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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Yves Martin, “Le domaine des « sciences sociales ».” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 1: “L’objet des sciences sociales”, pp. 11-15. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle confirmée le 7 février 2006 par M. Yves Martin de diffuser la totalité de ses œuvres dans Les Classiques des sciences sociales.] [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Yves Martin

Sociologue, département de sociologie, Université Laval

Le domaine
des «sciences sociales
».” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 1: “L’objet des sciences sociales”, pp. 11-15. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.


Quelles sont les disciplines qui constituent le domaine des sciences sociales ? Quels sont les objectifs que poursuivent les spécialistes de ces diverses disciplines ? Quiconque fait carrière dans un secteur ou dans l'autre de ce vaste domaine des "sciences sociales" ne saurait entreprendre de répondre à ces questions sans insister d'abord sur la difficulté de la tâche.

L'unanimité n'est pas faite, d'une part, sur la liste des disciplines qu'il faut considérer comme appartenant au domaine des sciences sociales. On revient aussi périodiquement, dans des discussions savantes, sur le problème de la délimitation entre les sciences sociales et les sciences de l'homme. En ce qui concerne d'une part, la définition de l'objet de chacune des sciences sociales particulières, les difficultés sont encore plus grandes. On conçoit bien différemment, souvent, le degré d'autonomie de ces disciplines entre lesquelles les frontières ne sont pas toujours nettement tracées. Sur ce plan, ce n'est pas seulement la diversité des conceptions qui fait problème. La science étant essentiellement recherche, il n'est rien de plus difficile, pour l'homme de science authentique, que de "définir" sa discipline : c'est en quelque sorte toute l'intention de sa vie de chercheur qu'il lui faudrait faire tenir en une formule concise...

Sans perdre de vue la complexité des problèmes soulevés par les questions formulées plus haut, nous proposerons, dans l'exposé qui suit, une description sommaire du domaine des sciences sociales.

L'expression "sciences sociales" renvoie explicitement à la société. Partons de là, c'est-à-dire de la réalité même qu'étudient, sous un angle ou sous un autre, les diverses disciplines qu'on rassemble sous l'étiquette générale de "sciences sociales".

[12]

À l'intérieur de cette réalité - la société - on peut distinguer diverses réalités particulières : la connaissance de chacune de ces réalités constitue l'objet spécifique d'une discipline particulière. Considérons d'abord les sciences sociales qui s'attachent ainsi à la connaissance d'un aspect particulier de la réalité sociale.

Une société, si on l'envisage dans ce qu'elle a de plus concret, c'est une collection d'individus, une population. Une discipline, la démographie, a pour objet l'étude des populations. Le démographe analyse, en premier lieu, l'état ou la structure des populations : volume, répartitions selon l'âge, selon le sexe, selon l'état matrimonial, selon le lieu de résidence, etc. ; il étudie, en second lieu, le "mouvement de la population" et les composantes de ce "mouvement" : la natalité et la nuptialité, la mortalité, les migrations ; il cherche, enfin, à découvrir les facteurs et les conséquences de l'évolution démographique, ce qui l'amène à examiner, par exemple, les relations entre la population et les ressources, entre la population et l'activité économique, etc. Les recensements officiels, la statistique de l'état-civil et la statistique des migrations fournissent au démographe les données sur lesquelles s'appuient ses analyses. Il exploite ces données à l'aide de techniques statistiques et mathématiques.

Une société est enracinée dans un milieu auquel elle s'adapte, mais qu'elle aménage en même temps. Les processus à travers lesquels se font cette adaptation et cet aménagement, les résultats de ces processus, les rapports entre la vie sociale et le milieu où elle se déroule, il y a là un ensemble de phénomènes dont l'étude relève de disciplines sociales, telles que la géographie humaine et l'écologie humaine. Les objectifs de la géographie humaine sont connus ; rappelons seulement quelques-uns des thèmes qu'abordent les chercheurs se rattachant à cette discipline : les modes de peuplement, la répartition de la population sur le territoire, l'habitat - urbain ou rural -, la transformation par l'homme des paysages, les genres de vie qui résultent de l'interaction entre l'activité humaine et les conditions naturelles, etc. Ce sont à peu près les mêmes objectifs que vise l'écologie humaine. Œuvres de chercheurs ayant une formation sociologique plutôt que géographique, les travaux poursuivis sous l'étiquette d’« écologie humaine » ont été particulièrement nombreux aux États-Unis depuis 1920 : on s'y est surtout attaché à décrire et à expliquer l'évolution de l'organisation de l'espace dans les grandes villes du pays. C'est ainsi qu'on a mis en lumière, par exemple, les phénomènes de ségrégation et l'existence de zones sociales à l'intérieur du territoire urbain. Les résultats de telles études ont largement contribué aux progrès de l'urbanisme aux États-Unis et (depuis moins longtemps) au Canada.

Moins concrète peut-être, la réalité économique constitue sans doute, pour chacun, la réalité sociale la plus familière... Les sciences économiques forment de même un secteur des sciences sociales dont chacun entend parler aujourd'hui, presque quotidiennement. L'économique (ou l'économie politique) est d'ailleurs, parmi les sciences sociales, l'une des disciplines les plus anciennes et les mieux établies. On soupçonne aisément l'ampleur du domaine qu'il appartient [13] aux économistes d'explorer. Enumérons quelques-uns des sujets sur lesquels portent leurs travaux : évolution dans le temps et dans l'espace de l'activité économique ; mode d'organisation de l'activité économique (v.g., système capitaliste) ; relations entre les facteurs de production (le travail, le capital) ; rôle des unités de production (entreprises agricoles, artisanales, industrielles, coopératives, publiques) ; formation des prix et des marchés ; répartition et redistribution des revenus (problèmes du salaire, du profit, de l'intérêt, des impôts, des prestations sociales, etc.) ; organisation et fonctionnement du secteur monétaire et financier ; allocation de la dépense (consommation, épargne, investissement) ; "orientation de la politique économique en fonction de certains objectifs politiques ou sociaux" ; élaboration des règles d'efficacité en matière de distribution des différents biens et services (économique du bien-être) ; relations économiques internationales ; etc.

Une société ne se constitue et ne se maintient que si elle est organisée ; c'est ainsi que toute société se donne une armature politique, juridique et administrative. A ces divers modes d'organisation correspondent des disciplines particulières : sciences juridiques, sciences politiques, sciences de l'administration. Entre ces diverses disciplines, les relations sont évidemment très étroites, étant donné, en particulier, la place qu'occupe le droit sur le plan de l'organisation sociale. Les sciences juridiques ont pour objet, de façon générale, l'analyse et l'explication des modes d'élaboration des différentes branches du droit : droit privé, droit public, droit constitutionnel, droit criminel, etc.

L'allusion que nous venons de faire au droit criminel nous amène à signaler qu'une science sociale particulière, la criminologie, a pour objet l'étude de la délinquance et des moyens de traiter les délinquants ; la pratique de cette discipline exige évidemment l'étude du droit criminel et du droit pénal, mais aussi de la psychologie et de la sociologie.

Empruntons à M. Raymond Aron une définition de la science politique : celle-ci étudie "tout ce qui a trait au gouvernement des sociétés, c'est-à-dire aux relations d'autorité entre-les individus et les groupes. Ou encore (ce qui a trait) à la hiérarchie de puissance qui s'établit à l'intérieur de toutes les communautés nombreuses et complexes (...) La science politique est... une manière d'étudier la société tout entière par rapport à un point de vue propre qui est celui de l'organisation et du fonctionnement des institutions de commandement" [2]. Illustrons cette définition en relevant certains des thèmes qu'abordent, dans leurs travaux, les spécialistes de la science politique : les idées politiques (idéologie démocratique ou communiste, par exemple) ; les institutions politiques [14] (constitutions des États, gouvernement central, régional et local) ; les partis, les groupes de pression, la participation des citoyens à la vie publique, l'opinion publique ; les relations internationales. Les sciences de l'administration constituent en quelque sorte une "spécialisation" à l'intérieur du secteur des sciences politiques dans la mesure où elles portent sur l'étude de l'administration publique (principes et méthodes d'administration, structure et fonctionnement des bureaucraties gouvernementales, etc.).

On peut reconnaître, à l'intérieur de la réalité sociale, un dernier palier, celui de la culture. Au sens où nous entendons ici ce terme, la culture, c'est ce qu'on a appelé l’« outillage mental d'une société », c'est-à-dire le langage, les traditions et coutumes, les mentalités, les modèles de comportement, etc. Diverses disciplines ont pour objet l'étude de l'ensemble ou d'un aspect particulier de ce palier de la réalité sociale ; mentionnons la linguistique, les sciences folkloriques, l'ethnologie, l'anthropologie culturelle. Les objectifs des deux dernières disciplines énumérées sont, fondamentalement, les mêmes ; la tradition française désigne comme ethnologues et la tradition américaine comme anthropologues culturels les chercheurs dont l'activité consiste à étudier la culture des sociétés - primitives ou modernes.

On ne peut pas rattacher à l'un ou à l'autre des paliers de la réalité sociale les trois disciplines que nous considérons avant de clore notre inventaire : la sociologie, la psychologie sociale et l'histoire.

La sociologie, en premier lieu, a en effet pour objet l'étude de la réalité sociale vue comme un ensemble ou, ainsi que le disent volontiers les sociologues, comme une structure. Le projet du sociologue est de montrer, en adoptant une perspective globale, comment une société s'est constituée, comment elle fonctionne et comment elle change. Projet ambitieux, sans doute, puisqu'il implique nécessairement que le sociologue prendra en considération à la fois tous les paliers de la réalité sociale et même, plus généralement, tous les phénomènes qui expriment la vie collective ou qui l'affectent de quelque façon. Les dimensions de l'objet d'étude expliquent la multiplicité des "spécialisations" à l'intérieur même du domaine de la sociologie. C'est ainsi qu'on trouve une sociologie de la religion, une sociologie du droit, une sociologie politique, une sociologie économique, une sociologie industrielle, une sociologie de l'éducation, une sociologie de la famille, une sociologie de l'art, etc. Dans chaque cas, le sociologue cherche à déceler les relations entre un phénomène ou un ordre de faits particuliers - le droit, la religion, l'organisation et les comportements politiques ou économiques, etc. - et l'ensemble de la réalité sociale. Des sociologues se spécialisent, par ailleurs, dans l'étude de sociétés restreintes : villes ou campagnes, par exemple ; une sociologie urbaine et une sociologie rurale se sont ainsi constituées.

La psychologie sociale, en second lieu, a pour objet l'étude des relations entre l'individu et la société dont il fait partie. Les psychologues sociaux [15] tentent "de comprendre et d'expliquer en quoi et comment les attitudes, les sentiments et les comportements des individus sont influencés par la présence (...) d'autres êtres humains". Encore ici, la diversité des problèmes qui retiennent l'attention des chercheurs est très grande. Enumérons quelques-uns des sujets d'étude : influences du contexte social sur les attitudes de l'individu, sur sa façon de percevoir les gens et les choses ; socialisation de l'enfant ; interaction des individus à l'intérieur des groupes ; phénomènes de masse ; processus d'acculturation et problèmes liés aux relations entre individus ou groupes d'origine ethnique différente ; préjugés, rumeurs, opinions ; effets des "mass-media", etc.

L'histoire, enfin, fait partie du domaine des sciences sociales, dans la mesure où elle éclaire le passé des sociétés. En fait, peu de travaux historiques ne peuvent servir, directement ou indirectement, à la connaissance des réalités dont l'étude relève des diverses sciences de la société.

Notre inventaire du domaine des sciences sociales est sans doute incomplet et nos explications, sûrement insuffisantes. La seule nomenclature des disciplines prédisposera peut-être le lecteur à beaucoup d'indulgence...



[1] Yves Martin, “Description sommaire du domaine des Sciences sociales”, in Éducation des adultes, cahier no 6, 1961, pp. 41-47.

[2] Raymond ARON, "La science politique en France", dans La Science politique contemporaine, Paris, Unesco, 1950, p. 54.



Retour au texte de l'auteur: Yves Martin, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 5:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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