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Raymond MASSÉ
“Les nouveaux défis
pour l’anthropologie de la santé.”
Un article publié dans revue Anthropologie & Santé, 1 (2010), numéro intitulé: “Où va l'anthropologie de la santé ?”, pp. 1-15. Éditeur : Association Amades.
- Introduction
- 1. Un nouveau contexte mondial appelle de nouveaux concepts
- 2. L’adéquation des outils conceptuels et théoriques classiques de l’anthropologie de la santé
- Défi #1 : Créativité et développement d’outils conceptuels adaptés à la mission disciplinaire
- Défi #2 : Développer une réflexivité appliquée à la discipline elle-même et non seulement à ses objets de recherche
- 3. Les enjeux de l’appropriation des outils méthodologiques étrangers à l’anthropologie médicale classique
- Défi #3 : Prendre au sérieux les plaidoyers pour une plus grande rigueur méthodologique
- Le défi des méthodes qualitatives
- Le défi des méthodes quantitatives
- 4. Les enjeux de la phénoménologie de la santé et de la maladie
- Défi # 4 : Ne pas perdre de vue la dimension à la fois phénoménologique et politique des rapports à la santé
- Défi #5 : Éviter les dérives narratives et les surinterprétations
- Conclusion
- Résumés : Français / English
Note pour la version numérique : la pagination correspondant à l'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.
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INTRODUCTION
Les Assises de l'anthropologie médicale organisée par Amades à Toulouse le 18 septembre 2009 avaient, entre autres objectifs, d'alimenter la réflexion sur les enjeux et les défis que la discipline devra relever dans les années à venir. Signe des temps : la Society for Medical Anthropology, pour souligner son 50ème anniversaire, tenait quelques jours plus tard un colloque international sur le même thème. En fait, ayant acquis une certaine maturité au cours des quatre dernières décennies, l'anthropologie de la santé et l'anthropologie médicale cherchent un nouveau souffle. Et ce, même si personne ne questionne aujourd'hui la pertinence d'une telle sous-discipline, ou ne déplore l'éclatement de l'anthropologie en une multitude de champs de recherche. Bien sûr, le danger existe toujours d'un saucissonnage des champs de recherche susceptible de masquer les questionnements fondamentaux de la place de l'Homme entre universalité et diversité. Mais la croissance exponentielle de l'importance du champ de la santé dans la vie sociopolitique et économique planétaire, la multiplication et la complexification des nouveaux champs de recherche en santé de même que le développement de concepts et de théories anthropologiques propres à l'anthropologie de la santé confirment la pertinence d'un domaine spécifique dédié à la santé.
La multiplication des objets de recherche, les enjeux méthodologiques et épistémologiques soulevés par l'arrimage avec une anthropologie appliquée et impliquée, les risques d'une médicalisation de l'anthropologie de la santé ou encore l'omniprésence des enjeux bioéthiques interpellent les anthropologues médicaux. Ceux d'entre eux qui ont contribué à la consolidation de cette sous-discipline, en particulier les universitaires, doivent réfléchir au type de formation qu'ils considèrent important et pertinent pour former la prochaine génération. Dans le présent article, je suggérerai quelques pistes de réflexion en ce qui concerne deux domaines d'enjeux qui se sont particulièrement imposés pour l'avenir de l'anthropologie de la santé. Le premier est celui de l'adéquation (et de l'évolution souhaitable) des outils conceptuels et théoriques à la disposition des anthropologues pour relever les défis posés par les nouveaux objets de l'anthropologie de la santé. Le second domaine est celui des méthodes, et plus précisément du positionnement des anthropologues par rapport aux méthodes d'analyse de données et aux postures critiques utilisées par les partenaires avec lesquels nous avons généralement à travailler dans les projets de recherche ou la planification des programmes d'intervention. Pour illustrer ces domaines, je retiendrai cinq défis dans une liste qui pourrait être bien entendu aussi longue que celle des nouveaux objets de recherche en santé ou des nouvelles méthodologies. Je débuterai par rappeler certains éléments de contexte dans lequel s'inscrivent ces défis.
1. Un nouveau contexte mondial
appelle de nouveaux concepts
L'anthropologie de la santé évolue dans le cadre d'une multiplication des objets de recherche liés à la santé et à la maladie. Au-delà de l'opposition classique entre santé mentale et santé physique, se pointent les déterminants génétiques de la santé et les avancées dans le champ du psychosomatique. L'étude des rituels thérapeutiques traditionnels doit composer avec l'analyse des multiples biotechnologies. L'opposition classique entre guérisseurs traditionnels et médecins fait de moins en moins sens face aux multiples déclinaisons des spécialités biomédicales d'un côté et à l'ouverture croissante aux médecines alternatives et complémentaires de l'autre. L'étude ethnomédicale des croyances liées à la maladie et aux pratiques de soins, d'orientation surtout culturaliste, doit composer avec les modèles multifactoriels (économiques, sociaux, politiques, culturels) des déterminants de la santé et [3] avec la santé globale. Bref, les frontières classiques rigides entre santé et maladie ou culture et politique deviennent de plus en plus floues.
Autre transformation dans le champ des objets de recherche, les dernières décennies ont confirmé l'importance d'un éclatement des contextes locaux d'étude de la maladie. Les grippes aviaires et porcines, le sida, le SRAS, l'accès aux antirétroviraux ou la mobilité des professionnels de la santé du Sud vers les pays riches sont des exemples de problématiques qui ne peuvent être abordées au seul plan local mais doivent plutôt l'être dans le cadre d'une anthropologie de la santé globale. La plupart des nouvelles problématiques contraindront l'anthropologue à adopter une approche mondiale, globale, des rapports à la santé. Le malade n'est plus simplement un membre d'un groupe ethnique donné, vivant à l'intérieur de frontières communautaires bien délimitées. La santé est de plus en plus emmêlée dans un complexe ensemble de politiques économiques, de relations internationales, de mobilité de populations, voire de nouveaux systèmes parallèles de santé que sont les ONG et les fondations privées internationales comme le soulignent James Pfeiffer et Mark Nichter (2008), alors que s'installent de plus en plus de lieux d'interférence et de rupture dans les axes de décision, entre la population et l'État, en matière de politiques de santé.
La biomédecine qu'étudiera la nouvelle génération d'anthropologues de la santé est aussi de moins en moins une médecine au chevet du patient et de plus en plus une médecine au chevet des populations. L'épidémiologie, l'économie de la santé et la santé publique déterminent de plus en plus directement les soins jugés coûts-efficients et instruisent directement les politiques de santé nationales et internationales. Dans le même temps, non seulement l'individu est appréhendé comme un maillon d'une chaîne internationale de transmission des virus et des biotechnologies, mais il disparaît progressivement pour être abordé comme un simple membre de "populations" à l'étude. La médecine et la santé publique travaillent sur des "populations" à risques ou prioritaires, qui deviennent de nouvelles formes d'entités expérimentales, de nouveaux "corps sociaux expérimentaux", encore plus complexes que le corps individuel comme objet d'étude. Les campagnes de vaccination, la génétique des populations, par exemple, construisent ainsi de nouveaux corps sociaux qui deviennent de nouveaux sites d'expérimentation, de production de savoirs biomédicaux et des sites d'application de normes éthiques.
Enfin, pour compléter cette brève introduction aux nouveaux objets de recherche qui attendent l'anthropologie de la santé, rappelons que les critiques de la déshumanisation et de la spécialisation excessive des soins qui accaparait une large place de la critique de la biomédecine dans les années 1960-70 (invoquant des considérations de bienfaisance et de déontologie médicale) se complexifient avec le raffinement de modèles bioéthiques qui prennent en considération une pluralité de normes et de principes éthiques (responsabilité, autonomie, précaution, transparence, solidarité, justice sociale, etc.). Les revendications pour le respect de ces principes bioéthiques prennent progressivement le relais des revendications politiques classiques comme lieu de critique du système biomédical et de la santé publique invitant l'anthropologie et les autres sciences sociales à élargir le spectre de leurs analyses critiques.
Ces quelques lignes suffisent ici à montrer que les défis qu' aura à relever l'anthropologie de la santé à l'aube de la seconde décennie des années 2000 sont d'un tout autre ordre que ceux qu' a dû relever la discipline dans les années 1970. L'enjeu n'est plus maintenant de défendre la pertinence de la discipline (même au sein de l'anthropologie) mais d'élaborer des concepts, des modèles théoriques et des stratégies méthodologiques adaptés aux nouvelles problématiques de la santé. Après quatre décennies de construction, sa pertinence est acquise dans la plupart des sociétés occidentales comme voix critique et discipline dédiée à l'analyse des savoirs, des attentes et des besoins des populations en matière de santé. Les premières générations d'anthropologues médicaux sont issues de l'anthropologie classique enseignée dans les années 1950-1970. La dernière génération fut généralement formée de plain pied en anthropologie de la santé. Maîtrise-t-elle pour autant les outils conceptuels et méthodologiques requis pour relever ces nouveaux défis ?
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2. L'adéquation des outils conceptuels
et théoriques classiques de
l'anthropologie de la santé
Au cours des années 1970 et 1980, dans sa quête de reconnaissance comme sous-discipline, l'anthropologie de la santé s'est dotée d'outils conceptuels adaptés à ses objets de recherche spécifiques. Tout en demeurant bien arrimée à l'anthropologie comme discipline mère et tout en partageant les grands enjeux classiques (telles l'étude de l'altérité, la défense des identités des groupes ethniques minoritaires ou dominés, la promotion d'un relativisme culturel, l'approche holistique), cette nouvelle discipline s'est dotée, dans une perspective d'abord culturaliste, d'outils conceptuels tels ceux de réseaux sémantiques, modèles explicatifs de la maladie, trajectoire de soins, pluralisme médical, savoirs populaires ou idiomes de détresse. Au cours des deux dernières décennies, dans la mouvance de l'approche foucaldienne des biopouvoirs et des critiques de la mondialisation, l'anthropologie médicale critique a proposé des concepts tels ceux de corps (social, institutionnel, individuel), de social suffering et de violence structurelle, qui facilitent la conceptualisation de l'influence des rapports sociaux inégalitaires et des rapports asymétriques de pouvoir sur la santé. Mais, peut-on demander, ces concepts sont-ils toujours adaptés au nouvel environnement politique, économique, technologique dans lequel les problèmes de santé émergent et sont pris en charge ? En particulier, sont-ils adaptés : 1) à la complexité croissante des rapports de l'individu à la santé dans le contexte de l'explosion des biotechnologies, du dépistage génétique, de l'accès à l'information par Internet, etc. ; 2) à la complexité des rapports de pouvoir dans un contexte où les concepts traditionnels de rapports de classe et de genre ou les rapports nord-sud apparaissent de moins en moins aptes à favoriser une véritable compréhension de la complexité des rapports sociaux, interethniques et internationaux ; 3) au flou grandissant des frontières interdisciplinaires alors que sociologues, politologues, philosophes, géographes et économistes prétendent chacun à sa façon, tout autant que les anthropologues, privilégier une approche holistique, humaniste et critique de la santé et de la maladie ? J'aborderai ici deux des nombreux défis que devra relever l'anthropologie de la santé au plan conceptuel.
- Défi #1 : Créativité et développement d'outils conceptuels
adaptés à la mission disciplinaire
Nous pouvons répondre partiellement à ces questions, et illustrer l'importance de la créativité dans le développement d'outils conceptuels, à partir de l'exemple des enjeux soulevés par les concepts élaborés autour de la notion de risques relatifs à la santé. Le concept épidémiologique de facteur de risque, qui se retrouve au cœur des démarches de planification et d'évaluation des politiques de santé, fut abondamment critiqué (Trostle, 2005 ; Calvez, 2004) pour sa réduction des facteurs sociaux (par exemple : sexe, niveau de scolarisation, classe sociale) et culturels (par exemple : croyances religieuses, représentations de la maladie) à des variables désincarnées. On a aussi mis en cause les impacts de ces indicateurs en termes de dépolitisation des analyses relatives au degré d'exposition de l'individu et des groupes vulnérables à des facteurs de risque et en termes de décontextualisation des facteurs socioculturels réduits à des variables morcelées, puis réintégrées dans des modèles d'explication structurés en fonction d'une seule logique de corrélations statistiques multiples. Certains professionnels de la santé publique ont pris la mesure de ces limites et ont proposé des concepts alternatifs qui seraient mieux aptes à saisir la complexité des interactions entre les facteurs, à les recadrer dans le contexte sociopolitique et à les interpréter en tentant compte du cadre de vie quotidienne de l'individu. Les concepts de « conditions de vie à risque » ou de « modes de vie collectifs » furent entre autres proposés par les promoteurs d'une nouvelle approche en promotion de la santé (O'Neil et al, 2006 ; Frolich et Polland, 2006) afin de mieux saisir l'ancrage des facteurs de risque dans le vécu quotidien et l'environnement socioculturel de l'individu. L'anthropologie, pour sa part, a mis l'accent principalement sur la déconstruction et la critique radicale de l'usage qui est fait du concept de facteur de risque par la santé publique. Or, l'anthropologie ne doit surtout pas se confiner à un simple travail de déconstruction des acceptations épidémiologiques du risque ou à une analyse des usages politiques qui en sont fait ; elle doit savoir être créative et produire des concepts alternatifs [5] mieux aptes, entre autres, à encourager l'étude fine des conceptions populaires du risque adaptées à des problématiques et à des contextes de vie spécifiques. Seule l'anthropologie semble dotée de la volonté et des outils méthodologiques pour saisir les conceptions et surtout les constructions circonstanciées du risque du point de vue des populations ciblées. L'anthropologie doit travailler à la construction de ce que James Trostle (2005) appelle des « théories auxiliaires de la mesure » du risque qui seront en mesure de tenir compte, sans les dénaturer abusivement, des liens entre les concepts fondées en théorie et les indicateurs utilisés pour les mesurer. Parallèlement, l'une des avenues ouvertes à l'anthropologie sera de pousser plus avant le raffinement de concepts suggérés, mais pour l'heure peu théorisés, de « gestion communautaire du risque » et d' « épidémiologie populaire ». Peter Brown définit ce dernier concept comme « un processus par lequel des non-experts recueillent des données et autres informations scientifiques, et aussi orientent et canalisent le savoir et les ressources des experts dans le but de comprendre l'épidémiologie d'une maladie » (Brown, 1992 : 269). Ce qui est en jeu ici, c'est le dépassement d'une analyse du risque réduisant l'individu et les collectivités à des sujets passifs, pour y voir des acteurs individuels et collectifs capables de produire leurs propres modèles d'analyse des risques, de mettre en branle des stratégies de gestion et de mobilisation politiques. Il s'agit pour l'anthropologie de faire preuve de créativité et de développer des concepts aptes à saisir les mécanismes et les stratégies de gestion des risques dans la vie quotidienne, au sein des familles par exemple. Des concepts tels ceux d'habitus du risque, de réflexivité face aux risques, des stratégies profanes de gestion du risque (Burton-Jeangros, 2004), d'ethos du risque ou d'ethnoéthique de la moralisation des rapports aux risques (Massé, 2007) mériteraient un sérieux approfondissement théorique afin de leur donner leur pleine mesure.
Or, l'anthropologie se confine encore trop souvent à la production d'un contre-discours savant sur le risque, plus qu'elle ne se préoccupe du vécu du risque au quotidien en contexte familial et communautaire. Elle doit déborder d'une théorisation "sur" le risque pour développer des concepts "à partir du" risque et des savoirs et pratiques populaires. Comme le suggèrent Barbara Adam, Ulrich Beck et Joost Van Loon (2000 : 1), dans leur réflexion sur la production de concepts analytiques en sociologie du risque, l'anthropologie ne doit pas se contenter de demander quelles sont les contributions de la théorie sociale à notre compréhension de la nature des risques modernes, mais plutôt qu'est-ce qu'une compréhension du risque du point de vue de l'individu et de la communauté peut apporter à la théorie sociale. Paraphrasant l'appel lancé par Bruno Latour dans sa préface à l'édition française du livre de Beck (2001), l'anthropologie se doit d'abord d'apprendre à penser les pratiques et les savoirs reliés au risque avant d'apprendre à se penser elle-même à travers des cadres théoriques pré-établis. L'anthropologie ne doit pas perdre de vue que la théorie doit évoluer au gré d'une dialectique théorie versus pratique. Il faut s'assurer que les théories et les concepts révèlent plus qu'ils ne masquent le travail mené par les acteurs sur les interprétations parfois inattendues du risque et du jugement moral porté sur les pratiques. L'enjeu est d'abord celui d'une conciliation des constructions du monde élaborées par la population et par les chercheurs.
- Défi #2 : Développer une réflexivité appliquée à la discipline
elle-même et non seulement à ses objets de recherche
L'un des dangers qui menace l'anthropologie de la santé pourrait être de se soustraire à une véritable critique de ses postulats, de ses dogmes, de sa rectitude disciplinaire. Si la mission qu'elle s'est donnée de critique de la biomédecine, de dénonciation des inégalités sociales, de remise en question des modalités d'exercice du biopouvoir doit être pris au sérieux (et il le doit), l'anthropologie doit aussi savoir remettre en question les fondements empiriques et épistémologiques de certains de ses réflexes critiques. Evidemment, la réflexivité devient triviale si elle signifie simplement l'introspection psychologisante et autocentrée d'une discipline obsédée par une posture relativiste. Elle sera d'autant plus inutile si elle ne sert qu'à alimenter l'entreprise d'auto-flagellation à laquelle s'est adonné un certain courant postmoderne. On doit plutôt entendre par réflexivité disciplinaire l'examen et la révision constante de ses cadres conceptuels et de ses pratiques de recherche.
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II sera donc important de cultiver une prudence face aux discours convenus à connotation morale et d'éviter les dérives du "bien penser anthropologique" face aux "dérapages" idéologiques au sein de la discipline. Par exemple, les anthropologues se présentent parfois comme des pourfendeurs de la biomédecine et les défenseurs inconditionnels des médecines alternatives et traditionnelles. Des exemples en sont les discours récurrents, explicitement négatifs et critiques, accusant certains anthropologues médicaux qualifiés de "culturalistes" ou d'«empiristes» du simple fait qu' ils font la promotion d'une anthropologie médicale appliquée, qu'ils travaillent à la promotion de la santé publique ou en faveur de l'implantation élargie de la biomédecine dans les sociétés traditionnelles. Bien sûr, les dangers d'une médicalisation de l'anthropologie médicale sont évidents. Toutefois, certains discours supposent, avec maints raccourcis, qu'une telle implantation est un mal en soi. L'introduction de la pratique biomédicale a bien sûr ses forces et ses limites. Les enjeux, par exemple, de disqualification des médecines traditionnelles sont bien réels. Mais certains discours paraissent parfois moralisateurs, dénonçant, voire diabolisant tout programme de développement sanitaire international ou tout développement de la biomédecine au nom du bien des populations concernées. Ils présupposent de même que l'anthropologie médicale appliquée travaille à la disqualification des médecines "traditionnelles". Ici encore, sans nier les contributions des savoirs ethnopharmacologiques et de plusieurs pratiques thérapeutiques, la réflexivité critique de l'anthropologue doit s'appliquer au moins autant à certaines pratiques frôlant le charlatanesque, qu'aux pratiques biomédicales. En fait, l'un des enjeux importants réside dans l'évitement des pièges de la rectitude disciplinaire, des postures dogmatiques, du populisme sanitaire.
Or il faut tout autant éviter, comme le souligne Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008), le misérabilisme et un romantisme naïf face aux « populations locales » et aux « traditions » qui risquent de confiner les anthropologues à l'image de défenseurs inconditionnels, irréductibles, des traditions et du statu quo. L'anthropologie devra être vigilante pour éviter les pièges du conformisme idéologique tout autant que ceux associés au populisme méthodologique (mise au jour des valeurs, des comportements, ressources propres au peuple) et au populisme idéologique (l'exaltation fascinée des vertus du peuple). Bien sûr les sciences sociales ont toujours eu pour vocation de se faire « porte-parole des muets sociaux », soient-ils peuples "exotiques" des pays colonisés ou "classes ouvrières" des pays dominants. Cependant, rappelle justement J.P Olivier de Sardan, le processus de production des connaissances anthropologiques est trop profondément marqué par une substantivation de catégories mal définies, à portée plus idéologique que méthodologique. Il suggère (avec plusieurs autres socio-anthropologues) d'éviter les risques d'en faire un simple calque inversé du misérabilisme. La notion de peuple, par exemple, ne doit pas se résumer au sens que lui attribuent stratèges et rhétoriciens. Pas plus que celles de classes sociales, de genre, de population vulnérable ou de violence structurelle. « Les sciences sociales ont certes besoin de "notions", souples, à fonction essentiellement évocative ; mais le danger serait de les durcir en "concepts" » (Olivier de Sardan, 2008 : 221)
En anthropologie, peut-être plus que dans d'autres sciences sociales, il faut encourager une tolérance envers les divers paradigmes théoriques. L'un des enjeux de la formation demeure une reconnaissance de la valeur d'une pluralité d'anthropologies de la santé et surtout la pertinence d'une complémentarité entre ces diverses approches, culturalistes, critiques, appliquées ou autres. Prendre en considération l'hétérogénéité des positions non seulement à l'intérieur de la sous-discipline, mais aussi à l'intérieur des multiples organismes sanitaires nationaux ou internationaux, étatiques ou communautaires (ONG). Ces organismes comptent des anthropologues et des sociologues, qui adhèrent à des degrés très variables aux principes officiels de ces organismes, qui pratiquent plusieurs types d'anthropologie appliquée, dont des formes très critiques qui ne craignent pas de remettre en cause les logiques des institutions pour lesquelles ils travaillent. Dans un ouvrage récent traitant de l'anthropologie de l'humanitaire et du développement, Laëtitia Atlani-Duault et Laurent Vidal (2009) ont montré clairement qu'il existe, dans ce champ de l'anthropologie médicale appliquée, une pluralité de telles positions qu'il faudrait éviter de réduire à de simples échos passifs et naïfs des discours dominants. En [7] fait, il faut accepter comme défendable le fait que certains anthropologues, pour des raisons idéologiques ou simplement professionnelles pratiques, se concentrent sur l'une ou l'autre de ces approches. L'anthropologie médicale doit s'adresser à elle-même le discours sur la tolérance et l'ouverture qu'elle martèle aux institutions et aux professionnels qu'elle cherche à sensibiliser à la différence.
3. Les enjeux de l'appropriation
des outils méthodologiques étrangers
à l'anthropologie médicale classique
Très peu d'anthropologues de la santé contesteront que la formation en méthodologie de la recherche fût le maillon faible de la chaîne de construction de conclusions de recherche défendables dans la communauté scientifique. Et il le demeure encore aujourd'hui. Se draper dans le mythique "terrain" ethnographique comme "méthode" ne suffit plus pour convaincre les interlocuteurs des équipes multidisciplinaires de la rigueur de l'approche anthropologique. Bien sûr, le terrain demeure l'un des socles fondamentaux de la discipline en tant que technique de collecte de données, voire en tant que stratégie de recherche. Il demeure l'outil le mieux adapté à l'étude du milieu et des conditions de vie des populations concernées. Toutefois il justifie trop souvent une attitude de fermeture face à toute méthode étrangère aux canons méthodologiques dits "anthropologiques" (mais en fait théorisés et opérationnalisés par d'autres disciplines). Ces préjugés légitiment un repli disciplinaire et sapent les bases d'une ouverture des anthropologues aux disciplines connexes intéressées par les rapports entre santé, société et culture. À terme, une fermeture aux méthodes d'analyse utilisées par les épidémiologistes, les professionnels de la santé, les psychologues ou les géographes de la santé risque de confirmer la marginalisation de l'anthropologue de la santé comme interlocuteur crédible. Les techniques de collecte de données et les méthodes d'analyse des données, textuelles ou quantitatives, sont plus que de simples outils méthodologiques. L'anthropologie de la santé doit les voir comme des éléments d'un vocabulaire de base qui permettent le dialogue interdisciplinaire. Les réticences de certains à se familiariser avec les rudiments de ce langage commun peuvent servir de prétexte à des partenaires pour justifier l'exclusion des anthropologues de projets multidisciplinaires voire de certains lieux de décisions. Si des méthodologies rigoureuses renforcent la validité des conclusions de recherche, elles constituent de même le socle fondamental de la crédibilité de la discipline et des chercheurs. Au cours des deux dernières décennies, plusieurs anthropologues médicaux, dans le monde anglo-saxon mais aussi en Europe, ont su relever ces défis méthodologiques. Une proportion croissante des publications atteste d'une maîtrise de ce vocabulaire méthodologique commun, principalement chez les anthropologues impliqués dans des programmes de recherche multidisciplinaire et la recherche appliquée réalisée dans les organismes publics nationaux et internationaux. Toutefois, un certain rattrapage demeure important, principalement pour les anthropologues universitaires qui sont responsables des programmes de formation des futurs anthropologues médicaux et qui sont moins systématiquement confrontés aux défis multidisciplinaires.
- Défi #3 : Prendre au sérieux les plaidoyers
pour une plus grande rigueur méthodologique
Les administrations publiques nationales et internationales responsables de la santé reconnaissent depuis toujours aux sciences sociales une compétence dans la problématisation critique des enjeux liées à la maladie et aux soins. Cette reconnaissance s'élargit progressivement aux contributions empiriques, et ce au-delà de la seule description ethnographique. Pourtant, les réserves des détracteurs du "qualitatif trouvent toujours une certaine écoute auprès des commanditaires institutionnels de la recherche, voire auprès des organismes subventionnaires de la recherche universitaire qui y perçoivent un "manque de rigueur". Or, si le souci de démonstration de la rigueur n'a effectivement pas toujours été au rendez-vous dans les productions écrites en anthropologie, nous disposons aujourd'hui de plusieurs outils conceptuels, épistémologiques et méthodologiques permettant de renforcer la crédibilité des conclusions de recherche. Le défi sera de montrer que les sciences sociales [8] fondées sur l'enquête sont en mesure de répondre tout autant aux exigences d'une rigueur empirique que d'une rigueur dans l'interprétation. A titre d'exemple, l'un de ces défis serait de rendre plus explicite la distinction entre la description au sens large (description d'objets non directement observables tels la culture d'un peuple, l'organisation sociale) et la description au sens restreint (« sorte d'écriture de l'observation »), toutes deux permettant la construction de propositions interprétatives et une rhétorique causale. Selon J.P. Olivier de Sardan (2008) et plusieurs épistémologues du "terrain", l'anthropologie a parfois tendance à confondre ces deux niveaux de description associés tantôt aux « fresques monographiques » classiques, tantôt aux « miniatures significatives », c'est-à-dire des descriptions à échelles modestes (comme les rituels) qui deviennent des portes d'entrée permettant d'avoir accès, en condensé, à la culture globale. L'observation-description, pas plus que les recensions, les questionnaires, les entretiens ou les études de cas, ne sont à l'abri des « légèretés méthodologiques » et des dérives idéologiques qui alimentent la surinterprétation. De même, les rappels sur les risques de dérives dans l'invocation du "je" méthodologique, de la subjectivité dans l'écriture anthropologique, de raccourcis dans la description ou de surinterprétation des données, ne suffisent pas à garantir la rigueur méthodologique. Au-delà de ces incontournables mises en garde d'ordre épistémologique, c'est la maîtrise des méthodes d'analyse de données qui devient un enjeu important, et ce tant au plan des méthodes qualitatives que quantitatives.
- Le défi des méthodes qualitatives
Un premier défi demeure la maîtrise des méthodes d'analyse. Même si les anthropologues se sont, traditionnellement, présentés comme les spécialistes des méthodes qualitatives, la réalité est tout autre. Une faiblesse majeure demeure au niveau des méthodes qualitatives d'analyse des données textuelles développées par nos collègues des autres sciences sociales (analyses de contenu thématique, analyse de discours, théorisation ancrée, analyse phénoménologique, études de cas structurées, etc.). Une fois les données recueillies avec soin sur le terrain, par le biais d'entretiens en profondeur, d'observations directes, de collectes de documents pertinents, la tâche de l'analyse de ce matériel textuel demeure entière. Les principales méthodes utilisées aujourd'hui en sciences sociales de la santé (par exemple, dans les revues telles Medical Anthropology, Medical Anthropology Quaterly, Culture, Medicine and Psychiatry, Social Science & Medicine, Anthropology & Medicine, Qualitative Health Research) sont les analyses de contenu thématique avec approche itérative de création de thèmes, l'analyse de discours, les études de cas structurées, la théorisation ancrée et dans un moindre mesure l'analyse structurale. Mentionnons d'abord que les anthropologues sont à peu près absents dans la rédaction des ouvrages méthodologiques de base liés à ces méthodes. Ce sont essentiellement les psychosociologues, les psychoéducateurs (tels Paillé et Muchielli, 2008) et dans une moindre mesure les sociologues, qui ont publié au cours des quatre dernières décennies les ouvrages majeurs qui ont conduit aux raffinements théoriques et à la rigueur procédurale de ces méthodes. Et ce sont de plus en plus des professionnels de la santé (médecins, infirmiers, spécialistes de la santé publique) qui les utilisent de plus en plus régulièrement en recherche (voir par exemple celles publiées dans la revue Qualitative Health Research ou Medical Anthropology Quaterly). Il est aussi intéressant de constater que les réflexions critiques portant sur la capacité des méthodes qualitatives de produire des "données probantes" soient produites par des professionnels de la santé, en l'absence quasi-totale des sociologues et anthropologues dans ce débat fondamental pour l'avenir de l'anthropologie de la santé (voire les débats amorcés par Denzin, 2009). Ou encore que des textes portant sur la contribution des méthodes qualitatives en médecine soient publiés d'abord par des médecins (Côté et Turgeon, 2002) et que les réflexions critiques sur l'avenir des méthodes qualitatives soient menées sans les anthropologues (Travers, 2009).
Les trois dernières décennies ont permis aux méthodes qualitatives d'acquérir une grande rigueur fondée sur la systématisation des procédures et le caractère explicite des processus d'analyse. Tout en se posant comme experts des méthodes qualitatives, les anthropologues demeurent probablement les moins bien équipés des scientifiques sociaux. Et le problème est loin d'être réglé si l'on en juge par la place congrue accordée aux méthodes d'analyse dans les [9] curriculums de formation universitaires en anthropologie dans la plupart des universités. Un défi important s'annonce ici dans un contexte de forte concurrence disciplinaire dans le champ des sciences sociales intéressées par les rapports entre société, politique, culture et santé.
- Le défi des méthodes quantitatives
Les lacunes sont encore plus évidentes au plan de la formation aux méthodes d'analyses statistiques des données quantitatives. Les anthropologues ont de grandes difficultés à s'engager dans des débats en profondeur sur des questions de méthodes avec ceux qui sont nos interlocuteurs tels les épidémiologistes, médecins, psychiatres, géographes, spécialistes de la santé publique, voire les décideurs politiques. Un lieu important de construction de la crédibilité du chercheur en santé est celui des débats sur l'adéquation des plans d'échantillonnage, les dérives possibles de certaines analyses multi variées ou les limites des devis expérimentaux appliqués à l'évaluation des programmes de santé. Or, en dépit d'une certaine ouverture, il n'est pas rare d'entendre dans le discours de certains collègues des jugements de valeurs, des idées convenues et des dénonciations radicales dont la virulence est généralement inversement proportionnelle au degré de connaissance de ces méthodologies. On voit encore trop souvent des rapports de recherche considérés comme n'étant pas vraiment anthropologiques du simple fait que certains tableaux statistiques sont intégrés au texte. Une telle attitude de repli frileux et de jugement a priori n'est pas propice, ni à l'établissement de passerelles interdisciplinaires ni à la construction d'une crédibilité méthodologique pour l'anthropologie de la santé.
En conclusion, dans la mesure où les anthropologues de la santé sont fortement exposés aux interactions interdisciplinaires, deux enjeux fondamentaux sont ici en question : a) la revalorisation de la crédibilité scientifique des résultats de recherches produits en anthropologie de la santé ; b) l'amélioration de la communication et la défense de ces résultats auprès de partenaires, commanditaires, décideurs clefs ou populations concernées. Pour ce faire, le défi sera de former des anthropologues médicaux aux méthodes qualitatives et quantitatives courantes. Il sera de former une génération d'étudiants afin qu'ils soient en mesure de produire des résultats issus de recherches rigoureuses et systématiques recourant à des techniques de collecte de données et des méthodes d'analyses explicites, diversifiées et bien maîtrisées.
4. Les enjeux de la phénoménologie
de la santé et de la maladie
Cette ouverture de l'anthropologie de la santé à la rigueur des méthodes qualitatives et quantitatives ne doit pas faire oublier son souci fondamental pour une analyse phénoménologique du vécu quotidien avec la maladie, les soins et les comportements à risque pour la santé. Les discours, les représentations sociales, les croyances et valeurs doivent, bien sûr, faire l'objet d'une analyse rigoureuse, crédible et fiable de leur contenu et du contexte de leur production. Mais ils ne résument pas leur réalité profonde.
- Défi # 4 : Ne pas perdre de vue la dimension
à la fois phénoménologique et politique des rapports à la santé
La construction du sens, les pratiques discursives et les stratégies de recherche d'aide ne résument pas l'ancrage de la souffrance dans l'être-au-monde de l'individu. La santé tout comme la maladie sont des réalités vécues, ressenties dans le corps physique et social de l'individu. Et cet ancrage dans la réalité quotidienne doit aussi être au cœur de l'anthropologie de la santé. Tout comme d'ailleurs l'analyse des enjeux politiques alors que santé et maladie expriment et traduisent des rapports sociaux inégalitaires à l'échelle nationale et internationale. Mais au-delà des défis qu'elle doit relever en terme de critique des politiques de santé et d'analyse fine des savoirs populaires, l'anthropologie de la santé doit adopter une perspective phénoménologique centrée sur la redéfinition de l'être-au-monde que la maladie et la biomédecine suscitent chez l'individu moderne. Elle doit éviter, à l'image de l'épidémiologie socioculturelle, de réifier la maladie et les comportements à risque en objets d'études désincarnés. Pourtant, l'anthropologie de la santé est tout autant à risque à ce niveau, [10] non pas en morcelant l'individu en entités réifiées sous formes de "variables" intégrées dans des modèles multifactoriels, mais plutôt en ramenant l'individu à l'état de simple porteur de croyances et d'habitudes de vie réifiées, à celui de simple victime passive d'un système biomédical ou encore à celui d'acteur conscientisé engagé dans une résistance militante, consciente et volontariste, aux politiques de santé.
L'exemple des biotechnologies, incluant les tests de dépistage génétique, permet d'illustrer cet enjeu vital d'une analyse de la redéfinition de l'être-au-monde. Dans la foulée de l'analyse des enjeux conceptuels et théoriques abordés plus haut, en lien avec les "facteurs de risque", l'anthropologie montre que ces nouvelles technologies de dépistage ont un impact profond sur le vécu des bien-portants, conscients désormais d'être porteurs de facteurs de risque dans le cadre de maladies évitables. Ces technologies entraînent une modification du rapport au risque et du sens de ce que signifie le contrôle sur sa vie.
Ici, c'est le paradoxe de la prévention qui est en cause. Alors que nous vivons dans des sociétés dans lesquelles les citoyens ont atteint un niveau de sécurité sanitaire exceptionnel depuis l'origine de l'humanité (accès à une panoplie de technologies biomédicales efficaces, à un large éventail de médecines complémentaires, à des médicaments de plus en plus performants), le citoyen souffre, plus que jamais dans l'histoire, d'un sentiment d'insécurité paralysant et fortement culpabilisant. C'est la culpabilité des fumeurs face à ce comportement à risque, celle des mères qui n'arrivent pas à allaiter leur enfant les six mois minimum recommandés, celle des parents qui n'arrivent pas à assumer le fait qu'ils n'ont pas tout fait, ou pas tout fait correctement, pour qu'un enfant accidenté ait retrouvé tout ses moyens, ou encore celle des proches d'un parent âgé qui ne peut pas être accompagné au quotidien dans des établissements de soins. L'accès accru à la prévention, paradoxalement, accroît le stress et la culpabilisation chez des individus désormais acculés aux limites du possible dans l'entreprise préventive.
Pour l'anthropologie de la santé, l'enjeu sera d'étudier cette métamorphose de la maladie qui, de destin, devient mal évitable, tout comme celle de la santé qui, de capital naturel, devient lieu d'expression d'une responsabilité exacerbée face à la gestion de l'évitable, voire un défi quotidien de plus en plus lourd à gérer. Le corps, dans cette perspective autant politique que phénoménologique, se voit redéfini comme lieu de gestion des risques et des incertitudes. L'anthropologie de la santé, c'est aussi celle de cette santé utopique, convoitée, qui passe par le contrôle de soi, de ses comportements et habitudes, par une maîtrise de ses pratiques, de ses conditions de travail, de ses moyens de locomotion. Celle des nouvelles médecines génétiques prédictives, de la pharmacogénétique qui fait miroiter l'arrivée de médicaments individualisés ajustés à la signature génétique de chacun. Celle donc d'un être-au-monde qui se situe de moins en moins dans le "ici et maintenant" pour se projeter dans un avenir domestiqué, maîtrisé, contrôlable via une gestion de l'évitable. L'anthropologie médicale critique doit révéler et remettre en question les dérives potentielles d'une "politique des possibles" implicitement promue par les développements en biomédecine et par la santé publique.
Une illustration de cette phénoménologie de l'incertitude qui devra être au cœur de l'anthropologie de la santé est donnée par l'analyse faite par Alice Wexler (2000) de la gestion de l'incertitude découlant des tests génétiques face à la chorée de Huntington. L'auteur montre qu'en dépit de la menace eugénique et en l'absence de traitements efficaces, plusieurs personnes à risque souhaitent tout de même être testées pour « échapper à l'incertitude ». Entre 10 à 15% des gens concernés auraient (à la fin des années 1990) accepté de passer le test disponible depuis 1986. L'argument invoqué par les promoteurs du test est celui de la lutte contre l'incertitude : incertitude d'être atteint soi-même, mais aussi incertitude face à la possibilité de transmettre ou d'avoir déjà transmis la maladie à ses enfants. Dans cette « communauté » des apparentés à un porteur du gène déficient, on insistera sur le fait qu'un résultat positif au test confère une aura, une transparence, comme si les autres pouvaient voir à l'intérieur du corps jusqu'au gène lui-même. Les membres de ces groupes d'entraide, acquièrent une nouvelle identité ; ceux qui ont dit oui et qui ont joué le jeu de la transparence. Ils sont ceux qui ont affronté le risque de se savoir positifs. « Ils deviennent visibles d'une façon différente des autres » (Wexler, 2000 :198). D'ailleurs, un problème émerge : après le test, une certaine dose d'incertitude demeure ; la grande question étant : à quel âge la maladie [11] se déclarera-t-elle ? Quels seront les premiers symptômes ? Comment réagiront ceux de mon entourage ? Bref, on passerait selon les personnes qui ont déjà fait l'expérience du dépistage, d'un stade d'incertitude (celle d'avoir la maladie) à un autre (celui de savoir où, quand, comment elle se déclarera). Bref, les résultats apportent un « savoir toxique » selon les termes de A. Wexler (2000 : 204). Leur être-au-monde et leur statut moral s'en trouvent profondément modifiés. Le refus du test consacre une identité d'irresponsable. L'acceptation en fait des héros mais sans réellement apporter de réponse à leurs préoccupations quant aux formes et au moment de l'expression du gène. L'incertitude demeure entière. Cet exemple montre à quel point la maladie, loin de se réduire à la présence ou à l'absence de marqueurs génétiques ou biologiques, appelle une redéfinition du rapport au monde, à la vie, à la socialité. Cette phénoménologie se devra d'être simultanément critique des enjeux de pouvoir et économiques qui sous-tendent ce nouvel être au monde.
L'anthropologie médicale a fait de ces biotechnologies un nouveau champ de recherche. Ces technologies ont alimenté plusieurs fantasmes (sur l'allongement de la vie par exemple) et ont généré de multiples enjeux politiques, ne serait-ce qu'en termes de pressions sur les budgets de santé nationaux. Elles font l'objet de représentations socioculturelles, incarnant de multiples anxiétés et motivant de multiples actions politiques mettant face à face divers groupes d'intérêt (selon le genre, l'âge, les classes sociales). Pour l'anthropologie, ces biotechnologies ne renvoient pas seulement aux équipements matériels et aux techniques impliquées ; ce qui est d'intérêt ce sont les conditions et les environnements dans lesquels elles sont pratiquées, les ritualisations de leur application, les représentations sociales que s'en font les consommateurs et les jugements qu'ils portent sur elles.
Or, comme le propose Paul Brodwin, (2000 : 3), l'anthropologie médicale doit aller au-delà des simples dénonciations abstraites, spéculatives et décontextualisées des « impacts » de ces nouvelles technologies. Elle doit déborder de ses préoccupations critiques face à la biomédecine et à l'industrie de production de tels tests, pour mettre en œuvre un « empirisme anthropologique critique ». Il faut voir de près de quelles façons les professionnels de la santé et les malades vivent avec ces technologies dans le quotidien, quels sont les impacts sur leurs pratiques, leurs attentes, leur image de soi, en tant qu'individus ou en tant que professionnels. Les mêmes enjeux émergent pour les recherches sur les mères porteuses par exemple, qui suggèrent de nouveaux sites d'observations (les cliniques de fertilité) et transforment le sens de certains tests (comme l'échographie). La maternité devient-elle alors un projet public ou demeure-t-elle un projet privé ? Quel est le nouveau statut du fœtus : enfant ou marchandise ? Qu'en est-il de la maternité naturelle ? Ici aussi c'est la forme d'être-au-monde qui est profondément chambardée par ces technologies de la reproduction.
Bien sûr, ces biotechnologies deviennent des instruments du processus de médicalisation de la souffrance. Et elles confirment le pouvoir du savoir expert, renforcent le processus d'individualisation (et de dépolitisation) des problèmes de santé. Elles illustrent l'emprise d'une industrie de la génomique et les collusions du pouvoir biomédical avec les autorités de santé publique (Bibeau, 2004). Toutefois, l'anthropologie se doit d'éviter le piège de la polarisation entre la technophobie et la technophilie. Alors que la première tend à voir dans les biotechnologies de simples instruments de renforcement de l'aliénation des malades, de domination du biopouvoir, et de destruction du sujet humain (Brodwin, 2000 : 5), la seconde alimente un discours presque jovialiste faisant miroiter des quasi miracles pour les malades. Sans abandonner son esprit critique face aux enjeux sociétaux et politiques soulevés par ces technologies, l'anthropologie doit éviter les dérives de la technophobie et assumer son mandat d'analyse des dimensions proprement phénoménologiques de ces nouveaux objets de recherche.
- Défi #5 : Éviter les dérives narratives
et les surinterprétations
Afin d'assurer une rigueur méthodologique dans l'analyse, l'anthropologie de la santé se doit encore d'éviter les dérives narratives et l'intellectualisme. Les réseaux de significations et les récits d'épisodes de détresse qui les mettent en scène ne peuvent être ramenés à de simples textes passifs par lesquels le malade, réel ou en devenir, décrit sa souffrance dans sa [12] globalité, textes qu'il suffirait à l'anthropologue de décoder. Les récits d'épisodes de détresse, en tant qu'enchaînements reconstitués d'expériences, de sensations et d'événements, ne font pas que refléter la réalité et l'organiser dans un discours cohérent. Tout en y voyant le point de départ de toute recherche, il faut éviter les pièges du processus de narrativisation et de textualisation dans lequel est tombée une certaine anthropologie narrative. Le vécu n'est pas réductible au récit que l'individu peut en faire ou aux constructions de constructions auxquelles se livrent les chercheurs. La souffrance est vécue, ressentie dans le corps et l'esprit, ancrée dans les rapports humains avec les proches, marquée par les espoirs et les déceptions des traitements, traduite en émotions, inscrite dans les attitudes de révolte, de déni ou de sublimation. La souffrance préexiste au sens qu'on lui donne et aux causes qu'on lui attribue. L'approche phénoménologique ne nie pas l'existence du poids des violences structurelles pour se concentrer sur le seul être-au-monde quotidien, sur l'expérience première de la souffrance ; son niveau d'analyse est plutôt celui de l'incorporation (non réfléchie) du poids des structures, (intériorisation des extériorités, des structures extérieures à l'individu) ici, de l'incorporation des rapports de pouvoir.
II faut encore dépasser les approches intellectualistes qui conduisent à une objectivation des formes de souffrance, de leurs causes, de leurs significations (fussent-elles inscrites dans la culture locale). Ce risque est présent, bien sûr, dans la pratique qui conduit l'épidémiologie à enfermer les manifestations de la souffrance mentale et sociale dans des catégories d'indicateurs empiriques. Mais on le retrouve tout autant dans l'épistémologie interprétativiste. Suffit-il de ne plus réduire la souffrance aune liste de symptômes constitutifs d'une nosographie psychiatrique, et d'y voir plutôt des idiomes locaux d'identification, d'expression et d'explication de la détresse (idiomes vus comme constitutifs d'un langage de la détresse), pour éviter les pièges des représentations stéréotypées et le risque de sombrer dans l'intellectualisme ? Si l'essentialisation consiste à attribuer certains traits spécifiques à l'ensemble des membres d'une communauté, indépendamment des trajectoires individuelles et des variantes exprimées par divers sous-groupes, alors une approche axée sur les « idiomes de détresse » ou réseaux sémantiques de la maladie suffit-elle à transcender ce risque de généralisation ? Evidemment non. Il ne s'agirait que d'une essentialisation plus subtile utilisant des marqueurs moins grossiers (les idiomes locaux).
Enfin, la souffrance sociale ne peut être réduite au seul point de vue de celui qui l'analyse, ce point de vue fût-il pertinent, engagé, militant et bien-pensant. L'approche critique intellectualisée ne risque-t-elle pas d'enfermer le malade dans la catégorie de « victimes » des violences structurelles, de réduire les manifestations de souffrance physique, mentale et sociale à des « pathologies du pouvoir » ? En fait, cette violence réside tout autant dans la construction de métarécits explicatifs des diverses formes de domination et d'exploitation, y compris les dominations coloniales et/ou néo-coloniales, que dans la violence interprétative inhérente à toute reconstruction du sens de la souffrance. La rigueur interprétative passe par la prévention des risques d'un anthropologisme (pour paraphraser la notion d'orientalisme dénoncé par Edward Saïd). L'anthropologie de la santé doit donc éviter les dangers de la surinterprétation et ses diverses figures analysées par J.P. Olivier de Sardan (2008) (réduction à un facteur unique de causalités multiples, obsession de la cohérence et de la systématisation, mystification du « sens caché » des choses) qui constituent autant de menaces au fragile équilibre que le chercheur se doit de maintenir entre risque interprétatif et légitimation empirique.
Conclusion
J'ai rappelé dans le présent texte certains des défis que l'anthropologie sera amenée à relever dans les années à venir si elle souhaite conserver une position de premier plan dans le champ de plus en plus encombré des rapports entre société, politique, économie, culture et santé. Au cours des dernières décennies, sociologues, psychologues, politologues, économistes, géographes, voire philosophes et éthiciens de la santé investissent ce champ qui prend d'ailleurs une importance stratégique. Les quelques défis identifiés ici n'ont rien de bien nouveau pour les anthropologues de la santé. Ces questions sont au cœur des débats depuis les tout débuts de la discipline. Certaines méritent toutefois d'être [13] reposées avec insistance si l'on souhaite que la discipline conserve une crédibilité auprès des partenaires universitaires et politiques. Affirmer que l'anthropologie s'inscrit dans une approche holistique et multidimensionnelle ne suffit plus : plusieurs autres disciplines s'en revendiquent. Se présenter comme les porteurs d'un discours critique face à la biomédecine et aux politiques de santé (nationale et internationale) n'a rien d'original. Les politologues, les sociologues, les philosophes et les bioéthiciens font aussi un travail très pertinent à ce niveau. Revendiquer une attention pour le relativisme culturel dans les analyses n'est plus le propre de la seule anthropologie. L'anthropologie de la santé doit donc s'en trouver stimulée. Elle devra raffiner ses cadres conceptuels et théoriques et les adapter aux nouvelles problématiques et aux nouveaux objets de recherche. Elle devra surtout s'approprier de meilleurs outils méthodologiques tant pour asseoir sa crédibilité scientifique que pour partager un langage commun avec les autres sciences et s'assurer une voix dans le concert des discours sur les politiques de santé. 34 L'anthropologie appliquée à la santé continue et doit continuer à offrir aux décideurs, politiques ou communautaires, des outils pour promouvoir la santé et prévenir la maladie, pour assurer un accès équitable aux soins et pour augmenter l'efficacité des interventions préventives et curatives. Toutefois, elle ne doit pas se noyer dans ce seul objectif, tout aussi louable soit-il. La santé constitue toujours un objet privilégié pour investir la réflexion philosophique sur l'humanité, le sens de la vie, les valeurs éthiques profondes sur lesquelles reposent les rapports sociaux dans un contexte de diversité culturelle Elle doit demeurer un lieu de réflexivité face aux systèmes de soins et aux politiques de santé. Mais elle doit aussi s'imposer comme conscience critique de la finitude de l'homme bornée d'un côté par sa vulnérabilité à la maladie et de l'autre par son potentiel de créativité pour soigner et promouvoir l'illusion de la santé parfaite. L'anthropologie de la santé ouvre sur une anthropologie de l'humain, dans ce qu'il a de plus fragile : l'existence ; mais aussi de plus noble, la solidarité dans la lutte contre la souffrance et les inégalités. Ses efforts pour relever les défis méthodologiques et conceptuels devront respecter ce souci premier pour resituer les savoirs, les pratiques et les expériences du risque et de la maladie, tout autant dans le cadre des conditions concrètes d'existence que dans celui des contextes macro-sociétaux qui alimentent les violences structurelles.
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Pour citer cet article
Raymond Massé, « Les nouveaux défis pour l'anthropologie de la santé », Anthropologie & Santé [En ligne], 1 I 2010, mis en ligne le 29 novembre 2010, consulté le 12 mai 2015. URL : http://anthropologiesante.revues.org/116
À propos de l'auteur
Raymond Massé
Professeur d'Anthropologie
Département d'anthropologie, Université Laval, 1030 avenue des Sciences sociales, Québec, G1V, Canada
[email protected]
Résumés
L'anthropologie de la santé a connu une évolution spectaculaire au cours des dernières décennies. Elle doit toutefois composer aujourd'hui avec les contributions de plusieurs autres disciplines des sciences sociales et humaines dans le champ d'étude des dimensions sociales, politiques et culturelles de la santé et de la maladie. Pour conserver sa crédibilité comme "science sociale" et pour faire face à l'émergence de nouveaux objets de recherche, elle devra relever plusieurs défis, tant au plan de ses outils conceptuels, mais aussi et surtout au plan de sa maîtrise des méthodologies qualitatives et quantitatives. Mais cela, sans mettre de côté son profond souci pour une réflexion critique sur les politiques de santé et pour une phénoménologie de la souffrance.
New challenges for anthropology of health
Medical anthropology has become one of the major subdiscipline in anthropology in the past décades. However, it has today to deal with the interest of other social sciences disciplines for the social, cultural and political dimensions of disease, health and care. In order to strengthen [15] its leadership and to increase its credibility in dealing with new emerging research objects, medical anthropologists will have to accept many challenges, conceptual, theoretical, but especially methodological. This paper discusses some of these challenges.
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