Ural MANÇO
Politologue, Ph. D., chercheur, Centre d'Études Sociologiques,
Facultés Universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
“Quels cadres épistémologiques
pour la sociologie
de l’islam en Europe occidentale ?
Réflexion sur le cas belge”.
Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 46, septembre 2008, pp. 79-94. Montréal : Département de sociologie, UQAM. Liber, Éditeur. Un numéro intitulé : “L’islam, l’Empire et la République.”
- Introduction
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- Attitude majoritaire chez les islamologues : le substantialisme
- Attitude majoritaire dans les sciences sociales : l’ouvriérisme
- Attitude majoritaire chez les intellectuels musulmans : le moralisme
- Tendances nouvelles
- Présupposé épistémologique pour une sociologie de l’islam : qu’est-ce qu’on gagne à être musulman en Occident ?
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- Résumé / Abstract / Resumen
[79]
Introduction
En Belgique, la présence musulmane contemporaine remonte à la fin des années 1950 à l’arrivée de réfugiés politiques albanais. Elle se développe rapidement à partir de la moitié des années 1960 avec l’apparition d’un flux migratoire à la suite des accords signés avec le Maroc et la Turquie. Environ 420 000 personnes de culture ou de confession musulmane vivent actuellement en Belgique (4% de la population), dont environ 40% en région bruxelloise. Les neuf dixièmes de cette population, aujourd’hui majoritairement naturalisée belge, sont issus de l’immigration ouvrière turco-marocaine. Il ne sera pas question ici de ces musulmans ou de l’islam de Belgique, mais de ceux qui sont censés les étudier [1].
La présente contribution expose en effet la réflexion d’un sociologue actif depuis la fin des années 1980 dans le domaine de la recherche sur les musulmans d’Europe occidentale et dans celui de l’étude de l’islam. Je propose ici un témoignage personnel suite à près de vingt ans de participation professionnelle au champ d’études des populations musulmanes en Belgique et en Europe occidentale. Tout au long de ces années, j’ai eu la chance d’être formé dans trois universités et de travailler dans quatre centres de recherche universitaires belges. J’ai également eu le privilège de côtoyer [80] de près ou de loin beaucoup de chercheurs de ce champ, dont j’ai examiné la production scientifique. Si on recensait les personnes qui se sont durablement investies depuis les années 1970 dans la recherche et la publication scientifiques sur l’islam et les musulmans de Belgique, le total pourrait d’ailleurs difficilement dépasser la cinquantaine (toutes disciplines de sciences sociales et humaines confondues). Mon propos ne se base pas sur une approche empirique exhaustive du domaine ni ne constitue une histoire du champ considéré. Je ne citerai en fait presque pas de recherches. J’espère néanmoins contribuer par cet exercice à l’interrogation des pratiques professionnelles du champ dont je fais partie. La question de départ de cette réflexion rétrospective s’inspire en quelque sorte de la célèbre formule sur la communication du sociologue américain Harold Lasswell : qui traite des musulmans et de l’islam en Belgique, pour dire quoi, avec quels présupposés (épistémologiques ou idéologiques) et quels effets sur le sens commun au sujet des musulmans et de l’islam ?
Dans la partie conclusive du texte, j’avancerai quelques idées concernant les principes épistémologiques et les postures méthodologiques qui pourraient guider la recherche en sociologie des religions dans l’étude des populations musulmanes d’Europe occidentale. En fait, on retrouvera là les premiers éléments de réflexion qui m’animent actuellement et qui visent à mettre au point le cadre paradigmatique d’un axe de recherches futures sur les questions d’identification ethno-religieuses des musulmans en Europe occidentale et leurs usages sociaux dans les sociétés multiculturelles et sécularisées telles que les nôtres. Ce cadre s’inspire de certaines lectures actuelles de la sociologie compréhensive wéberienne.
Afin de structurer l’exposé, je pose un regard sur le champ considéré à travers une grille qui le répartit en trois catégories professionnelles, qui seront chacune spécifiées à l’aide de quatre critères analytiques. La classification professionnelle en trois groupes suit une logique disciplinaire : les islamologues ; les spécialistes des sciences sociales, qui sont subdivisés en trois sous-disciplines (sociologie des migrations, sociologie des religions et science politique) ; les intellectuels musulmans, professeurs de religion islamique et parfois théologiens. Les critères analytiques qui permettent d’esquisser les contours de la production de ces catégories se déclinent comme suit : les caractéristiques socioprofessionnelles générales du groupe ; l’attitude dominante dans celui-ci à l’égard des études sur les musulmans ; le principe épistémologique majoritairement admis ; l’effet que l’attitude du groupe et de son principe épistémologique produit sur le sens commun, c’est-à-dire l’impact du discours scientifique des différentes catégories sur les perceptions majoritaires (dans les médias, la classe politique et le grand public) et sur les rapports sociaux entre les musulmans et les groupes majoritaires.
Par « principe épistémologique majoritairement admis » au sein des catégories, j’entends deux choses. D’abord, la délimitation du domaine de compétence scientifique que les membres de celles-ci revendiquent quand ils dessinent les frontières de leurs activités professionnelles. Ensuite, l’énoncé de l’élément heuristique, c’est-à-dire le principe explicatif qui, [81] d’après la majorité du groupe considéré, contribue à la connaissance la plus satisfaisante de la réalité sociale des musulmans. Les différences notables qui apparaissent entre les trois catégories disciplinaires trouvent probablement une partie de leur explication dans les structures sociopolitiques belges. En effet, le champ des études musulmanes, comme tout autre domaine de la vie publique dans ce pays, ne peut échapper aux clivages traditionnels linguistique et philosophique que connaît le royaume entre sa région néerlandophone au nord et sa région francophone au sud, ainsi qu’entre le pilier catholique et le pilier laïque. Le monde catholique est puissamment implanté dans la partie néerlandophone, où l’influence du « multiculturalisme » à l’anglo-saxonne ou à la manière néerlandaise se fait sentir, tandis que la partie francophone est majoritairement laïque avec une présence socialiste dominante et un attachement perceptible au jacobinisme français dans la vie publique. Passons à l’exposé des catégories disciplinaires à l’aide des critères d’analyse.
Attitude majoritaire chez les islamologues :
le substantialisme
Caractéristiques socioprofessionnelles. Contrairement aux pays voisins qui ont un passé colonial dans le monde musulman (France, Grande-Bretagne, Pays-Bas), la Belgique n’a pas de tradition islamologique qui remonte au dix-neuvième siècle. Il est à noter que l’Allemagne a produit une remarquable tradition d’Orientalistik sans disposer de colonies musulmanes. La Belgique ne manque pourtant pas de sections de langues et de civilisations orientales dans ses grandes universités tant francophones que flamandes, publiques, laïques ou catholiques. Mais ces départements, souvent vieux de plusieurs décennies, reçoivent peu d’étudiants et manquent chroniquement de moyens. Certaines sections de langues orientales ont vu leurs activités réduites par leur institution durant les dernières années. Elles sont peu dynamiques hors de l’enseignement. Fidèle à leur orientation disciplinaire, le travail des islamologues belges est le plus souvent historique, littéraire et livresque. L’approche anthropologique de terrain est rare. On constate aussi que la plupart des orientalistes enseignant dans les universités belges à la fin du vingtième siècle et actuellement sont issus d’un milieu aisé et catholique.
Attitude dominante. Alors qu’une consistante immigration de musulmans vit en Belgique depuis la fin des années 1970, la majorité des islamologues se montre peu attirée par cette présence. On peut comprendre que des membres de la bourgeoisie cultivée ne s’intéressent guère à la vie d’une population immigrée ouvrière, mais cette indifférence trouve probablement un fondement intellectuel dans le présupposé épistémologique adopté. Il s’agit sans doute de l’effet de l’orientation disciplinaire des islamologues plutôt qu’un refus idéologique ou une marque d’ostracisme. En 1989, un enseignant de religion islamique, licencié en théologie, envoyé par le gouvernement turc pour enseigner en Wallonie, souhaitait entamer [82] une thèse de doctorat sur la religiosité des musulmans immigrés. Il était un des rares enseignants turcs à parler français. Pourtant, le département d’islamologie auquel il s’est adressé n’a pas agréé le projet. Plus récemment, il m’a été donné de contribuer à la rédaction d’une brochure présentant l’islam aux enseignants du secondaire [2]. L’ouvrage était commandé par le ministère de l’Éducation à l’Exécutif des musulmans de Belgique (organisme reconnu pour la gestion du culte islamique). Il a été difficile de mettre sur pied un comité scientifique composé d’islamologues pour l’ouvrage en question. Ces propos ne doivent pas occulter le fait qu’un certain nombre d’islamologues, universitaires ou non, ont choisi la recherche de type socio-anthropologique ou l’engagement dans le travail social auprès des musulmans. Ils bénéficient souvent d’une formation principale ou complémentaire en sciences sociales. La plupart de ces islamologues « atypiques » travaillent hors de l’université dans des organismes socioculturels ou des agences officielles chargées des questions d’immigration et d’intégration. Toujours parmi les islamologues « atypiques », quelques-uns sont devenus journalistes ou servent au sein de la police belge, dont un commissaire. Enfin, deux cas très particuliers sont à signaler. Le premier est un professeur d’islamologie francophone converti à l’islam, ayant tenu des propos et publié des textes islamistes radicaux. Le second est un de ses collègues flamands qui a tenu des propos publics islamophobes et racistes.
Principe épistémologique. Les islamologues se montrent majoritairement fidèles à un présupposé substantialiste que l’on peut qualifier d’« orientaliste ». Hormis l’étude des langues des pays musulmans, cette catégorie délimite, le plus fréquemment et pour bon nombre de ses membres, son domaine d’étude à celui de l’islam dans ses dimensions dogmatiques et historiques. Explicitement ou, le plus souvent, implicitement, l’islam est érigé en principe explicatif essentiel. Avec des variantes certes, une partie des islamologues semblent expliquer par l’islam les comportements des musulmans et leur mentalité. Dans une vision holistique, l’islam constitue alors l’acteur central ou le moteur de l’histoire des musulmans, qui se voient réduits, dans un certain nombre de circonstances sociales, à un état d’êtres « régulés » ou « agis » par leur religion.
Effet sur les perceptions majoritaires. Même si la production islamologique universitaire n’aborde que rarement la présence musulmane en Belgique (sinon au détour d’une conversation ou lors d’un débat public), une vision « orientaliste » endémique peut s’en dégager ou être reçue comme telle. La vulgarisation de l’élément heuristique dominant en islamologie (expliquer les musulmans par l’islam) contribue alors à la légitimation d’une vision populaire qui repose sur l’opposition entre l’Occident civilisé et l’islam pensé comme repoussoir. Le monde islamique et les communautés musulmanes y apparaissent comme monolithiques, statiques et dépourvus de [83] rationalité. Ces entités sont régies par des structures anhistoriques fondées sur la religion. La vision binaire de l’orientalisme populaire octroie aux musulmans une altérité irréductible. Le musulman transplanté en Occident en tant que travailleur immigré et sa famille sont majoritairement réputés inassimilables ou inadaptés, et proies potentielles de pathologies sociales : échec scolaire, délinquance, chômage, violence envers les femmes et, plus récemment, terrorisme…
Attitude majoritaire dans
les sciences sociales : l’ouvriérisme
Caractéristiques socioprofessionnelles. Des chercheurs en sciences sociales (anthropologues, démographes, géographes, historiens, pédagogues, sociologues, etc.) travaillent depuis la seconde moitié des années 1970 sur des sujets liés à la présence des populations étrangères issues des migrations du travail. Il est intéressant à signaler qu’une partie significative de ces chercheurs proviennent eux-mêmes de vagues antérieures (et non musulmanes) de migrations de travailleurs. Je ne risque pas de me tromper en avançant qu’ils se situent plutôt à gauche et appartiennent le plus souvent aux universités publiques et laïques. Ce premier sous-groupe, de loin le plus important, réunit ceux que je rassemble sous l’appellation arbitraire de « sociologues des migrations », quelle que soit leur discipline de base. Ils n’ont presque jamais de formation islamologique. La Belgique compte parmi ses universitaires plusieurs noms de réputation internationale en sociologie des religions, tous membres d’universités catholiques. Les « sociologues des religions » forment le deuxième sous-groupe de la catégorie. Le troisième sous-groupe est constitué par quelques rares politologues, membres d’universités laïques ou catholiques des deux rôles linguistiques ( francophone et néerlandophone), qui s’intéressent aux populations musulmanes ou à l’islam en Belgique.
Attitude dominante. Le travail des sociologues des migrations touche à beaucoup de domaines intéressant les populations migrantes et particulièrement les populations musulmanes : flux et politiques migratoires, politiques sociales, marché du travail, logement, scolarité, santé, famille, exclusion sociale, délinquance, racisme… Un grand nombre de publications ont vu le jour dans ce domaine depuis la fin des années 1970 [3]. Or, à de notables exceptions près [4], ces chercheurs ne traitent pas des questions [84] religieuses ou même culturelles. Le plus souvent ils évitent de cibler spécifiquement les groupes musulmans ou d’aborder des questions identitaires et culturelles liées à l’islam. Les travaux en sociologie des migrations portent alors sur les populations étrangères, les personnes d’ascendance immigrée, les groupes marginalisés, exclus ou minorisés, les quartiers populaires, les jeunes en difficulté, mais presque jamais sur les « musulmans de Belgique ». Les identités musulmanes et les pratiques sociales de leurs porteurs sont fréquemment ignorées. Or, il s’agit d’une situation plutôt schizophrénique, puisque aujourd’hui en Belgique, et ce, depuis le début des années 1980, la plupart des personnes qui sont d’origine non européenne, en situation de difficulté socioéconomique et sous la pression d’une stigmatisation culturelle, ont comme point commun leur appartenance à l’islam. Dans certains cas, des chercheurs spécialisés sur les questions d’immigration et de racisme affirment écarter délibérément la question religieuse. Un exemple ancien, mais significatif à mon sens est celui de M. Stroobants qui étudie, en 1984, le phénomène du « seuil de tolérance [5] ». Il y a en Belgique au début des années 1980 une vague de racisme au sein de la classe politique et plus particulièrement chez les municipalistes bruxellois. Ceux-ci déterrent le concept nord-américain de « seuil de tolérance » (à la présence de Noirs, d’étrangers, etc.), de scientificité douteuse. L’article démontre le caractère raciste du discours des édiles bruxellois. Seulement, ce discours cible explicitement et uniquement les musulmans. Les xénophobes s’affichent clairement islamophobes. Les chercheurs qui les critiquent se refusent de parler de l’islam ou des musulmans en déclarant ne pas vouloir entrer dans des subtilités culturelles.
Le refus d’étudier les musulmans en tant que « musulmans », c’est-à-dire d’évacuer la recherche sociologique sur les pratiques cultuelles, les phénomènes convictionnels et sur les constructions identitaires religieuses que les musulmans mettent au point dans le contexte européen, tient probablement à des raisons idéologiques, puisque la grande majorité de ces chercheurs appartient aux milieux laïques. Mais une autre raison pourrait également expliquer la situation. Entre 1989 et 2002, pas moins de quatre cent vingt rapports de recherche ont été publiés en Belgique sur des questions d’immigration et d’intégration sociale grâce au financement des pouvoirs publics [6]. À partir des élections législatives de juin 1991, qui ont [85| été précédées, en mai, par les émeutes de jeunes Bruxellois d’origine marocaine et ont vu la forte percée des partis d’extrême droite dans les deux parties linguistiques du pays, les responsables politiques ont cherché à éviter le plus possible l’éclosion de l’islam dans le débat public [7]. Des projets de recherche sur le thème de la religiosité des musulmans n’auraient pas nécessairement été bien accueillis par des bailleurs de fonds potentiels. Par ailleurs, les spécialistes des sciences sociales qui travaillent sur les populations d’origine étrangère étaient rarement compétents dans le domaine islamologique, tant les contraintes de financement que les raisons de légitimité institutionnelle les détournaient de ce sujet.
D’un autre côté, les sociologues des religions, compétents en matière de questions religieuses, ont largement ignoré la présence musulmane, se contentant du domaine chrétien. Y aurait-il une sorte de Yalta intellectuel qui laisse l’étude de l’islam et des musulmans à la discrétion des seuls islamologues ? Albert Bastenier, sociologue des religions, constitue une exception dans cette catégorie [8]. Certains membres d’une autre sous-catégorie des sciences sociales ont pourtant travaillé sur l’islam à la fin des années 1980 et durant la décennie 1990 : les politologues. Leurs travaux ont porté sur l’institutionnalisation du culte islamique, la question du port du foulard à l’école et les valeurs politiques des communautés marocaine et turque de Belgique [9].
Principe épistémologique. Les musulmans de Belgique ont été étudiés sous toutes les coutures par les sociologues des migrations, mais leur qualité de musulmans a été le plus souvent ignorée. Les spécialistes de la sociologie des migrations analysent les logiques de domination et de classement sociaux auxquelles sont soumises les populations ouvrières immigrées, quelles qu’elles soient. Pour cette raison, les questions liées aux identités (autres qu’ouvrières) et les pratiques sociales religieusement connotées apparaissent hors des limites de leur approche. L’étude de ces aspects a parfois été jugée stigmatisante par ces spécialistes. Le « tabou » couvrant l’islam et ses pratiquants se justifie par le combat contre la xénophobie et l’essentialisme « orientaliste ». Les travaux de Johan Leman, de Felice [86] Dassetto, d’Albert Bastenier et de leurs collaborateurs respectifs sont parmi les rares qui portent en Belgique sur la sociologie de l’islam jusqu’à la fin des années 1990 [10]. Au cours de cette période, ces chercheurs, qui appartiennent à deux universités catholiques (francophone et néerlandophone), essuient les critiques des milieux laïques (surtout francophones). Durant les mois d’hiver 1990-1991, j’ai pris part en tant que rapporteur de groupe à une formation organisée à l’intention des travailleurs sociaux par le ministère de la Communauté française de Belgique [11]. L’initiative, intitulée « Appartenances communautaires et sociales : démocratie et citoyenneté », avait attiré un large public professionnel et universitaire provenant essentiellement du monde laïque. Je me souviens de l’intervention de Felice Dassetto lors de cette formation et du débat houleux qui l’a suivie. Le public présent reprochait au chercheur une approche qualifiée de communautariste et dangereuse, puisqu’elle « [rappelait] aux immigrés leurs origines et [risquait] d’entraver leur “ intégration” ». Présents parmi les spécialistes à étudier l’islam et les musulmans durant les deux dernières décennies, les politologues délimitent leur domaine de compétence scientifique concernant l’islam à l’étude de phénomènes administratifs et institutionnels (reconnaissance officielle et organisation du culte) ou à celle de la culture politique des musulmans.
Effet sur les perceptions majoritaires. Une partie importante des spécialistes des sciences sociales refusent de prendre en compte des spécificités d’ordre culturel et confessionnel en se fondant sur une conception épistémologique classiste afin d’épargner une stigmatisation supplémentaire à une population minorisée. Cette attitude a pu pourtant produire un effet inverse. Il ne s’agit pas de nier la qualité scientifique et l’apport heuristique de ces travaux à la connaissance des réalités de l’exclusion sociale et de l’exploitation économique. Mais, non étudiés ou évacués, l’islam et les pratiques musulmanes ont pu apparaître d’autant plus bizarres, incompréhensibles et irrémédiablement étrangers à la société globale. Il est légitime du point de vue de la science politique d’étudier l’islam comme un phénomène institutionnel. Il est vrai que le dossier de la reconnaissance officielle du culte islamique a connu en Belgique une intense instrumentalisation politique. Mais cette focalisation privilégiée, à l’exclusion d’autres thèmes liés au sujet, a pu contribuer à la construction d’une vision tronquée de la population musulmane.
[87]
Attitude majoritaire chez les intellectuels
musulmans : le moralisme
Caractéristiques socioprofessionnelles. Une nouvelle (mais encore petite ) catégorie a émergé vers la fin des années 1990 dans le champ de l’étude de l’islam et des musulmans en Belgique. Elle est composée majoritairement par des enseignants de religion islamique dans les établissements scolaires officiels. Quelques-uns officient comme imams. Pratiquement toutes francophones, ces personnes connaissent des trajectoires professionnelles très diverses, mais bénéficient dans un nombre appréciable de cas d’une double formation en théologie islamique (acquise dans les universités de pays musulmans ou en Europe dans des instituts de formation religieuse créés sous forme d’associations) et en sciences humaines ou en lettres (dispensée par les universités du pays). Les intellectuels musulmans (et, parfois, théologiens), encore jeunes dans la plupart des cas, sont originaires de familles immigrées ou sont arrivés en Belgique lors de leur mariage avec une fille d’immigrés. Ils sont presque toujours impliqués dans la vie associative pour la défense des droits des musulmans.
Attitude dominante. Quelques-uns de ces intellectuels ont publié des textes ou prennent la parole en public et dans les médias. Mais leurs discours et publications ne portent pas nécessairement sur une approche socio-anthropologique des réalités culturelles, identitaires et spirituelles des musulmans de Belgique. L’approche qu’ils proposent s’apparente plus à un discours théologique, normatif et universalisant, qui n’est pas autonome des schèmes interprétatifs classiques des sciences islamiques. Étant donné qu’il s’agit de nouveaux venus sur l’échiquier intellectuel, leur premier souci est de se forger une légitimité professionnelle en se rendant indispensables dans la production du discours savant sur l’islam et les musulmans, comme les seuls qui seraient capables de comprendre l’« âme islamique », la sémantique de son langage et le sens de ses valeurs.
Principe épistémologique. Ces intellectuels n’étudient pas les comportements effectifs de groupes ou d’individus musulmans dans l’expression de leur foi et la pratique de leur culte, mais ce qu’ils devraient faire pour être des musulmans respectueux de l’islam, tel qu’il est consigné dans ses textes sacrés, hors de toute contingence historique, socioculturelle et politique. Le discours de la majorité des intellectuels musulmans s’apparente en fait à l’opposé de ce qui pourrait être compris comme une sociologie de l’islam ; il ressemble plutôt à une approche théologique des questions sociales, c’est-à-dire l’étude de l’appréhension et de l’explication des phénomènes sociaux par les sources religieuses. L’approche moraliste des intellectuels musulmans rejoint la conception « orientaliste » majoritaire chez les islamologues, puisqu’elle tend à construire un particularisme islamique qui s’incarne dans une civilisation sans modernité, où le religieux, le politique, le juridique et la morale se confondent depuis toujours et pour toujours. Une étude [88] sociologique des musulmans, telle qu’on pourrait envisager avec les présupposés épistémologiques et les méthodologies des sciences sociales (occidentales), qui sépare en particulier le sacré du profane, serait dès lors non pertinente [12]. Certains intellectuels musulmans conçoivent difficilement que les hypothèses de la sociologie des religions puissent être appliquées dans le domaine islamique.
Effet sur les perceptions majoritaires. Symétriquement à la vieille idéologie orientaliste, le discours théologico-normatif des intellectuels musulmans alimente tant auprès des musulmans que des non-musulmans un savoir populaire, qui réifie le sens du texte coranique et cite en guise d’arguments des faits historiques sélectifs. Ce savoir cultive en fin de compte l’idée de l’altérité insurmontable de l’islam et de ses adeptes. Le moralisme des intellectuels musulmans pourrait également entraîner un effet d’exclusion intracommunautaire sur les musulmans qui ne se conforment pas à l’idéal islamique qu’ils décrètent. Enfin, le moralisme semble parfois épouser un rôle d’épouvantail provoquant le renforcement d’attitudes hostiles envers les musulmans au sein de la population majoritaire.
Tendances nouvelles
Tel est le tableau qui m’apparaît des deux dernières décennies du vingtième siècle dans le domaine de l’étude des musulmans en Belgique. Je suis tenté de dire : de la « non-étude » des musulmans. Les islamologues travaillent sur l’histoire de l’islam, acteur déterminant de la vie des communautés et des individus musulmans. D’après les sociologues des migrations, l’appartenance à une classe sociale explique davantage la vie des groupes sociaux que l’attachement à une religion ou à une culture. Les sociologues des religions se cantonnent dans l’étude des identités et pratiques chrétiennes, à l’exclusion d’autres traditions. Les politologues ne sont habilités qu’à l’étude des organisations, des phénomènes d’activisme et des productions idéologiques. Les intellectuels musulmans, enfin, parlent de ce que les musulmans devraient faire selon les sources sacrées, et non de ce qu’ils font réellement. Rares ont été en effet durant ces années les recherches sur les constructions identitaires et les pratiques sociales religieusement connotées des musulmans dans le contexte contemporain de la société belge et plus généralement [89] ouest-européenne, qui ont emprunté leurs principes épistémologiques et leurs outils méthodologiques à la sociologie des religions.
Depuis le début des années 2000, certains changements sont toutefois perceptibles. Ceux-ci annoncent une rupture par rapport aux pratiques et conceptions professionnelles et scientifiques anciennes. Le nombre de publications à caractère socio-anthropologique traitant explicitement des musulmans ou de l’islam en Belgique et en Europe a connu une augmentation sensible. L’intérêt des sociologues des migrations et des sociologues des religions s’est éveillé à propos de ces thèmes. Il existe aujourd’hui dans toutes les grandes universités belges un centre de recherches ou au moins un chercheur qualifié pouvant diriger des études sur l’islam contemporain ou sur des questions liées à la présence de la population musulmane [13]. Depuis quelques années, des thèses de doctorat sont menées dans ces institutions sur des thèmes de sociologie de l’islam proprement dite. Certains de ces nouveaux chercheurs doctorants sont des jeunes issus de l’immigration musulmane. Il est tout aussi important de signaler que les sections d’islamologie, qui existent dans les universités citées, reçoivent depuis plusieurs années des étudiants provenant également des familles musulmanes de Belgique. Cette présence étudiante nouvelle impose probablement une évolution des mentalités et un changement des pratiques professionnelles dans les départements d’islamologie.
Présupposé épistémologique
pour une sociologie de l’islam :
qu’est-ce qu’on gagne à être musulman en Occident ?
Je souhaite conclure ces réflexions sur la place de l’islam dans les pratiques professionnelles des scientifiques du social en formulant certains principes épistémologiques, notamment empruntés à la sociologie de la religion de Max Weber, dans l’espoir qu’ils puissent renouveler l’étude des populations musulmanes d’Europe occidentale. Il s’agit actuellement de questionnements en gestation et qui devraient être éprouvés dans le cadre de recherches sur les phénomènes d’identification ethno-religieuse des musulmans européens et sur leurs usages sociaux dans les sociétés multiculturelles et sécularisées contemporaines.
La vie religieuse est un ensemble, en évolution permanente, de pratiques dévotionnelles et de production de sens, qui constitue un système d’échanges qu’entretiennent les croyants et la ou les divinités et qui permet aux premiers d’obtenir l’incommensurable à bon prix [14]. La participation à [90] la vie religieuse engendre toutes sortes de liens, de gratifications et d’avantages sociaux, culturels, symboliques, intellectuels, psychologiques, voire économiques, et, bien sûr, politiques, souvent inaccessibles par d’autres voies. Ces ressources peuvent être mobilisées par les individus et les groupes croyants afin d’optimiser leurs conditions d’existence dans l’ici-bas et d’améliorer leur état réel ou leur sentiment de bien-être. Le facteur déclencheur du comportement religieux n’est certainement pas réductible au seul calcul coût-bénéfice ; il est aussi fruit d’imagination, d’intuition, d’espoir, de peur, de colère… Le sens que l’action religieuse prend pour l’auteur croyant contient une dimension désintéressée et altruiste, parfois imprégnée d’abnégation.
Pourtant, il n’y a pas de raison que le comportement religieux soit moins rationnel que le comportement social d’une autre nature. Le recours à la rationalité idéale typique ne nie pas la complexité et la richesse de l’être humain. Au contraire, l’apport heuristique de l’approche compréhensive wéberienne dévoile, au départ du modèle de comportement rationnel, toute l’étendue des profondeurs et des ambiguïtés humaines, et ce même dans le domaine religieux. Le travail du sociologue des religions est de lier deux dimensions complémentaires de l’action sociale. Il doit saisir la rationalité en finalité de l’action (à quoi ça lui ou leur sert de croire et de pratiquer sa ou leur religion ?), mais il doit également découvrir la rationalité en valeur qui la sous-tend ou le ou les sens de celle-ci (quelle signification accorde(ent)-t-il(s) à sa ou leur foi ?).
L’étude de l’islam et des musulmans européens dans l’exercice au sens large de leur confession doit trouver sa place au sein de la sociologie des religions, en se distinguant tant de l’islamologie historique et de la théologie normative que de la sociologie des migrations, puisqu’il existe un processus d’« autochtonisation » de plus en plus profond, qui préside à l’émergence de la catégorie des musulmans d’Europe (ou d’Occident). L’accumulation du savoir théorique et empirique en sociologie des religions fournit un modèle à l’étude de cet islam. La sociologie des religions produit et affine depuis des décennies un faisceau d’hypothèses pour cerner les réalités contemporaines en termes de privatisation ou d’individualisation des pratiques et du sentiment religieux, de désinstitutionnalisation et de pluralisation des phénomènes spirituels, ainsi que de sécularisation des sociétés actuelles. Ces hypothèses sont applicables au cas des musulmans de Belgique, d’Europe et même aux sociétés du monde musulman.
L’islam, comme toute religion, s’incarne à travers la vie de ses adeptes : ceux qui se disent et se sentent musulmans. Leur comportement social n’est pas guidé par une prétendue « âme islamique » universelle ni par quelque essentialisme qui soit. L’islam contemporain ne contient dès lors que ce que les musulmans y mettent : pratiques, rituels, spiritualités, mentalités et constructions identitaires qui s’opèrent dans des cadres historiques, politiques, culturels et économiques particuliers et en perpétuel devenir. Par ailleurs, un travail scientifique qui appliquerait, notamment dans une perspective comparative, les mêmes principes épistémologiques et outils [91] méthodologiques pour vérifier les mêmes hypothèses qu’à propos des religions du monde judéo-chrétien pourrait contribuer à « normaliser » le statut ou l’image de l’islam et des musulmans dans le sens commun occidental en corrigeant l’altérité idéologique dominante qui entrave gravement la connaissance et la compréhension des réalités sociales musulmanes [15].
Dans le cadre général d’une approche compréhensive des phénomènes religieux tels qu’il vient d’être esquissé, je propose en guise d’élément heuristique l’étude des usages sociaux de l’islam ; c’est-à-dire celle des modes d’appropriation ou d’activation des ressources symboliques, spirituelles ou morales dans d’autres buts que dévotionnels, autrement dit, pour des raisons séculières, intramondaines et utilitaires. Il est possible que cette approche de la question soit adéquate pour cerner la présence de l’islam, et surtout ce qui apparaît au sens commun comme son renforcement au sein des sociétés actuelles et particulièrement des sociétés d’Europe occidentale. Les musulmans ne se réfèrent en effet pas à leur religion seulement pour s’acquitter de leurs obligations cultuelles et pour satisfaire un besoin de réconfort spirituel. Ils s’en servent aussi comme d’une réserve de biens symboliques et sociaux dans le cadre de leur vie ordinaire. L’islam est mobilisé dans le déroulement de toute une série de transactions sociales et de rapports de forces, des plus anodins aux plus institués, avec des individus et des groupes non musulmans ou entre musulmans. Comme tout autre trait culturel ou identitaire, il fait figure de capital à investir dans l’établissement des relations et des positions sociales. Le recours à l’appartenance religieuse est multidimensionnel. Il y a toujours un côté utilitaire à cet usage. Un exemple caricatural serait le commerçant immigré marocain de Bruxelles, qui n’a jamais brillé dans le passé par sa ferveur religieuse, mais qui commence à observer le culte et se laisse pousser la barbe après l’ouverture de son magasin, puisqu’il faut assurer la clientèle (majoritairement musulmane) et qu’il aspire à la respectabilité d’un notable de sa communauté.
Il va sans dire que cette mobilisation de l’appartenance et de l’engagement religieux est bien plus profonde avec une dimension psychoaffective, qui fournit un sens au vécu, implante des repères moraux, balise l’environnement social et la cognition, contribue à la construction d’identités légitimantes ou autovalorisantes. Bien qu’en principe très variés, les usages sociaux de l’islam peuvent être regroupés en quelques grandes catégories d’objectifs généraux ou de logiques sociales. L’islam est d’abord mobilisable pour des raisons politiques ou dans un contexte politique, pour [92] permettre l’acquisition d’une parcelle de pouvoir ou pour le préserver. La mobilisation de l’islam pour des raisons socioéconomiques s’avère aussi hautement probable. Les logiques de classement social et de concurrence entre groupes, dans le cadre d’une dynamique de mobilité sociale, peuvent susciter le recours à des discours et des symboles islamiques. Enfin, des logiques de genre et des logiques générationnelles rendent possible l’emprunt de cette religion pour leur déploiement. La résistance des hommes à la dévalorisation de leur statut traditionnellement dominant dans les sociétés musulmanes et, à l’inverse, l’apparition de revendications et de mouvements féministes pourraient occasionner un appel au registre islamique en guise de légitimation. Ce qui est valable pour les rapports de genre l’est aussi dans la structuration des relations entre différentes générations. Les constructions identitaires de jeunes générations et la révolte juvénile, mais aussi des logiques mimétiques entre pairs pourraient être autant d’occasions d’usage social de l’islam. La religion, comme tout autre élément structurant d’ordre culturel ou identitaire, est un atout dans la mise en place des rapports de forces collectifs ou individuels. Au gré des circonstances et pour une même personne, l’islam européen peut par exemple assumer tour à tour le rôle d’« armure morale », d’« affaire commerciale » et d’« ascenseur social ».
En tant qu’« armure », l’identité islamique semble offrir une manière d’exister socialement et de s’imposer dans le débat public contre toute forme de domination, d’injustice et de non-reconnaissance réellement subies ou ressenties comme telles par l’entremise de revendications sur le plan du respect des droits humains et de la liberté de religion. L’islam peut de cette manière servir à contrer les différentes formes de discrimination socioéconomique et politique. La revendication d’appartenance à l’islam et l’exigence du respect de la liberté de culte constituent en quelque sorte une porte d’entrée à la citoyenneté. L’appartenance à l’islam pourrait en outre alléger la souffrance liée aux formes de mépris et d’exclusion en insufflant un sens valorisant à une existence jugée médiocre : notamment aux yeux d’anciens travailleurs immigrés âgés et physiquement diminués ; et auprès de jeunes diplômés arrivés du pays d’origine par voie de mariage, mais qui souffrent d’un déficit d’intégration en Europe. L’armure morale composée par le religieux permet à beaucoup de se barricader derrière une lecture défensive et rétrograde des préceptes islamiques, afin de légitimer et de prolonger la suprématie des hommes et des anciens face aux avancées de l’émancipation des femmes et des jeunes générations. D’un point de vue féminin, l’islam endosse un rôle de protection psychologique notamment dans le cas de jeunes femmes écartelées entre les exigences traditionnelles de la famille et l’exigence de « performances », entre autres sexuelles, de la société globale. À l’opposé de certaines positions masculines, mais de la même manière que chez ces hommes, l’inscription dans une identité religieuse islamique offre une solide légitimité aux engagements féministes de jeunes musulmanes européennes. D’une manière globale, l’islam semble rendre possible l’installation d’un marquage identitaire, incarné par des [93] pratiques vestimentaires, alimentaires et matrimoniales, pour l’individu et pour le groupe ou la communauté, qui s’estiment victimes de la société d’accueil et par laquelle on se sent méprisé.
En tant qu’enjeu économique, l’islam peut signifier une « aubaine » à certains tant la « mercantilisation » des signes d’appartenance religieuse et des articles de toutes sortes à connotation islamique s’est développée ces dernières années en Europe occidentale : alimentation halal, cosmétique sans alcool, habillement, agence matrimoniale, tourisme religieux, formation catéchistique, articles culturels islamiques (livres, cd, cd-rom, sites internet, etc.), pompes funèbres, assurance de rapatriement des défunts. La communauté religieuse constitue elle-même une niche économique protégée et qui demande à être valorisée en tant que source d’aide sociale, d’emploi, de clientèle, de fournisseur et de capitaux.
Enfin, l’islam peut aussi épouser les formes d’« ascenseur social » par l’exploitation de niches économiques, comme il vient d’être signalé, et par l’exploitation d’occasions politiques et institutionnelles. L’émergence d’une conscience citoyenne et d’une société civile musulmane dynamique offre un certain nombre de places de leaders d’opinion ou de cadres associatifs à prendre. Avec l’augmentation du nombre de musulmans naturalisés dans les pays d’accueil en Europe occidentale, des rentes de situation électorales commencent à apparaître pour des politiciens émergents de culture musulmane. Il en va de même avec la progression lente, mais sûre, des processus de reconnaissance officielle du culte islamique dans tous les pays d’Europe occidentale (chaque pays selon ses propres traditions institutionnelles et ses législations en vigueur ). L’aboutissement de ces processus engendrera la création d’administrations (c’est-à-dire des postes à attribuer et des budgets à gérer) chargées d’organiser la pratique du culte islamique. Le rôle d’ascenseur social émerge de la conjonction des deux premiers rôles d’armure (morale, mais aussi politique au sens large) et d’affaire (économique), avec la constitution de réseaux de solidarité, d’organisations associatives, l’apparition d’un leadership et l’intégration dans des systèmes de clientélisme. Pour nombre de musulmans européens, l’équilibre psychique, la réussite sociale et l’inscription dans la vie publique passent par l’affirmation de l’appartenance à l’islam. De diverses manières certes, mais toujours avec le même principe : l’islam contribue à l’accession aux biens symboliques et matériels autrement inatteignables.
Les principes méthodologiques qui permettent l’« opérationnalisation » empirique d’une telle approche sont loin d’être révolutionnaires. Pourtant, ils sont rarement appliqués à l’étude des musulmans et de l’islam en Europe occidentale. Le premier d’entre eux est certainement l’immersion durable sur le terrain avec un choix de méthodes qui privilégie l’observation qualitative. Il est évident que le sociologue doit être connu des musulmans qu’il observe et bénéficier de leur confiance. Un groupe professionnel, amené à rencontrer et à coopérer activement avec des populations d’origine étrangère et particulièrement de culture musulmane, est formé par les spécialistes en sciences sociales appliquées, qui conçoivent et dirigent [94] l’action sociale financée par les pouvoirs publics. Ils proviennent pour une part non négligeable de l’immigration musulmane et non musulmane. Ces universitaires, qui exercent hors institution, témoignent d’une grande expérience de terrain de la population musulmane. Ils n’ont pas cependant les outils conceptuels et le recul nécessaire pour produire une analyse scientifique de leurs observations. La coopération de cette catégorie professionnelle avec le monde de la recherche pourrait être bénéfique à tous et apporterait aux chercheurs l’occasion d’une immersion en milieu musulman, qui leur manque cruellement dans certains cas [16]. Souvent, des chercheurs non musulmans accèdent à la communauté musulmane par l’intermédiaire d’informateurs ou de « représentants ». Une réflexion sur le statut de ces derniers, leur trajectoire sociale et leur positionnement par rapport à la population dont ils sont issus (d’où parlent-ils ? au nom de qui ? au nom de quoi ?) me paraît indispensable. Un travail sur soi semble indiqué tant pour les chercheurs que pour les informateurs musulmans afin de dépasser l’éventuelle influence « orientaliste » et ethnocentrique (européenne aussi bien que musulmane). Le chercheur s’efforce de ne pas considérer les croyances, idéologies, pratiques, valeurs et discours musulmans, islamiques ou islamistes comme archaïques et rétrogrades ou, pis, comme une pathologie liée à l’inadaptation sociale. Son objectif est de découvrir le sens dont ils sont chargés et les multiples rôles que les acteurs sociaux musulmans leur font jouer dans le contexte européen contemporain [17].
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Résumé
Ural Manço
Quels cadres épistémologiques pour la sociologie de l’islam en Europe occidentale ? Réflexion sur le cas belge
Le texte retrace, à l’aide du cas belge, le traitement de l’islam et des musulmans par les sciences sociales depuis les années 1970. Quatre groupes de spécialistes s’y sont intéressés. Alors que peu de spécialistes de la sociologie des religions les ont intégrés dans leurs travaux, les orientalistes ont été les premiers à s’intéresser aux musulmans, mais dans une perspective « essentialisante » héritée du colonialisme. Plus récemment, des politologues se sont aussi intéressés à l’islam comme un fait de pouvoir et comme une menace potentielle. Un dernier groupe s’est ajouté, celui des théologiens musulmans, incapables de s’émanciper des schémas normatifs et apologétiques traditionnels en cours dans le monde musulman. Le texte invite à une réflexion sur les rapports du monde scientifique et de la classe politique belges à cet objet d’études et propose des considérations épistémologiques sur l’étude de l’islam et des musulmans en Europe.
mots clés : islam, musulmans, sciences sociales, Belgique, orientalisme
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Abstract
Ural Manço
Quels cadres épistémologiques pour la sociologie de l’islam en Europe occidentale ? Réflexion sur le cas belge
This paper examines the treatment of Islam and Muslims in the social sciences since the Seventies, using the Belgian case as an example. Four groups of specialists have taken an interest in this subject. While few sociologists of religion have integrated Muslims in their research, Orientalists were the first ones to be interested in them, but in an essentializing perspective inherited from colonialism. More recently, political scientists have also taken an interest in Islam as a fact of power and as a potential threat. The most recent group to take an interest in the subject is that of Muslim theologians, but they were unable to free themselves from the normative and apologetic patterns that are prevalent in the Muslim world. The paper is an invitation to reflect on the relationship between this object of study and the scientific world and the political class in Belgium. It proposes some epistemological considerations on the study of Islam and Muslims in Europe.
keywords : Islam, Muslims, social sciences, Belgium, orientalism
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Resumen
Ural Manço
Quels cadres épistémologiques pour la sociologie de l’islam en Europe occidentale ? Réflexion sur le cas belge
El texto reconstituye, con ayuda del caso belga, el tratamiento del islam y de los musulmanes acordado por las ciencias sociales desde los años 1970. Cuatro grupos de especialistas se interesaron el ello. Mientras que pocos especialistas de la sociología de las religiones lo incorporaron en sus trabajos, los orientalistas fueron los primeros a interesarse en los musulmanes, pero desde una perspectiva esencialista, heredada del colonialismo. Más recientemente, ciertos politólogos también se interesaron al islam como un hecho de poder y como una potencial amenaza. Un último grupo se añadió, el de los teólogos musulmanes, incapaces de emanciparse de los esquemas normativos y apologéticos tradicionales en curso en el mundo musulmán. El texto invita a una reflexión sobre las relaciones del mundo científico con la clase política belga, objeto de este estudio y propone consideraciones epistemológicas sobre el estudio del islam y de los musulmanes en Europa.
palabras clave : Islam, musulmanes, ciencias sociales, Bélgica, orientalismo
[1] Pour une approche générale de la présence de populations musulmanes en Belgique : U. Manço (dir.), Voix et voies musulmanes de Belgique, Bruxelles, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, « Travaux et recherches », no 43, 2000 ; U. Manço et M. Kanmaz, « Belgique. Intégration des musulmans et reconnaissance du culte islamique : un essai de bilan », dans U. Manço, Reconnaissance et discrimination. Présence de l’islam en Europe occidentale et en Amérique du Nord, Paris, Harmattan, 2004, p. 85-115. Ces publications contiennent une bibliographie des travaux sur les populations musulmanes.
[2] H. Bouhoute, U. Manço et A. Medhoune, L’Islam, vous connaissez ?, Bruxelles, Exécutif des musulmans de Belgique et ministère de l’Enseignement secondaire de la Communauté française de Belgique, 2003.
[3] Le premier ouvrage consistant dans ce domaine est probablement : A. Martens, Les immigrés. Flux et reflux d’une main-d’oeuvre d’appoint. La politique belge de l’immigration de 1945 à 1970, Bruxelles et Louvain-la-Neuve, Vie ouvrière et Presses universitaires de Louvain, 1976.
[4] Un ouvrage pionnier sur l’islam en Belgique et en Europe occidentale est : F. Dassetto et A. Bastenier, L’Islam transplanté. Vie et organisation des minorités musulmanes de Belgique, Anvers, epo, 1984. Ces deux auteurs membres d’une université catholique francophone signent dans les années suivantes d’autres recherches sur la question. À la même époque, deux anthropologues, J. Leman et E. Roosens, d’une autre université catholique mais néerlandophone, travaillent aussi sur les cultures et les identités des populations immigrées musulmanes.
[5] M. Stroobants, « Actualité du biologisme dans l’interprétation des faits sociaux. La notion de seuil de tolérance », Critique régionale, nos 10 et 11, 1984, p. 22-69.
[6] Parmi ces rapports, seulement 181 étaient réalisés par des chercheurs francophones (43%) alors que la grande majorité de la population d’origine non européenne (et musulmane) vit en Belgique francophone. Au sujet de la politique scientifique, voir M. Martiniello et al., Les liens entre la recherche et la gouvernance dans le champ de l’immigration en Belgique (1989-2002), projet de recherche « Social Science and Governance », Bruxelles, DWTC-SSTC, 2004. Un ouvrage récent fait le bilan de la recherche belge dans ce domaine : M. Martiniello, A. Rea et F. Dasseto (dir.), Immigration et intégration en Belgique francophone. État des savoirs, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007. Le volume comprend un chapitre sur les études concernant « l’islam transplanté » signé par F. Dassetto.
[7] Sur l’attitude de la classe politique concernant la présence musulmane en Belgique, voir U. Manço et M. Kanmaz, « De la pathologie au traitement. La gestion municipale de l’islam et des musulmans de Belgique », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, no 33, janvier-juin 2002, p. 57-88.
[8] A. Bastenier, « L’incidence du facteur religieux dans la “conscience ethnique” des immigrés marocains à Bruxelles », Social Compass, vol. 45, no 2, 1998, p. 195-218.
[9] La recherche politologique la plus aboutie sur l’institutionnalisation est : L. Panafit, Quand le droit écrit l’islam. L’intégration juridique de l’islam en Belgique, Bruxelles, Bruylant, 1999.
[10] Voir également les travaux démographiques, qui traitent partiellement des questions d’identité confessionnelle et de pratique religieuse, menés dans les années 1990 sous la direction de S. Feld (université de Liège, publique et francophone) et de R. Lesthaeghe (Vrije Universiteit Brussel, laïque et néerlandophone).
[11] Les interventions des chercheurs invités ont fait l’objet d’un livre collectif : Culture et démocratie. Au-delà de l’immigration, Bruxelles, Labor, 1992.
[12] Pour s’opposer à ce type de projets scientifiques, il arrive à des intellectuels musulmans de citer J.-P. Charnay, qui a défendu une position essentialiste dès 1977 (Sociologie religieuse de l’islam, Paris, Hachette, 2e éd., 1994). F. Dassetto et A. Bastenier s’étaient également rangés à celle-ci au début de leurs travaux en sociologie de l’islam (« Sciences sociales et islam transplanté. Concepts et méthodes, questions à partir d’expérience de recherche », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 27, Paris, CNRS, 1988, p. 73-83). Pour la critique du substantialisme islamique par une sociologue des religions, voir L. Babès, L’islam positif. La religion des jeunes musulmans en France, Lyon, Ouvrières, 1997 ; L’islam intérieur. Passion et désenchantement, Beyrouth, Al-Bouraq, 2000.
[13] Katholieke Universiteit Leuven, Universiteit Gent (établissement public de tendance philosophique laïque), Vrije Universiteit Brussel (laïque), Universiteit Antwerpen (catholique), université catholique de Louvain, université libre de Bruxelles (laïque), université de Liège (institution publique de tendance laïque dans le domaine des sciences sociales).
[14] J. A. Beckford, Social Theory and Religion, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 167-171.
[15] Des comparaisons avec des phénomènes sociaux non religieux pourraient contribuer à cet objectif. Par exemple, l’étude de la dialectique stigmatisation et reconnaissance des musulmans dans certains pays européens depuis le 11 septembre 2001 peut être menée en s’inspirant de la reconnaissance progressive de la communauté homosexuelle depuis le déclenchement de la pandémie du sida. Des rapprochements pourraient être établis entre différents aspects : les stratégies d’insertion professionnelle des femmes diplômées durant ces dernières décennies et l’évolution de la situation dans le monde du travail des membres qualifiés des minorités musulmanes.
[16] Pour une illustration de cette perspective, voir A. Manço, Compétences interculturelles de jeunes issus de l’immigration. Perspectives théoriques et pratiques, Paris, Harmattan, 2002.
[17] Je tiens à remercier pour leurs remarques sur ce texte mes amis et collègues : Daniel Baucy, Mohammed Jamouchi, Meryem Kanmaz, Altay Manço et les professeurs Luc Van Campenhoudt et Rachad Antonius.
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