“La santé publique en France.
Commentaire critique.”
À propos du livre de Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin, Critique de la santé publique. Une approche anthropologique. Paris, Balland, Coll. Voix et Regards, 2001, 142 p.
Un article publié dans la revue Sciences Sociales et Santé, vol. 20, no 4, décembre 2002, pp. 141-149. Les Éditions John Libbey Eurotext.
Les contributions de la santé publique à l'amélioration de l'état de santé des populations ne peuvent être remises en question. Et pourtant, le caractère parfois missionnaire de sa quête de la santé parfaite, le caractère paternaliste et invasif de certaines interventions de prévention ont alimenté, au cours des vingt dernières années, de nombreuses analyses qui soulignent son caractère normatif, son éthique fondamentalement utilitariste, voire son insensibilité aux valeurs et aspirations des populations dont elle veut le bien. Ce questionnement des débordements de la santé publique est déjà sérieusement amorcé depuis plus d'une vingtaine d'années dans les pays anglo-saxons. L'ouvrage dirigé par Dozon et Fassin s'inscrit dans une nouvelle mouvance de réflexion critique dans l'Europe francophone. Toutefois, bien que les anthropologues eurent été aux premières loges pour témoigner des abus et mauvais usages de la prévention face aux populations vulnérables, peu d'ouvrages en français avaient tenté de faire le point sur les contributions de l'anthropologie à une critique de l'entreprise de santé publique. C'est ce défi que réussit largement à relever le présent ouvrage en proposant un cadre original et nuancé d'analyse des contributions anthropologiques à la critique de la santé publique.
L'ouvrage se construit à partir d'un postulat qui résume les contributions traditionnelles de l'anthropologie à la santé publique : la diversité culturelle ne se résume pas à la diversité des contextes locaux qui font barrières à l'implantation avec succès des programmes internationaux de prévention. La diversité n'est pas limitée aux populations cibles. Elle est d'abord celle de la santé publique elle-même, dans ses interventions et ses conceptions de la prévention. Les deux directeurs de l'ouvrage et huit collaborateurs chevronnés abordent dès lors les contributions critiques de l'anthropologie sous deux angles complémentaires. D'abord, la santé publique est analysée comme phénomène culturel : sont alors ciblées les « cultures politiques de la santé publique », c'est-à-dire ses « opérations de jugement et de classement », les normes qu'elle prescrit, bref le socle culturel dont elle fait la promotion. Ensuite, la seconde partie de l'ouvrage montre de quelles façons la santé publique construit son rapport à la culture des autres. Sont alors analysées les « politiques culturelles de la santé publique », soit les processus de construction sociale des populations cibles qui se verront responsabilisées comme porteurs de comportements à risques ou de barrières culturelles à l'efficacité des interventions.
Dans une perspective qui serait ailleurs qualifiée de post-moderne, Dozon et Fassin abordent la santé publique non comme un savoir énonçant des vérités sur la santé, mais comme un « code culturel » en interaction avec des codes culturels locaux. De là, les enjeux éthiques ne résultent donc pas de la rencontre d'une culture scientifique savante, objective, dépouillée de valeurs, mais de l'« interaction entre des codes culturels », ceux de la santé publique et des populations locales visées, chacun ayant ses vérités par rapport au monde des valeurs et des normes de l'autre. Tout en voulant éviter les écueils d'un relativisme « qui renverrait dos à dos tous ces codes comme équivalents en termes de fondement scientifique ou d'efficacité sanitaire », la perspective « pluraliste »suggérée (qui reconnaît la coexistence d'une pluralité de codes culturels) n'en reflète pas moins la difficulté qu'éprouve l'anthropologie médicale contemporaine à faire la distinction entre la santé publique comme répertoire de savoirs et de pratiques des usages sociaux et politiques qui en sont faits, qui sont, eux, de véritables construits socioculturels.
Les textes de la première partie de l'ouvrage analysent diverses manifestations des « cultures politiques » de la santé publique. Loin d'être homogène, unicité factice cachée derrière le paravent des évidences objectives et des certitudes statistiques, la santé publique est abordée comme un « ensemble de configurations culturelles différenciées » et variables selon les contextes nationaux et historiques. Ce pluralisme des configurations s'exprime d'abord (Dozon) dans la cohabitation de quatre modèles de prévention (magico-religieux, de la contrainte profane, pastorien et contractuel) qui sont en interface dans la plupart des sociétés contemporaines. Le « modèle contractuel » de la prévention s'exprime donc à travers une pluralité de modèles d'anticipation et de maîtrise de dangers ou des malheurs dont le modèle magico-religieux d'anticipation de l'avenir et de gestion des aléas constituerait le modèle de référence.
La multiplicité des configurations culturelles (nationales) de la santé publique s'exprime aussi dans l'exemple du traitement du facteur hérédité. Gaudillère montre que les considérations méthodologiques et politiques ont été fortement interreliées aux États-Unis et en France où la place réservée à l'hérédité aura été largement influencée par l'histoire institutionnelle et par les rapports de pouvoir au sein de l'espace médical. La critique adressée ici à la santé publique porte sur le « nouvel héréditarisme » qui propose de nouvelles avenues de gestion « prévisionnelle » du risque, génétique cette fois, de même que sur les enjeux liés à la marchandisation, à la privatisation et à la gestion monopolistique des techniques de dépistage, par exemple du cancer du sein. L'influence d'une culture nationale française, jugée peu ouverte à la santé publique et axée sur l'idéologie répressive, est aussi invoquée par Hudebine pour expliquer les lenteurs de l'État français, (comparativement à la Grande-Bretagne), dans sa réponse au risque d'extension du VIH chez les usagers de drogues injectables.
L'épidémiologie aussi s'exprime, comme le montre Berlivet, à travers de multiples configurations nationales. L'historique de la reconnaissance institutionnelle de la discipline et de ses usages en tant que « technologie politique » en France, en Angleterre et aux États-Unis en témoigne. L'exemple des recherches épidémiologiques démontrant les liens entre tabac et cancer du poumon illustre aussi parfaitement le processus de construction des notions de certitudes scientifiques et de médecine fondée sur les évidences (evidence-based medicine). Toutefois, l'insistance placée sur la configuration nationale relègue ici au second rang une véritable analyse critique des dérapages que l'illusion de la certitude épidémiologique laisse miroiter. Sont absentes les multiples critiques, souvent soulevées par les épidémiologues eux-mêmes, dénonçant les risques de stigmatisation des populations vulnérables ciblées dans les enquêtes qui se voient étiquetées comme « à risque » ou, encore, dénonçant la construction de modèles étiologiques mécanistes découlant de l'absence de véritables théories interprétatives. Le texte rappelle, à raison, l'usage fait du concept de risque pour asseoir une critique implicitement ou explicitement morale de la nouvelle catégorie « style de vie ».
La portée critique de l'analyse que fait Calvez du concept de risque est nettement plus novatrice. Il rappelle le poids normatif du risque en l'illustrant à partir de l'association du multipartenariat sexuel au sida. Le risque est ici traité, de façon originale, comme une « ressource culturelle » permettant d'effectuer des classements entre des populations et agissant comme un « marqueur identitaire » pouvant conduire à l'étiquetage social. Ainsi, le risque de contamination rapprocherait autant les non-infectés qui se sentent alors membres d'une communauté saine que les infectés qui partagent dès lors une communauté de destin. En campant les deux communautés dans leur identité respective, est-il suggéré de façon originale, les procédures d'accusation sociale renforcent les frontières identitaires dans un tel contexte d'incertitude et de danger. Les actions de prévention conduisent ainsi à « diffuser cette carte sociale différenciée » des risques et à inculquer des normes propres à chacune des communautés.
Il peut paraître surprenant qu'une critique anthropologique de la santé publique dénonce l'importance que cette dernière accorde à la culture. C'est pourtant essentiellement l'objectif général de la seconde partie de l'ouvrage portant sur les « politiques culturelles de la santé publique ». Mais ici, c'est surtout des mauvais usages de la culture dont il est question. En particulier de sa réification en un corpus de croyances agissant comme des barrières culturelles à la prévention et de son utilisation comme justification à l'inaction politique. La critique est classique. Toutefois, sont regroupés ici des textes qui en font une démonstration argumentée à partir d'exemples de terrain. Le traitement fait par la santé publique des pratiques de santé reproductive en Amérique du Sud et du sida chez les femmes africaines en Europe (Fassin) illustre la réduction de la culture à une réalité désubstantialisée conçue en dehors de toute référence au contexte social, et surtout politique, dans lequel vivent ces populations ciblées. Si les femmes andines sous-utilisent les services médicaux de périnatalité ou si les femmes africaines continuent à avoir des grossesses tout en se sachant séropositives, c'est moins pour des raisons de croyances, superstitions ou irrationalité que pour des raisons d'accessibilité géographique, ou économique, aux services ou à cause d'expériences de discrimination ethnique. Le culturalisme se trouve ici dénoncé en tant que forme de « violence symbolique » qui réduit l'autre à ses particularités culturelles, nie ses besoins et aspirations universels, mesure sa compétence à l'aulne de sa soumission à la rationalité utilitariste. Pour libérer la culture du culturalisme, soutient Fassin, une seule avenue s'impose : il faut politiser la culture, soit voir l'altérité dans un construit historique conditionné par des conditions structurelles de rapports de pouvoir asymétriques alimentant les stéréotypes, la stigmatisation et la discrimination. Un tel recours abusif à la « causalité culturelle » est aussi dénoncé dans l'analyse (Dozon), de l'épidémie de sida en Afrique. Réduire les causes du sida aux comportements à risque, suggère ce dernier, est lourd de conséquences en terme d'efficacité de la prévention (en mettant l'accent sur le seul port du condom) mais aussi au plan politique, en détournant l'attention d'une analyse des facteurs iatrogènes (exemple : le mauvais usage des seringues utilisées pour les vaccinations) et des causes économiques (pauvreté, migration de la force de travail masculine). L'anthropologie doit rappeler qu'en ciblant les rituels, les vagabondages sexuels ou les pratiques de marquage des corps comme explications de la transmission du VIH, les institutions politiques se déresponsabilisent face à l'urgence d'agir en remettant la responsabilité sur les individus et la « culture ».
Les lecteurs assidus de l'imposante littérature produite par les critical medical anthropologies et des analystes des programmes de développement sanitaires internationaux trouveront dans cet ouvrage en français une excellente présentation des critiques classiques adressées aux abus et mauvais usages de la culture en santé publique. La porte doit toutefois demeurer ouverte pour une analyse constructive des bons usages de la culture en santé publique. Il est périlleux pour l'anthropologie de se cantonner dans la dénonciation du « culturalisme pratique ». Elle se doit d'alimenter la santé publique en analyses des modes d'interactions entre culture, économie et politique mais aussi en pistes d'intervention pour élaborer des programmes de prévention et de promotion de la santé qui soient sensibles à la représentation locale de la maladie sans tomber dans les ornières de l'essentialisme, de la réification des croyances ou du « culturalisme pratique ». Nous croyons que la critique anthropologique doit déboucher sur une pratique critique de la santé publique. Bref, la question de fond demeure : y a-t-il place pour une critique anthropologique de la santé publique au-delà de la dénonciation des raccourcis culturalistes ? Des amorces de réponse transparaissent dans l'analyse de l'arbitrage, fait par le savoir populaire, des divers niveaux et types de risques liés au sida et présentés parfois maladroitement par le savoir épidémiologique (Vidal). Ou dans l'analyse de l'interface entre causes naturelles et surnaturelles dans les modèles explicatifs de la drépanocytose en Côte d'Ivoire (Bonnet). Il en va de même de l'excellente analyse (Lovell) des savoirs et pratiques associés aux interventions de réduction des dommages (telle la distribution gratuite de seringues propres aux toxicomanes) vus comme activité sociale de production de connaissances et de savoirs faire produits par les toxicomanes eux-mêmes. Lovell soutient que cette « indigénisation » de la connaissance relative aux techniques de préparation et d'acquisition des drogues contribue à resserrer les liens sociaux dans ces sous-groupes sociaux en devenant une composante liante qu'elle désigne sous le concept de « pharmaco-sociatif ». La santé publique est appelée à réaliser que ses mesures visant la réduction des dommages (distribution de seringues, de médicaments de remplacement, etc.) relèguent le problème du dommage dans la sphère privée et impliquent le transfert au toxicomane de la responsabilité de hiérarchiser rationnellement ses risques et ses priorités.
L'anthropologie comme critique de la santé publique doit-elle participer par son expertise à l'élaboration de programmes de prévention plus efficaces dans leur entreprise de promotion de saines habitudes de vie « tout en y instillant de plus en plus de la responsabilité et du droit » ou, au contraire, doit-elle dénoncer ses pratiques normatives de contrôle des corps. Ni l'un ni l'autre répondent, en conclusion, les directeurs de l'ouvrage, proposant plutôt deux pistes pour un double dépassement (ou déplacement) de ce dilemme. D'abord, un déplacement des objets de la critique. « D'une part, il s'agira moins de s'interroger sur les bienfaits ou les périls de la santé publique que sur les conditions de sa mise en œuvre, les logiques qui les sous-tendent et les effets qu'elle produit », ou encore d'interroger la façon dont le gouvernement des corps conduit au renforcement d'un « régime de biolégitimité ». Une telle position, pour tout à fait pertinente qu'elle soit, soulève certains problèmes. D'abord, elle laisse le beau rôle aux anthropologues qui se définissent dès lors comme observateurs critiques, mais indépendants, de la pratique ou des conditions de cette pratique. L'anthropologie se désengagerait alors d'une implication active et constructive, bien que compromettante. Or, croyons-nous, l'anthropologie ne devrait pas abdiquer face aux invitations pressantes faites par certains praticiens pour concevoir des programmes de prévention qui soient sensibles aux cultures locales. En fait, cette troisième voie devrait être couplée à l'une et l'autre des deux premières approches et non être posée en alternative. D'ailleurs, les analyses faites dans l'ouvrage de la prévention comme lieu de responsabilisation du citoyen face aux manquements aux prescriptions et proscriptions normatives de comportements (Dozon), des impacts de marchandisation et de privatisation du risque associés au nouvel héréditarisme (Gaudillère), de l'épidémiologie comme « technologie politique » (Berlivet), du risque comme « ressource culturelle » permettant le classement de populations exposées à la stigmatisation et comme levier normatif (Calvez), de l'usage du culturalisme pratique comme « violence symbolique » (Fassin), illustrent, parmi plusieurs autres exemples dans cet ouvrage, la difficulté posée par le « dépassement » d'un discours normatif par une approche analytique. En fait, la santé publique étant, par nature, une entreprise normative (proposant des normes pour la définition des déviances et des risques, des comportements et des environnements sains, etc.), cantonner l'anthropologie dans une tâche d'« analyse »transcendante ne la soustrait aucunement à la production d'analyse normative. Nous pourrions suggérer qu'une autre piste de dépassement du « dilemme » serait l'analyse des processus d'émergence des normativités, processus mus par la rencontre entre divers acteurs (exemple : professionnels, administrations, populations, groupes de pression communautaires) mais aussi par la rencontre de multiples normativités (exemple : technoscientifique, déontologique, juridique, éthique). L'analyse des conditions de la mise en œuvre de la santé publique serait complétée par une analyse de la construction des normativités. Mentionnons enfin qu'une analyse anthropologique critique fondamentale reste à faire de la connotation automatiquement négative et du stigmate associés à la normativité en sciences sociales. La seule normativité jugée acceptable est généralement celle qui est implicite dans les principes, théories et autres éléments de la grille d'analyse critique de chacun. Or, la dénonciation des abus dans l'application mécaniste et autoritaire de certaines normativités ne doit pas détourner l'attention d'une analyse des processus et conditions de leur construction et de leurs interrelations.
Le second lieu suggéré de « dépassement » du dilemme normatif, serait un déplacement de la dénonciation des méfaits iatrogènes de la biomédecine vers l'anthropologie politique dénonçant l'inégale distribution sociale du droit à la santé. Toutefois, pour les directeurs de l'ouvrage, cette dénonciation de l'iniquité dans l'accès aux soins préventifs ne devrait aucunement justifier un renforcement de l'assignation, au citoyen, d'un devoir de santé. L'anthropologie conserve encore le rôle noble : dénoncer les injustices du système mais tout en défendant le citoyen contre les abus de pouvoir de l'entreprise d'« acculturation des comportements et des consciences ». N'y-a-t-il pas alors un risque de dérive vers une critique de la santé publique comme idéologie et comme entreprise d'asservissement, tendance de laquelle l'ouvrage souhaite se démarquer ? Est ici mise en évidence la complexité d'une définition du rôle critique de l'anthropologie, coincée entre la mise à contribution de son expertise en matière de « culture » et son souci de resituer à sa juste place le rôle de cette culture aux côtés des causes structurelles, économiques et politiques de la maladie. L'ouvrage ne contribue que partiellement à transcender ce dilemme opposant pratique critique et engagée de l'anthropologie et anthropologie critique des pratiques de la santé publique faites par les autres.
Dans sa plongée « au cœur de la cité salubre », Fassin nous convie à une relecture des critiques qui font de la santé publique, tantôt une idéologie dangereuse pour la liberté de l'homme, tantôt une utopie inaboutie incapable de livrer la marchandise promise par l'idéologie de la santé parfaite dans une cité salubre idéale. Ni idéologie ni utopie, la santé publique devrait plutôt être abordée comme rhétorique et pragmatique. Rhétorique « qui nourrit un discours sur elle-même », la santé publique serait plus portée àse mettre en discours qu'à agir. En revanche, lorsqu'elle agit, ce ne serait jamais dogmatiquement mais dans le cadre d'une pragmatique qui en fait un art de gérer les petits et les grands arrangements et de composer avec les autres idéologies, les autres biens communs, les contraintes et limites à ses interventions. Pour éclairante qu'elle soit, cette relecture porte peu d'attention aux discours proprement idéologiques qui sont loin d'être disparus dans plusieurs champ d'intervention. Les dossiers du tabagisme, de la réduction des dommages, du VIH, ou de la lutte à la pauvreté, par exemple, constituent de hauts lieux de discours qualifiés d'« intégristes » par plusieurs intervenants au sein même de la santé publique. Les collaborateurs de l'ouvrage seraient certainement d'accord pour reconnaître que, en sus de l'analyse des santés publiques « nationales », l'une des contributions de l'anthropologie pourrait alors être l'analyse de la confrontation des divers discours idéologiques, voire utopiques, et des discours pragmatiques au sein même de chacune des équipes d'intervention nationales.
La force de cet ouvrage réside dans l'analyse macrosociologique qui est faite de l'entreprise moderne de santé publique en tant qu'entreprise de gestion des corps et d'acculturation aux normes. C'est dans un souci des nuances, sans sombrer dans une critique radicale de l'impérialisme culturel ou de l'insensibilité à la culture et au vécu, que les auteurs abordent cette « critique de la santé publique ». Toutefois, le prix payé pour ce positionnement macrosociologique est un faible ancrage de la plupart des contributions dans les diverses composantes de la pratique de la santé publique. Cette dernière (jamais clairement définie dans l'ouvrage) est entendue ici au sens large de lieu et système de rapports politiques entre divers acteurs institutionnels et la population, comme lieu public des actions gouvernementales face aux groupes vulnérables. Le texte de Andoche sur les dangers, pour la santé publique, de l'importance accordée à la version édulcorée de l'ethnopsychiatrie version Tobie Nathan, illustre la portée générale accordée ici à ce concept. Or, la santé publique, c'est aussi sur le terrain, un ensemble de techniques et de stratégies, d'interventions et de programmes de surveillance de l'état de santé, de prévention, de protection et de promotion de la santé. Seuls quelques textes critiquent les enjeux éthiques, sociaux et politiques découlant des programmes concrets de prévention et de promotion (une exception remarquable est le texte de Lovell sur les programmes de réduction des dommages à Marseille). L'analyse des enjeux éthiques et politiques, finement documentée dans l'imposante littérature anglo-saxonne au cours des vingt dernières années, est remise à plus tard. Les débats entourant la confidentialité des données personnelles, le respect de la vie privée, les abus paternalistes de certains programmes de dépistage, la notification aux partenaires de séropositifs, les risques de discrimination et d'étiquetage social des groupes vulnérables découlant des pratiques de surveillance de l'état de santé, la consultation et la participation des populations cibles, les biais dans les processus d'évaluation des interventions préventives, le recours aux médias de masse pour les campagnes de promotion de la santé, les critères utilisés pour l'évaluation des programmes constituent quelques exemples de lieux de critiques, ancrés dans la pratique de la santé publique qui doivent être soumis à une critique anthropologique. En ce sens, cet ouvrage illustre le décalage entre les analyses critiques françaises et anglo-saxonnes de la santé publique.
* Raymond Massé, anthropologue, Université Laval, Département d'Anthropologie, Québec, QC Canada, G1K 7P4.
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