L’AFFAIRE JEAN LEMOINE (1867-1938).
La liberté de l’écrivain et la liberté individuelle.
Introduction
QUELQUES NON-DITS
DE L'AFFAIRE LEMOINE *
Sous le thème de la liberté sont réunies deux publications concernant l'affaire Lemoine. « Chartiste » comme on appelle les anciens de l'École nationale des chartes de Paris, bibliothécaire-archiviste au Service historique du Ministère de la Guerre, paléographe et historien, il laisse des ouvrages originaux sur les XVIIe et le XVIIIe siècles. Leur valeur historique est reconnue, les principaux étant d’ailleurs réimprimés aux États-Unis et en France. Jean Lemoine vécu des évènements tragiques au cours de sa carrière.
Le 26 mai 1913, une haute autorité du Ministère de la Guerre envoie un huissier quérir à son domicile M. Lemoine, alors attaché au Service historique du même ministère depuis 15 ans, au motif qu'il est convoqué par ses supérieurs.
Dans les faits, il est conduit à la clinique psychiatrique du docteur Meuriot à Passy. Le médecin le reçoit en lui disant : « Enfin, mon vieux Lemoine, on te tient, on ne te lâchera pas ! » Diagnostic : « Délire de persécution. »
Qu'un médecin accueille un patient avec ces mots laisse entendre qu'il était informé à l'avance sur ce personnage « spécial » et qu'il est complice des autorités du Ministère de la Guerre.
En outre, que le médecin du Ministère de la Guerre, dûment dépêché, confirme le diagnostic initial du docteur Meuriot : « Délire de persécution [...]. Impossibilité absolue de faire du service... » et cela sans même rencontrer Lemoine, représente une négligence professionnelle et renforce la thèse de la machination. Ces diagnostics mènent à l'internement en asile de Lemoine.
Le fait que Lemoine ait éprouvé des difficultés professionnelles, l'amenant à vouloir consulter un avocat dans les jours précédents, peut-il constituer une explication satisfaisante à son internement de force ? Et quand est-il de la connivence entre le Ministère de la Guerre et ces médecins ?
Que, par ailleurs, l'épouse de Lemoine écrive, subséquemment, une requête au ministre de la Guerre, à l'insu de son mari, pour demander sa mise en disponibilité, révèle qu'elle est partie prenante de cet enlèvement. Ne spécifie-t-elle pas désirer une réponse dans une enveloppe anonyme, en toute discrétion, à son adresse postale ?
On s'interroge en effet dans son entourage sur l'absence subite de Lemoine. Si bien que le 4 juin, le commissaire de police adresse un rapport au procureur de la République dans lequel il déclare : « M. Lemoine est parti, soi-disant à la campagne, souffrant de la grippe. Il était accompagné de quelques parents. À cette adresse [son domicile], le sieur Lemoine ne s'est jamais fait remarquer et n'a jamais laissé supposer qu'il ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales. » Notons le soupçon du commissaire que reflètent l'emploi de l'expression « soi-disant » et son avis général sur la personne de Lemoine.
Jean Lemoine est frappé d'interdit et mis sous tutelle de sa femme qui prendra, d'une volonté ourdie, toutes les mesures nécessaires pour le faire maintenir en asile, avec la justification de certificats médicaux établissant « son impossibilité à reprendre ses fonctions au Ministère de la Guerre. »
Lemoine ne recouvre sa liberté que le 18 avril 1924 11 ans plus tard sur ordonnance d'office émise par le préfet du Nord, car sa femme l'a fait transférer à l'asile de Lommelet, près de Lille, afin de le maintenir en isolement.
Madame Lemoine est destituée comme tutrice la veille, le 17 avril, et est condamnée à payer des dommages-intérêts de 25 000 F à Jean Lemoine à la suite du prononcé du divorce. Le jugement est confirmé par la cour d'Appel de Paris, le 20 mars 1925. Le Tribunal, de surcroît, exige que Mme Lemoine verse une pension de 6 000 F à son ex-mari.
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Alors qu'il est en réclusion depuis six ans, Jean Lemoine prend connaissance du roman La Révolte des Anges d'Anatole France et se reconnait sous les traits de Julien Sariette : un bibliothécaire idiot, ridicule et maniaque, dans une première version du roman à clé; délirant et meurtrier qu'il faut interner, selon une version remaniée en 1914, et cela survient le 27 mai 1913 ! Jean Lemoine, lui, est interné le 26 mai 1913 ! Une coïncidence, comme s'il s'agissait d'une justification a posteriori de son internement !
Un faisceau de ressemblances amène les procureurs de Lemoine à démontrer une intention délibérée d'Anatole France de construire cette caricature perverse de Lemoine, ainsi qu'à contester des certificats médicaux visant à prouver que « Lemoine souffre d'un délire systématisé de persécution puisqu'il se reconnaît dans ce roman. »
Le 7 février 1934, vingt-et-un an après son internement, la Troisième chambre du Tribunal de la Seine établit, en effet, que Jean Lemoine a bien été visé dans le roman d'Anatole France, sous le nom de Julien Sariette et qu'il en a éprouvé un préjudice. Elle « condamne en conséquence la maison d'édition Calmann-Lévy et les héritiers d'Anatole France [...] ». Le jugement est confirmé en cour d'Appel en 1936. Comment expliquer qu'Anatole France ait pu être commandité par qui, comment et pourquoi pour décrire le personnage de Lemoine sous les traits du père Sariette ?
Les plaidoiries, reproduites dans cette édition, publiées dans la Revue des grands procès contemporains, y apportent des éléments de réponse. Au-delà du cas spécifique de Lemoine, « Il y a [dans cette cause] une question qui intéresse tous les écrivains dans leur liberté de création » mentionne la Chronique de la Société des gens de lettres, en 1934.
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Pour comprendre ce qui est arrivé à Jean Lemoine entre 1913 et 1936, il convient de remonter en 1908, où se déchaîne une « polémique retentissante » à la suite de L'affaire des poisons, « un drame historique en cinq actes et un prologue » de Victorien Sardou, présenté au Théâtre de la Porte Saint-Martin en décembre 1907. Cet écrivain de comédies de boulevard représente madame de Montespan accusée d'enlèvement d'enfants et de tentative d'empoisonnement de Louis XIV. Lemoine, qui avait déjà publié une étude sur madame de Montespan, en 1902, répliqua à Victorien Sardou en 1908 dans deux publications : Madame de Montespan et la Légende des Poisons (1908) et L'affaire Montespan. Réponse à Sardou et à Funck-Brentano (1908). Lemoine y avance les preuves disculpant madame de Montespan de ces accusations calomnieuses. Or, Sardou, furieux, s'en prendra avec virulence à Lemoine. Les plaidoiries précisent les intérêts et accointances de Sardou au sujet de cette affaire. Et, que sous-entend-il dans un esclandre lors d'un repas chez le grand duc de Russie, lorsqu'il dit au sujet de Lemoine : « ...si l'on me pousse à bout, je dirai tout ! » Que signifie ce « tout » ?
Quoi qu'il en soit, une telle polémique qui éclate comme le débat de l'heure, aussi acerbe soit-il, explique-t-elle et justifie-t-elle une réclusion ?
Toujours interné, avec la détermination et le soutien du directeur du journal L'Ouest-Éclair (aujourd'hui L'Ouest-France), Jean Lemoine raconte son histoire dans une vingtaine d'articles du 17 février au 24 avril 1924. Ce feuilleton hebdomadaire révèle des éléments de sa biographie. Sa détention arbitraire prend l'allure d'un scandale et conduit rapidement à son élargissement (voir en annexe quelques-uns de ces articles).
Suite à quoi, M. Lemoine réintègre le Service des archives le 6 août 1925 et prend sa retraite de bibliothécaire en 1931.
Dans une note pour l'administration centrale du Ministère de la Guerre, du 18 février 1930, le Secrétaire général écrit : « [...] qu'il est équitable de tenir compte à M. Lemoine des années de disponibilité qui lui ont été imposées dans des conditions irrégulières, par l'administration de la Guerre » [et en conséquence] d'inscrire au projet de budget de 1931, une « indemnité compensatoire. »
Un rapport du Ministère de la Guerre, adressé au Ministre du budget le 24 février 1932, fait la proposition d'une indemnité annuelle de 9 381 F, avec l'intention de réparer le préjudice que le Ministère a causé à M. Lemoine, ce qui lui est accordé à partir du 1er avril 1932.
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Après plus de dix ans de réclusion arbitraire en asile, on comprend les raisons pour lesquelles Jean Lemoine s'attèle, après sa libération, à l'analyse du régime des aliénés tel qu'en vigueur au début du XXème siècle en France. En 1934, il publie Le Régime des aliénés et la Liberté individuelle, ouvrage dans lequel il expose les éléments d'une réforme nécessaire. Nombreux sont ceux qui en soulignent l'importance :
« Réquisitoire impitoyable contre le régime en vigueur pour les internements [...]. Il [l'auteur] domine les écrits similaires par son érudition, par sa dialectique, par sa connaissance approfondie du sujet [...]. Jamais un tel ouvrage offensif de faits, d'opinions autorisées, de suggestions de réformes n'avait été jeté à l'assaut de notre doctrine médicale de 1838. » (Georges Vigneron d'Heucqueville, aliéniste à Paris).
De M. Alphonse Bard, premier président honoraire de la Cour de cassation : « Je vous remercie de m'avoir fait lire votre très belle étude [...]. Je voudrais que personne ne pût être retenu contre sont gré hors de la circulation sans que l'autorité publique en fût avisée et fût mise à même de contrôler les circonstances de la séquestration, que le procès-verbal en fût dressé, mentionnant avec précision ces circonstances et que l'individu qui en serait l'objet restât sous la sauvegarde ininterrompue de l'autorité judiciaire [...]. Dans tous les cas, elle [cette décision motivée] ne saurait être liée par l'opinion des médecins pas plus qu'elle ne l'est par l'avis des experts [...]. Je ne veux pas vous répéter, moins bien, ce que vous avez fait parfaitement. »
« Le très beau travail de M. Lemoine aura le grand succès qu'il mérite et ne manquera pas de provoquer d'utiles discussions » Pierre Quercy, psychiatre à Rennes.
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Après des funérailles, on brûle des papiers. Un livre fut sauvé du brasier. Ce sont dans ces circonstances que je reçus l’ouvrage de Jean Lemoine : Le régime des aliénés et la liberté de l’écrivain, Paris, Édition du Recueil Sirey, 1934. Très jeune, j’avais vaguement entendu le nom de Lemoine autour de la table familiale, un écrivain, un intellectuel ? Je n'en savais guère plus !
Je me présente à la Librairie Sirey, rue Soufflot à Paris. M'adressant au vieux libraire, je demande si ce livre est toujours disponible ? Distingué, en blouse grise, il part dans l’arrière-magasin et revient vers moi quelques instants plus tard avec un exemplaire tout jauni.
C’est le dernier, me dit-il.
Avez-vous connu Monsieur Lemoine ?
Oui, je me souviens très bien de lui. Il portait un chapeau breton.
Passant de librairie en librairie, de maison d’édition en maison d’édition, j'emporte un bel exemplaire original de Primi Visconti. Mémoires sur la Cour de Louis XIV (1673-1681), Calmann-Lévy, 1908 déniché à la Librairie historique Clavreuil. À la Librairie ancienne Honoré Champion, Quai Malaquais, je trouve les deux derniers volumes de l'édition originale des Trois familiers du Grand Condé, Henri Champion, 1909, ouvrage couronné par l’Académie française (voir bibliographie).
Au fil des années, je rassemble son œuvre, prends la mesure de ses travaux et les incroyables péripéties qu'ils suscitent autour de l'auteur : distinctions, polémiques, pièce de théâtre, adversités, menaces, enlèvement, internement, feuilleton dans la presse, libération, multiples procès, condamnations, affaire nationale qui remonte aux plus hautes sphères de l'État et même à l'Assemblée Nationale...
Au bout du compte, il retrouve sa dignité et son honneur que lui ont fait perdre tant son ex-femme; des médecins qui ont posé des diagnostics infondés; Anatole France et ses éditeurs, ainsi que certaines autorités de l'Armée. Tous, avec des dispositions suspectes, le prirent pour un fou ou l'on fait considérer comme tel.
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Jean Lemoine décède le 25 mai 1938, sans héritier. Je remue ciel et terre pour mettre la main sur ses archives, consultant les principales bibliothèques de la Capitale : Sainte-Geneviève; les Archives nationales; de l’Institut catholique; de la Ville de Paris; de l’Arsenal; Mazarine de l’Institut; la Bibliothèque Nationale… sans succès.
Au terme de ces démarches infructueuses, je sollicite l’attention du grand historien Emmanuel Le Roy Ladurie (professeur au Collège de France et directeur de la Bibliothèque Nationale) espérant qu’il puisse m’aider dans mes recherches. Il me reçoit dans le salon des Archives nationales, me conseille de consulter les Archives du 5ème arrondissement de Paris, Place Saint-Sulpice, lieu de sa dernière résidence. C'est là, en effet, qu'on me remet l'inventaire de ses biens ainsi que la valeur de la prisée après son décès, soit 46 000 F environ. Il possédait une bibliothèque de quelque mille livres, un trésor disparu dans l'anonymat. Du bureau de ses avocats, je reçois son testament reproduit en annexe.
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En résidence temporaire à Nice, le 25 mai 1938, 25 ans après son internement presque jour pour jour, Lemoine meurt « obscurément » selon les termes d'une nécrologie parue dans la Revue historique. S'il n'y avait pas eu d’« affaire Lemoine », sa biographie se terminerait là. L'expression inhabituelle, dans les circonstances, soulève une interrogation sur les causes de son décès.
Afin de tirer au clair ces conjectures, je me rends à l'hôtel sis au 21, rue Massina, le lieu de son décès. Les nouveaux propriétaires ignorent tout de cet évènement et n'en ont aucune trace. Les anciens patrons ont disparu.
Ayant rendez-vous aux Services funéraires de la ville de Nice, je rencontre un employé qui se présente avec le dossier d'inhumation de Lemoine, mais sans la preuve notariée de ma parenté avec Lemoine, il ne me permet pas de le consulter. On m'informe que sa dépouille a été jetée au piquet... à la fausse commune, à l'encontre de ses dernières volontés.
Une lettre du 3 novembre 2011, reçue de la mairie de Nice, précise que l'Administration funéraire ne possède aucune information supplémentaire sur ce décès autre que celle qui m'a été communiquée oralement.
Dans la présente réédition, sous le titre LA LIBERTÉ DE L'ÉCRIVAIN, la première partie reproduit les plaidoiries, le jugement devant le Tribunal civil de la Seine confirmé par la cour d'Appel de Paris opposant Jean Lemoine, plaignant, contre M. Psichari, héritier d'Anatole France et Calmann-Lévy, éditeurs.
La deuxième partie, sous le titre L'INTERNEMENT ARBITRAIRE ET LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE, traite du régime des aliénés en France, en vigueur au début du XXème siècle et de ses nécessaires réformes.
De ses malheurs subis qui n'ont pas altérés la valeur des ses recherches historiques, Jean Lemoine finit par se relever.
Aussi est posée la question toujours actuelle de la LIBERTÉ atteinte dans son principe même par cell pervertie de l'écrivain et par la violation de la liberté du citoyen dont Jean Lemoine fut doublement victime.
Alain Massot
Margate, le 8 mars 2018
* Les faits et les citations sont tirées du dossier Jean Lemoine, archives du Service historique de l'Armée de terre, ainsi que des plaidoiries et jugements subséquents devant la cour.