Raymond MASSÉ
“PRÉSENTATION.
L'anthropologie au défi de l'éthique”.
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, no 2, 2000, pp. 5-11. Numéro intitulé : “Anthropologie, relativisme éthique et santé”. Québec : département d'anthropologie, Université Laval.
L'éthique tient une place croissante dans le discours normatif occidental. Alimenté à l'origine par les débats sur la bioéthique et les enjeux soulevés par les nouvelles technologies médicales, le discours normatif occidental a élargi le champ d'application de l'éthique à des domaines qui intéressent au premier plan l'anthropologie : l'universalité des « droits de l'homme », les intégrismes religieux, la tolérance envers certaines coutumes transposées en terres d'accueil (le port du tchador) ou les droits des minorités ethniques. Considérant l'importante des jugements moraux dans le fonctionnement quotidien des individus et des sociétés et considérant qu'ils sont des construits culturels que l'on ne peut extraire du contexte social et culturel qui leur donne sens (position qui fonde l'argumentaire de l'ensemble des collaborateurs de ce numéro), ces moralités définissent et reflètent, en large partie, les identités individuelles et collectives. La morale ne se résume pas à un simple sous-domaine de la culture ; elle en est une composante structurante qui influence tout autant les sphères politiques et économiques de la vie en société.
Lieux d'expression et de résolution des conflits de valeurs, l'éthique interpelle donc directement l'anthropologie qui s'est traditionnellement faite l'apôtre du respect des systèmes de valeurs de l'« autre ». En trame de fond, l'anthropologie se voit confrontée à la question fondamentale de l'universalité des valeurs et des principes qui sous-tendent les choix éthiques. De tels critères universels peuvent-ils exister dans le respect de la diversité culturelle ? L'anthropologie doit-elle défendre la pertinence d'éthiques plurielles, voire ethniques ? À travers une référence particulière aux domaines de la santé et des services sociaux, à la bioéthique et aux droits de l'homme, ce numéro contribue à répondre à ces questions fondamentales tout en faisant le point sur les contributions récentes de la discipline aux débats contemporains sur l'éthique.
On peut déplorer que, traditionnellement, l'anthropologie se soit évacuée elle-même du champ de l'éthique, prétextant des risques de dérives normatives et d'impérialisme culturel qui seraient inhérents à toute réflexion sur les limites de l'acceptable ou de l'intolérable, argumentaire mis en évidence dans des ouvrages pionniers (Edel et Edel 1959 ; Herskovits 1972 ; Hatch 1983). Ce constat d'implication tardive et mitigée est aussi valable pour ce qui concerne les enjeux éthiques générés par la biomédecine et la bureaucratisation, la professionnalisation ou la technologisation des systèmes de santé, si l'on se fie aux récentes recensions des écrits anthropologiques (Lieban 1990 ; Muller 1994 ; Kleinman 1995 ; Marshall et Koenig 1996 et dans ce numéro). L'une des raisons fondamentales de ce désintérêt résiderait dans la place centrale tenue par le relativisme culturel dans notre discipline. Pour les anthropologues relativistes, la moralité des comportements et des attitudes des membres d'une culture donnée est toujours fondée, et ne peut être remise en question, dès lors que ces comportements et attitudes prennent sens dans le cadre d'une culture vue comme un système cohérent de croyances et de pratiques. Tout questionnement sur les fondements éthiques de ces pratiques est perçu comme s'inscrivant dans une entreprise d'impérialisme culturel, puis éthique, qui impose une grille de lecture étrangère, décontextualisée, à des réalités qui prennent tout leur sens à l'intérieur de telle société, de telle culture. Pourtant, en invoquant une mission de description neutre et culturellement sensible des valeurs qui sous-tendent les pratiques sociales, l'anthropologie risque de confondre l'explication des fondements socioculturels des intolérances avec leur justification, soit à confondre relativisme méthodologique et relativisme éthique (Macklin 1999 ; Massé dans ce numéro). Le repli dans une neutralité relativiste bienveillante risque de conforter et de donner une légitimité à certaines pratiques qui menacent l'intégrité physique et mentale des individus impliqués (le charlatanisme de certains guérisseurs, les abus de pouvoir des membres des « groupes de gestion de thérapie » ou la pratique des mutilations sexuelles). C'est donc à l'analyse de la place du relativisme culturel dans la construction d'un relativisme éthique que s'attardent les auteurs des textes qui suivent. Le relativisme tue-t-il dans l'œuf toute volonté de prise de position dans les débats chauds laissés pour l'instant entre les mains des philosophes et des juristes, ou peut-il paver la voie à une tolérance critique ? Confine-t-il les anthropologues à une description minutieuse, mais passive, des éthiques locales ou le convie-t-il à une mise à jour des usages sociaux, politiques et religieux de morales manipulées par certains groupes d'intérêt ?
Ce numéro se penche aussi sur le devenir de cette mission de défense du relativisme dans le cadre de l'internationalisation de l'économie, de la mondialisation des cultures et l'uniformisation des valeurs. Qu'advient-il du relativisme éthique dans le sillage d'un certain postmodernisme qui nie l'existence de tout droit universel du fait qu'il est toujours un construit socioculturel détermine par un contexte historique spécifique ? Le soutien des anthropologues aux groupes sociaux, ethniques ou religieux, qui en appellent au respect de la différence et des traditions, ne risque-t-il pas d'en faire des complices naïfs des violations des droits fondamentaux de certaines minorités, de groupes marginaux et des femmes comme le suggèrent certains (Nagenstadt et Turner 1997) ? La mondialisation crée une pression accrue vers la conformité et vers l'uniformisation des valeurs, mais dans un contexte pluraliste marqué par l'accessibilité à une diversité de normes sociales et de codes moraux. C'est dans le cadre d'un tel paradoxe moderne de l'éthique que les articles présentés dans ce numéro s'interrogent sur les contributions du relativisme culturel à la construction d'un relativisme éthique et tentent de répondre aux questions suivantes : 1) l'anthropologie peut-elle faire de l'éthique un objet de recherche sans tomber elle-même, comme discipline, dans les ornières des prescriptions morales et de la moralisation ? 2) une ethnoéthique, fondée sur une analyse des similarités et des différences entre les valeurs et les normes morales organisatrices des pratiques sociales, est-elle alors possible, mais d'abord, souhaitable ? 3) peut-on imposer des limites au respect des valeurs et des pratiques des « autres » et, le cas échéant, le relativisme culturel peut-il procurer une aide quelconque pour définir les principes qui serviraient à baliser ces limites ?
Le débat sur le relativisme éthique qui alimente les textes de ce numéro ne peut faire l'économie d'une définition du relativisme culturel dont il s'inspire. L'article de Massé s'attache donc, d'entrée de jeu, à définir les notions d'éthique, de relativisme éthique et de relativisme culturel en fonction du traitement qu'en ont fait divers anthropologues et philosophes. Un bilan des critiques adressées aux relativismes, en particulier aux relents de réification des valeurs morales et d'essentialisation des groupes ethnoculturels qui les véhiculent, conduit l'auteur à faire un plaidoyer en faveur d'un relativisme critique et engagé. Soutenant qu'une description ethnographique apte à identifier les fondements culturels des pratiques sociales, et donc capable d'« expliquer » ces conduites, ne peut tenir lieu de justification éthique, Massé dénonce le repli frileux de plusieurs anthropologues derrière le paravent du relativisme. Ce passage d'une tolérance pure à une tolérance critique suppose d'aborder l'éthique comme le lieu d'expression des rapports de forces entre divers sous-groupes sociaux à l'intérieur d'une même société. Le mandat devient alors une analyse critique des usages sociaux et politiques des valeurs morales.
Les trois articles suivants analysent les contributions de l'anthropologie à la bioéthique. Marshall et Koenig amorcent la série par un article synthèse traitant des complémentarités et incommensurabilités dans les approches anthropologique et bioéthique du « bien » dans la pratique médicale américaine. Dénonçant la position résolument universaliste d'une bioéthique normative, les auteurs illustrent de quelles façons l'approche ethnographique rend possibles des analyses sensibles aux contextes socioculturels dans lesquels s'élaborent des positions bioéthiques ; elles procèdent pour ce faire à une imposante recension de recherches anthropologiques portant sur les soins en fin de vie et l'éthique de la recherche en contexte transculturel. Reconnaissant l'existence d'un profond fossé séparant les valeurs et l'épistémologie des anthropologues et des bioéthiciens, elles démontrent, exemples à l'appui, qu'une dose de relativisme est requise pour éviter les dérives d'un impérialisme éthique. Par exemple, les conceptions occidentales de l'individualité, du processus décisionnel en matière de soins, de la mort ou du consentement éclairé reposent sur un ensemble de présupposés culturels et de dynamiques microsociales (rôle des membres de la famille, des chefs communautaires) que l'anthropologie a le mandat, mais aussi les moyens techniques et épistémologiques, de mettre à jour. Le plaidoyer est ici en faveur d'une bioéthique sensible à l'anthropologie.
Ce n'est que tout récemment, et très timidement, que la bioéthique française a pris en compte la liberté et la subjectivité du patient. Dans l'article suivant portant sur l'historique de la bioéthique française, Zimmermann suggère que le primat d'un certain juridisme, accompagné d'un positivisme axé sur des valeurs et règles conçues comme objectives, a retardé la prise en considération de l'expérience vécue de la souffrance et du travail de la culture sur la construction et l'application des normes éthiques. Il aura confiné l'éthique appliquée à une « orientation vitaliste propre à l'idéologie dominante en France au moment où la bioéthique se constituait » et à une « inhumanité » dans ses applications. Le positivisme et la primauté des considérations théologiques (l'avenir de l'humanité, le respect de la vie) au sein du Comité national d'éthique auront évacué des considérations philosophiques de la médecine et la subjectivité des malades. Il faudra attendra la fin des années 1990, soutient-il, pour que les principes liés à la liberté et au respect du malade s'imposent à ceux de protection du vivant et de non-malveillance. Dès lors, « des pratiques autoritaires jusqu'ici tolérées deviennent intolérables », démontrant encore la perméabilité des normes éthiques à l'influence du contexte social et culturel.
Bouffard, dans la foulée de Zimmermann, met en évidence l'influence de la culture sur la construction des normes et règles bioéthiques dans le domaine de la génétique, au Québec cette fois. Elle montre comment le développement de la génétique a modifié les représentations culturelles de l'individu, de la famille, de la communauté, voire de l'espèce humaine, qui agissent dès lors comme autant de « forces symboliques efficientes et puissantes » qui ont, a leur tour, alimenté une bioéthique discursive et normative. Le travail de la culture sur la bioéthique est largement médiatisé, dit-elle, par les discours prophétiques utopistes ou catastrophistes, les utopies et les contre-utopies qui mobilisent les espoirs et les craintes les plus profondes de l'humain. Bref, la culture investit le bastion prétendument a-culturel des laboratoires de recherche en génétique. Elle soutient, à l'instar de Marshall et Koenig et de Zimmermann, que l'anthropologie doit jouer un rôle actif dans l'analyse de l'influence qu'exercent les croyances et les valeurs sur la construction des normes et principes bioéthiques qui régissent la recherche en génétique humaine.
Un tel travail de la culture sur les conceptions du tolérable et les principes éthiques est aussi évident dans le cadre des pratiques d'éducation des enfants comme le montre Teresa Sheriff. On peut en constater l'impact à travers la variabilité interculturelle des pratiques disciplinaires des parents de groupes ethnoculturels québécois, et de là, dans les valeurs qui définissent l'acceptable. Mais on en constate aussi les effets dans la part de violence éthique que comportent les règles et normes de la loi sur la protection de la jeunesse. Ses analyses mettent en évidence l'incontournable normativité liée à une application trop mécaniste, par les intervenants sociaux, de principes conformes aux valeurs dominantes, mais non partagées par les parents des enfants d'immigrants. Ces intervenants, tout en protégeant l'enfant des abus et des négligences, « travaillent le social » en favorisant une redéfinition des rapports intrafamiliaux et du concept même de famille (sans égard pour la multiplicité des structures familiales modernes). C'est au nom du bien de l'enfant cette fois, qu'apparaissent les risques de dérapages éthiques ; ils prennent la forme d'abus associés à la difficulté de négocier avec la différence en société pluraliste, et ce, dans un cadre où le citoyen « signaleur » devient le relais des professionnels dans le respect des normes.
Les deux derniers textes élargissent le débat sur l'éthique au-delà des enjeux liés aux soins. Hours et Selim, d'abord, réfléchissent sur l'éthique de la pratique de terrain en contexte de sociétés totalitaires. Pour eux, l'anthropologie a bien montré que l'éthique comme « pôle de dépassement des valeurs internes et externes », celles de l'anthropologie et celles des sujets à l'étude, se construit d'après la connaissance de l'« autre », acquise à travers le terrain, et n'est aucunement réductible à une logique de substantialisation. Considérant qu'« il n'y a pas de vérité sociologique hors des rapports qui la construisent », l'opposition entre une anthropologie éthique descriptive et relativiste et un activisme militant défendant des valeurs extérieures au groupe ne peut être, selon eux, que réductrice et paralysante. Conscients des implications politiques de l'éthique et se basant sur des exemples tirés de terrains marqués par la domination coloniale (Laos, Vanuatu-Nouvelles Hébrides, Cameroun), les auteurs montrent que l'éthique ne peut être définie en dehors des rapports de pouvoirs. Ils défendent la position provocatrice voulant que « l'éthique en anthropologie n'a aucune réalité antérieure et extérieure à la pratique du terrain comme lieu de rapports, de communications, de distance maîtrisée ». L'éthique est plus idéologique que morale, soutiennent les auteurs, et « les efforts pour produire une éthique globalisée, universelle, tendent à être aliénants et aliénés ». Cette position rejoint celle que défend ensuite Bibeau, mais elle prend le contre-pied de l'appel de Massé pour la reconnaissance de principes éthiques fondés sur les droits de l'homme. Pourtant, reconnaissent Hours et Selim, en se cachant derrière un relativisme culturel qui postule que la culture explique tout et rend tout acceptable, les anthropologues ont trop longtemps occulté les abus des pouvoirs politiques, fussent-ils de gauche, mais ont aussi occulté leurs propres valeurs morales, politiques et religieuses.
Enfin, acceptant comme largement fondées les critiques adressées par certains post-colonial scholars aux biais occidentalo-centristes des droits et libertés défendus par la Charte universelle des Droits de l'homme, Gilles Bibeau clôture ce numéro- par un vibrant plaidoyer en faveur d'une « éthique créole ». S'inspirant de l'étude de cas de quatre intellectuels condamnés dans leurs pays respectifs pour avoir défendu les valeurs d'autonomie et de liberté d'expression, Bibeau soulève la question du droit des écrivains à dénoncer l'intolérance religieuse (Salman Rushdie, Taslima Nasreen), politique (Wei Jingsheng) ou ethnique (Den Saro-Wiwa). Fidèle aux préoccupations de l'anthropologie pour le respect de la différence et de la pluralité des valeurs, Bibeau expose les positions de penseurs asiatiques et occidentaux sur l'impératif de penser le pluralisme dans les domaines du droit et de l'éthique tout en respectant des « catégories et concepts propres aux cultures non occidentales ». L'éthique créole à laquelle il nous convie reposerait sur un métissage des systèmes de valeurs différentielles en jeu. La conception occidentale des droits de l'homme devrait alors savoir composer avec l'existence d'environnements socioculturels qui n'ont rien de commun avec le monde séculier et post-religieux occidental.
Il se dessine un consensus chez les auteurs de ce numéro pour déplorer le peu d'implication des anthropologues dans le débat sur les limites de la normativité éthique. Massé signale qu'au-delà de l'appel idéalisé au respect de l'autre, l'anthropologie n'a pas su baliser les voies concrètes d'une tolérance critique. Sheriff déplore leur non-implication dans la construction culturelle de la notion de « bien de l'enfant ». Marshall et Koenig critiquent l'implication tardive des anthropologues dans les débats à l'origine de la bioéthique américaine. Zimmermann se questionne sur leur absence lors de la proposition faite par le Comité national d'éthique du concept, pourtant culturellement construit, de « personne humaine potentielle ». Il s'inquiète du fait que la bioéthique, insensible aux réalités sociales et culturelles, se soit développée en se référant abusivement et maladroitement aux « réalités anthropologiques et culturelles ». Bref, lorsque les anthropologues se préoccupent d'éthique, c'est souvent en tombant dans l'occultation des réalités sociopolitiques (Massé), dans une « anthropologie exclusivement littéraire » qui construit des représentations de représentions, regrettent Hours et Selim. Les auteurs de ces textes croient, avec Raymond Firth, que l'anthropologie doit relever le défi de l'éthique, en allant « au-delà des déconstructions et de la critique des positions établies, au-delà de l'exotisme et de l'esthétique, dans le souci d'analyses qui soient imaginatives, pertinentes, sans distorsions ou sensationnalisme (Firth 1981 : 200).
L'objectif de ce numéro n'est aucunement de définir le programme d'une nouvelle sous-discipline dédiée à l'« anthropologie des moralités », mais plutôt d'identifier les conditions dans lesquelles les anthropologues peuvent poursuivre la mise en lumière des discours et des pratiques discursives « éthiques » qui interagissent dans chaque culture. C'est à ce niveau, et non pas au niveau de la seule analyse du contenu des morales locales, que se situe le mandat d'une éthique comparative. Il est toujours risqué de subdiviser les champs d'application de l'anthropologie et d'en faire des sous-disciplines. Retenons l'exemple des dérives de l'anthropologie médicale anglo-saxonne, de plus en plus « médicalisée », qui adopte plus ou moins consciemment les catégories de la biomédecine et s'éloigne progressivement des terrains social et culturel sur lesquels évolue la maladie. Le concept d'anthropologie de l'éthique a toutefois le mérite de rappeler aux anthropologues la pertinence, mais aussi la nécessité, de contribuer à résoudre les dilemmes éthiques, notamment lorsque ces dilemmes émanent de pratiques et de conflits qui mettent en danger l'intégrité et le respect de la personne humaine dans les sociétés occidentales - et traditionnelles.
RÉFÉRENCES
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Raymond Massé
Département d'anthropologie, Université Laval
Sainte-Foy (Québec) GIK 7P4, Canada
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