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Sociologie politique
de la question nationale
Introduction
Le travail que nous présentons ici a été sollicité par l'empressement dont le célèbre auteur marxiste, Eric J. Hobsbawm, a fait preuve dans une entreprise, qui disons-le avoue à peine son but et dissimule mal l'idéologie et les intérêts politiques dont elle se réclame, de dénigrement systématique et de marginalisation à tout crin de la question nationale. Dans notre réponse, concédons à Eric Hobsbawm qu'elle déborde quelques fois le cadre d'analyse et la thématique qu'il nous a proposés, nous avons voulu indiquer et, peut‑être, expliquer la carence et certaines lacunes de la théorie marxiste (kautskyste-léniniste) en matière de question nationale. Du moins désignons-nous une longue tradition imprégnée de déterminisme économique, de volontarisme érigé en méthode, d’objectivisme investi de messianisme et d'utopie, qui débouche dans la plupart des cas, sur l'opportunisme politique.
Cependant, notre but n'est pas de présenter un bilan négatif ou de faire ressortir les apories du discours marxiste plus généralement révolutionnaire sur la question nationale, mais de situer les enjeux d'une période que des auteurs avisés et perspicaces caractérisent comme celle de l’urgence des changements constitutionnels, des remaniements administratifs, des transferts et délégations de pouvoir législatif. Il s'agit, en d'autres termes, de la période de la crise territoriale de l'État, des possibilités de désintégration politique de l'État‑nation qui exigent des réponses appropriées, des actes d'anticipation, une volonté de négociation, de la part des classes dominantes, face à "la prolifération [8] des mouvements nationaux" qui menacent l'équilibre constitutionnel et l’intégrité politique de l'État [1].
La période actuelle est aussi celle de l'incompatibilité entre le développement économique et l'extension ou le maintien de la démocratie que les classes dominantes voudraient pallier en renforçant les mécanismes de contrôle politique et judiciaire sur les organisations syndicales, en s'efforçant d'atomiser et fragmenter les classes populaires et dépolitiser les revendications des salariés [2]. La présente période se caractérise par la crise tant au niveau économique que politique, culturel et idéologique ; cela signifie aussi et c'est la conséquence de toute crise du système capitaliste que le front des classes exploitées et subordonnées se trouve désuni, subit l'émergence de nouvelles divisions et l’apparition d'anciennes : entre les travailleurs des grandes compagnies et ceux qui ont un travail précaire, mal rémunéré ou dont l'entreprise est en faillite, entre ceux qui ont un emploi et les chômeurs, entre les hommes (généralement ceux qui travaillent), les femmes et les étudiants (ceux qui sont le plus atteints par le chômage), entre les salariés du secteur public et ceux du secteur privé, etc. ...
Ajoutons également la compétition entre les salariés des différents pays qu'encouragent ou légitiment les politiques réformistes des directions politiques alignées sur les mesures d'austérité, de protectionnisme ou sur les "priorités à l'exportation" qui visent à maintenir un certain niveau d'emploi dans un pays au détriment des classes travailleuses dans un autre [3].
C’est dans un tel contexte que des personnes comme Hobsbawm (qu'il se rassure, tous les "marxistes" et autres déificateurs de l'État et adulateur du statu quo politique tiennent le même langage que lui) jugent bon de nous avertir que l'indépendance, les luttes d'émancipation nationales divisent la classe ouvrière, "le prolétariat". Nous voudrions montrer dans le présent ouvrage que la division ne se détermine pas, ne se découvre pas a priori, qu'elle n'émane pas de vertus dilatoires intrinsèques de l'indépendance nationale, qu'elle n'est pas le fait de l'emprise idéologique bourgeoise et ne traduit pas simplement une volonté politique si manichéenne soit-elle [4]. D'ailleurs, précisons tout de suite que personne même pas le virtuose Hobsbawm ne nous a démontré en quoi et pourquoi 'l'in dépendance nationale divisait-elle les classes exploitées. L'obsession de la division dénote dans de nombreux cas une bien curieuse manie de la centralisation de la suppression des différences, de la spontanéité et de l'originalité qui passe par une recherche ascétique de l'unité et révèle un conservatisme rigoureux en matière de culture.
L'oppression nationale opère une division, non seulement de la classe ouvrière, mais de tous les salariés et même des non‑salariés qui vivent, [9] subissent, ressentent les effets morbides de l'oppression nationale ; l'indépendance nationale est la condition nécessaire pour dépasser cette division. À vouloir tout unir, tout amalgamer, on aplanit, on nivelle, on supprime les différences, tant au niveau culturel que psychique, qui sont une des sources d'énergie de l'activité (politique) humaine. La politique faut-il le rappeler à Hobsbawm ne se fait pas avec des images, des modèles, des archanges du passé, des demi‑dieux (le prolétariat et le Grand Parti, Lénine et les autres) des constructions théoriques et imaginaires (la division et son semblable, l'unité) et encore moins avec des acteurs en série comme un peuple de santons tous identiques à eux-mêmes, mais avec des individus en chair et en os, qui n'ont pas les mêmes habitudes et les mêmes manières, les mêmes idéaux que notre british auteur.
Enfin, quand on voit comment les partis communistes opèrent, soit au Portugal ou en Espagne, soit en France ou en Italie, c'est-à-dire en subordonnant toute action de classe à la stratégie de contenir les partis socialistes, d'empêcher la "contamination social‑démocrate" de la classe ouvrière, c'est-à-dire en subordonnant toute lutte anti-capitaliste à l'infiltration des appareils d'États et à la pénétration de la société civile, on comprend fort bien pourquoi ils ont un intérêt essentiel à préserver les anciens cadres étatiques de la domination et de l'exploitation. Toute lutte d'émancipation nationale s'inscrit contre la stratégie globale des P.C. qui, à l'instar du parti de Santiago Carrillo, parce qu'ils n'arrivent plus ou pas à contrôler l'initiative des classes populaires, monnaient avec les classes dominantes leur participation à la lutte idéologique et politique. Aux uns quelques places dans les conseils d'université, les associations "nationales" de sociologie (par exemple), les institutions locales ou régionales, les média, etc. ... ; aux autres l'intégrité territoriale et idéologique de l'État. Tout cela, à la limite, ne serait pas tragique si leurs nouveaux postes ne servaient pas à étouffer, supprimer davantage les revendications et les initiatives des classes populaires, des mouvements nationalitaires et féministes.
On voit donc que toute position sur la question nationale met en scène de nombreux enjeux théoriques et politiques. Le lecteur comprendra donc que la présente réponse à E.J. Hobsbawm s'insère dans un ensemble de problèmes concernant les caractéristiques de l'impérialisme contemporain, le rôle de l'État, les mouvements nationaux en général et la question nationale au Canada et au Québec en particulier ; c'est pourquoi nous avons tenté de présenter l'esquisse d'une économie politique de la question nationale dont la complexité organique n'a jamais suscité autant de débats qu'aujourd'hui.
Cette complexité exige des concepts fusionnés, une analyse interdisciplinaire des faits sociaux et une approche globale de la crise actuelle [10] du système capitaliste ; c'est pourquoi la question nationale ne doit pas être identifiée au nationalisme ou à une forme idéologique quelconque comme le fait E.J. Hobsbawm avec tant de facilité et de désinvolture.
On devinera vite que si la nation est une construction idéologique, celle‑ci ne peut être que bourgeoise, qu'une condition de l'accès de la bourgeoisie au pouvoir, qu'un stratagème et une manipulation de sa part pour contenir et subjuguer les classes laborieuses. À regarder de plus près, cette démarche procède du raisonnement circulaire suivant : la nation se révèle une création de la bourgeoisie ; le nationalisme est bourgeois parce qu'il est une idéologie, en tant qu'idéologie il ne peut se révéler que bourgeois.
Mais E.J. Hobsbawm objectera qu'il "reconnaît" et prend en considération la nation comme tout bon marxiste English and British qui se respecte (tout comme G. Marchais qui crie, à qui veut l'entendre, qu'il n'y a pas de plus fidèles héritiers de Jeanne d'Arc que les "communistes français"). Non seulement ce type de discours appréhende la nation comme cadre géographique ou territorial, c'est‑à‑dire comme cadre étatique d'un pouvoir de classe et donc comme structure idéologique des classes dominantes mais suppose résolue la question nationale et définitif, sans appel, le statut de minorité qu'assigne l'État aux diverses nations qui ont été avalées, colonisées, absorbées, intégrées par et dans ledit État. Désigner le nationalisme comme idéologie bourgeoise signifie tout simplement reproduire le discours idéologique de l'adversaire, de l'Autre qui domine, assujettit, subjuge et subordonne ; réduire la nation à l'idéologie nationale, à l'État-nation, c'est capituler devant le discours des classes dominantes, c'est leur reconnaître un droit exclusif (et pourtant usurpé), un monopole dans et de la question nationale ; cela revient, en définitive, à leur abandonner le terrain de l'offensive, à abdiquer dans la lutte idéologique qui, on ne sait trop pourquoi, ne serait que l'apanage des classes dominantes. Au réductionnisme de la nation fait écho le culte de l'État.
Nous avons abordé dans cet ouvrage le problème de la stratification sociale et celui de la division internationale du travail qui lui est hé, pour pouvoir examiner les rapports entre les classes et la nation, entre les classes et l'État et donc dégager une analyse des formes évolutives de conscience sociale possible et une théorie de la conscience nationale à notre époque. Aussi notre polémique avec E.J. Hobsbawm a-t-elle été l'occasion de critiquer la conception assez répandue qu'il ne peut y avoir qu'une seule forme, qu'un seul parcours, qu'un seul ensemble de déterminations sociales de la conscience de classe. Les "classes" étant toujours là, disponibles, le sujet révolutionnaire étant déjà désigné, prêt à surgir et à transcender le mouvement historique et la conscience [11] existante, il est évident que la nation se trouve reléguée au second plan et confinée dans le pratico-utilitaire, le domaine fonctionnel de la tactique et dans l'espace réduit de la conjoncture.
Si la nation est un phénomène historique, c'est donc que son contenu et sa structure changent dans le temps et dans l'espace, en fonction de besoins sociaux et politiques particuliers, selon les exigences de la praxis humaine et en rapport avec le développement du système capitaliste. Dans notre analyse de l'évolution de la question nationale dans les pays de la "périphérie" et dans celle ces changements structurels intervenus au sein de la formation sociale québécoise, nous avons voulu mettre l'accent sur les rapports nouveaux qui se sont instaurés entre les classes populaires et la nation, entre le combat quotidien pour des intérêts immédiats et les luttes d'émancipation nationale, entre le renforcement structurel des classes laborieuses et la conscience nationale, entre la crise de domination de l'État et la crise d'hégémonie de l'État-nation.
Nous avons intitulé le présent ouvrage : "Sociologie politique de la question nationale" ; certes cela dénote une certaine audace et une prétention que, du reste, nous ne cachons pas ; mais en fait, par ce titre, nous voulons suggérer qu'il est grand temps d'élaborer une théorie de la nation qui ne soit pas une pâle copie de la curieuse copie léninienne de la quelque peu malheureuse copie engelsienne de la nation jacobine qui, au moins, correspondait aux exigences d'une classe particulière à une époque bien déterminée. Marx a critiqué cette conception "achevée", "définitive" de l'économie politique sous le règne de la bourgeoisie ; pourquoi les penseurs qui se disent "marxistes", comme E.J. Hobsbawm pour ne citer que lui, adoptent-ils une vision arrêtée, statique de la nation ? Pourquoi requièrent-ils une ontologie historique privée de son historicité ?
À la base de notre analyse de la question nationale se trouve une périodisation du colonialisme et de l'impérialisme.
E.J. Hobsbawm se réclame avec insistance de la pensée de Lénine en cette matière et la formule du Droit à l'autodétermination nationale lui semble tout à fait indiquée pour mettre un terme à ses inquiétudes et à ses interrogations sur le visage fugace et la force tenace du nationalisme. En fait cette formule de Lénine a connu un certain succès dans la révolution d'Octobre grâce aux erreurs de ses adversaires politiques, grâce aux exactions commises par les Généraux Blancs contre les nationalités non-russes et aussi grâce à une certaine démagogie et à des promesses vagues, générales, qu'elle contenait. Que les destinées de l'État soviétique se fussent accomplies contre l'indépendance des nations non-russes, que celles‑ci eussent résisté au pouvoir des Bolchéviks, que l'Armée Rouge eût dû envahir la Géorgie et arraché le fruit [12] de leurs récoltes aux paysans ukrainiens, cela ne gêne en rien le candide auteur britannique et ne jette aucune ombre sur les vertus théoriques intrinsèques de la formule qu'il a adoptée.
La conception de Lénine que les mouvements nationaux devaient être utilisés par le parti révolutionnaire et considérés comme des alliés conjoncturels de la révolution prolétarienne émane d'un découpage historique précis et d'une analyse particulière de l'impérialisme qui, pour le chef bolchévique, était porteur de guerres et de rivalités interimpérialistes issues des crises de surproduction du capitalisme et, corollairement, des luttes acharnées entreprises par les diverses bourgeoisies nationales pour s'accaparer des débouchés sur le marché mondial. Dans ce contexte la formule démocratique du droit à l'autodétermination nationale révèle une analyse pertinente et perspicace de l’importance des tensions nationales et du bassin potentiel d'agitations politiques qu'elles contribuent à créer. L'erreur de Lénine sera de considérer la nation comme un facteur de la politique et non comme un ensemble où se concentrent des contradictions, les mouvements nationaux comme des ingrédients de la tactique militaro-politique et non comme des sujets révolutionnaires.
Aujourd'hui, même la pertinence tactique de la formule ne tient plus parce que la période historique a changé. La question nationale n'est pas tant déterminée par les conflits entre États et entre bourgeoisies nationales et une crise de surproduction, qui nécessite un partage belligène du monde, que par la concentration du capital et la décentralisation de la production qui viennent contrecarrer la baisse du taux de profit. La présente période se caractérise par une intégration poussée du marché mondial et une politique des classes dominantes visant à renforcer l'unité du marché [5]. La décentralisation de la production que permet, entre autres, la diffusion de nouvelles techniques de production et d'information, nourrit le mouvement de massification et d'extension du travail et en même temps perturbe l'unité de l'État national. D'un côté on assiste à un renforcement structurel des classes laborieuses, de l'autre à une lutte que se livrent les fractions avancées et arriérées du capital pour réduire ou augmenter les interventions de l'État, les fractions fermement intégrées au marché mondial poursuivant une politique inflationniste, les autres menacées par la concurrence internationale exigeant une politique déflationniste créatrice d'emplois.
Cette compétition au niveau de l'État écrit Arrighi, participe d'une course que se livrent les différentes fractions du capital pour intégrer les "classes moyennes" et la classe ouvrière, afin de renforcer leurs positions politiques au sein de l'État. Cette bataille pour l'hégémonie contribue à diviser les classes laborieuses et affaiblit leurs capacités organisationnelles. C'est pourquoi le renforcement du travail sur plan [13] structurel n’implique pas forcément une amélioration qualitative correspondante sur le plan politique. La résistance quotidienne des classes laborieuses face à l'inflation, au chômage, aux attaques judiciaires ne témoigne pas toujours d'une croissance de la conscience politique.
Nous voyons dans les revendications nationales, dans une période de renforcement structurel du travail, la possibilité d'enrayer les jeux d'hégémonie des classes dominantes, d'unir les classes populaires et de contester le monopole idéologique de la bourgeoisie ou de partis populistes liés à un projet bourgeois de société en matière de question nationale. Aussi avons-nous consacré les deuxième et troisième parties de cet ouvrage à l'analyse des rapports entre la lutte nationale et les mouvements ouvrier et populaire au Québec qui sont indicateurs de la dynamique globale, des promesses et des riches potentialités de la réviviscence des mouvements nationaux dans les pays industriels développés.
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[1] cf. Anthony Birch ; "Political Integration and Desintegration in the British Isles". Londres, George Allen & Unwin, 1977.
- Antoine Maurice ; "L'attitude de Versailles. Du bruit que l'on n'écoute pas", in "Le Journal de Genève", 28 juin 1978 ; le journaliste, réagissant à l'attentat de Versailles commis par des Bretons, annonce le développement et la radicalisation du "problème régional" dans le contexte bien français de l'insistance de la répression étatique et de l'excès de centralisation.
- Piero Sompieri, "L'enjeu de l'élection présidentielle : l'avenir du compromis historique", in "Le Nouveau Journal", 29 juin 1978 ; le journaliste situe l'enjeu de la dernière élection présidentielle italienne dans le cadre d"une sérieuse crise dans les rapports entre le corps électoral et les partis politiques" qui révèlent les succès électoraux du parti d'Union valdotaine qui a doublé ses gains (24.7 q/b) aux dépens du P.C.I. (19.5%) et de la D.C. (21.2%) et du "parti local" qui a obtenu 25.8% des suffrages à Trieste.
[2] cf. "An interview with Lucio Magri", in "Socialist Revolution" no 36, 1977, p. 114 et p. 129.
[3] cf. Ernest Mandel, "The capitalist crisis and the working-class solution" in "Intercontinental Press Imprecor", vol. 16, no 46, 1978.
[4] cf. Conrad Lagueux, "L'unité du Prolétariat Québécois et Canadien" Ronéoté, Montréal, 1977.
[5] cf. Giovanni Arrighi, "Towards a theory of capitalist crisis" in "New Left Review", no 111, 1978.
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