“Les sciences humaines
et les enjeux contemporains de la santé”.
Un article publié dans Médecine et sciences humaines. Sciences humaines en médecine : formation et collaboration. Colloque des 4 et 5 mai 2006, CHUV, Lausanne, pp. 93-103. Bern, Suisse : Schweizerische Akademie der Geistes- und Sozialzissenschaften, 2006, 116 pp. Académie suisse des sciences humaines et sociales.
- Les approches classiques en anthropologie de la santé : contribuer à l'amélioration des interventions sanitaires, curatives et préventives
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- Les enjeux des nouvelles biotechnologies
- Anthropologie médicale critique de la génétique
- Enjeux éthiques et politiques de la santé publique
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- Conclusion
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- Bibliographie
Les approches classiques en anthropologie de la santé :
contribuer à l'amélioration des interventions
sanitaires, curatives et préventives
Les contributions des sciences humaines et sociales à la médecine ont fait l'objet de plusieurs publications au cours des dernières décennies. Premièrement, un certain consensus se dégage, du côté des sciences humaines : il s'agit pour elles de documenter les savoirs populaires et les représentations collectives de la maladie, des soins et des soignants. En fait, l'anthropologie médicale a toujours été préoccupée par les grands questionnements de l'anthropologie sociale et culturelle : quel est le travail de la culture sur les expériences humaines ; de quelles façons les cultures se représentent-elles le monde naturel et ses interfaces avec le surnaturel ; quelle est la source de la diversité des représentations du monde, des valeurs, des savoirs et des pratiques sociales ? La maladie n'a jamais constitué un univers fermé, indépendant des autres champs de la culture. Toutefois, la maladie est un événement clef qui met en œuvre tout le potentiel de création de sens et d'interprétation symbolique dont est capable une culture donnée. Deuxièmement, l'anthropologie de la santé travaille à l'amélioration des interventions sanitaires en s'intéressant aux expériences de vie et à la subjectivité des individus. Elle cherche à donner une voix aux malades pour faire en sorte que, d'objets visés par les interventions professionnelles et techniques, les malades soient désormais abordés comme des sujets de l'action dont les attitudes et les comportements envers les soins, les technologies, les médicaments ou les politiques de santé sont influencés par les valeurs propres à leur culture. Dans cette foulée, une attention est accordée aux médecines traditionnelles et aux itinéraires de soins complexes suivis par les malades.
La production de concepts opératoires et de modèles théoriques dans les années 1970 et 1980 a consacré l'anthropologie de la santé comme véritable sous-discipline de l'anthropologie et lui a donné une crédibilité grandissante auprès des responsables des programmes sanitaires internationaux. Les études fondées sur des concepts tels ceux d'idiomes de détresse, de modèles populaires explicatifs de la maladie, de réseaux sémantiques de la maladie, d'itinéraires de recherche d'aide, de cheminement thérapeutique, de pluralisme médical, de groupe de gestion de la thérapie, et plus récemment de souffrance sociale et de violence structurelle ont démontré la pertinence de ce champ de recherche pour la compréhension du travail opéré par la culture sur l'une des dimensions fondamentales du vécu humain.
Plusieurs travaux ont cherché à faire un bilan des contributions de cette anthropologie interprétativiste ou constructiviste dédiée à la construction socioculturelle de la maladie et des soins. Les contributions constructives de l'anthropologie à l'épidémiologie par exemple (Massé, 1995), ont encore été mises en évidence récemment dans le très bel ouvrage de James A. Trostle (2005) consacré à « Epidemiology and Culture ». Un ouvrage publié aux Presses de l'Université Laval (Saillant et Genest, 2006) il y a quelques mois et consacré aux recherches en anthropologie médicale contemporaine dans divers pays du monde (dont un texte de Ilario Rossi sur la Suisse), montre que ces préoccupations pour les rapports culture et santé sont toujours bien vivantes, et ce à travers divers objets de recherche. Le sous-titre de cet ouvrage indique toutefois très bien la polarisation des approches entre les « ancrages locaux et les défis globaux ». Bref, cette anthropologie médicale que je qualifierais de « constructive », et dédiée à la fois à l'analyse ethnographique descriptive des savoirs et des pratiques, et au soutien aux interventions curatives et préventives sur le terrain, dans les pays du Sud et du Nord, est toujours vivante, créative et surtout pertinente.
Ce type d'anthropologie classique est toutefois remis en question par plusieurs des ténors de l'anthropologie médicale contemporaine tant en France qu'au Canada et aux États-Unis. Les reproches qu'on lui adresse sont de se désengager de la critique politique des impacts des rapports sociaux inégalitaires (de genre, de classe, Nord-Sud, ethnique, etc,) et des rapports de pouvoir, de se cantonner dans une vision culturaliste des rapports à la santé en mettant de côté les dimensions économiques et politiques, d'isoler les savoirs et les pratiques reliés à la santé et à la maladie des autres dimensions de la vie sociale. L'un des principaux enjeux contemporains pour l'anthropologie de la santé sera, je crois, de réconcilier ces deux approches, classique et critique. Ma position personnelle est que, si l'anthropologie souhaite conserver sa spécificité aux côtés de la sociologie de la santé, de l'économique politique de la santé, de la philosophie de la santé, de la géographie de la santé, elle doit miser sur ses habilités à concilier analyse microsociale et macrosociale et analyse des déterminants culturels et politiques et économiques de la santé. Toutefois, les enjeux contemporains sont aussi liés à de nouveaux objets de recherche. Je m'attarderai ici à trois de ces nouveaux domaines soit ceux des nouvelles technologies biomédicales ; de la génétique et génomique ; de l'analyse critique des politiques de santé.
Les enjeux des nouvelles biotechnologies
Depuis les années 1970 tout particulièrement, une foule de nouvelles technologies médicales ont transformé l'expérience de la naissance, de la maladie et de la mort. Ces technologies ont créé de nouvelles images du corps et ont modifié la façon dont nous pensons l'identité humaine et les limites de la vie. L'anthropologie médicale a fait de la ramification des dimensions culturelles de ces biotechnologies un nouveau champ de recherche exploré par plusieurs ouvrages dont celui de Paul Brodwin « Biotechnologies and Culture ; Bodies, anxieties and ethics » (2000). Des exemples de champs d'application de telles technologies sont ceux des mères porteuses, des transplantations d'organes, des dépistages génétiques, des images digitalisées de l'intérieur du corps, de la culture de tissus humains, de l'amniocentèse. Ces technologies ont alimenté plusieurs fantasmes (sur l'allongement de la vie par exemple) et ont générés de multiples enjeux politiques, ne serait-ce qu'en termes de pressions sur les budgets de santé nationaux. Elles font l'objet de représentations socioculturelles, incarnant de multiples anxiétés et motivant de multiples actions politiques mettant face à face divers groupes d'intérêt (selon le genre, l'âge, les classes sociales). Pour l'anthropologie, ces biotechnologies ne réfèrent pas seulement aux équipements matériels et aux techniques impliquées ; ce qui est d'intérêt ce sont les conditions et les environnements dans lesquelles elles sont pratiqués, les ritualisations de leur application, les représentations sociales que s'en font les consommateurs et les jugements qu'ils portent sur elles.
Comme le propose Brodwin, (2000 :3), l'anthropologie médicale doit aller au-delà des simples dénonciations abstraites, spéculatives et décontextualisées des « impacts » de ces nouvelles technologies pour mettre en oeuvre un « empirisme anthropologique critique ». Il faut voir de près de quelles façons les professionnels de la santé et les malades vivent avec ces technologies dans le quotidien, quels sont les impacts sur leurs pratiques, leurs attentes, leurs images de soi en tant qu'individu ou en tant que professionnels. Les recherches sur les mères porteuses par exemple, donnent lieu à de nouveaux sites d'observations (les cliniques de fertilité) et transforment le sens de certains autres (ex : les baby showers). La maternité devient-elle un projet public ou demeure-t-elle un projet privé ? Quel est le nouveau statut du foetus : enfant ou commodité ? Qu'en est-il de la maternité naturelle ?
Ces biotechnologies, rappelle Brodwin, deviennent des instruments du processus de médicalisation de la souffrance, confirment le pouvoir du savoir expert, renforcent le processus d'individualisation (et de dépolitisation) des problèmes de santé. Toutefois, il n'en faut pas moins éviter le piège de la polarisation entre la technophilie et la technophobie. La technophobie tend à voir dans les biotechnologies de simples instruments de renforcement de l'aliénation des malades, de domination du biopouvoir, et de destruction du sujet humain (Brodwin, 2000 :5). La technophilie alimente un discours presque jovialiste faisant miroiter des quasi miracles pour les malades. En fait, ces biotechnologies alimentent de multiples projets idéologiques très opposés. Dans le débat sur les motivations des femmes pour recourir ou non à l'amniocentèse, Rayna Rapp a observé la convergence à la fois : a) d'un discours machiste des hommes sur le droit des femmes à y avoir recours sans leur consentement ; b) d'un discours critique des noirs américains sur le pouvoir de la biomédecine (à laquelle ils ne s'associent que très peu) ; c) d'un discours des religieux fondamentalistes américains contre l'avortement.
Dans le cas des tests génétiques prédictifs cherchant les marqueurs génétiques, tels ceux pour la Chorea de Huntington, ces dépistages risquent de marginaliser ceux qui seront dépistés positifs, mais ils peuvent aussi produire de nouvelles formes d'identité personnelles et collectives. Une analyse du point de vue de l'intérieur de la « communauté » américaine des personnes atteintes de cette maladie et de leur famille faite par Alice Wexler (2000) illustre l'importance d'une anthropologie qui donne la parole aux malades et qui sache décoder les constructions socioculturelles qui en sont faites. Dans le cas de cette maladie, le test génétique est un test diagnostique et non un test prédictif, différence majeure qui n'est pas toujours faite dans les recherches, note Wexler (2000 :198), mais qui influence profondément les représentations populaires des tests et de la maladie elle-même. Wexler montre que « En dépit de la menace eugénique et l'absence de traitements efficaces, plusieurs personnes à risque souhaitent tout de même être testées pour <échapper à l'incertitude »>. Soit entre 10 à 15% des gens concernés auraient, à la fin des années 1990, accepté de passer le test disponible depuis 1986. L'argument invoqué est celui de la lutte contre l'incertitude, incertitude, bien sûr, d'être atteint soi-même, mais aussi incertitude face à la possibilité de transmettre ou d'avoir déjà transmis la maladie. Dans les groupes d'entraide de malades, un nombre croissant de participants sont des individus qui furent testés positifs. Qu'est-ce qui se cache derrière ce souhait ? Les pressions culturelles sont importantes en faveur du test ; les conseillers génétiques considèrent les refus comme une sorte de déni et ils construisent le besoin de savoir comme une pulsion psychologique fondamentale. Les compagnies privées qui vendent ces tests, basent leur publicité sur le fait que « passer le test apporte des bénéfices psychologiques importants : cela rend les gens moins dépressifs, moins anxieux et plus riches d'espoir, que les résultats soient positifs ou négatifs » rapporte Wexler (2000 :199). Un résultat positif au test confère, selon elle, au dépisté une transparence, comme si les autres pouvaient voir à l'intérieur du corps, jusqu'au gène lui-même. Les membres de ces groupes d'entraide acquièrent une nouvelle identité ; ce sont ceux qui ont dit oui, ceux qui ont joué le jeu de la transparence, ceux qui se sont confrontés au risque de se savoir testés positifs. « Ils deviennent visible d'une façon différente des autres » (Wexler, 2000 :198). Les autres les surveillent pour détecter l'apparition des premiers symptômes de la maladie (mouvements incontrôlés, problèmes cognitifs, changements de personnalité, émotions incontrôlées).
De plus, les gens lient la décision d'accepter le test aux traits moraux valorisés dans la société américaine : le courage, la recherche de la vérité, et (ironiquement) la pulsion pour contrôler le futur. Alors que refuser le test est associé, dans le discours des entreprises et des conseillers génétiques, à un déni, à un refus de voir la vérité, à la lâcheté et au choix de préférer l'ignorance. Une brochure soutient que sans le test de dépistage, les gens à risque sont confinés à une liste d'attente, condamnés à attendre et à anticiper les symptômes précurseurs, symptômes qui risquent de ne jamais venir. Les termes de l'identité ainsi circulent de plus en plus autour du statut génétique et de puissantes représentations culturelles infiltrent la façon dont les gens évaluent les enjeux des tests prédictifs » (Brodwin, 2000 :16). Le problème est qu'après le test, une certaine dose d'incertitude demeure, la grande question étant : à quel âge la maladie se déclarera-t-elle ? Quels seront les premiers symptômes ? Comment réagiront ceux de mon entourage ? Bref, on passerait selon les personnes qui ont déjà fait l'expérience du dépistage, d'une incertitude (celle d'avoir la maladie) à une autre (celle de savoir où, quand, comment elle se déclarera). Bref, les résultats apportent un « savoir toxique ». (Wexler, 2000 :204).
Tout comme dans le cas des tests de dépistage prénataux étudiés par une épidémiologue et biostatisticienne canadienne, Abby Lipman, les discours sur la paix de l'esprit et la quiétude associés aux tests ne posent pas la question de la façon dont est construit ce besoin d'être rassuré ; quels sont les groupes d'intérêt en présence ? Qui construit ce besoin de savoir, et cette culpabilisation de ne pas vouloir savoir ? Il s'agit d'un besoin d'échapper à un besoin créé par des institutions biomédicales et selon des valeurs culturelles dominantes. Pourquoi l'incertitude serait-elle intolérable, injustifiable ? Ici, c'est tout l'appareillage conceptuel et théorique développé par l'anthropologie médicale classique qui est convié et mis au défi par cette nouvelle biotechnologie.
Les contributions de l'anthropologie dans le débat sur les enjeux liés au dépistage génétique sont fondamentales. Une première réfère au fait que, en tant qu'acteurs directement impliqués dans les interventions, les populations ciblées ont acquis une expérience de terrain de première main les habilitant à analyser finement, avec sensibilité, les tenants et aboutissants des interventions, les bénéfices directs ou non anticipés, les conséquences, les conditions qui peuvent expliquer les succès ou les échecs de telle intervention. Ils deviennent en quelque sorte des « experts terrains ». Un exemple en est donné par Ellen Hiller et coll., dans le cadre d'une étude portant sur la consultation populaire dans les programmes de dépistage génétiques périnataux aux États-Unis. Cette étude montre que, une fois informés par les experts sur les bénéfices et l'efficacité relative d'une série de tests de dépistage génétique, le public en général, et les familles d'enfants affectés en particulier, ont une connaissance intime et unique de leurs besoins. Ce savoir pratique peut aider à identifier les failles dans le suivi des individus à risque et représente un complément pertinent aux savoirs techniques des experts qui se questionnent sur l'acceptabilité éthique de tels tests. D'ailleurs, la santé publique s'est progressivement ouverte à l'application de méthodologies qualitatives plus sensibles au discours des bénéficiaires et mettant à contribution les observations et les jugements des citoyens participants.
Anthropologie médicale critique de la génétique
Ces exemples liés aux applications des biotechnologies montrent de quelles façons une anthropologie sensible au vécu et aux représentations socioculturelle de la médecine génétique est centrale en anthropologie médicale. Une approche interprétativiste critique est fondamentale pour l'anthropologie. Mais il y a aussi place pour une critique macrosociétale, pour une économie politique de la génétique. Les preuves demeurent flagrantes : pour les milliards de pauvres qui peuplent la planète actuellement, la pauvreté demeure la principale cause de mortalité et de morbidité évitables. Tant éthiciens qu'anthropologues doivent rappeler les bénéfices immenses et immédiats que peuvent apporter la vaccination et la mise en place de mesure préventives simples et très peu coûteuses.
Gilles Bibeau, dans un livre percutant intitulé « Le Québec transgénique-, Science, marché, humanité » (2004) fait une analyse décapante des promesses, relayées par les médias de masse, que laisse miroiter la recherche en génomique et en protéogénomique. Il montre de quelles façons se construit un véritable marché des illusions, qui sert finalement à justifier des investissements de plusieurs centaines de millions de dollars (en fonds publics, sans compter les fonds privés), seulement au Canada, dans des techniques de pointe. Pourtant, ces biotechnologies détournent l'attention du ministère de la santé des déterminants socio-économiques de la santé pourtant eux déjà bien connus. Bibeau dénonce le manque de transparence des États canadiens et québécois quant à l'importance des investissements publics dans ce domaine que dans les compagnies de biotechnologie. Qu'en est-il du supposé recul de l'État dans le financement des entreprises ? Qu'en est-il des politiques de soutien des multinationales du médicament àtravers les politiques sur les brevets ? Bibeau milite en faveur du développement d'une véritable éthique critique qui s'opposerait à la « mainmise des firmes privées sur les tissus, cellules et gènes réduits à n'être que des produits négociables sur le marché ». La recherche en génomique soulève donc divers enjeux dont ceux liés à la dénonciation de l'emprise de l'entreprise privée sur la recherche universitaire limitant la liberté de recherche et biaisant les possibilités de publication allant à l'encontre des grands intérêts privés dans les dossiers du stockage et de la commercialisation des produits corporels ou du marché du dépistage génétique.
Enjeux éthiques et politiques de la santé publique
J'ai montré (2003) de quelles façons l'anthropologie de la santé était interpellée par les enjeux éthiques liés aux interventions de prévention et de promotion de la santé dans les sociétés occidentales. Les programmes de vaccination obligatoire des enfants, le respect de la confidentialité des informations personnelles dans le cas du sida, de l'hépatite C et autres maladies graves, les usages abusifs du principe de précaution pour justifier des interventions qui empiètent sur les droits individuels, les messages culpabilisants sur les comportements à risque et les messages moralisateurs sur la promotion de saines habitudes de vie, ne constituent que quelques exemples d'une santé publique de plus en plus invasive. En particulier se pose la question de l'identification des principes éthiques ou des valeurs phares qui devront être retenues pour juger de l'acceptabilité de telle ou telle intervention réglementaire. J'ai proposé que ces valeurs phares ne soient pas simplement celles qui sont définies par les philosophes et les éthiciens dans des manuels de bioéthique mais qu'une éthique de la santé publique puisse reposer sur une « moralité séculière » partagée par la population d'une société donnée. En ce sens, la participation citoyenne est incontournable (Massé, 2005). Toutefois, les questions qui interpellent les anthropologues sont alors : comment identifier et hiérarchiser ces valeurs phares supposément partagées par les membres d'une socioculture donnée ? Ne risque-t-on pas de tomber dans les ornières d'une éthique empiriste ? Comment garantir les droits fondamentaux si les valeurs populaires ne s'y conforment pas (ex : droits de minorités, des immigrants, des personnes souffrant de désordres mentaux, des handicapés, etc.) ? Un autre défi émerge ici. Les anthropologues doivent cesser de simplement invoquer, telle un mantra, le principe du respect des valeurs populaires, pour passer à une phase constructive visant à identifier en pratique ces valeurs et à véritablement réfléchir sur les risques associés au respect mécanique des valeurs populaires. Les risques ne sont pas que du seul côté de la domination des savoirs experts et des valeurs des élites médicales.
Un autre lieu d'enjeu contemporain pour l'anthropologie de la santé est celui des politiques de santé elles-mêmes. C'est du moins le point de vue proposé par Castro et Singer (2005) dédiés aux « Unhealthy health policy ». L'accent est déporté vers les impacts négatifs des politiques de santé, nationale et internationale, qui loin de lutter contre les effets de ces inégalités, s'en feraient les courroies de transmission et de reproduction. Le rôle des anthropologues ne serait plus seulement de contribuer à rendre les politiques plus efficaces (en informant les planificateurs sur les déterminants sociaux et culturels locaux du recours aux soins). Leur mandat devrait être de procéder à une critique des impacts négatifs, prévus ou imprévus, des politiques sur la vie et le bien-être des populations ciblées et de transcender une anthropologie « dans » les politiques en faveur d'une anthropologie critique « des » politiques.
Conclusion
Même s'il s'agit d'une orientation tout à fait pertinente et constructive en anthropologie médicale, l'approche faisant des maladies des « pathologies du pouvoir » ne peut à elle seule résumer la raison d'être de la discipline. Un enjeu pour les sciences sociales est de rappeler l'importance d'un souci pour le microsocial, les savoirs locaux, la culture comme processus interprétatif et l'expérience quotidienne vécue de la maladie par les personnes. Je rejoins Margaret Lock qui soutient que l'anthropologie de la santé « entre dans une nouvelle ère, une ère qui continuera d'exiger l'adoption d'une approche interprétative critique, l'utilisation de techniques de recherches ethnographiques et de techniques connexes de recherches de preuves empiriques, la remise en question des concepts et des prétentions à la vérité du monde des biosciences et de celles formulées par les politiciens et les décideurs. Mais il y aura aussi une volonté de s'engager activement avec l'Autre, que cela signifie les activistes politiques, les scientifiques engagés, d'autres scientifiques sociaux, les décideurs, les ONG ou les médias » (Lock, 2006 :460-461).
La médecine a-t-elle besoin des sciences sociales ? Cela semble évident autant en ce qui concerne l'analyse microsociale des savoirs et des représentations qui influencent les rapports des citoyens avec la maladie, les soignants et les biotechnologies qu'en ce qui concerne une vigilance face aux dérapages de nos politiques de santé. Tout en étant consciente des enjeux, la médecine n'est pas outillée ni conceptuellement ni théoriquement pour relever ces défis. La réalité est clairement à l'effet que, prise dans les tourbillons de l'intervention directe, elle est dans les faits à la remorque des sciences sociales dans la critique de l'évolution moderne des systèmes de santé. Les sciences sociales n'en devraient pas moins occuper une certaine place dans la formation médicale ; non pas pour sauver la médecine, mais pour apporter un complément de formation à des futurs cliniciens. Et cette formation devrait être assumée par des scientifiques sociaux de carrière. Mais la question n'est pas de savoir qui a besoin de qui. Tant les sciences sociales que la médecine sont au service de la population et des malades et non au service de potentielles querelles de clochers disciplinaires.
Bibliographie
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