- (Rapport du groupe de travail sur le bilinguisme
à l’Université d'Ottawa, 1971, p.11)
RÉSUMÉ
Cette étude est tirée des données d'une recherche entreprise au début des années soixante-dix à l'Université d'Ottawa, portant sur les stades de l'assimilation des étudiants québécois et Franco-Ontariens. Après avoir caractérisé les dimensions de l'identité des deux échantillons d'étudiants à l'aide de l'échelle multidimensionnelle de D. M. Taylor (Université McGill), la présente analyse met en relation l'orientation identitaire, les projets de résidence et la langue de travail préférée [1].
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INTRODUCTION
Cette analyse traite les dimensions de l'identité au regard de projets de résidence et de la langue de travail préférée de deux échantillons d'étudiants francophones à l’Université d'Ottawa au début des années soixante-dix. L'objectif premier consiste donc à caractériser l'identité de deux groupes francophones ontariens et québécois. Qu'en est-il, pour chacun des groupes, de sa dissolution relative ou de sa marque relative selon la province d'appartenance ?
Dans un deuxième temps, nous testons l'hypothèse selon laquelle le lieu de résidence préféré est lié à une configuration spécifique de l'identité. En effet, l'orientation plus ou moins francophone de l'identité devrait se traduire d'une manière particulière quant aux projets de résidence, c'est-à-dire le lieu de vie préféré (Ontario, Québec, autres provinces, autres pays).
Enfin, le milieu professionnel, défini par la langue de travail préférée, pourrait-il être une variable explicative des projets de résidence ?
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LA POPULATION ÉTUDIÉE
Au cours des années soixante-dix, l'Université d'Ottawa dessert à peu près à part égale les Francophones d'Ontario (1/3) et les Francophones du Québec (1/3) [2].
Étant donné les variations significatives socioculturelles tant chez les Franco-Ontariens que chez les Québécois, nous avons limité l’échantillon aux étudiants francophones résidant en permanence dans les comtés de Carleton et Hull-Gatineau à l'intérieur des limites de la Capitale nationale. Cela assure une plus grande homogénéité des deux populations et permet d'éviter les disparités dues aux régionalismes. Deux populations urbaines se côtoient d'un bord et de l'autre de la rivière des Outaouais dans une proportion de soixante-dix pour cent (70%) de personnes de langue maternelle anglaise du côté d'Ottawa-Carleton et de quatre-vingt-deux pour cent (82.8%) de personnes de langue maternelle française du côté de Hull-Gatineau.
Richard Joy (1972) soutient que les forces d'assimilation s'exercent avec d'autant plus d'efficacité sur les groupes francophones au Canada qu'ils sont éloignés du Québec. Il importe donc de connaître les tendances identitaires des francophones dans les régions limitrophes à la "ceinture bilingue" où le Québécois vit sous l’influence prépondérante d'un milieu anglophone, tandis que le Franco-Ontarien vit sous l'influence de la proximité du Québec. Dans ces deux villes unies par un mariage forcé, se produit au quotidien une interpénétration culturelle de part et d'autre de l'Outaouais, ne serait-ce que sur le plan universitaire et sur le plan du travail. La limitation de l'étude à cette population prend d'autant plus d'intérêt qu'elle se trouve sous le chapeau de la Commission de la Capitale nationale.
Un questionnaire a été envoyé par la poste auprès d'un échantillon aléatoire de cette population, en mars 1972. Le pourcentage de retour fut de 73% (n= 408), variant de 68% pour les Franco-Ontariens à 80% pour les Québécois.
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MESURE DE L’IDENTITÉ
La mesure de l'identité a été effectuée à l'aide de l'échelle multidimensionnelle de D. M. Taylor (1972) adaptée à la population étudiée. Cette mesure est construite à partir d'une batterie de comparaisons sur lesquelles les informateurs évaluent leur ressemblance ou leur dissimilarité par rapport à certains sujets typiques définis en fonction de l'origine (Canadien français vs. Canadien anglais), de la province de résidence (Ontario vs. Québec) et de la langue d'usage (surtout le français vs. surtout l'anglais).
L'échelle se présente sous la forme suivante:
- - un Canadien français vivant en Ontario et parlant surtout français,
- - moi-même.
Les six types ci-dessous ont été utilisés :
Item
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1
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CF-O-F
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CF:
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Canadien français
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2
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CF-Q-F
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CA:
|
Canadien anglais
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3
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CA-O-A
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O:
|
vivant en Ontario
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4
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CA-Q-A
|
Q:
|
vivant au Québec
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5
|
CF-O-A
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F:
|
parlant surtout français
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|
6
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CF-Q-A
|
A:
|
parlant surtout anglais
|
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II est ainsi possible de mesurer le degré de dissimilarité entre ces types idéaux et les sujets des populations étudiées.
Les comparaisons prennent la forme suivante:
- - un Canadien français vivant en Ontario et parlant surtout français.
- - un Canadien anglais vivant en Ontario et parlant surtout anglais.
Les six comparaisons ci-dessous ont été utilisées:
Item
|
7
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CF-O-F
CA-O-A
|
Item
|
10
|
CF-O-A
CF-Q-F
|
|
8
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CF-O-F
CF-Q-F
|
|
11
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CF-O-A
CA-O-A
|
|
9
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CF-O-F
CF-O-A
|
|
12
|
CF-Q-F
CA-Q-A
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CONFIGURATION DE L'IDENTITÉ
DES ONTARIENS ET QUÉBÉCOIS
EN DEUX DIMENSIONS
L'analyse multidimensionnelle Kruskal-Shepard traite simultanément l'ensemble des comparaisons. Elle permet de situer dans un plan cartésien la position des informateurs par rapport à chacun des types; elle permet également de situer les types en fonction de leur similarité / dissimilarité telles que perçues par ces mêmes informateurs.
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Les poids de chaque type sont présentés ci-dessous sur deux dimensions.
Tableau I
Résultats de l'analyse multidimensionnelle Kruskal-Shepard
en deux dimensions pour les Franco-Ontariens et les Québécois
Stress = Franco-Ontariens et Québécois = 0.00
Ce traitement des données a été obtenu au département de psychologie de l’Université McGill à l'aide du Programme du professeur J. C. Ramsay.
• Il a été impossible de considérer le groupe CF-Q-A étant donné l'existence d’une seule échelle comparative impliquant ce groupe.
Le croisement en deux dimensions des poids de chaque type donne la configuration de l'identité des Québécois et des Franco-Ontariens telle qu'il est possible de l'observer à la figure 1 et à la figure 2 ci-dessous. La dissemblance des deux configurations identitaires est remarquable à plusieurs égards.
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En ce qui concerne celle des Québécois (cf. figure 1), elle apparaît comme étant très structurée, à savoir:
- 1) Le Québécois («moi-même» sur la figure) s'identifie étroitement à son groupe d'appartenance (CF-Q-F).
- 2) Son groupe d'appartenance est situé diamétralement à l'opposé des types anglophone et francophone «assimilé» entre lesquels il ne perçoit pas de distance majeure: le Canadien anglais ontarien ou québécois ainsi que le Franco-Ontarien parlant surtout l'anglais (i.e. type «assimilé») apparaissent groupés dans le même espace; le Québécois se perçoit aussi dissemblable des uns que des autres.
- 3) Le Franco-Ontarien d'expression française (CF-O-F) se distingue clairement du Québécois, mais il est perçu beaucoup plus près de lui que de l'anglophone ou du francophone «assimilé». Le Québécois reconnaît en fait le Franco-Ontarien d'expression française comme un vieux frère émigré, différent, mais de la même famille. La rupture d'identité s’établit sur le critère de la langue d'usage.
Ces résultats indiquent donc que les barrières psycho-culturelles dont il est souvent question entre Québécois et Franco-Ontariens ne reposent pas tant sur le fait de vivre dans des provinces différentes que sur le fait du comportement linguistique qui est finalement le critère discriminatoire par excellence entre le type «assimilé» et le type francophone. Utiliser surtout l'anglais comme langue d'expression représente un critère d'exclusion automatique de la collectivité québécoise francophone.
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Figure 1
Configuration de l'identité des Québécois en deux dimensions
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Considérons maintenant la configuration de l'identité des Franco-Ontariens (cf. figure 2). Les polarisations paraissent nettement moins structurées, à savoir
- 1) Le Franco-Ontarien s'identifie moins étroitement à son groupe de référence que le Québécois.
- 2) Il occupe une position centrale entre le Québécois francophone, l'anglophone et le Franco-Ontarien « assimilé ».
- 3) Le Franco-Ontarien établit des différences entre l'anglophone du Québec et l'anglophone de l’Ontario; il s'identifie davantage au dernier.
En somme, le Franco-Ontarien «garde ses distances» vis-à-vis de chacun des groupes qui l’entourent. Il donne l’impression d'avoir été surpris par la question : « Qui suis-je ? » - "Franco-Ontarien, certes, mais parlant surtout anglais, tout en n'étant pas anglophone. S'il ne se pense pas encore Canadien anglais, il se perçoit très différent d'un Franco-Ontarien parlant surtout français. Par ailleurs, il perçoit plus de différences entre un anglophone de l'Ontario et un anglophone du Québec que ne le fait le Québécois. Quant à celui-ci, il ne lui ressemble plus ! Le Franco-Ontarien établit nettement toutes ces distances et entre ces différences, il se tient isolé des uns et des autres.
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Figure 2
Configuration de l'identité des Franco-Ontariens en deux dimensions
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IDENTITÉ ET PROJETS DE RÉSIDENCE
Nous supposons par hypothèse que le lieu de résidence préféré est lié à l’orientation de l'identité, celle-ci étant mesurée sur un continuum dont l'un des pôles serait « très francophone » et l'autre « très anglophone ».
Pour mesurer cette tendance de l'identité, nous avons retenu les six premières comparaisons sur lesquelles les informateurs évaluaient leur similarité / dissimilarité par rapport aux types constitués. La matrice de corrélations entre les six items est présentée ci-dessous.
Tableau II
Matrice des corrélations
La solution orthogonale de l'analyse factorielle sur ces six items donne les saturations suivantes sur deux facteurs.
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Tableau III
Matrice factorielle après rotation
Sur le premier facteur, on constate une saturation élevée pour les types anglophones et francophones « assimilés » indépendamment de la province d'origine. Cette polarisation semble donc reposer sur le critère linguistique - « parler surtout français » vs. « parler surtout anglais ». Ce premier facteur pourrait être identifié comme la dimension linguistique de l'identité. Sur le deuxième facteur, les types CF-Q-F et CF-O-A obtiennent les plus fortes saturations mais de signe contraire. Les deux types francophones se différencient par la province de résidence et la langue d'usage. Ces deux critères caractérisent sur le second facteur le type « le plus francophone » (CF-Q- F) et le type « le moins francophone » (CF-O-A).
Les scores factoriaux pour chaque item sur chacun des facteurs présentés ci-dessous permettent de mesurer l'orientation plus ou moins francophones de l'identité des Québécois et des Franco-Ontariens.
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Tableau IV
Matrice des scores factoriaux
Dans le tableau V, il est possible de constater d'une manière générale que l'identité des Franco-Ontariens diffère significativement de celle des Québécois sur le continuum "plus ou moins francophone"; le Franco-Ontarien étant porteur d’une identité moins francophone que le Québécois.
Tableau V
Orientation de l'identité des Franco-Ontariens et Québécois
en deux dimensions
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Qu'en est-il de la relation entre l'orientation de l'identité et le lieu de résidence préféré?
À la lecture du tableau ci-dessous, il en ressort les faits suivants :
Tableau VI
Orientation de l'identité des Franco-Ontariens et des Québécois
selon le lieu de résidence préféré
- 1) Les Québécois et les Franco-Ontariens qui préféreraient demeurer au Québec ont l'identité relativement la plus francophone. Les Québécois et les Franco-Ontariens qui préféreraient demeurer dans une province autre que le Québec et l'Ontario sont porteurs de l'identité relativement la moins francophone. La province de l'Ontario attire les personnes dont l'identité est moins polarisée vers l'une ou l’autre extrémité de la dimension francophone-anglophone.
- 2) On constate un fort contingent de Franco-Ontariens qui préféreraient demeurer au Québec. En fait, ce sont les Franco-Ontariens dont l’identité se rapproche le plus de celle des Québécois.
- [15]
- 3) L'analyse de variance sur ces deux dimensions met en évidence un autre fait remarquable: les variations de l'identité des Québécois selon le lieu de résidence préféré ne sont pas significatives, à la différence des variations considérables de l'identité des Franco-Ontariens, variations d’une telle ampleur pour ces derniers, qu'il y a lieu de se demander si le Franco-Ontarien préférant s'installer dans l'Ouest canadien ou dans un autre pays n'a pas perdu toute trace de son héritage culturel francophone. Par contre, le Franco-Ontarien préférant demeurer au Québec chercherait à préserver son héritage culturel puisqu'il est, parmi ses confrères, le plus conscient de son appartenance à une collectivité francophone.
Ces résultats sont représentés sur la figure 3 ci-après où l’orientation de l'identité est représentée en deux dimensions tout en tenant compte du lieu de résidence préféré.
Notre hypothèse se vérifie donc pour les Franco-Ontariens, leur identité étant liée aux projets de résidence, alors qu'elle ne se vérifie pas pour les Québécois puisque, indépendamment de leurs projets de résidence, quand bien même ce serait à l'étranger, ils s'affirment sous une identité spécifiquement francophone.
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Figure 3.
Orientation de l'identité des Franco-Ontariens et des Québécois
selon le lieu de résidence préféré
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PROJETS DE RÉSIDENCE
ET LANGUE DE TRAVAIL
La langue de travail intervient-elle comme variable explicative dans le choix de résidence préférée ?
Le tableau VII montre que les Québécois accordent la priorité au français dans une proportion nettement majoritaire entre soixante-dix et quatre-vingt pour cent, indépendamment du lieu de résidence préféré. Les variations constatées ne sont pas significatives.
La priorité accordée au français varie fortement chez les Franco-Ontariens en fonction du choix de résidence: seulement vingt et un pour cent (21%) des répondants Franco-Ontariens préférant demeurer dans une province autre que l'Ontario et le Québec accordent une priorité au français. Ce pourcentage s'élève à quarante-trois pour cent (43%) lorsque le lieu de résidence préféré est l'Ontario. Les Franco-Ontariens qui préfèrent résider au Québec accordent une priorité au français comme langue de travail dans une proportion de soixante-quinze pour cent (75%). De ce fait, il en résulte que le coefficient de dissimilarité entre Franco-Ontariens et Québécois sur la question de la langue est le plus bas lorsque le choix de résidence se porte sur le Québec (7.2). Le coefficient de dissimilarité est quatre fois plus élevé lorsque le choix de résidence préféré se porte sur l'Ontario et il est sept fois plus élevé lorsque le choix de résidence préféré concerne les provinces autres que le Québec et l'Ontario. Il est également très élevé lorsque le choix de résidence préféré s'applique à d'autres pays.
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[19]
CONCLUSION
L'analyse multidimensionnelle a permis de dégager une configuration typique de l'identité de deux groupes francophones. Les Québécois s’affirment globalement sous une identité spécifiquement francophone et non ambiguë. On ne retrouve pas cette homogénéité dans le champ d'identification des Franco-Ontariens. Dans l'ensemble, ces derniers sont porteurs d'une identité moins clairement structurée au sens où leur sentiment d'affiliation s'attache moins à un groupe type bien défini.
D'autre part, la configuration de l'identité des Québécois ne varie pas selon les projets idéaux de résidence. Quand bien même ils préféreraient demeurer dans l'Ouest canadien ou encore à l'étranger, ils s'affirment toujours sous une identité spécifiquement francophone. Tel n'est pas le cas pour les Franco-Ontariens dont les projets idéaux de résidence sont fortement liés à une identité plus ou moins francophone. Ainsi, le Québec apparaît une « terre promise » aux Franco-Ontariens dont l'identité est fortement francophone. Les Franco-Ontariens peu intéressés au français comme langue de travail recherchent plutôt les provinces autres que le Québec et l'Ontario comme lieu de résidence préféré.
Le Québec attire particulièrement les Franco-Ontariens pour qui l'héritage francophone revêt encore une signification non seulement culturelle, mais aussi pragmatique. En effet, lorsque le Franco-Ontarien préfère demeurer au Québec, il affirme également le français comme langue de travail préférée. Le Québécois accorde toujours priorité au français indépendamment du lieu de résidence préféré.
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Ainsi, identité, projets de résidence préférée et langue de travail préférée sont en corrélation avec la dimension plus ou moins francophone chez les Franco-Ontariens. Ces trois dimensions ne sont pas liées chez les Québécois puisque, indépendamment de leurs projets de résidence, ils s'affirment toujours sous une identité spécifiquement francophone et toujours en faveur de la priorité du français comme langue de travail.
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RÉFÉRENCES
GORDON, Milton, Assimilation in American Life, N.Y., Oxford University Press, 1964.
JOY, Richard, Language in Conflict: the Canadian experience, Toronto, McClelland and Stewart, Toronto, 1972.
MASSOT, Alain, Dimensions de l'assimilation des étudiants francophones à l'Université d'Ottawa, Thèse M.A., Université d'Ottawa, 1973.
TAYLOR, D. M. et al., « Ethnic Identification in Canada: A Cross-cultural Investigation», Social Psychology: The Canadian Context, J. W., Berry et G.J.S., Wilde (eds.), Toronto, McClelland and Stewart, 1972.
[1] Nous ignorons si les tendances que faisait ressortir cette étude se sont maintenues cinquante ans plus tard. Nous publions cette analyse dans l'espoir qu'elle inspire d’autres chercheurs ayant en main des données plus récentes.
Nos remerciements s'adressent à monsieur Michel Tenenhaus, alors professeur de recherche opérationnelle et de planification à l'université d'Ottawa, à monsieur Jean-Marie Toulouse, directeur de l'École des hautes études commerciales à Montréal, ainsi qu'à madame France E. Aboud du département de psychologie de l'Université McGill. Cette recherche a été soutenue financièrement par l'Université d'Ottawa.
[2] L'autre tiers comprend les étudiants francophones des autres provinces et les étudiants de langue maternelle autre que le français.
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