdit contenant en puissance les éléments de sa violation. C'est là une démonstration du principe que l'explication de phénomènes contradictoires doit être en mesure de rendre compte de leurs aspects opposés. D'où la règle méthodologique ici assumée de l'explication unitaire des contraires, qui seule peut confirmer la justesse d'une interprétation ethnologique. Notons que le pervertissement de la méthode rend l'explication impossible, et le refus ou l'incapacité de l'explication mène au déni du fait. L'ethnologie contemporaine, en effet, tend toujours à se déterminer dans le sens de la négation. Négation de l'universalité de la prohibition de l'inceste (Leach); des systèmes classificatoires de parenté (Malinowski) ; de la parenté elle-même (Needham); du totémisme (Lévi-Strauss); du fait tribal (Godelier), etc. L'ethnologie qui nie à la fois sa matière et sa fonction, à la limite se détruit ellemême.

La méthode adoptée dans cet ouvrage est diamétralement opposée à celles, d'inspiration néo-positiviste, en honneur de nos jours. Elle s'adresse directement aux contradictions, considérées non comme pierres d'achoppement de la recherche, mais comme des noeuds de signification. Tout développement étant un processus par lequel un état premier est nié par celui qu'il engendre, il implique une dialectique du mouvement où une contradiction se développe, partant de l'état premier pour aboutir au second qui le niera. La contradiction apparaît comme résultat (bien qu'elle en soit la cause) des écarts entre moments successifs d'un même processus. Seule une méthode de ce type pouvait parvenir à la connaissance du fait violateur, qui présente un amas de contradictions.

Vue sous l'aspect formel, la violation des interdits contredit l'observance des interdits: l'analyse ne va pas plus loin. Les termes de la contradiction se nient mutuellement, la seule relation entre eux étant celle d'opposition; ils ne s'impliquent ni s'expliquent l'un l'autre. Dans l'impossibilité de nier que les tabous existent et qu'ils sont objet de violation, on a attribué celle-ci à des causes contingentes et variables. Il ne s'agit d'ailleurs que de ses manifestations les plus flagrantes, telles que l'inceste royal, ses nombreuses autres formes restant inaperçues soit parce que plus discrètes, soit parce qu'on ne distingue pas les liens les rattachant à la cause originale.

Tout autre est la dimension qu'assume la violation quand la contradiction qui l'oppose au respect des interdits est perçue sous son aspect dialectique; la transgression se révèle alors comme issue contradictoirement de l'obligation de respecter les interdits, une relation organique réunissant les termes opposés. Pour que ceci apparaisse, toutefois, il faut qu'aient été saisies les raisons qui, fondant les interdits, portent par la suite à les nier. Ceci n'est possible que par l'identification de la contradiction qui accomplit ce processus. Approche dialectique et explication ethnologique vont donc du même pas, et la connaissance des faits -objectifs est inséparable de la reconnaissance de leur caractère contradictoire. C'est alors qu'apparaît la massive entité du fait violateur, qu'il devient possible de ramener à lui les divers ordres de phénomènes qu'il gouverne, de reconnaître ses prolongements dans les faits qui l'entourent, et de mesurer la place qu'il occupe dans la praxis et la pensée des sociétés dont l'ordre est fondé sur l'observance des interdits.
III
Les contradictions que présentent les phénomènes ethnologiques ne proviennent pas uniquement des modifications qu'ils subissent au cours de leur développement. Elles ont une seconde source dans le caractère de la pensée magique qui, prêtant une puissance effective à sa subjectivité, prend son propre dynamisme pour une force agissant dans la réalité extérieure. Il en découle des représentations mentales en contradiction avec la réalité objective et souvent en contradiction avec elles-mêmes.

La concordance de ces représentations avec la réalité objective n'étant pas, pour cette pensée, un critère de validité, ces représentations ne sont pas rejetées quand elle les contredit. La non-reconnaissance du critère d'objectivité est, en effet, la condition permettant la croyance à la réalité de ce que l'imagination conçoit comme réel. Dès lors, rien ne peut apporter de démenti à la réalité imputée à toute fiction. Libre cours est donné à la pensée et celle-ci, commandée par sa propre dynamique, structure un système de représentations qui, à leur tour, justifieront des pratiques.

Pour imaginatives et fantastiques qu'elles puissent être, les représentations motivant des comportements qui favorisent la survie du groupe, se stabilisent et se maintiennent, de ce fait, indépendamment de leur conformité à la réalité. Ainsi les hommes évitent des dangers réels en fuyant des dangers imaginaires, et s'adonnent à des pratiques ayant valeur de survie en s'inspirant des motifs les plus irrationnels. Nous en voyons un exemple dans la croyance au pouvoir des liens de sang, fondement de cette autre croyance, tout aussi illusoire, a l'interdépendance organique des membres du groupe. A un stade de très faible productivité, et en l'absence d'une division du travail (autre que celle entre les sexes), apte à assurer la cohésion sociale, la notion d'interdépendance organique y pourvoit avec le maximum d'efficacité. De même, la crainte du sang institutionnalise le tabou et les règles exogamiques, le résultat d'une telle médiation étant l'union et la coopération de groupes jusque-là isolés et hostiles (Makarius, 1961).

Ces développements demeurent dans les limites de l'illusion magique, non en raison d'une faiblesse de l'esprit humain à ce stade, mais parce que la pensée, n'appréhendant le monde extérieur que par l'intermédiaire des relations sociales, qui lui fournissent ses cadres conceptuels -ne peut prendre conscience de la nécessité objective tant que ces relations ne sont pas structurées et organisées objectivement par le procès de production. C'est pourquoi tant que le niveau de production est encore trop bas pour imposer la division du travail comme base matérielle des relations sociales, celles-ci se déterminent à la conscience en termes subjectifs de relations de sang. Ce rôle structurant et vital, joué par les représentations magiques, erronées, explique qu'elles se soient maintenues. (D'autre part, le fait qu'elles fondent des cultures, qui sont autant de systèmes de référence, entretient l'emprise de la pensée magique sur les représentations collectives ; pareillement, même au sein de sociétés fières de leur rationalité, les religions entretiennent l'acceptation conventionnelle de l'irrationnalité.) La coupure, si coupure il y a, entre pensée que nous dénommons magique et pensée rationnelle, tient donc à la différence entre les systèmes de représentations mis en place par l'expérience.

A un niveau plus élevé de la production, la division de la société en classes antagonistes, opposées par des intérêts effectifs et imposant des comportements au service de ces intérêts, instaure le système de représentations qui leur correspond, c'est-à-dire un système qui reconnaît les réalités objectives et se plie à elles et non à des constructions imaginaires. À partir de ce moment se trouve posé le fondement (le la pensée rationnelle, scientifique. La pensée magique ne disparaît pas pour autant: elle subsiste, mais son rôle s'inverse en fonction de l'évolution sociale. Alors qu'elle favorisait la survie collective, elle sert à présent le pouvoir auquel elle fournit des armes idéologiques puissantes, masquant aux assujettis la réalité de leur situation, et légitimant leur sujétion. Toutes les armes, celles de la rationalité nouvelle et celles de la vieille magie, sont désormais dans le camp des seigneurs.

Le passage de la pensée magique à la pensée rationnelle tient donc en dernière analyse à des transformations sociales. La différence entre la pensée « magique » et la nôtre n'est pas de nature mais de culture. Comme celle-là, notre pensée est analogique, participante et continue ; sinon elle n'aurait ni imagination, ni créativité. Il suffit d'ailleurs que pour quelque raison émotionnelle elle ignore le critère d'objectivité, pour que cette différence se trouve effacée.
IV
L'abandon du point de vue évolutionniste, considérant la préhistoire comme un vécu appartenant à l'humanité dans son ensemble, favorise la tendance réactionnaire à isoler, à des fins d'exploitation et de colonialisme, chaque peuple techniquement arriéré dans sa culture spécifique et close. Les descriptions d'actes et de rites qui sont communs à tous les peuples apparaissent alors comme autant de témoignages d'une barbarie spécifique à chacun d'eux, et se prêtent à l'imposture raciste. Par contre, si l'on ne perd pas de vue, à travers le temps et l'espace, la solidarité de l'expérience humaine, les actes suscités par la violation de tabou s'intègrent dans une histoire universelle qui ne connaît pas d'exception. Les violateurs étudiés dans ces pages sont les homologues de Prométhée, d'Hermès, d'Œdipe, de Médée, de Diane, de Romulus, de Vesta, etc., pour ne mentionner que la civilisation des « humanités ». Comme l'écrit un helléniste, en citant divers auteurs, à propos des mythes grecs: « Si l'on rejette les explications trop faciles et gratuites de type allégorique, comment expliquer, chez le peuple qui a atteint “ les dernières limites de la civilisation ”, ce langage insensé et incongru, narrant des histoires “ sauvages et absurdes ”, attribuant aux dieux des choses qui feraient frissonner le plus sauvage des Peaux-Rouges : toutes les abominations du parricide, de l'inceste, de l'adultère, de la sodomie, du meurtre, du cannibalisme ? Comment justifier la présence, côte à côte avec la raison la plus épurée, de cet élément irrationnel du mythe qui évoque le langage “ d'un esprit frappé temporairement de démence ” ? En un mot, d'où vient que la barbarie apparaît, à travers le mythe, inscrite au coeur même de cette culture dont procède directement notre science et, dans une large mesure aussi, notre propre religion ? » (Vernant, 1974, p. 218). La réponse est dans ce livre.

La violation des interdits, acte asocial par définition, est le règne du mal. Elle s'identifie, dans les religions, à la faute originelle. Mythologies et religions témoignent de son universalité. En ce qui concerne les sociétés tribales, il faut cependant noter que l'acte violateur non seulement est de toute évidence interdit, mais est destiné à rester exceptionnel. Tant que ces cultures ont été laissées à elles-mêmes, l'engrenage d'idées bloquant la répétition de l'acte violateur a régulièrement fonctionné. Par contre, comme on le verra à propos d'exemples rhodésiens, quand l'intrusion coloniale et l'exploitation capitaliste détruisent les mécanismes originels (ainsi d'ailleurs que le contexte tribal, en morcelant le groupe et en isolant les individus) introduisant en même temps le goût du lucre, la sorcellerie se généralise et ses crimes se multiplient.

Une autre observation qui s'impose est que le meurtre systématique, les sacrifices humains sur grande échelle, étaient le fait non des gens du commun, mais des hommes au pouvoir, des souverains et de leur entourage (Note 1). Le pouvoir réel vient du pouvoir magique, et celui-ci naît du sang. Né dans le sang et le meurtre, le pouvoir restera tout au long de l'histoire meurtrier et sanguinaire. Dans les sociétés archaïques, qu'elles soient primitives ou historiques, les forfaits rituels des chefs et des rois représentent le seul cas où l'acte violateur, d'habitude clandestin et réprouvé, est institutionnalisé, effectué par le représentant officiel de la société. C'est comme si, à l'orée de la société de classe, l'acte d'insurrection et d'émancipation, qu'est la violation des interdits, devait, inversant son signe, préfigurer les crimes que l'avènement de l'ordre de classe réservait à l'humanité.

Raoul Makarius.

Paris, septembre 1974.

(Note 1) Cf. n° 11 du Chap. IV.

Retour à l'ouvrage de l'auteur: Laura Lévi-Makarius Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 18 juillet 2003 08:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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