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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mark-David Mandel, “Sur la nature de l'autoritarisme soviétique.” Un article publié dans la revue Critiques socialistes, no 1, automne 1986, pp. 87-99. Numéro intitulé: “marxisme et anti-marxisme”. Hull, Qc.: Les Éditions critiques. [Autorisation accordée par l'auteur le 7 avril 2011 de diffuser le texte de cette conférence dans Les Classiques des sciences sociales.]

[87]

David MANDEL

Sur la nature
de l'autoritarisme soviétique
.”

Un article publié dans la revue Critiques socialistes, no 1, automne 1986, pp. 87-99. Numéro intitulé: “marxisme et anti-marxisme”. Hull, Qc.: Les Éditions critiques.

Introduction
La nature sociale de l’État soviétique
La nature de l’autoritarisme soviétique

1. L’absolutisme bureaucratique ou "le rôle dirigeant du parti"
a) Bureaucratie et société
b) Les rapports inter-bureaucratiques
2. Contrôle de l’information et production culturelle
3. Les limites du pouvoir bureaucratique


Introduction

Cet essai veut présenter certains éléments d'analyse de la spécificité de l'autoritarisme de l'État soviétique [1]. Mon approche est matérialiste, c'est-à-dire que j'insiste principalement sur les rapports sociaux réels et sur les intérêts de classes et de groupes qui en découlent. Le rôle des idéologies, de la culture, des théories, etc., est largement tributaire de ces intérêts. Ceci ne signifie pas qu'il faille nier tout rôle indépendant aux idées dans l'histoire. Mais mon étude de la réalité soviétique concrète m'a confirmé que les idées ne peuvent, à long et à moyen terme, expliquer de façon satisfaisante le fonctionnement de ce système.

Les explications occidentales les plus répandues sur l'autoritarisme soviétique sont idéalistes. Des théoriciens ont tente d'en retracer les origines aux idées de Lénine, et même de Marx. Ceci équivaut à expliquer l'Inquisition espagnole en ayant recours à des citations de la Bible. De plus, ces théories s'avèrent très sélectives dans leur traitement des écrits des gens en question, les citant souvent hors de tout contexte historique (ceci est particulièrement le cas de Que faire? de Lénine). Passer sous silence les éléments autoritaires qu'on peut trouver chez Lénine et dans la pratique du Parti bolchévique en général, serait évidemment malhonnête. Mais il serait tout aussi malhonnête d'ignorer [88] que l'on y trouve également des éléments démocratiques et libertaires tout aussi forts.

Nous devons expliquer pourquoi les tendances a l'autoritarisme l'ont finalement emporte et comment elles sont devenues une caractéristique permanente et centrale du régime soviétique. Aucune théorie idéaliste ne peut le faire.

La théorie du "totalitarisme" qui a regagne beaucoup de sa popularité de l'époque de la guerre froide (surtout en France et dans les milieux d'émigres soviétiques) n'est qu'une variante de l'approche idéaliste. Son postulat de base est qu'« une idéologie est au pouvoir ». Les dirigeants soviétiques auraient tente d'imposer à une population naturellement récalcitrante, un schéma utopique devant mener à une nouvelle société. La résistance même des peuples soviétiques a amené le régime à utiliser des moyens violents dans une vaine tentative d'imposer son idéologie. Le principal problème avec cette théorie, c'est qu'elle persiste a considérer le régime soviétique comme étant toujours révolutionnaire, alors qu'en réalité, il est depuis longtemps devenu extrêmement conservateur, cherchant uniquement à rendre le système plus efficace, mais sans introduire aucun changement qualitatif dans les rapports sociaux (d'où l'expression officielle honteuse de "socialisme réellement existant"). De plus, l'approche qui consiste à rechercher les motivations de la direction soviétique dans son idéologie officielle est des plus douteuse, lorsqu'on constate que cette idéologie est tellement en contradiction avec la pratique réelle et que des éléments clés de cette idéologie ont été révisés de temps en temps afin de justifier des changements de politique.

La dernière des variantes idéalistes que je mentionnerai insiste sur le "caractère russe" ou sur la "culture politique russe", soulignant les longs siècles d'autoritarisme et l'absence de traditions démocratiques. Le problème, c'est qu'il s'agit la d'une explication circulaire: on explique l'effet somnifère de la drogue par ses propriétés soporifiques. La culture, les valeurs, les normes sont, en dernière analyse, des constructions intellectuelles, déduites de l'observation de comportements régularisés qui resteraient stables, malgré le changement des circonstances objectives. Il est vrai que l'État tsariste et l'État soviétique actuel se caractérisent par une aspiration commune à la monopolisation de tout pouvoir politique et à l'écrasement de toute tentative de la part de la société soviétique de les contrôler. Mais si cette continuité s'explique par la culture, comment expliquer les ruptures dans cette continuité: par exemple, les puissantes aspirations et [89] pratiques démocratiques du mouvement ouvrier lors du quart de siècle précédant la révolution? Et comment expliquer les pratiques démocratiques locales de la société paysanne? De toute manière, notre connaissance de la conscience populaire dans l'Union soviétique d'aujourd'hui est si limitée, qu'il est bien risque de parler d'une culture autoritaire commune à la bureaucratie et au peuple soviétique. Et le peu que nous en connaissons, tend à confirmer l'existence d'aspirations démocratiques chez les travailleurs et les travailleuses (par exemple, sur la question de l'élection des directeurs d'usines).

Plutôt que de chercher des sources communes à l'autoritarisme tsariste et à l'autoritarisme soviétique dans la culture politique russe, il serait plus utile d'examiner la continuité des conditions matérielles qui ont permis à l'État de s'élever au-dessus de la société et de maintenir un rapport de force très favorable en sa faveur.

La nature sociale de l'État soviétique

En Union soviétique, le pouvoir est exercé par une bureaucratie de parti et d'État, dans le contexte d'une économie planifiée. [2] La bureaucratie est le produit d'une révolution qui a exproprié la bourgeoisie (et éventuellement, la petite-bourgeoisie), abolissant ainsi le capitalisme en Russie. Il n'y a jamais eu de restauration capitaliste. C'est de ces origines révolutionnaires, de son rôle principal de gestionnaire de l'économie planifiée "dans l'intérêt de la société et surtout de la classe ouvrière" et de son rôle de défense de cette société contre toute menace de domination extérieure, que la bureaucratie prétend tirer sa légitimité.

Il est évident qu'en remplissant ces fonctions, cette bureaucratie est avant tout intéressée à conserver son pouvoir absolu et les privilèges qui en découlent. Il est également évident que cet intérêt limite grandement tout bénéfice que la population peut tirer de l'économie planifiée et de la souveraineté nationale. Toutefois, l'essentiel c'est que les intérêts collectifs de la bureaucratie sont intrinsèquement liés à la gestion efficace de l'économie et à sa protection contre toute menace impérialiste. Dans cette mesure, ses prétentions à la légitimité peuvent avoir un semblant de réalité.

Nous ne devrions pas être gênes d'admettre que cette réalité est extrêmement contradictoire. Car la contradiction est l'essentiel même du système soviétique, un système qui n'est ni capitaliste, ni socialiste. Refuser de comprendre cette [90] situation, insister sur une formule simple, du genre "capitalisme d'État" ou "socialisme bureaucratique", c'est renoncer à la possibilité de comprendre cette réalité. Et ce n'est pas une simple question de "théorie". L'ambivalence fondamentale du peuple soviétique envers la bureaucratie est un élément clé de sa conscience et constitue, du moins jusqu'à aujourd'hui, un frein important a sa mobilisation politique.

Le régime bureaucratique a ses origines dans une usurpation de pouvoir rendue possible par la faiblesse de la société post-révolutionnaire, et plus particulièrement celle de la classe ouvrière russe et de ses allies internationaux. Cette même faiblesse de la société avait été, pendant des siècles, une des conditions fondamentales de l'existence de l'absolutisme tsariste. Ce n'est qu'avec l'industrialisation et l'émergence d'une classe ouvrière qui, pratiquement des le début, a pris la direction du mouvement démocratique, que cette situation a changé. Mais cette classe ouvrière, malgré des prouesses politiques qui lui permirent, avec l'appui parfois actif, mais surtout passif de la paysannerie, de renverser le Tsar, la bourgeoisie et la noblesse et de résister à l'assaut de presque tout le monde capitaliste, était incapable, non seulement de se passer des services d'une bureaucratie de parti et d'État, mais elle a été également incapable de conserver le contrôle de cet appareil qu'elle avait construit et dont elle avait fourni une bonne partie des membres.

Avec la fin de la guerre civile et de l'intervention internationale, la dictature prolétarienne s'est retrouvée suspendue dans le vide, sans base sociale dans une société fondamentalement paysanne. Comme mesure provisoire, le parti bolchevique, a décidé de maintenir et de renforcer sa dictature, utilisant l'appareil du parti et de l'État pour construire les bases du socialisme. Fondamentalement, cela signifiait recréer et élargir une base industrielle qui pourrait rassembler la classe ouvrière et renforcer son poids politique, tout en attendant et, dans la mesure du possible, en aidant une nouvelle montée révolutionnaire à l'étranger. Il faut bien se rappeler que, malgré la dictature du parti, l'État, au cours des premiers deux-tiers des années 20, permettait un degré remarquable d'autonomie culturelle et syndicale. D'après Lénine, cette dernière était nécessaire afin de permettre à la classe ouvrière de se protéger contre les déformations bureaucratiques de l'État ouvrier.

Mais il s'est avère impossible, même temporairement, de maintenir une dictature prolétarienne en l'absence d'une base sociale active. D'autre part, la bourgeoisie russe, [91] principalement rurale, s'est avérée beaucoup plus faible que les Bolcheviques ne l’avaient craint. Ce vide a été bientôt rempli par l'appareil fusionné du parti et de l'État. Paradoxalement, l'État devenait sa propre principale base sociale. C'est ce qui explique à la fois l'énorme concentration de pouvoir aux mains de la bureaucratie et l'extrême faiblesse et fragilité de sa base sociale. Nous allons voir que ces deux traits sont liés, le premier compensant le second.

Une fois fermement installée au pouvoir, la direction bureaucratique a adopte des politiques intérieures et extérieures qui ont fait en sorte que la faiblesse de la société, et en premier lieu, celle de la classe ouvrière, a été maintenue et accentuée, malgré l'expansion numérique de cette dernière.

La nature de l'autoritarisme soviétique

1. L'absolutisme bureaucratique
ou "le rôle dirigeant du parti"


a) Bureaucratie et société

Le système du parti unique était, à l'origine, une mesure provisoire visant à préserver et à mettre en pratique le programme de la dictature prolétarienne en l'absence d'une base sociale ouvrière. Il est important de se rappeler que jusqu'à la fin de la guerre civile (la période ou la situation du régime soviétique a été la plus précaire jusqu'à la deuxième guerre mondiale), les autres partis socialistes qui reconnaissaient le pouvoir des Soviets étaient non seulement tolérés, mais leurs membres participaient souvent activement et positivement dans la vie politique et économique. De toute façon, ce système de parti unique, dont on peut douter de la sagesse, même comme mesure provisoire, n'a plus depuis longtemps aucune raison d'être, d'autant plus qu'aujourd'hui la classe ouvrière représente l'écrasante majorité de la population.

De plus, ce qui s'est développe va bien au delà du système du parti unique. Le parti lui-même, en tant qu'organisation de masse est tout à fait impuissant, le vrai pouvoir étant concentre dans les mains de l'appareil, qui agit en fait comme élément "généraliste" de l'administration étatique.

Non seulement, le régime ne tolère-t-il aucun autre parti, il ne tolère aucune organisation indépendante de l'appareil du parti et de l'État dans aucune sphère de la vie sociale. Cette [92] concentration du pouvoir constitue la pierre angulaire de tout le système. On le désigne sous l'euphémisme du "rôle dirigeant du parti". Dans les États de la métropole capitaliste, la bourgeoisie a éventuellement compris qu'il était possible, et même utile de tolérer un système concurrentiel de partis, aussi longtemps qu'il n'y a pas de menace immédiate à sa propriété. Et depuis la première guerre mondiale, elle a appris à vivre très confortablement même avec des gouvernements sociaux-démocrates. L'alternance des partis peut avoir des effets mineurs sur les fortunes de certains secteurs de la classe dominante, mais celle-ci sait très bien qu'aussi longtemps que le parti au pouvoir respecte les institutions de la propriété privée, il ne pourra pas miner les conditions générales d'existence du système de profit.

Sous les régimes bureaucratiques, les choses sont très différentes. Là, les privilèges des bureaucrates prennent la forme d'un abus de fonction (c'est-à-dire des abus selon l'idéologie officielle et même, selon la loi formelle) rendu possible par le monopole du pouvoir. Les bureaucrates ne sont pas propriétaires de leurs postes. L'alternance des partis aboutirait évidemment au remplacement d'au moins la partie supérieure de la bureaucratie et à la relégation de ses membres au rang de simple citoyen.

Ce qui est encore plus important, c'est qu'un système concurrentiel de partis permet au moins une certaine mesure de contrôle populaire sur la bureaucratie d'État. Dans le contexte soviétique, cela signifierait clairement la fin des privilèges de toute la couche dirigeante. Plus encore, cela voudrait dire l'élimination de la bureaucratie en tant que couche dirigeante. C'est là une situation nettement différente de celle de la bourgeoisie, dont le contrôle de l'économie prend la forme d'une propriété indépendante (au moins dans le sens direct) du pouvoir politique et consacrée par l'idéologie dominante.

L'insistance du régime à contrôler toute la vie sociale organisée reflète en partie sa peur que toute organisation indépendante, même la plus apolitique, pourrait devenir un foyer d'opposition, de pression politique et, donc, de contrôle populaire. La nature même de la couche bureaucratique la pousse à vouloir tout gérer (même si elle se rend compte que c'est impossible). Car l'administration des affaires soviétiques constitue, après tout, la base de son existence, la source de sa force et de ses privilèges.

[93]

Toutefois, le plus crucial, c'est que ce monopole du pouvoir reflète en fait la faiblesse des bases sociales et idéologiques de la bureaucratie en tant que couche dirigeante. Contrairement aux États capitalistes libéraux, qui ont démontré une capacité de résistance étonnante face à des mobilisations populaires majeures, les régimes bureaucratiques se sont avérés très fragiles face à la contestation des masses et toute leur politique répressive vise principalement à empêcher de telles éruptions. La simple apparition d'une telle contestation représente déjà une crise majeure pour le système, car la bureaucratie n'a aucun moyen légitime pour y faire face.

b) Les rapports inter-bureaucratiques

Une des particularités de la bureaucratie en tant que couche dirigeante, c'est qu'elle ne permet même pas à ses propres membres dg s'organiser en dehors des canaux officiels du parti et de l'État. À première vue cela peut sembler curieux. Le Comité Central est fondamentalement une assemblée de l'élite bureaucratique dont les membres jouissent de grands pouvoirs dans leur propre sphère. Mais il ne détermine pas la politique du pays et aucune discussion sérieuse n'a lieu en son sein. Il se contente d'entériner les décisions déjà prises par le Politbureau, le seul corps collectif national à décider des politiques fondamentales du pays. Pourtant, un rassemblement d'hommes aussi puissants que ceux qui siègent au Comité Central pourraient transformer cet organisme en un véritable centre de pouvoir national s'ils en avaient la volonté. Que cela soit possible a été démontré en 1957 lorsque le Politbureau était divise et que Krouchtchev a pu se protéger d'une majorité qui lui était hostile par une réunion d'urgence du Comité Central.

Toutefois, ce n'est pas dans l'intérêt de la bureaucratie de transformer le Comité Central, ou toute autre instance, en parlement. La raison en est que les intérêts immédiats des bureaucrates entrent fondamentalement en contradiction avec la survie à long, et même à moyen terme, du système qu'ils administrent. Ceci a été assez clairement démontré lors de la période Brejnev, lorsque les bureaucrates sont venus le plus près de la réalisation complète de leurs intérêts. Brejnev est venu au pouvoir en proclamant le principe du "respect des cadres". Sous son règne, les bureaucrates ont pu jouir en toute sécurité de leur position, souvent malgré leur grossière incompétence. Des cas extrêmes de corruption étaient tolères (au-delà même de ce que le centre bureaucratique permettait officiellement) De plus, des reformes majeures dont on avait [94] désespérément besoin étaient bloquées, car elles auraient inévitablement remis en question les intérêts de secteurs clés de la bureaucratie. Finalement, on a vu une accentuation de la tendance à la féodalisation de l'économie centralement planifiée, au fur et à mesure que les intérêts sectoriels et les politiques de clique s’affirmaient de plus en plus fortement.

À la fin de l'ère Brejnev, les conséquences de ce type de "respect des cadres" étaient claires: une administration publique âgée et incompétente, une économie stagnante, une corruption endémique et un régime dont la légitimité était sérieusement minée aux yeux des masses. C'est pourquoi les bureaucrates, malgré leur énorme pouvoir, ont besoin de quelqu'un qui se situe au-dessus d'eux et qui les surveille un fouet à la main.

Les intérêts contradictoires qui sont en jeu ici, reflètent la nature contradictoire du système et du statut de la bureaucratie. Il en résulte que la force relative du centre bureaucratique vis-à-vis du reste de la bureaucratie tend à osciller. Vers la fin de la période Brejnev, les choses étaient allées tellement loin qu'un consensus s'est dégagé, au moins au niveau du Politbureau, sur la nécessité de changer de cap. Jusqu'où ira Gorbatchev, c'est une autre question.

Une autre raison pour laquelle le Comité Central ne peut pas devenir un parlement, c'est qu'une assemblée de plusieurs centaines de personne ne pourrait pas maintenir la façade d'unanimité nécessaire. Le régime doit maintenir la fiction qu'il n'y a pas de conflits politiques en Union soviétique, que la politique est décidée en fonction de "l'intérêt populaire", sur une base scientifique, dans le cadre général des principes "marxistes-léninistes". Un véritable débat au sein du Comité Central ne pourrait rester secret et révélerait que les décisions sont en fait le produit de luttes politiques entre différents groupes d'intérêts bureaucratiques, que la compétence et l'expertise n'ont pas grand chose à y voir et que des alternatives réelles et supérieures existent. De plus, les divisions au sein de la bureaucratie ouvriraient inévitablement la voie à des pressions politiques actives d'en bas et raineraient le "rôle dirigeant du parti", c'est-à-dire le monopole bureaucratique du pouvoir.

2. Contrôle de l'information
et production culturelle


Les théoriciens du totalitarisme y voient un instrument destiné à aider à la formation de "l'homme nouveau" sur la base [95] de préceptes idéologiques. Ou encore, ils n'y voient qu'un élément du "léninisme" ou même du marxisme. Le contrôle des médias d'information a été introduit en 1918, alors que la révolution était extrêmement faible et menacée. L'introduction de cette mesure a suscité un débat intense parmi les bolcheviques. Et même jusqu'à la fin des années 20, on pouvait constater qu'il existait une très large liberté de production artistique et littéraire et, même si les médias d'information étaient contrôlés, ils était toujours possible d'y trouver un portrait de la réalité (ce qui deviendra impossible plus tard).

Les systèmes capitalistes de type libéral ont leurs propres moyens de limitation de la culture et de la liberté de presse. Toutefois, ils tolèrent une marge qualitativement plus large que ne le font les régimes bureaucratiques (la levée de la censure était un des principaux reproches que les Soviétiques ont adressé à Dubcek). Cette situation reflète encore une fois la faiblesse de la base sociale et idéologique de la bureaucratie. Contrairement à toutes les autres classes dominantes de l'histoire, la bureaucratie en tant que couche dominante n'a jamais pu se légitimer. L'idéologie officielle qu'elle propage, une version abâtardie et non-dialectique du marxisme avec un fort élément de nationalisme, ne laisse aucune place pour les privilèges de la bureaucratie, ni pour son pouvoir absolu. Comme Trotsky le remarquait il y a longtemps, la bureaucratie jouit de son pouvoir et de ses privilèges sous la forme d'un abus de pouvoir qui doit être soigneusement caché à tout regard public. Il n'existe aucune statistique ou aucune recherche sur le nombre et les revenus de la bureaucratie. La science politique n'existe pas en Union soviétique. La recherche non-autorisée sur la société soviétique est un délit sanctionné par la loi. Le monopole du pouvoir se revêt d'une façade extrêmement démocratique qui est, toutefois, complètement symbolique.

Toute idéologie dominante déforme la réalité afin de justifier les privilèges de la classe dominante. Mais le contraste entre la réalité et l'idéologie n'a probablement jamais été aussi grand qu'il ne l'est en Union soviétique. Contrairement à la bourgeoisie, dont le style de vie fait l'objet de romans et de télé-feuilletons, la bureaucratie doit se cacher. Malgré toutes les révisions apportées à son idéologie, la bureaucratie n'est jamais parvenue à la purger de son essence fondamentalement démocratique et égalitaire.

La censure et le contrôle rigide de la production culturelle est donc d'un intérêt vital pour la bureaucratie, même si l'absence de la libre circulation de l'information constitue un obstacle majeur au progrès scientifique et économique. C'est [96] là un autre exemple de la façon dont les intérêt de la bureaucratie entrent en contradiction avec le système qu'elle gère.

Pourquoi la bureaucratie continue-t-elle alors à propager cette idéologie et pourquoi n'a-t-elle pu se légitimer en présentant une version complètement révisée Bien sûr, cette idéologie officielle n'est pas complètement contradictoire à la réalité, autrement on verrait mal pourquoi elle consacre tant d'efforts à la propager. Cette réalité est celle de l'économie planifiée que la bureaucratie gère, c'est aussi le plein emploi, la sécurité d'emploi et d'autres avantages, aussi médiocres puissent-ils être, que la bureaucratie offre à la population. Elle ne peut donc changer cette idéologie sans miner sa propre position. En ce sens, elle en est prisonnière parce que sa légitimité repose toujours fondamentalement sur la prétention d'être la gestionnaire du système issu de la révolution. Il y a un certain élément de vérité dans cette prétention, même si la bureaucratie est une très mauvaise gardienne du système, et même si ses intérêts entrent de plus en plus en contradiction avec la logique et les besoins du système.

3. Les limites du pouvoir bureaucratique

Il se pourrait bien qu'aucun autre État n'ait jamais concentré autant de pouvoir vis-à-vis de la société que ne l'a fait le régime soviétique. En comparaison, l'État bourgeois moderne de type libéral paraît faible. À première vue, il peut donc sembler étrange que la bureaucratie soit incapable d'obtenir des masses soviétiques un niveau d'intensité de travail qui pourrait approcher celui des pays capitalistes développés. Au cours des années, les publications soviétiques ont cité les problèmes de discipline au travail comme étant le problème numéro un de l'économie. [3]

La principale raison réside dans l'adhésion du régime au principe de la sécurité d'emploi et du plein emploi. On peut toujours affirmer que la pénurie chronique de main-d'oeuvre ne permet pas de vérifier ces principes. Néanmoins, la fréquence et la vigueur avec lesquelles ces principes sont réaffirmés laissent peu de doute que leur abandon (mis de l'avant par plusieurs intellectuels et directeurs lors de conversations privées) signifierait un changement majeur dans les rapports de forces politiques.

Il peut sembler étrange de parler de rapports de forces lorsque la classe ouvrière n'a aucune organisation [97] indépendante et est incapable (du moins présentement) d'exprimer sa volonté collectivement. Mais le régime bureaucratique, malgré son apparence de pouvoir, repose, en dernière analyse, sur un rapport de force précaire. Ceci devient évident lorsqu'on compare les rapports de propriété en Union soviétique avec ceux des États capitalistes développés.

Dans son fonctionnement normal, le mode de production capitaliste extrait le surtravail sans avoir recours à des moyens extra-économiques (c'est-à-dire à la coercition physique ou politique). Historiquement, c'est ce qui a permis à l'État capitaliste de se séparer institutionnellement de la société civile et d'apparaître neutre, au-dessus des classes. Cette séparation de l'État et de la société est, bien sûr, idéologique, mais comme toute idéologie, elle repose sur une certaine réalité : la propriété bourgeoisie a une base sociale et idéologique qui n'est pas directement dépendante du contrôle de l'appareil d'État par la bourgeoisie. Dans la société capitaliste, aucun parti, aucune clique ou dictature bonapartiste ne peut régner longtemps, sans le consentement au moins passif de la bourgeoisie. [4]

Dans une économie nationalisée, comme celle de l'Union soviétique, la situation est très différente. Les rapports de propriété sont inextricablement liés au pouvoir politique. Contrairement aux capitalistes, les bureaucrates ne sont, ni collectivement, ni individuellement, pleinement propriétaires des moyens de production. La bureaucratie semble avoir le contrôle absolu des moyens de production et de leurs produits. Cependant la tolérance populaire impose des limites réelles. La bureaucratie se fait périodiquement rappeler ces limites par les soulèvements en Europe de l'Est, et même en Union soviétique les grèves ne sont pas un phénomène si rare, même si elles ont rarement atteint le caractère de masse que nous avons vu en Europe de l'Est.

La bureaucratie ne peut ni vendre, ni léguer les moyens de production qu'elle gère. Mais ce qui est plus important, c'est que la classe ouvrière, bien qu'elle n'ait virtuellement aucun mot à dire dans la gestion des entreprises ou de l'économie dans son ensemble, possède un droit crucial par rapport aux moyens de production, un droit qui n'existe pas et qui ne peut exister sous le capitalisme, le droit à l'accès à l'emploi; c'est-à-dire un emploi garanti et la sécurité d'emploi. C'est ici, par dessus tout, que nous pouvons voir la nature contradictoire des rapports de propriété en Union soviétique; ce sont des rapports de propriété qui reflètent les rapports de [98] force entre la classe ouvrière et la bureaucratie. La bureaucratie sait, et elle l'a appris en Pologne, qu'au fur et à mesure que les travailleurs et les travailleuses surmontent les causes historiques de leur faiblesse et que leur frustration s'accroît par rapport à la mauvaise et criminelle gestion de l'économie par la bureaucratie, ils/elles remettront en question cet équilibre des forces et feront valoir leur droit à la pleine propriété collective de l'économie, en exigeant sa démocratisation complète.

Un dernier facteur qui entre en ligne de compte en discutant de l'équilibre des forces, c'est l'isolement social de la bureaucratie. Face à un soulèvement de la classe ouvrière, la bureaucratie, contrairement à la bourgeoisie, ne peut compter sur le soutien des couches moyennes (petite-bourgeoisie, intellectuels, cols blancs) idéologiquement sous son influence. Il ne s'agit pas ici de nier la profonde aliénation de l'intelligentsia soviétique par rapport à la classe ouvrière. Mais son aliénation par rapport au régime est également profonde. Les révoltes de la classe ouvrière d'Europe de l'Est, surtout en Pologne, ont démontre qu'il était possible de rallier plus des neuf-dixièmes de la population derrière un programme de démocratisation fondamentale. Cela veut dire qu'il est possible dès les premières étapes cruciales de la révolution d'établir un consensus populaire. En Occident, un programme de changement révolutionnaire capable dès le début de rallier une majorité fondamentale de la population est difficilement concevable.

Pour conclure, le but de cet article était de montrer que l'énorme concentration de pouvoir politique entre les mains de la bureaucratie a comme fonction de compenser sa faiblesse sociale et idéologique. C'est là que réside la clé de toute compréhension de l'autoritarisme soviétique.



[1] Je ne prétends pas dans cet essai faire oeuvre originale. J'ai surtout puisé dans différentes analyses marxistes de la société soviétique (Trotsky, Deutscher, Mandel, Brus, Simecka, et d'autres) et j'ai tenté de développer et synthétiser leurs thèses sur la base de ma connaissance concrète de la réalité soviétique.

[2] J'emploie ce terme dans un sens large. Il semble en effet, y avoir davantage d'anarchie que de planification.

[3] Attribuer la faible productivité du travail en Union soviétique exclusivement ou même principalement aux problèmes d'indiscipline au travail serait évidemment une erreur. Il existe d'autres facteurs majeurs : problèmes d'organisation du travail, résistance aux innovations technologiques, problèmes de planification, particulièrement en ce qui concerne la fourniture de matières premières et de biens semi-manufacturés.

[4] La nature bourgeoise de l'appareil d'État est une autre question qui ne nous intéresse pas directement ici.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 15 novembre 2013 16:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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