Gilles Marcotte
La Presse, Montréal
“La religion dans la littérature
canadienne-française contemporaine”.
Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 5, no 1-2, janvier-août 1964, pp. 167-176. Québec : département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé : “Littérature et société canadiennes-françaises.”
- Cette communication est fondée sur l'analyse d'un certain nombre de romans parus au Canada français depuis 1950. Je ne me suis permis que de brèves excursions du côté de la poésie et du théâtre. D'autre part, des distinctions importantes, certes, mais difficiles à établir, entre foi, religion et sacré, par exemple, n'ont pu entrer dans le cadre de celle étude. C'est donc dire qu'elle n'est ni exhaustive, ni parfaitement rigoureuse.
Il est assez évident, je crois, que notre littérature, dans son ensemble, ne peut pas être dite chrétienne. En serons-nous étonnés ? Dirons-nous qu'il est scandaleux que la littérature d'une nation presque totalement catholique ne le soit pas elle-même ? Commençons par éviter cette énorme naïveté. Les littératures italienne et espagnole d'aujourd'hui ne sont pas, non plus, chrétiennes. Les romanciers catholiques les plus célèbres et les plus lus de l'heure viennent d'où on ne les attendait pas : Graham Greene est anglais, Morris West australien (je ne prétends pas les situer sur le même plan de qualité). La France nous a donné, au cours de la première partie du XXe siècle, une pléiade de grands écrivains chrétiens, mais soutiendrons-nous que, s'il s'en trouve moins aujourd'hui, c'est que la foi baisse en France ? Pour tout dire, il ne me paraît pas légitime de forger une relation directe, nécessaire, entre la foi d'un pays et les témoignages de foi que fournissent ses écrivains d'imagination. La littérature est un signe, entre plusieurs autres ; elle n'est pas un portrait global. Il n'y a pas équivalence parfaite entre la vie d'une société et le roman, la poésie qui s'y produisent. Il en est de l'écrivain comme du peintre ; il apprend son métier, il trouve ses sources d'inspiration tout autant dans les œuvres de ses prédécesseurs et de ses contemporains que dans l'expérience immédiate de la nature ou de la société dans lesquelles il vit. Notre littérature fait partie d'une littérature occidentale qui s'est développée en dehors du christianisme ; elle ne peut éviter d'en suivre, à sa façon, les directions principales. Il serait miraculeux que le Canada français, à lui seul, eût réinventé la littérature dans un sens chrétien. Enfin, il me paraît important de souligner que l'écrivain d'imagination ne met pas en œuvre, en roman ou en poésie, [168] la totalité de sa vie personnelle ou sociale. La pure description n'est pas son affaire - et moins qu'ailleurs au Canada français, ou les romanciers s'attardent assez peu aux idées, aux situations extérieures. Il œuvre dans des zones plus obscures, où s'agitent les sentiments les plus troubles et les plus nus, les images les plus libres ; sa matière est souvent l'indéterminé, l'innommable, l'insaisissable. Et quand la réalité est enfin nommée, c'est un prodige que seules nous apportent les très grandes œuvres.
C'est dire que si la littérature témoigne de la vie, elle le fait à un niveau qui n'est pas celui de l'analyse sociale courante. Allons voir, tout de même, ce que donne une telle analyse. J'ai trouvé un portrait du catholique canadien-français sur lequel on pourra peut-être tomber d'accord. Dans une étude écrite il y a quelques années à l'intention du public français, l'abbé Louis O'Neill lui attribuait les traits typiques suivants : une « foi manifeste, drue, un peu « simple », mais authentique » ; une fidélité « autant doctrinale que morale mais qui admet ce qui est transmis sans trop l'analyser et s'en nourrit peu par des actes de pénétration de l'intelligence » ; un certain conformisme ; un certain cléricalisme ; un grain de pharisaïsme. Ce portrait manque de nuances, sans doute, mais il a le mérite de correspondre à l'image qu'on se fait instinctivement du catholique canadien-français. Or, cette image, on la cherchera en vain dans la littérature contemporaine. Elle est trop sage, trop quotidienne, pour entrer dans le roman, qui se nourrit de viandes plus épicées. Ou plutôt je retrouve certains de ces traits dans un personnage, mais il est assez curieux de voir comment ils ont été transformés, aggravés. Voici donc Romain Heurfils, personnage central du roman de Léo-Paul Desrosiers, Les angoisses et les tourments. C'est un catholique solidement attaché à la tradition. Il croit en Dieu, va à la messe ; il a, comme on dit, des principes, intellectuels et moraux, qui fleurent un thomisme d'arrière-saison. À vrai dire, il dépasse un peu la moyenne, grâce à un vernis de culture, mais cela n'est-il pas nécessaire pour lui permettre d'être un peu à son aise dans un roman ? Ayant ainsi doté Romain Heurfils de l'attirail traditionnel du catholique canadien-français, le romancier le lâche dans les remous de l'existence. Je dis qu'il le lâche, car je n'imagine pas que Léo-Paul Desrosiers ait prévu consciemment ce qu'il allait advenir de son personnage. En Romain Heurfils, les traits signalés par l'abbé O'Neill, notamment la foi « manifeste, drue », et la fidélité « autant doctrinale que morale », tournent à l'aigre. Romain Heurfils juge de haut tous ceux qui l'entourent et d'abord sa femme et ses enfants ; il se désole d'ignorer « à quel point précis se logeait la culpabilité de celui-ci » ; s'il rencontre un jeune existentialiste comme il s'en trouve parfois dans les romans pieux, il n'hésite pas à le mettre en pièces comme il convient ; il est très affligé par la « vulgarité » d'un ancien ami devenu organisateur syndical ; et enfin, surtout, par-dessus tout, il cultive sa belle âme en ayant soin que personne n'en [169] vienne troubler l'harmonie supérieure. En somme, Romain Heurfils, seul représentant notable du catholicisme canadien-français traditionnel dans notre littérature récente, est aussi l'un des personnages les plus hideux de cette littérature. Et cela, bien entendu, sans que le romancier l'ait voulu ; par une sorte de fatalité, de double jeu inconscient ; comme si le catholique canadien-français, dès qu'il entre en littérature, ne pouvait offrir de lui-même, malgré la volonté contraire de l'auteur, qu'une image négative. Il « tourne », comme on dirait d'une sauce. Les vertus réelles qu'il posséderait peut-être dans la réalité ne résistent pas à la terrible épreuve que lui fait subir l'imagination créatrice.
C'est en examinant l'envers du tableau - du côté de la révolte, du refus - que nous découvrirons peut-être les raisons, les voies de cet avatar. Car le personnage de Romain Heurfils, ou plus justement la réalité qu'il représente n'est pas limitée au seul roman de Léo-Paul Desrosiers. Il existe une image, plus ou moins brouillée, de Romain Heurfils dans toutes les œuvres d'imagination qui, au Canada français, ont abordé à une certaine profondeur les réalités religieuses. Dans Au delà des visages d'André Giroux, il devient toute la société québécoise ; il se présente sous les traits de la mère, dans Le torrent d'Anne Hébert et dans Les abîmes de l'aube de Jean-Paul Pinsonneault ; dans Le poids de Dieu, de votre serviteur, il est le curé, le chef de paroisse. Il n'est pas toujours également affreux, et on le rejette avec plus ou moins de virulence, parfois même il est à demi racheté, mais - père ou mère, laïque ou prêtre, individuel ou collectif : Romain Heurfils est protéen - il se donne le tort de représenter le catholicisme traditionnel du Canada français. Le premier mot qui vient à la bouche, quand on parle de la religion dans la récente littérature du Canada français, c'est celui de révolte. Je ne connais pas chez nous d'œuvre d'interrogation où les signes de chrétienté ne soient interprètes, à tout le moins, comme des menaces.
Cette révolte, on imaginerait qu'elle a pris d'abord la forme de l’anticléricalisme. Depuis une dizaine d'années les revues les plus vivantes, les essais les plus riches parus au Canada français ont brodé sur ce thème d'interminables variations, et il serait normal que le roman leur fit écho. Assurément, l’anticléricalisme n'est pas absent de notre littérature romanesque, mais il est assez étonnant de voir comme il y reste discret, mesuré. Rien ici qui puisse être comparé aux explosions de colère ou d'ironie des essayistes. La satire anticléricale, dans Les vendeurs du temple de Thériault, Saint-Pépin, P.Q. de Bertrand Vac, Les Plouffe de Roger Lemelin et Le libraire de Gérard Bessette, ne dépasse pas les bornes de la « bonne blague » ; et la contestation plus angoissée qui s'exprime dans Au delà des visages ou Le poids de Dieu ne va pas jusqu'à saper les bases d'un certain ordre. Il est extrêmement rare que l'on rencontre dans nos romans des prêtres authentiquement spirituels, mais il faut bien dire qu'auprès des [170] essayistes, les romanciers canadiens-français font figure de mange-curés bien peu affamés. La sourde hostilité qui affleure ici et là dans les romans n'a pas débouché sur la violente satire qu'elle semblait appeler. Sur le plan de la foi elle-même, les difficultés, les départs, n'ont pas reçu non plus une formulation très explicite. Les « problèmes » de foi dont, en France, un Malègue ou un Martin du Gard ont suivi patiemment les méandres, ne sont pas posés dans le roman canadien-français. Dans beaucoup d'œuvres, le christianisme est quitté, et si bien quitté que c'est comme s'il n'avait jamais existé. La contestation n'a pas lieu. Et jamais n'est décrit le cheminement du départ. Quand le roman commence, les jeux sont faits, les personnages se meuvent dans un milieu intérieur où semble-t-il, jamais l'interrogation de la foi n'a surgi. Dans Poussière sur la ville d'André Langevin, par exemple, le personnage principal oppose son agnosticisme à la foi du vieux médecin et du curé, mais le combat, en lui-même, est terminé depuis longtemps. Et la franche profession d'athéisme qui éclate dans le roman de Jean Vaillancourt, Les Canadiens errants, ne se fait pas face à un christianisme refusé, mais bien plutôt face à la seule mort.
Si la révolte anticléricale, la révolte antireligieuse, ne sont pas encore entrées carrément dans le roman, au Canada français, je crois que c'est en partie parce que l'imagination n'est pas généralement prête à les accueillir. Non plus d'ailleurs qu'elle ne paraît prête à recevoir les expressions de foi profonde. Il manque à notre littérature d'imagination un délié, une liberté de mouvement, une souplesse, une maturité intellectuelle et spirituelle, qui lui permettraient de décrire les débats personnels ou sociaux sans trahir le mouvement même de l'imagination. Les thèmes religieux, comme tous les thèmes dans notre littérature, s'expriment dans le clair-obscur d'une conscience qui en est encore à chercher ses premières valeurs, ses premières assises, ses premiers liens avec le réel.
L'image la plus forte de cette révolte contre le christianisme traditionnel, au Canada français, nous est fournie par le conte d'Anne Hébert, Le torrent. Il s'agit d'un conte, justement, presque d'une fable, d'une symbolique très générale. Les particularités sociales, les situations extérieures, n'y jouent à peu près aucun rôle. C'est le drame pur, le drame du commencement de la conscience, des gestes premiers. La révolte s'y articule sur trois axes principaux :
1. La culpabilité. D'abord la culpabilité reçue, la culpabilité d'héritage. Ce que François reçoit de sa mère, sous le signe du religieux, c'est la conscience aiguë, déchirante, d'une faute à expier. Dans la bouche de sa mère, toujours « les mots de « châtiment », « justice de Dieu », « damnation », « enfer », « discipline », « péché originel », et surtout cette phrase précise qui revenait comme un leitmotiv :
- - Il faut se dompter jusqu'aux os. On n'a pas idée de la force mauvaise qui est en nous ! »
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Culpabilité reçue, mais aussi culpabilité revendiquée, par l'acte même qui se voulait délivrance, le meurtre de la mère. La sauvage passion - sous le symbole du cheval indompté - que François a déléguée au meurtre de sa mère installe en lui, dans la mesure même où elle est globale, le poids de la culpabilité. L'aliénation subie devient aliénation vécue. Tout lui est désormais interdit : la possession de la femme, la possession de la terre, et jusqu'au visage même de Dieu. François n'est que refus. La culpabilité morale est creusée Jusqu’au point où elle devient absence métaphysique, absence religieuse. Ni l'être, ni la religion, ni la foi, ne peuvent survivre - ou apparaître - si toutes les avenues de la morale (au sens le plus large du mot) sont bouchées.
2. Second thème, l'absence du père, lié de très près à celui de la culpabilité. Le « péché » de la mère est en effet d'avoir enfanté « illégitimement », comme on dit. François, donc, est orphelin - Il va, un jour, à la recherche d'un visage d'homme ; et ce visage est celui d'un vagabond, d'un ivrogne, que sa mère assomme, et auquel du reste il n'aurait pu s'identifier. Ici, la connotation religieuse paraît plus faible. Mais plus d'un psychologue a remarqué que l'image de Dieu, dans le christianisme particulièrement, se modèle sur l'image du père terrestre. Ainsi, quand François dit : « Le nom de Dieu est sec et s'effrite. Aucun Dieu n'habita jamais ce nom pour moi », on peut voir dans cette absence de Dieu une réplique, en quelque sorte, de l'absence du père.
3. Troisième thème, la vocation sacerdotale. Celui-ci s'inscrit évidemment dans les catégories religieuses. La vocation, dans Le torrent, est envisagée comme une forme, un moyen de rachat. Vengeance contre le village méprisant et rachat de la faute. Claudine dit : « Tu es mon fils. Tu combattras l'instinct mauvais, jusqu'à la perfection. Tu sera prêtre ! Le respect ! Le respect, quelle victoire sur eux tous ! ... » Par quoi l'on voit que ce thème, comme celui du père, n'est pas étranger à la culpabilité.
Ces trois axes sur lesquels s'articule la révolte contre un certain christianisme se retrouvent dans la plus grande partie de la littérature d'imagination qui s'est écrite au Canada français depuis vingt ans, et même auparavant. Ils sont nettement indiqués dans les œuvres qui contiennent des éléments religieux ; mais ils se décèlent aussi, plus ou moins masqués, dans les œuvres qui ne se réfèrent pas directement au phénomène religieux, ou même qui paraissent en faire totalement abstraction. C'est que le religieux, au Canada français, a partie liée avec la culture ; on pourrait dire, à la fois, qu'il l'asservit, et qu'il est asservi par elle. On découvre à tous les niveaux, aussi bien celui des institutions que celui des consciences, une confusion du règne de la foi et du règne culturel, qui produit un enchevêtrement inextricable des causes et des effets. La crise de foi devient [172] une crise de la vie même ; et la crise de vie semble devoir emprunter inévitablement certaines catégories religieuses, ou du moins être marquée par elles. Moins qu'ailleurs, le phénomène religieux se trouve, au Canada français, à l'état pur.
Qu’une culpabilité de source plus ou moins exactement religieuse envahisse, infecte la plus grande partie de la littérature canadienne-française depuis vingt ans, c'est une vérité qui n'a plus besoin d'être démontrée. Nous n'avons pas à revenir sur l'analyse magistrale qu'a faite Jean Le Moyne de cette culpabilité, à propos de Saint-Denys Garneau. Il semble qu'on ne puisse, au Canada français, approcher de la réalité religieuse sans buter sur cet énorme empêchement. Des écrivains aussi différents les uns des autres par la culture et la sensibilité qu'André Giroux, Robert Elie, Anne Hébert, Jean Simard, Rina Lasnier, en témoignent tous à leur façon. Il est particulièrement instructif de constater ce qui se passe, à cet égard, dans l'œuvre de Rina Lasnier. Voici une œuvre, en effet, qui présente cette originalité, au Canada français, de s'accommoder sans révolte explicite du catholicisme traditionnel ; d'y faire son lit, d'y trouver même ses libertés. Mais la culpabilité n'en est pas absente, loin de là. Si la révolte n'apparaît pas, elle est remplacée par un très dur combat, aux sources mêmes de la vie, qui est le caractère principal de la poésie Rina Lasnier. Cette poésie accueille les éléments - positifs ou négatifs - du catholicisme traditionnel, mais ne peut se sauver en tant que poésie qu'en les faisant réagir les uns contre les autres avec sourde violence. Le combat est d'ailleurs si rude, si exigeant, que Rina Lasnier - comme pour reprendre souffle - est allée, dans ses derniers recueils, chercher ailleurs, dans d'autres pays, d'autres civilisations, ses sources d'inspiration.
On serait parfois tenté de croire que c'est là un problème dépassé. Et, de fait, nous nous trouvons aujourd'hui devant une littérature - la toute récente - qui n'en est plus à revendiquer ses libertés seulement, mais qui les prend. La nouvelle génération parle net, violent, et ne semble plus s'embarrasser des tabous qui obsédaient ses aînés. Mais si la jeune poésie, en cette matière, est assez près d'une révolution, le roman n'en est encore qu'à la révolte. Et cette révolte, on le constate bien aujourd'hui, est avant tout charnelle. La culpabilité est liée à une religion principalement moralisatrice, situant d'abord ses interdits dans le règne charnel ; il était inévitable qu'elle provoquât une révolte sur le même plan. Ainsi l'explosion d'érotisme qui se manifeste actuellement dans le roman canadien-français reçoit un sens particulier. Toute chargée d'agressivité, empêchée par cette agressivité même de parvenir à l'amour, elle signifie peut-être d'abord une révolte contre la culpabilité, et contre une religion qui paraissait la justifier.
Quant au thème de l'absence (ou de l'insuffisance) et de la recherche du père, il ne paraît pas, au premier abord, contenir une signification proprement [173] religieuse. Le roman canadien-français, on l'a déjà remarqué, met en scène un nombre assez remarquable d'orphelins, et l'on pourrait leur adjoindre ces personnages dont le père est excessivement lointain, à la frontière de l'inexistence. Que cette absence joue, analogiquement, sur le plan religieux, on l'aperçoit de temps à autre, par une brève notation. Dans Évadé de la nuit, d'André Langevin, par exemple, ces deux phrases : « Frapper le ciel à poings fermes pour trouver le ressort de cela et s'affirmer éternel. Ô miroir, mon père, pourquoi m'êtes-vous terni ? » Et plus loin, quand Jean Cherteffe, voulant remplacer par Roger Benoît son père disparu, lui crie : « Roger Benoît, vous êtes dieu. M'entendez-vous ? » Dans Délivrez-moi du mal de Claude Jasmin, le père est évoqué, en passant, par une parodie du Notre Père : « Mon Père qui êtes dans votre bureau... » Des indications, seulement, dont la portée pourrait peut-être s'étendre à beaucoup d'autres romans ; mais il faudrait alors faire intervenir dans l'analyse des données culturelles qui ne sont pas toujours explicites dans les œuvres elles-mêmes. Ne peut-on pas voir un lien, par exemple, entre la faiblesse ou l'absence du père, et le fait que la révolte anti-religieuse, dans la littérature canadienne-française, ne va presque jamais dans le sens de la contestation négatrice, n'en éprouve même pas la tentation ? On ne se révolte pas contre un personnage aussi peu considérable. Dieu, quantité négligeable. Un « bon Dieu ». À vrai dire ni bon ni méchant ni contraire ni favorable, tout juste un peu encombrant. La morale qui se réclame de lui est assez gênante, mais lui-même, il faut avouer qu'il ne pèse pas bien lourd.
L'absence de Dieu se manifeste avec une clarté particulière dans la figure paternelle que reçoit le prêtre dans nos romans. En lui se conjuguent souvent - et non pas seulement par le hasard des circonstances - paternité temporelle et paternité, disons, religieuse. Le curé Loupret du Pierre le magnifique de Roger Lemelin et le curé de la nouvelle intitulée « Un grand mariage », d'Anne Hébert, jouent ce double rôle en ce qu'ils payent les études de deux jeunes garçons en vue de les conduire à la prêtrise. Ce sont de bons gros hommes, assez généreux, assez mous, assez veules ; quand leurs poulains se rebiffent, ils font le gros dos, moins, semble-t-il, par intelligence spirituelle que par abandon à une sorte de fatalité. Le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne sont pas de puissants « conducteurs » de la paternité divine, de l'absolu. Ils sont flageolants, comme de plus en plus souvent les prêtres que l'on rencontre dans notre littérature depuis vingt ans. L'image du prêtre autoritaire - dont s'est nourri pendant tant d'années l'anticléricalisme canadien-français - est une image du passé ; elle ne se survit guère, aujourd'hui, que dans le personnage du curé Marquis du Poids de Dieu, qui justement fait plutôt figure de dinosaure dans le paysage. Le curé Folbèche passe la main au curé Loupret, qui la passe à l'abbé Jean Beaumont. À l'affirmation tranchante, extrinséciste, [174] succèdent presque sans transition une extrême timidité, une infinie circonspection. Dans la mesure même où ils sont sincères, les curés romanesques d'aujourd'hui ne parlent pas haut. L'affirmation n'est pas leur fort ; et pas seulement l'affirmation verbale, mais la simple affirmation de soi. On dirait qu'ils ne cessent pas de s'« enfarger »dans les plis de leur soutane (c'est tout juste avant l'époque du clergyman). Ils doutent beaucoup, et d'abord d'eux-mêmes. Oui, bien sûr, ils croient en Dieu, ils croient à la Rédemption, mais ils ne paraissent pas tout à fait sûrs que ce soit une « bonne nouvelle », ou du moins ils doutent violemment de leur aptitude à la communiquer. Dans Le temps des hommes d'André Langevin aussi bien que dans Il suffit d'un jour de Robert Élie, dans Le poids de Dieu et la pièce d'Anne Hébert, Le temps sauvage, dans Les pédagogues de Gérard Bessette, le prêtre se met lui-même en question bien avant que ses adversaires ne l'attaquent. Il ne donne prise ni à l'admiration, à l'imitation ou à la révolte ; il est lui-même le champ de bataille, et les armées en présence.
Devant un tel père, que font les fils ? Ils se dérobent, ils s'en vont. Ils défroquent. Avant ou après le coup, en désir ou en réalité. Ils perdent la foi, ou non. Mais qu'ils refusent la vocation avant de s'y engager, comme le Pierre le Magnifique de Roger Lemelin et le héros du Prix du souvenir de Jean-Marie Poirier, qu'ils gardent la soutane à bout de souffle comme Claude Savoie et le Jean Beaumont du Temps sauvage, qu'ils abandonnent le sacerdoce pour une mystique exclusivement humaine comme le Pierre Dupas du Temps des hommes, ou qu'ils retournent à l'état laïque dans le but d'y mener une authentique vie chrétienne, comme le Frère Thomas de René Carbonneau, tous ces défroqués ont quelque chose en commun. Ils recommencent à neuf. C'est comme s'ils n'avaient pas eu de père. Ils reconnaissent leur solitude, leur situation d'orphelins. C'est en eux-mêmes qu'ils trouveront l'indispensable paternité. Ils ne se sont pas révoltés contre le père ; ils se sont débarrassés d'une maigre imposition. Ils ne refusent pas Dieu ; ils ont rejeté une image de carton-pâte. Tout commence, ils vont chercher la vie - dans l'état clérical ou le laïcat, avec ou sans ce qu'on appelle communément la foi. À l'inverse, voyez le Jérôme Aquin de Jean-Paul Pinsonneault : renvoyé du grand séminaire, il s'entête dans une sorte de sacerdoce tout formaliste, et il est bien évident qu'il marche à rebrousse-vie. Sa démarche est l’antithèse exacte du mouvement spirituel qui se produit généralement, au Canada français, chez les personnages de roman qui entrent en contact avec la vocation sacerdotale ou religieuse. Tout se passe comme s'il fallait avant toute chose refuser la vocation, à tout le moins symboliquement, parce qu'elle est imposée par des pères qui n'ont pas la vie de leur côté.
Cette nécessité n'atteint pas uniquement ceux qui ont eu maille à partir avec une vocation religieuse particulière ; elle atteint le chrétien [175] au cours même de sa vie de foi ; et elle coïncide avec celle que subit, de façon générale, le personnage de roman canadien-français. Ce personnage est un homme qui brise les liens, qui rompt, qui s'en va. Qui recommence ou recommencera ailleurs, sur de nouvelles bases. Le départ, plus encore que la révolte. Car la révolte suppose une forte opposition, une autorité solidement constituée. La révolte contre l'informe ne peut qu'avoir mauvaise mine. Or c'est bien à l'informe qu'on a affaire : la culpabilité qui brouille les contours du réel, une paternité à toutes fins pratiques absente. Romain Heurfils, malgré sa morgue et son aptitude apparente à trancher de tout, n'exerce aucune paternité réelle, n'incarne aucun ordre, et j'imagine que ses fils auront moins à se révolter contre lui qu'à se débattre contre la culpabilité dont il était porteur et qu'il transmet comme un virus. Et revoici la morale. La culpabilité est l’anti-morale, et les fils auront, à l'intérieur ou à l'extérieur du christianisme, à se construire une morale. Or, l'amour est au centre de la morale, et il y a tout à parier que, s'ils demeurent ou veulent devenir chrétiens, ils iront d'abord vers la charité.
En effet, si l'on se réfère aux vertus théologales qui constituent l'armature de la vie spirituelle du chrétien, il m'apparaît que c'est la charité qui, la première, peut fonder dans la littérature canadienne-française des valeurs religieuses recevables dans l'aire du roman. La foi, qui est abandon à l'intelligence divine, et l'espérance, qui comporte une prémonition de l'au-delà, ne se prêtent pas symboliquement à l'appréhension d'un personnage qui en est, psychologiquement et spirituellement, au primo vivere. Il recourra plutôt à une charité volontiers terrestre, fraternelle plus que paternelle, qui est le dernier recours d'une morale dévastée. On en trouve des signes - des signes, non des preuves ou d'éclatantes manifestations - dans quelques romans parus au cours des dix dernières années. Ceux d'André Langevin, par exemple, Poussière sur la ville et Le temps des hommes, ou la pitié, la volonté de sauver les hommes, se présentent comme des formes sécularisées de la charité. (Je ne me permettrais pas d'interpréter dans un sens religieux une œuvre d'inspiration agnostique, si précisément les personnages-clés ne se proposaient eux-mêmes comme des rivaux du prêtre, et même de Dieu.) De même, dans La fin des songes de Robert Élie, la charité se présente d'abord sous la forme de l’amitié, et plus nettement encore, c'est elle qui fournit la clé de l'action complexe de Il suffit d'un jour. On pourrait citer d'autres exemples, moins explicites, de cette rentrée des valeurs religieuses dans le roman canadien-français, sous le signe d'une charité qui garde des liens étroits avec la plus fondamentale communion humaine. Mais il s'agit d'une découverte, d'une inauguration, bien plus que d'une rentrée ou d'un retour. Des esprits chagrins, attachés à la conception d'un catholicisme global et statique, ont déploré à grands cris l'effacement des valeurs religieuses dans le roman canadien-français depuis une vingtaine d'années. Mais il y avait [176] maldonne : ils parlaient de morale, d'une certaine morale, bien plutôt que de religion ou de foi. Le roman canadien-français est né catholique, comme tout ce qui naît ici. Il s'est comporté pendant quelque temps en chrétien du dimanche, c'est-à-dire qu'il remplissait ses devoirs religieux tout en vaquant par ailleurs à ses petites affaires, sans souci de l'expérience de la foi. Puis la révolte est venue, qui a balayé sa foi d'honnête paroissien. Il s'est retrouvé disponible pour toutes les expériences, forcé à toutes les expériences. Au niveau des valeurs religieuses, comme à tous les autres, il n'a pas à conserver, mais à inventer.
Gilles MARCOTTE
La Presse, Montréal.
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