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Statu quo en Haïti ?
D'un Duvalier à l'autre: l'itinéraire d'un fascisme
de sous-développement.
Préface
Il n'y a pas longtemps moins de vingt ans le nom de Haïti dans un titre éveillait une curiosité sympathique. On nous enviait, nous autres Haïtiens, de posséder un si beau pays et une si belle histoire d’indépendance ! Aujourd'hui, on nous plaint plutôt et la curiosité pour Haïti, tout en restant sympathique pour la plupart des gens, se nuance tantôt d'une compassion attristée, tantôt d'un sourire amusé. Dans ce passage d’une vision enchanteresse de « paradis » déjà non conforme à la réalité de la vie quotidienne pour nombre d’Haïtiens à une vision cauchemardesque d'enfer (noircie à l’occasion pour les besoins de la cause), l'expérience haïtienne aurait-elle supprimé le purgatoire ?
À cette question, j'ai tenté, dès 1963-1964, c’est-à-dire au moment où le duvaliérisme s'organisait pour se perpétuer au pouvoir en la personne de Duvalier père, de contribuer à apporter ma réponse en insistant dans Haiti of the Sixties, object of international concern, publié par l'École des Hautes Études Internationales de l’Université Johns Hopkins, à Washington, sur la nécessité de mettre en cause avant tout et fondamentalement un système dans ses structures (le système traditionnel haïtien) tout en mettant en évidence la part de responsabilité du régime précédent (1950-1956) et la métamorphose coupable d'un homme (François Duvalier) et de son équipe face à la crise de ce système. Ainsi expliquais-je l'instauration, chez nous, d'un « fascisme de sous-développement ».
Aujourd'hui où le duvaliérisme croit possible de se perpétuer en la personne de Duvalier fils, une mise à jour conjoncturelle se justifie, en attendant une éventuelle Haiti of the Seventies pour analyser, à travers les invariances, tout ce qui aura changé, de 1963 à 1973... En attendant cette échéance décennale, la parution de cette brève mise au point conjoncturelle à une triple origine. D'abord, une demande de mes étudiants de Paris VIII (Histoire - Vincennes) et de « Sciences Po » (Relations Internationales), les premiers surtout avec lesquels j’ai débattu d’Haïti au cours de deux de nos soirées du mardi. Ensuite, une [4] sollicitation du Monde Diplomatique à faire pour ses lecteurs un article sur la situation haïtienne à la mort du Docteur Duvalier, article publié dans le numéro de juin de ce mensuel et dont la présente analyse est l'élargissement et l'approfondissement sans les contraintes journalistiques d'espace. En troisième lieu, une insistance de compatriotes et d’amis étrangers d'après lesquels, surtout avec la traduction en français du livre de Bernard Diederich et d'AI Burt, Papa Doc et les tontons-macoutes, qui est une véritable somme événementielle de l'ère de Duvalier, pouvait avoir sa raison d'être, à côté d'autres d’esprit semblable ou différent, mon analyse délibérément orientée à rendre, si possible, le tableau de la situation actuelle intelligible pour ceux qui s’intéressent à l’Haïti d'aujourd’hui.
Certains de mes compatriotes ou des amis étrangers du peuple haïtien préféreraient peut-être un ton de prise à partie plus vigoureuse qu'une analyse d'universitaire qui s'efforce d'être sereine et, autant que faire se peut, objective. De ceux-là, je me permets de solliciter une « seconde lecture » du texte qui suit. Ceux qui exercent un « métier d'intelligence » ont la redoutable responsabilité d’être porteurs d'une double vérité, celle, objective, du réel vécu qu'ils ont pour mission d'éclairer, mais aussi celle, subjective et somme toute inséparable de la première, de l'angle de prise de vue de ce réel par l'objectif de leur appareil de visée, qui a une valeur éclairante sur eux-mêmes. J'espère qu'à ceux qui me liront n’échappera point mon souci de ne pas sacrifier l’exigence de respecter l'intégrité de la première à la complaisance d'expliciter l'orientation de la seconde, celle-ci me paraissant déjà suffisamment évidente à travers les lignes et les pages qui viennent.
Paris, le 1er juin 1971.
L.F.M.
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