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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Alain Massot, Une justification du revenu de citoyenneté inconditionnel et universel au dessus du seuil de pauvreté. Communication présentée au 70e Congrès de l’ACFAS, Sociologie et anthropologie. Québec : Université Laval, le 14 mai 2002, 41 pp. Avec ajout, en octobre 2015, à la demande de Suzanne CHARTRAND, d’un court texte sur le dernier combat de Michel CHARTRAND, texte présenté ici en postface. [Autorisation accordée par l'auteur le 9 novembre 2011 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales. Autorisation reconfirmée le 5 octobre 2015 avec l'ajout d'une postface.]

Alain MASSOT

sociologue et professeur agrégé,
retraité du Département des fondements et pratiques en éducation,
Université Laval

Une justification du revenu de citoyenneté
inconditionnel et universel au dessus du seuil de pauvreté.

Communication présentée au 70e Congrès de l’ACFAS, Sociologie et anthropologie. Québec : Université Laval, le 14 mai 2002, 41 pp.

1. Introduction [6]
2. Une justification d'ordre socio-historique [7]

2.1. La réduction du temps de travail [7]
2.2. Le taux de chômage [12]
2.3. La logique de l'investissement [16]
2.4. Le mode de production post-fordiste [18]
2.5. Le dépassement de la dualisation sociétale [21]
2.6. La révolution du temps choisi [25]
3. Un revenu de citoyenneté pour tous [28]
4. Conclusion [31]
5. Postface. Le dernier combat de Michel Chartrand : le Revenu de citoyenneté. [33]

5.1. Fin du travail et dignité humaine [34]
5.2. Des objections au Revenu de citoyenneté [40]
5.3. Des expériences concrètes et à venir [41]
5.4. Un obstacle économique ? [43]

Références [33]
ANNEXES [35]

Tableau I. Évolution des prestations d'aide sociale au Québec de 1989 à 1996 [36]
Tableau II. Évolution du nombre de pauvres au Québec de 1989 à 1996 [37]
Tableau III. Principales mesures relevant de la sécurité du revenu [38]
Tableau IV. Financement du projet d'un revenu garanti [40]
Tableau V. Hypothèse d'un revenu garanti de 7,500 $ par adulte, perçue, dans le contexte d'autres données de sécurité du revenu en% de 1999 [41]
Tableau VI. Montant des impôts reportés au bilan des compagnies, fin de l'année 1999 [42]
Schéma I. Comparaison entre l'impôt négatif et l'allocation universelle du point de vue de leur structure distributive  [43]


1. Introduction


La thèse centrale de ma communication, bien que vivement discutée et même contestée, repose sur la fin du travail salarié comme centralité dans la révolution de la société informationnelle. Par voie de conséquence, le mode de redistribution d'un revenu décent et relativement stable s'avère de plus en plus aléatoire pour des segments de plus en plus étendus de la population active. Cette instabilité distributive se répercute d'une manière de plus en plus insidieuse sur l'ensemble des citoyens et des citoyennes des pays dits développés. Pour donner une temporalité historique à cette mutation, plusieurs auteurs ont employé diverses formules plus littéraires les unes que les autres telles que : Le troisième âge, la troisième vague, le village global, de la galaxie Gutenberg à la galaxie internet...

Étant donné le niveau de généralité de cette thèse qui se situe au niveau structurel et macro-sociétal, j'avancerai, ici, six propositions générales plus restreintes constitutives de cette mutation historique. J'aborderai, ensuite, quelques considérations très générales sur le  revenu de citoyenneté et sur certaines de ses retombées anticipées pour finalement mentionner trois modalités d'application du revenu de citoyenneté développées au Québec.

Le revenu de citoyenneté est un revenu distribué égalitairement à toutes les personnes de la communauté politique de référence sur une base individuelle et sans aucune restriction.

J'ouvre, ici, une parenthèse sur la terminologie. Le revenu de citoyenneté n'est pas un revenu minimum garanti. Celui-ci s'adresse seulement aux personnes qui n'ont aucune ressources financières. Le revenu minimum garanti n'est donc pas universel. Il ne s'agit pas non plus un régime d'impôt négatif  complémentaire aux revenus de travail dont le salaire serait trop faible ; ce qui correspond approximativement au Régime universel de sécurité du revenu proposé par la Commission royale sur l'union économique canadienne de 1985. L'expression allocation universelle apparaît plus neutre aux yeux de plusieurs, certes, mais le verbe allouer a une connotation de condescendance dans le fait d'octroyer une subvention comme s'il s'agissait d'un avantage, voire, d'un privilège. Un revenu, par contre, est ce qui est dû et perçu comme le fruit d'un travail, d'une activité, d'un capital ou comme le fruit de la richesse collective. Une politique des revenus, par exemple, concerne les actions des pouvoirs publics pour répartir équitablement entre les catégories sociales les revenus provenant de l'activité économique de la nation (cf. définition du Larousse). Parler d'un revenu universel apparaît plus fondamental dans les circonstances car il s'agit d'un nouveau droit-créance, non d'une charité, par le fait même d'appartenir à une communauté politique. Ce revenu se justifie parce que l'on est citoyen d'une nation détenant une certaine richesse. Utiliser l'expression revenu de citoyenneté m'apparaît mieux fondée en regard du droit des citoyens que l'expression allocation citoyenne minimum par exemple,  proposée par l'Action démocratique du Québec. Pour un revenu de citoyenneté, universel et inconditionnel, (sans aucune discrimination et sans aucune condition), au-dessus du seuil de pauvreté- et non pas, un strict minimum d'existence  pour “assurer le pain et le gîte” selon la version de Charles Sirois, président du conseil d'administration et chef de la direction de Téléglobe, porte-voix du Parti Libéral, qui, lui-même, doit bien gagner un million de fois le pain et le gîte qu'il aimerait garantir à tous, juste pour survivre. On aura reconnu la meilleure formule, à mon sens, qui est l'objet du dernier combat politique de Michel Chartrand.

Levons immédiatement une objection : le revenu de citoyenneté n'est recevable que s'il s'arrime à la fiscalité et une politique d'équité fiscale. Pour faire court, ce chèque revient à l'État lorsqu'il est versé à des personnes bénéficiant d'un revenu relativement élevé. Mais alors, pourquoi instaurer un régime universel si son application ne vise qu'une partie de la population. Le principe est universel, ses conséquences sont commandées par la situation réelle des citoyens qui, de plus en plus nombreux et de façon aléatoire, tombent dans la trappe du chômage, de la pauvreté, du bien-être social et de l'exclusion. La recherche de l'équité, face à ce nouvel enjeu, repose sur des fondements historiques, économiques, éthiques et politiques. Nous ferons référence, ici, seulement à des arguments qui relèvent de la nouvelle économie politique du travail.


2. Une justification d'ordre socio-historique

2.1.  La réduction du temps de travail

La réduction du temps de travail est une donnée historique séculaire et irréversible : De 80 heures semaines au début du XIXe siècle, il n'occupe guère que 30 à 35 heures semaines en ce début du XXIe siècle.

Prenant comme exemple les États-Unis, on peut schématiquement repérer trois étapes de la réduction du temps de travail au cours des deux derniers siècles. La première période s'étend de 1791 aux années 1850, pour la journée de 10 heures ; la deuxième période, du milieu du XIXe siècle à la Deuxième guerre mondiale, pour la journée de huit heures ; la troisième période, de la Deuxième guerre mondiale à aujourd'hui pour les trente-cinq heures ou la semaine de quatre jours.

Le premier fait recensé dans la chronologie de la réduction du temps de travail aux États-Unis par l'historien américain, Philip Foner,  concerne “la première grève pour la journée de 10 heures de travail alors que les travailleurs sont exaspérés par le mode de rémunération en vigueur consistant en un salaire à taux fixe pour les longues journées de travail au cours de l'été et un salaire à la pièce pour les journées de travail écourtées pendant l'hiver.” Cela, en mai 1791. Il faut en comprendre deux choses : s'ils faisaient la grève pour la journée de 10 heures, c'est qu'ils travaillaient plus que dix heures semaine. S'ils contestaient un mode de rémunération différentiel selon les saisons, on comprend qu'ils rejetaient l'instabilité saisonnière de leur salaire. (Cela fait penser aujourd'hui, à la situation précaire des travailleurs saisonniers mal rémunérés par une formule inadaptée et mal-nommée : l'assurance emploi). La journée de 10 heures sera pratiquement généralisée vers le milieu des années 1850 aux États-Unis.

À partir de cette période, les travailleurs revendiqueront la journée de huit heures. Ces luttes incessantes pour la journée de huit heures dureront un siècle,  avec des moments épiques et tragiques comme ceux de 1886 que l'on célèbre le 1er mai (Labor's Emancipation Day)  depuis la fondation de la deuxième internationale en 1889. Et des moments moins tragiques, comme par exemple, lorsque le 5 janvier 1914, Henry Ford devient le premier industriel américain à instituer le salaire journalier à cinq dollars et la journée de huit heures. Mentionnons la date buttoir de 1938 alors que le FLSA (Fair Labor Standard Act)  établit la semaine de cinq jours sur l'horaire de base de 40 heures dans l'industrie à travers les États-Unis.

On ne saurait couvrir cette période sans s'arrêter un instant sur l'épisode unique de la Grande dépression au cours de laquelle la loi des trente heures pour partager l'emploi fut revendiquée, proposée, adoptée en vue d'apporter une solution au chômage massif. Rappelons quelques données brutes : Le chômage qui était inférieur à 1 million en octobre 1929 s'élève à plus de 10 millions en décembre 1931, à 13 millions en juin 1932 et au-delà de 15 millions en mars 1933, atteignant alors un taux record de 24,9%. Cet épisode de la loi Black-Connery du début des années trente, est rapporté par le groupe de recherche CIRANO dans un ouvrage récent dont l'interprétation s'écarte largement des faits historiques connus. Selon Huberman et Lacroix : “...Les syndicats américains ne s'opposaient pas au partage de l'emploi et, durant les années 30, on trouve des exemples de conventions collectives stipulant les conditions et modalités du partage de l'emploi (Jacoby, 1985, 1993). Toutefois, de façon générale, les entreprises utilisèrent le temps réduit de façon discrétionnaire et arbitraire [...] C'est pourquoi, en réponse au président Hoover et aux groupes d'employeurs qui avaient vigoureusement fait la promotion du partage de l'emploi en 1931 et 1932, la plupart des syndicats ont dénoncé ces propositions comme étant essentiellement des moyens de "partager la misère". C'est dans ce contexte que le Black-Connery Bill, qui voulait limiter la semaine de travail à trente heures dans le but de partager les emplois, passa au Sénat mais fut défait en Chambre en 1933.” (Huberman, M. et R., Lacroix, 1996, pp. 26-27).

Cette version des faits diffère largement de celle du sociologue américain Jeremy Rifkin lorsqu'il rapporte ces événements : “Lors des audiences du Congrès sur la loi Black, en janvier et février 1933, William Green, de l'AFL (American Federation of Labor) témoigna de sa certitude que "la réduction de la journée et de la semaine de travail doit être mise en application de façon générale et universelle si nous voulons offrir et créer des chances de travailler à des millions de travailleurs inactifs, et qui ne souhaitent pas le rester".” (Thirty-Hour Week Bill, Hearings on S.5267, 72nd Congress, 2nd Session, pp.13-14). “À la grande surprise du pays, le Sénat vota la loi Black le 6 avril 1933, par 55 voix contre 30...Le vote du Sénat enthousiasma le public mais fit frissonner d'horreur Wall Street. “GRANDE VICTOIRE”, clamait en gros titre le journal Labor de Washington. La loi Black fut immédiatement transmise à la chambre des représentants, où William P. Connery Jr, élu du Massachusetts, président de la commission de l'Emploi, lui prédit un vote rapide. La loi fut adoptée en commission, avec recommandation à la Chambre d'en accepter le texte. Son avenir semblait assuré. La plupart des Américains se voyaient déjà les premiers au monde à travailler trente heures par semaine. Mais ce souffle d'espoir allait vite retomber. Le président Roosevelt, soutenu par les principaux responsables industriels du pays, prit immédiatement des mesures pour torpiller le projet...Plus tard, Roosevelt, "émit des regrets pour ne s'être pas rangé derrière la loi Black-Connery sur les trente heures et ne l'avoir pas soutenue devant le Congrès". (Labor, 8 octobre 1935, cité in Roedinger et Foner, p. 252-253 cité par Rifkin, J., 1996, pp. 53 et 54).

Les auteurs de CIRANO sont en droit d'écrire “que sur ce continent, le partage de l'emploi,  fut peu utilisé avant la deuxième guerre mondiale...” (p.18). Les législations américaines des années 30 ont accordé très peu d'attention au partage de l'emploi affirment-ils (p. 27), ce qui semble établit ; mais pas pour les raisons que les auteurs invoquent. Les revendications pour le partage du travail qui précédèrent le New Deal furent détournées par certaines grandes compagnies auxquelles céda le président Roosevelt nouvellement élu. Après le New Deal, le taux de chômage se maintenait encore à 15% jusqu'en 1940. C'est finalement l'entrée en guerre des États-Unis qui aura raison du chômage puisqu'il tombe à 7,5% en 1942 et 6,7% en 1943 (cf. Rifkin, J., 1996, p. 49 et p. 57). La question du chômage technologique ne sera conjoncturellement réglée qu'avec l'entrée des États-Unis dans le deuxième conflit mondial. En 1935, le philosophe Bertrand Russell schématisait le problème : “Il ne faut pas huit heures de travail pour certains et zéro pour d'autres, mais quatre heures de travail pour tous”. Nous en sommes toujours là aujourd'hui.

Après la Deuxième guerre jusqu'aux années quatre-vingt-dix, les revendications pour la réduction du temps de travail aux États-Unis, oscilleront entre la semaine de 36 heures et la semaine de 20 heures de travail, et/ou pour la formule de quatre jours. Dès 1945, les travailleurs des Chemins de fer et de la Marine marchande revendiqueront la semaine de 36 heures. En 1957, la SWU (Steel Workers Union)  propose soit la semaine de quatre jours, soit un congé sabbatique de trois à quatre mois tous les cinq ans. En 1961, la Fraternité des électriciens de New-York arrivent à un compromis pour la journée de cinq heures et 25 heures semaines. La convention de l'AFL-CIO  de 1963 réaffirme son objectif d'amender le Fair Labor Standard Act pour atteindre la norme de la semaine de 35 heures sans réduction de salaire. Les auditions des Amendements au Fair Labor Standard Act de 1938 visent la réduction obligatoire de la semaine de travail à trente-cinq heures. Cette loi est proposée par le représentant de l'État du Michigan, John Conyers, devant le Comité des Normes du travail et de l'Éducation de la Chambre des représentants en octobre 1979. Mentionnons encore le Full Employment Act proposant la semaine de trente heures présenté au Congrès par le représentant Lucien Black le 14 mars 1994. (Comme on peut le constater, les trente-cinq heures en France ne sont pas une innovation et on se demande pourquoi tant de tohu bohu !). Mais revenons aux États-Unis, il est difficile de suivre les auteurs de CIRANO (le Centre interuniversitaire de recherche et d'analyse scientifique des organisations et des comportements stratégiques) lorsqu'ils affirment : Aujourd'hui, “Aux États-Unis, la grande préoccupation, c'est la possibilité de surchauffe du marché du travail et la relance de l'inflation.  On est bien loin de se demander si l'on devrait partager l'emploi pour en augmenter le nombre.” (Huberman, M. et R. Lacroix, 1996, p. 17). Étonnant comme constat puisque la réduction du temps de travail au États-Unis, ainsi que dans l'ensemble des pays industrialisés, d'ailleurs, est une lutte séculaire !


2.2. Le taux de chômage

Le taux de chômage est une mesure inadéquate du taux d'activité de la population. Il faudrait au minimum le multiplier par deux. De plus, il ne mesure pas la tendance générale à la précarisation des emplois.

Les statistiques sur le chômage sont loin d'être fiables, titrait le journal Le soleil du 15 février dernier. Cela, on le savait déjà. Mais lorsque c'est le directeur général de l'Institut de la statistique du Québec qui l'affirme devant une commission parlementaire de l'Assemblée nationale, cela fait la manchette : “Moi, je dis aux gens : utilisez toujours avec un grain de sel les taux de chômage régionaux ou pour les régions métropolitaines... On est arrivé à des conclusions, que j'appellerais effrayantes et inquiétantes : si on se fiait à ces données administratives, les taux de chômage doubleraient d'un coup sec” soutient Yves Fortin.

Dans un article intitulé Les chiffres trompeurs du chômage, Francisco Vergara les explicite : “Le taux de chômage est obtenu par un sondage auprès des ménages. On interroge chaque personne pour savoir si elle a travaillé "ne serait-ce qu'une heure" pendant la semaine de référence (en général celle qui précède l'enquête). Si la personne répond par l'affirmative, elle est classée comme ayant un emploi. Sinon, on lui pose une deuxième question : avez-vous "cherché activement" un emploi lors de la semaine de référence ? Si la personne répond : "oui", une troisième question est alors posée : êtes-vous "immédiatement disponible" pour occuper un emploi ? Seuls ceux qui ont répondu par l'affirmative à ces deux dernières questions sont classés chômeurs.” (Le Monde diplomatique, janvier 1997). C'est la mesure du taux de chômage au sens du BIT (Bureau international du travail). Les experts de l'OCDE ont, eux aussi, noté l'insuffisance de l'indicateur BIT : “Le taux classique de chômage ...ne mesure pas la totalité du sous-emploi.” (OCDE, Perspectives de l'emploi juillet 1993, cité par Vergara, F., 1997, p. 17).

Dans son dernier livre, La Fin du travail, Rifkin souligne le même problème en reprenant le constat de l'US Bureau of Labor Statistics, Current Population Survey, 1993 : “En 1993, plus de 8,7 millions de personnes étaient sans emploi ; 6,1 millions travaillaient à temps partiel mais auraient souhaité un temps plein ; plus d'un million étaient si découragées qu'elles avaient cessé toute recherche. Soit un total de 16 millions de travailleurs américains, ou 13% de la population active sans emploi ou sous-employée.” Si l'on cible des sous populations comme les jeunes, il faut alors parler d'un taux de 20% pour la même année (Rifkin, J., 1996, p. 31, et p. 282).

Le réputé économiste de la Sloane School du MIT, Lester Thurow, ne dit pas autre chose : “Il faut relativiser les statistiques [du chômage aux États-Unis]. Officiellement, le chômage ne touche que 5,5% de la population, soit 7,5 millions de personnes. Mais il faut en ajouter 6 millions qui se déclarent sans emploi quand on les interroge. Simplement, ils ne sont pas comptabilisés parce qu'aux États-Unis ne sont considérés comme chômeurs que ceux qui ont fait une démarche active pour trouver un emploi dans la semaine précédant le recensement. Si vous êtes resté chez vous parce que vous avez perdu tout espoir de trouver un boulot, vous n'existez pas pour les statistiques. Le chômage, aujourd'hui, est donc plus proche de 10% que de 5% estime-t-il.” (Le Nouvel Observateur, 9-15 octobre 1997).

Il y a plusieurs manières de manipuler les statistiques du chômage. La Grande Bretagne aurait réussi à couper en deux le taux de chômage réel sous le règne des conservateurs. Alors qu'il y avait 1,3 millions de chômeurs officiels lors de l'élection de Mme Margaret Thatcher en 1779, il n'y en aurait que 1,7 million actuellement, soit 6,1% de la population active. Or, si la méthode de calcul n'avait pas changé, c'est un peu plus de trois millions de chômeurs qu'il faudrait recenser. Un rapport de la Middland's Bank, publié récemment, estimait même leur nombre à 4 millions, soit 14% de la population active (Milne, S., Le Monde diplomatique, mai, 1997, p. 8). Cette même procédure du BIT introduit d'autres biais lors qu'on l'applique à des comparaisons internationales dans des contextes aussi différents que l'Europe et les États-Unis : “Les experts qui se sont penchés sur les problèmes de comparaisons internationales du chômage ont unanimement reconnu l'insuffisance du taux du BIT” souligne Vergara. Même le ministère du Travail américain l'admet : “Le taux de chômage [au sens BIT] est commode et bien connu ; néanmoins, en nous concentrant trop sur cette seule mesure, nous pouvons obtenir une vision déformée de l'économie des autres pays, comparée à celle des États-Unis... D'autres indicateurs sont nécessaires, si l'on veut interpréter de manière intelligente les situations respectives sur les différents marchés du travail.” (International Comparisons of unemployement Indicators, Monthly Labor Review, Washington, mars, 1993, p. 3).

Pourtant, début avril de cette année, la ministre Marois se réjouissait : Le Québec fait chuter le chômage au pays : de 9,3 à 8,9 pour cent ; soit en détail, 7,3% pour la ville de Québec (un taux réel-officiel de 14,6%) ; 8,9% pour Montréal (un taux réel-officiel de 17,8%) ; 11,5% pour Trois-Rivières (un taux réel-officiel de 22%) ; 12,3% pour Chicoutimi-Jonquière (un taux réel-officiel de 24,6%) (Journal de Québec, 6 avril 2002). Ne parlons pas de la Gaspésie où le taux se maintiendrait à plus de 20% (un taux réel-officiel de plus de 40%) (Le soleil, 9 avril 2002).

Les statistiques du chômage produisent donc un portrait largement déformé de la situation de l'emploi par la nature même des procédures utilisées. La répétition systématique de données tronquées induisent un effet idéologique très fort sur la perception de la bonne santé de l'état économique. En tout état de cause, il faudrait carrément abandonner la mesure du taux de chômage qui est totalement inadaptée aux nouvelles conditions de l'emploi pour adopter une mesure plus élaborée des formes d'activité et de sous activité qui révélerait la face cachée du chômage à la manière de l'étude sociologique réalisée en France par le Commissariat Général du Plan fin des années 90. Les catégories suivantes furent utilisées : précarité subie ; retrait anticipé d'activité ; ne pouvant chercher un emploi ou découragé d'en chercher ; travaillant à temps réduit ; demandeur en formation. Ainsi, on obtient un taux d'inactivité et de sous activité mesurant diverses formes de précarité, ce qui multiplie par deux le taux officiel du chômage pour un total de 7 millions de personnes en France. Les auteurs du rapport -Robert Castel, Jean Fitoussi, Jacques Freysinnet et Henri Guaino- concluent : “C'est toute la structure du travail qui est en train de se modifier vers plus d'insécurité pour toutes les catégories...Les quelques 3 millions de chômeurs au sens du bureau international du travail ne forment que le noyau dur d'un vaste phénomène de décomposition de la relation au travail.” De plus, cette étude avait l'immense mérite de mesurer le taux d'activité d'une manière longitudinale. Les auteurs du rapport proposent une nouvelle mesure du chômage de longue durée : “Il s'agirait de prendre la moyenne des périodes cumulées de chômage sur trois ans et non plus seulement les douze mois continus d'inscription à l'ANPE dans la dernière année. Résultat ? La part des chômeurs de longue durée passerait en 1996 de 35 à 64% !” (L'Express, 16-22 octobre 1997). Les personnes sont amenées à côtoyer le chômage tout au long de la vie. Le diplômes protègent, mais de moins en moins. Or, la part des surdiplômés ne cesse d'augmenter ! Les auteurs ajoutent : “Ce n'est pas le chômage lui-même qui fait problème mais la peur de ne pas s'en sortir indemne, la peur des ruptures, des régressions, de la dégradation du capital humain.”

Quant à la peur du chômage aux États-Unis, “Deux travailleurs américains sur cinq craignent d'être licenciés, ou d'être forcés d'accepter des réductions d'horaires ou de salaire, dans les deux années suivantes. Soixante-dix-sept pour cent des personnes interrogées disent connaître parmi leurs relations directes une personne ayant perdu son emploi ces dernières années, et 67% affirment que le chômage a des répercutions sensibles dans leur entourage.” (From Coast to Coast, from Afluent to poor, Pool Shows Anxiety Over Jobs”, New York Times, 11 mars, 1994, cité par Rifkin, J., 1996, p. 33).

Rien de cela n'autorise l'optimisme béat que pourrait susciter la dite situation de plein emploi aux États-Unis et encore moins la construction d'une analyse comparative concluant à l'éternel recommencement du “miracle américain.” Il est vrai que le taux officiel du chômage aux États-Unis qui se tenait à 3% dans les années cinquante, s'établissait à 6,7% au début de la décennie quatre-vingt-dix. Il prend figure maintenant de “taux naturel” du chômage tel que reconnu par les économistes. Le taux naturel est défini comme étant le taux au-delà duquel, l'économie aurait une tendance inflationniste. Au Canada, des experts viennent de décréter que le “taux naturel” devrait s'établir à 7%.


2.3. La logique de l'investissement

Le niveau de l'emploi est une fonction décroissante de l'investissement dans la mutation de la société informationnelle.


Depuis longtemps, la science économique conventionnelle répète la même litanie : les technologies stimulent la productivité, abaissent les coûts de production, augmentent l'offre des marchandises.  Cela élève le pouvoir d'achat, étend les marchés et génère des emplois supplémentaires…

Une grande partie de la théorie économique classique tourne autour de cette argumentation, que ce soit la loi des débouchés (l'idée qu'un nouveau produit crée un débouché pour d'autres produits) ; que ce soit la loi du cycle productiviste (toute perte d'emplois résultant de l'automation sera compensée par une nouvelle demande de biens de consommation) ; que ce soit la loi du déversement selon laquelle une diminution de l'employabilité dans un secteur hautement technicisé engendre une nouvelle demande de main-d'oeuvre dans de nouveaux secteurs d'activité. Et enfin, un dernier argument de ce discours officiel : même si l'automation supprime massivement de l'emploi, cela ne peut qu'exercer une pression à la baisse des salaires, ce qui conduira à un réajustement du coût de la main-d'oeuvre, à de nouveaux investissements technologiques et, au bout du compte, à un équilibre de l'offre et de la demande.

Cette argumentation demeure en partie fondée. L'histoire économique moderne s'explique pour une part par un tel modèle. Il serait bien naïf de l'invalider totalement ; ne pas investir, c'est atterrir sur le plancher zéro de l'emploi. Mais dans la conjoncture actuelle, nous sommes sollicités constamment par deux propositions contradictoires, l'une dominante que l'on vient d'évoquer : l'investissement crée de l'emploi ; l'autre marginalisée : l'investissement (dans les nouvelles technologies) supprime de l'emploi. La confusion qui entoure la relation entre les investissements et la création d'emplois se dissiperait si l'on apportait une réponse satisfaisante à cette contradiction apparente.

Généralisons :

1) L'investissement dans les nouvelles technologies supprime plus d'emplois qu'il n'en crée.
2) L'automation permet d'économiser du capital.
3) L'automation augmente la productivité.
4) Il n'est plus possible d'attendre de la relance de l'investissement une solution au problème de l'emploi.


En d'autres termes, le niveau de l'emploi est une fonction décroissante de l'investissement dans le contexte de la mutation technologique. Charles Levinson le disait il y a déjà 30 ans : l'investissement n'est plus créateur, mais destructeur d'emplois.

Une constatation s'impose : il n'est plus possible d'attendre de la relance de l'investissement une solution au problème de l'emploi. C'est la fin du travail à plein temps pour tout le monde. Une conclusion s'en dégage : toute politique de travail pour tous passe par une réduction du temps de travail, et, plus globalement, par une nouvelle politique de répartition du temps de travail socialement nécessaire.

2.4. Le mode de production post-fordiste
La logique de l'investissement du mode de production post-fordiste engendre une externalisation de la main-d'oeuvre sous la forme d'un post-salariat précarisé de plus en plus étendu à la périphérie d'un noyau central de travailleurs permanents, polyvalents et à temps plein de plus en plus restreint.

Je me référerai de nouveau aux États-Unis en ce qui concerne la bipolarité indissociable création/destruction d'emplois. Les données et les projections concernant la destruction d'emplois sont plus dévastatrices que celles relatives au chômage et d'un tout autre ordre de grandeur puisqu'il s'agit de La Fin du travail, titre d'un livre de Michel Drancourt publié en 1984 et repris par Rifkin en 1996.

Entre 1956 et 1962, plus de 1,5 millions d'ouvriers perdirent leur travail aux États-Unis, alors que ces dix dernières années plus de 3 millions d'emplois de bureau ont été éliminés, et qu'actuellement, deux millions d'Américains perdent chaque année leur travail (Rifkin, J., 1996, p. 103, p. 29 et p. 63). Le très sérieux Wall Street Journal, affirme que le reengineering pourrait éliminer 1 à 2.5 millions emplois par an “à échéance prévisible” dans l'économie américaine : “Tandis que le reengineering  fait ses premiers pas, certaines études prédisent une perte totale de 25 millions d'emplois dans le secteur privé, dont l'effectif actuel approche les 90 millions”. Selon Michael Hammer, ancien professeur au MIT, les investissements massifs dans le reengineering “entraîne généralement la suppression de plus de 40% des emplois d'une société ordinaire, et jusqu'à 75% dans certains cas particuliers...la proportion de cadres moyens susceptibles de voir leurs postes disparaître pouvant atteindre 80%.” Cette révolution technétronique signifie que “pour les seuls États-Unis... dans les années à venir, plus de 90 millions d'emplois, sur une population active totale de 124 millions de personnes, pourraient être remplacées par des machines.” (Rifkin, J., 1996, p. 26 et p. 24).

Quant à la création d'emplois, le portrait de la situation ne laisse guère de place à plus d'optimisme : “Entre 1969 et 1994, le nombre des travailleurs à temps partiel subi est passé, aux États-Unis, de 6% à 12,9% de la population active. La part des salariés mal payés (moins de 15 000 dollars par an) a triplé, passant de 8,4% à 32,2%. Celle des pauvres qui travaillent (les Working poor) et des chômeurs a crû de 22,9% à 38, 5% du total. Si plus du tiers des actifs américains vivent ainsi dans la pauvreté, cela tient, pour la majorité d'entre eux, à la faiblesse de leurs salaires, et non pas à leur dépendance à l'égard de l'aide sociale.” (Petras, J., et T. Cavaluzzi, 1996, p. 11). Ce que confirme Rifkin : “En 1994, les deux-tiers des emplois créés se situaient au bas de l'échelle des salaires.”  Selon une étude du ministère du Travail, moins de 20% des personnes recyclées dans le cadre des programmes fédéraux de lutte contre le chômage réussissent à trouver un nouvel emploi leur apportant au moins 80% de leur ancien salaire. (cf. Rifkin, J., 1996, p. 22 et p. 63). Cette situation n'échappe plus aux plus ardents défenseurs du libéralisme. Selon le sénateur M. Bill Bradley, la fureur compétitive, la précarisation de l'emploi et la baise des salaires font que “les classes moyennes américaines vivent de plus en plus mal et doivent travailler de plus en plus pour maintenir leur niveau de vie.” (Ramonet, I., 1996, p. 1). Le président William Clinton, résumait la situation sociale : “Trop nombreux sont nos citoyens qui travaillent toujours plus pour gagner toujours moins et pendant que nos entreprises se restructurent et deviennent de plus en plus concurrentielles, ces Américains ne savent pas s'ils auront encore un emploi l'année prochaine, ou même le mois qui vient. (...) Si nous ne réagissons pas, notre économie continuera à faire ce qu'elle fait depuis 1978 : elle procurera des revenus croissants à ceux qui sont au sommet, offrira très peu à ceux qui sont au milieu et laissera ceux qui sont en bas continuer à chuter même quand ils travaillent plus dur.” (Cité par Halami, S., 1996, p. 3).

Le soi-disant succès des États-Unis en matière de plein emploi ne résiste pas à l'analyse critique des taux de chômage. Le discours lénifiant sur la logique économiste conventionnelle de l'investissement conduisant au plein emploi est invalidée dans le contexte précis de la mutation technologique. Il en est de même en ce qui concerne la création d'emplois au États-Unis alors qu'il faut traiter de la destruction massive d'emplois, de précarité et d'exclusion largement documentée dans de nombreuses études disponibles.

D'autres projections confirment l'ampleur de la mutation. “Dans les cinq cents plus grandes sociétés américaines, la proportion des emplois permanents et à plein temps ne représente plus que 10% du total.  La deuxième banque des États-Unis par ordre d'importance (la Bank America) se réorganise de manière à ne conserver que 19% de personnel stable et à plein temps, les 81% restants, de tous les niveaux de qualification, n'étant employés qu'à titre précaire, de façon intermittente et à temps partiel, moins de vingt heures par semaine dans 60% des cas.” (Aznar, G., 1993, p. 12).  Même ordre de prédiction pour Robert Reich : “… Sur le marché du travail, le rapport sera bientôt de quatre emplois secondaires (peu qualifiés et peu rémunérés) pour un emploi primaire (fortement qualifié et fortement rémunéré).” (Reich, R., B., 1992).

Au même moment, la productivité des entreprises manufacturières a augmenté de 35% de 1979 à 1992 aux États-Unis, tandis que le nombre des employés a diminué de 15%.  Rappelons que 90% des emplois créés aux États-Unis au début de 1993 étaient des emplois temporaires ou à temps partiel.  Les cinq cents plus grandes firmes américaines n'emploient que 10% des salariés permanents et à plein temps (Aznar, G., 1993, p. 13). (Là encore, les statistiques officielles sur la perte d'emplois et la création d'emplois exercent un fort effet idéologique si l'on ne prend pas en compte le statut des emplois.)

C'est la raison principale pour laquelle le plein emploi devient un objectif qui ne cesse de s'éloigner.  Dans un certain sens, il s'agit là d'une bonne nouvelle car, après tout, pourquoi se plaindre du fait que les machines peuvent travailler à notre place !

Ce qui se profile derrière ces données convergentes, c'est le modèle post-fordiste qui engendre une externalisation de la main-d'oeuvre et qui transforme en profondeur les rapports de classes au sein même des entreprises. Schématiquement, on voit se constituer au coeur des entreprises un noyau central d'employés stables, polyvalents participant pleinement à l'entreprise. Ce noyau est parfaitement illustré par les investissments réalisés par une compagnie comme l'Alcan qui fait des investissements de 2 milliards de dollars générant la création de deux cents emplois (ce qui fait un nouvel emploi créé pour chaque dix millions d'investissement). Autour de ce noyau, se développe une main d'oeuvre périphérique peu qualifiée renouvelable au gré de la demande et alimentée par une armée de réserve d'intérimaires recrutés selon les fluctuations du marché. À la périphérie de ce cercle, on trouve une main d'oeuvre externe qualifiée et non-qualifiée ; ce sont les travailleurs autonomes et flexibles, à leur compte et à leurs risques et périls dont le mode d'embauche le plus perfectionné correspond à la formule du contrat zéro heures (zero hour contract) : “L'employé n'est pas employé mais tenu d'être en permanence à la disposition de l'entreprise, en attendant qu'on ait besoin de lui pour quelques jours, ou quelques heures au tarif horaire convenu.” (André Gorz, 1997, p. 152). Un exemple typique est le mode d'embauche pour l'Exposition Universelle 2002 de Neufchâtel. L'employeur a à offrir 20 millions d'heures pour quelques trois mille travailleurs rémunérés à 18 francs pour les employés non-qualifiés et 22.25 francs pour les employés qualifiés sur une durée de six mois. Le critère d'embauche incontournable est la flexibilité. Enfin, à l'extrême périphérie, se développe la masse des exclus, des pauvres, des itinérants qu'alimentent les cohortes de décrocheurs.

Les statistiques sur création d'emploi sont indissociables de celles sur la destruction d'emploi et elles doivent rendre compte du statut des emplois. Dans le cas contraire, elles ne signifient pas grand chose.


2.5. Le dépassement de la dualisation sociétale
La fin du travail mène droit à la dualisation de la société. La distribution de la richesse collective ne permet pas un niveau de vie décent à une part toujours plus grande de la population. La réduction drastique du temps de travail couplée au partage du travail peuvent être envisagés comme un dépassement de la dualisation sociétale.

De la même façon irréversible que la machine a relégué la force animale aux oubliettes, l'automation va dissoudre le travail humain dans ses configurations actuelles. Évitons encore un contresens possible sur cette thèse de la fin du travail. Les gisements de travail sont immenses ne serait-ce que pour satisfaire au minimum d'existence décent au-dessus du seuil de pauvreté. Le problème majeur est que cette mutation semble bien mal négociée si tant est que l'on puisse négocier une telle mutation historique.

La réduction du temps de travail crée de l'emploi. À preuve, le temps de travail annuel a été réduit de moitié depuis la révolution industrielle, de quatre-vingts heures à soixante heures semaine au cours du XIXe siècle et jusqu'à quarante heures à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Il faut prendre en compte également le fait que les jeunes de 8 à 25 ans et les aînés sont largement sortis du marché du travail. Que serait alors le taux d'inactivité si les horaires de travail n'avaient pas baissés drastiquement au cours du développement de la technologie et si des strates d'âge importantes faisaient encore partie de la population active ?

Les mesures défensives de réduction du temps de travail créent de l'emploi. L'exemple de Volkswagen est devenu célèbre : les aménagements du temps de travail ont permis d'éviter le congédiement de 30000 travailleurs. La semaine de quatre jours a été proposée en France et selon le plan Larrouturou. Cette semaine de trente-trois heures entraînerait une réduction de 5% des salaires, mais créerait deux millions d'emplois (soit une hausse de l'emploi total de 10%). L'agrégation de mesures défensives de réduction du temps de travail conduit à un bilan positif en termes de création nette d'emplois. “À ce stade, souligne encore Rifkin, un nombre croissant d'observateurs suggèrent qu'une nouvelle réduction de la semaine de travail, à trente ou même à vingt heures, est inéluctable pour adapter les besoins en travail aux nouvelles performances du capital.” (1996, p. 297).

Par contre, seule une politique de réduction du temps de travail couplée à une politique du partage du temps de travail peut avoir un effet massif sur le chômage. Lynn Williams, ancien président du Syndicat de la métallurgie (USWA), estime que “nous devons commencer à penser à la réduction du temps de travail[...] comme moyen de partager les gains de productivité.” Le secrétaire-trésorier de l'ALF-CIO  ne pense pas autrement : “Il est indéniable que l'avenir à long terme du travail dépend de la réduction du temps de travail.” (Rifkin, J, 1996, p. 299, 297 et p. 306). La Commission européenne et le

Parlement européen s'engagent dans cette voie. Alors qu'il y a un large mouvement de l'opinion publique en faveur de telles mesures, la plupart des chefs d'entreprises américaines y sont encore réfractaires au nom de la sacro-sainte compétivité dans le contexte de la mondialisation.

Aucune autre politique que la réduction substantielle de la semaine de travail et les stratégies offensives d'aménagement du travail ne permettront d'obtenir la création d'emplois à la mesure du niveau de chômage actuel : un problème de 1, 5 millions de chômeurs au Canada et de 425 000 au Québec ; un problème de 9,3 millions aux États-Unis ; un problème de 3,3 millions de chômeurs déclarés en France, (plus 1,5 million de stagiaires et RMIstes, plus les chômeurs découragés de rechercher un emplois : soit un problème de 7 millions pour la France ; un problème de 18 millions de chômeurs comme tels(12%) dans l'Union européenne ; de trente-cinq millions dans les pays industrialisés ; et un problème de plus de 800 millions d'êtres humains sans emplois sous employés dans le monde.

L'évolution du chômage technologique est irréversible. Elle est inscrite dans la troisième révolution technétronique. L'idéologie dominante occulte cette tendance historique structurelle dans une vision à court terme. Pourtant le père de la cybernétique en avait mesuré l'exacte portée : “N'oublions pas, disait Norbert Wiener, que la machine automatique[...] est l'équivalent exact du travail servile. Toute forme de travail qui veut rivaliser avec l'esclavage doit accepter les conséquences économiques de l'esclavage.” (Rifkin, J., 1996, p. 118). Jacques Robin en explicite les conséquences : “Le saut qualitatif que représentent ces technologies "informationnelles" retentit de manière révolutionnaire sur la marche des sociétés développées... C'est cette mutation radicale qui reste ignorée ou occultée de manière scandaleuse par les responsables... Non seulement le rapport de l'homme à la machine est bouleversé -le travail cesse en grande partie d'être matériel- mais encore les mécanismes économiques et sociaux traditionnels se dérèglent progressivement : la productivité marginale, fondement du calcul économique classique, devient peu significative ; des indicateurs, tels ceux du produit national brut (PNB), de l'indice de productivité, des niveaux d'inflation, ne cadrent plus avec la réalité économique...(1993, p.12). Ainsi, selon Hautecoeur, “… la crise du travail a ébranlé un monde de représentation et un ensemble de pratiques culturelles qu'on croyait immuables : le droit au travail, la promotion socioprofessionnelle, le rapport éducation-position sociale, certains privilèges d'âge (anciens et jeunes), les critères de compétences reconnues au travail, des traditions de métiers, la familiarité avec le monde des outils, des techniques de production et de communication, etc.  À l'école, si “le niveau monte”, les taux d'abandons montent aussi ainsi que “le niveau de découragement”.  L'écart s'agrandit entre les qualifiés et les disqualifiés pour qui la formation n'est plus un espoir de mobilité, mais au contraire, une confirmation de déclassement.” (Hautecoeur, J.-P., UNESCO/MEQ, 1996, p. 399). Le problème s'énonce ainsi : “Si l'on admet qu'il existe un déséquilibre inévitable entre l'offre d'emploi et la demande d'emploi que ne peuvent résoudre ni la croissance ni la productivité, il n'existe que deux voies pour le résoudre : ou bien on s'adapte à une forme de segmentation sociale (ceux qui travaillent, ceux qui ne travaillent pas) en rendant cette situation viable ; ou bien on cherche à redistribuer le travail sur l'ensemble des citoyens.” (Aznar, G., 1993, p. 73).

Face à la dualisation de la société comme résultat inexorable du progrès, nous sommes donc en présence des choix suivants :

1) Ou bien l'on s'en accommode sous réserve de vivre avec le syndrome de Los Angeles et les ghettos urbains. Cette solution déchargerait les privilégiés du poids moral du monopole du travail tout en achetant une paix sociale relative. Parfaitement réaliste, cette solution n'en est pas moins inéquitable et instable.

2) L'autre branche de l'alternative porte sur la redistribution du travail, laquelle s'appuie simultanément sur deux stratégies : l'aménagement et la réduction du temps de travail dans l'optique du partage du travail, et la réinvention d'activités dans un tiers secteur hors de la bipolarisation économie marchande/État-providence.

La recherche des accommodements à la société duale renforce la précarisation et l'exclusion et, par là, contient en elle-même, une structure profondément inéquitable avec des effets catastrophiques à moyen et long termes. Bien plus que de chercher des accommodements à la société duale, la redistribution du travail suppose un nouvel aménagement général du temps de travail dans le cadre plus global de la problématique du temps choisi, ouvert sur un tiers-secteur, l'économie solidaire notamment, conduisant à plus de liberté, d'équité et de solidarité et d'autonomie.


2.6. La révolution du temps choisi
Une discontinuité croissante s'instaure entre le temps de formation et le temps de travail si bien que la séquence -formation/travail/retraite-ne concerne qu'une part de plus en plus congrue de la population. La révolution du temps choisi se présente comme le dépassement de la société duale.

La société de travail est morte dit sans ambages André Gorz. Or, “Jamais, l'idéologie du travail- valeur n'a été affichée, proclamée, ressassée aussi effrontément et jamais la domination du capital, de l'entreprise sur les conditions et le prix du travail n'a été aussi indiscutée. Jamais la fonction “irremplaçable”, “indispensable” du travail en tant que source de “lien social”, de “cohésion sociale”, d'“intégration”, de “socialisation”, d'“identité personnelle”, de sens n'a été invoquée aussi obsessionnelle ment que depuis qu'il ne peut plus remplir aucune de ses fonctions... L'emploi cesse d'intégrer dans un collectif, il cesse de structurer le temps quotidien, hebdomadaire, annulent les âges de la vie, il cesse d'être le socle sur lequel chacun peut construire son projet de vie.” (André Gorz, 1997, p. 98). Il en résulte une dualisation sociale incommensurable entre l'accumulation de la richesse et l'extension de la pauvreté. Au même moment, jamais a-t-on vu les études d'insertion se multiplier en aussi grand nombre ! Comme si l'on pouvait insérer le manche d'un marteau dans le chas d'une aiguille !

L'externalisation de la main-d'oeuvre peut prendre d'autres formes que la flexibilité, la précarisation, l'exclusion engendrée par les diktats de l'entreprise. “Toutes les formes de discontinuité subie de l'emploi, de la flexibilité des effectifs et des horaires sont à transformer en possibilité de choisir et d'autogérer la discontinuité et la flexibilité.” (André Gorz, 1997, p. 156). Une illustration en est donnée par le système danois orienté sur les principes d'une autre économie :

- La reconnaissance que le droit au travail et le droit au non-travail sont d'égale importance et indissociablement liés.

- La reconnaissance que le droit de travailler de manière discontinue doit s'accompagner du droit à un revenu continu.

Globalement, le travail qui est massivement aboli, dans la production, dans la société globale, dans le monde, “conserve dans la conscience de chacun sa centralité”, alors que le précaire est devenu la figure centrale. Citons encore André Gorz : “Nous nous savons, sentons, appréhendons chacun comme chômeurs en puissance, sous-employé en puissance, précaire, temporaire, “temps partiel” en puissance. Mais ce que chacun de nous sait ne devient pas encore - et est empêché de devenir - conscience commune à tous  de notre commune condition.” (André Gorz, 1997, p. 89). “Toutes les puissances établies s'opposent à cette reconnaissance et à ce qu'elle entraîne ... Qu'alors même que le post-fordisme, la mise en réseau de fabriques fractales et l'économie de l'immatériel reposent sur une production de richesses de plus en plus déconnectée du travail et une accumulation de profits de plus en plus déconnectée de toute production, le droit de chacun à un revenu suffisant, le droit à la citoyenneté plénière, le droit d'avoir des droits restent, eux, connectés à l'exercice d'un travail mesurable, classifiable, vendable... Voici donc le coeur du problème et le coeur du conflit : il s'agit de déconnecter du travail le droit d'avoir des droits et notamment le droit à ce qui est produit et productible sans travail, ou avec de moins en moins de travail. Il s'agit de prendre acte de ce que ni le droit à un revenu, ni à la citoyenneté plénière, ni l'épanouissement et l'identité de chacun ne peuvent plus être centrés sur et dépendre de l'occupation d'un emploi. Et changer la société en conséquence.” (André Gorz, 1997, p. 90). Mais comme le dit lucidement, Edgar Morin, il ne faut pas attendre de la science économique des “miracles” tant elle est assujettie aux a priori clandestins de la pensée : “La science économique, qui est la science sociale mathématiquement la plus avancée, est la science socialement et humainement la plus arriérée, car elle s'est abstraite des conditions sociales, historique, politique, psychologiques, écologique inséparables des activités économiques... Du coup, l'erreur économique devient une conséquence première de la science économique.” (Edgar Morin, 2000, p. 43).

Les diagnostiques sont posés, les analyses accessibles, les conclusions tirées et les avertissements ne manquent pas. “Le chômage de masse et une récession économique aussi grave que celle des années 30 propulsent les sociétés d'Occident vers des univers cauchemardesques et menacent le minimum de cohésion qu'avait su bâtir l'État-providence dans les années d'après-guerre” (Cassen, B. , 1993, p.1). Madame Rosabeth Moss Kanter, ancienne directrice de la Harvard Bussiness Review écrit : “Il faut créer la confiance chez les salariés, et les organiser la coopération entre les entreprises afin que les collectivités locales, les villes et les régions bénéficient de la mondialisation. Sinon nous assisterons à la résurgence de mouvements sociaux comme nous n'en avons jamais vu depuis la seconde guerre.” (cité par Ramonet, I., 1996, p. 1).

Mais cette révolution technologique ne se fera pas sans concession et sans l'abandon d'un privilège : “Une démocratie ne peut abandonner aux entreprises le monopole des décisions qui, par l'informatisation de la production, jettent sur le pavé des millions de chômeurs dont la charge incombe ensuite à la collectivité nationale. Repenser le travail humain et la vie en société, réviser des “lois” économiques largement invalidées par des mutations sans précédent, négocier de nouvelles normes pour les échanges internationaux : c'est inventer un autre mode de développement, faute de quoi "la misère du monde" engendrera de brutales convulsions qui n'épargneront aucun pays de la planète.” (Julien, C., 1993, p.9).

“Des solutions existent : la réduction massive de la durée du travail pour enrayer la machine à exclure...le renforcement des services publics, le développement d'un tiers secteur d'utilité sociale pour raviver les racines de l'intégration, le développement d'une démocratie de face-à-face, fondement d'un partenariat... Nous ne manquons pas de solutions. Nous manquons de volonté politique”. (Lipietz, A. 1996, p.10). L'utopie sera blanche ou noire prévient aussi Jeremy Rifkin. C'est le point de chute d'une justification socioéconomique de revenu de citoyenneté.


3. Un revenu de citoyenneté pour tous

La science économique s'est abstraite des conditions socio-politiques. Pas entièrement, puisque plusieurs partis politiques actuels au Québec et au Canada se mobilisent d'une façon plus ou moins crédible autour de ce principe. Des événements récents témoignent de cette nouvelle donne : Le Rassemblement pour l'alternative politique (RAP) vient d'adopter cette politique dans un atelier de son congrès fondateur tenu à l'Université Laval en novembre 2000. Le Parti libéral du Canada semble avoir lancé un ballon politique sur cette question au lendemain de sa réélection en novembre 2000. Le Nouveau parti démocratique en fait la promotion. Charles Sirois y adhère et le parlement virtuel des aînés du Québec en ont fait leur premier projet de loi. Le principe est enfin à l'agenda politique au Québec.

Le revenu de citoyenneté fait l'objet d'un vaste débat sous d'autres horizons et se trouve déjà intégré explicitement dans les programmes de plusieurs partis politiques en Europe. Il est même question d'un revenu mondial de citoyenneté “étant donné que l'on aurait droit à ce revenu d'existence parce qu'on existe, et non pour exister. Son instauration repose sur l'idée que la capacité productive d'une société est le résultat de tout le savoir scientifique et technique accumulé par les générations passées. Aussi les fruits de ce patrimoine commun doivent-ils profiter à l'ensemble des individus, sous la forme d'un revenu de base inconditionnel.” Ce ne sont pas là les paroles d'un lacédémonien, mais celles d'Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique,  (janvier, 2000). Les professeurs Jan Tinbergen et James E. Meade, tous les deux prix Nobel d'économie, ont déjà proposé un revenu universel mondial.

Trois objections majeures sont avancées en regard du revenu de citoyenneté. L'une strictement budgétaire et fiscale concerne son impact réel sur le revenu des personnes ; la deuxième concerne le financement global du revenu de citoyenneté ; la troisième objection est strictement d'ordre moral et idéologique.

Sur le plan personnel, Van Parijs a démontré de façon probante qu'un revenu de citoyenneté, peu importe le montant par ailleurs, ne change rien sur le revenu net disponible des contribuables indépendamment du fait que les montants de transferts soient plus importants.

Pour ce qui est du financement global du revenu de citoyenneté, il faut comprendre que cette politique doit être estimée sur la base du coût net, c'est-à-dire, le coût brut moins les programmes et les régimes existants d'assurance et d'assistance sociale. Remarquons, au passage, que les principaux programmes de sécurité du revenu (Assurance-emploi, Régime des rentes, Régime de compensation des accidents du travail) dépendent de la participation des bénéficiaires au marché du travail. Or, c'est précisément le marché du travail qui vacille. D'autre part, le financement du revenu de citoyenneté doit s'arrimer à la capacité financière globale de l'État en tenant compte non seulement du Budget régulier de l'État, mais aussi de son Budget des dépenses fiscales. Le financement du revenu de citoyenneté est impensable sans une politique fiscale adaptée.

La troisième objection est la plus fondamentale car elle appelle à une révolution des mentalités. André Gorz avait parfaitement anticipé cette difficulté, il y a vingt ans déjà : La résistance à la réduction du temps de travail ne serait donc pas d'ordre économique, mais essentiellement idéologique. “Le chômage est facteur d'ordre” dit Gorz. Dans un article qui commence à dater, sans vieillir, Michel Bosquet visait très justement le point sensible : “Si tout le monde prenait conscience qu'il n'y a plus virtuellement de problèmes de production mais seulement un problème de distribution - c'est-à-dire de partage équitable dans toute la population du travail socialement nécessaire - le système social aurait de rudes difficultés à se maintenir. Que deviendraient la discipline au travail, l'éthique du rendement, l'idéologie de la compétition si chacun savait qu'il est techniquement possible de vivre de mieux en mieux en travaillant de moins en moins, et que le droit à un “plein revenu” n'a plus besoin d'être réservé à ceux qui fournissent un “plein travail ?” (1978).

“La "véritable économie" aboutit à l'élimination du travail comme forme dominante de l'activité, son remplacement par l'activité personnelle qu'il s'agit désormais de vouloir politiquement et de rendre tangible par des changements dès à présent réalisables.” (André Gorz, 1997, p. 151).

Face à cette nouvelle conjecture structurale contradictoire, nous pouvons anticiper les effets à la fois immédiats et de plus longue durée du principe du revenu de citoyenneté universel et inconditionnel :

1. La pauvreté zéro
2. L'éradication de la misère sociale pour deux millions de Québécois
3. Le respect de la personne
4. L'aide aux parents
5. L'agrandissement du champ de liberté pour les femmes
6. Le libre-choix pour la première génération de jeunes de leur formation, leur métier, leur travail
7. Un nouvel argument de négociation pour les travailleurs et les travailleuses
8. Un frein à l'exode des régions
9. Une impulsion immédiate et continue sur l'économie de marché conventionnelle

Il existe trois scénarios du revenu de citoyenneté au Québec : un programme fort, un programme minimaliste et un programme intermédiaire.

Un programme minimaliste d'allocation universelle inconditionnel est développé par François Blais dans la ligne de pensée de Van Parijs. Il propose une allocation non imposable d'environ 300 dollars par mois et par personne ; celle-ci serait financée, entre autres, par une diminution équivalente de l'aide sociale et l'abolition de l'exemption personnelle de base du Régime de l'impôt sur le revenu. L'allocation pourrait être cumulable avec les revenus de travail. (Cf. François Aubry, p. 34, 1999).

Le modèle intermédiaire propose comme hypothèse un Revenu Garanti annuel de $7,500 pour chaque adulte. Les enfants seraient exclus de ce modèle dans la mesure où la plupart des programmes les concernant resteraient inchangés. La plausibilité de ce financement repose sur la capacité financière globale du gouvernement en tenant compte du budget régulier du Fédéral, mais aussi de son budget des dépenses fiscales. Selon l'auteur de ce modèle, Jean-Baptiste Bergevin, ce projet peut se financer à même les budgets existants, en respectant la structure d'imposition du système fiscal. Il favoriserait la flexibilité de la main-d'oeuvre tout en conservant le facteur de l'incitation au travail. (cf. 2001, p. 3).

Le programme fort est proposé par Michel Bernard et Michel Chartrand dans un manifeste Pour un revenu de citoyenneté au dessus du seuil de pauvreté. On comprend que le seuil de pauvreté serait le revenu minimum. Il faut comprendre aussi que ce programme reposerait en bonne partie sur le redéploiement des budgets des programmes conditionnels actuels. Si bien qu'il faut s'arrêter au coût net plutôt qu'au coût brut  du programme. Il faut également en évaluer les effets positifs sur l'économie et les effets positifs en termes d'épargne collective liée à l'éradication de la pauvreté estimée à plusieurs centaines de millions de dollars au Canada. Il faut également évaluer les coûts engendrés par l'exode des régions pour ne mentionner que ceux-là. Il faut également tenir compte des exemptions fiscales et des reports d'impôts tels que documentés par Léo-Paul Lauzon (2002).


4. Conclusion

Il existe une analogie profonde entre la revendication pour le revenu de citoyenneté et les batailles pour l'instruction publique et l'assurance-santé universelles qui ont été pensées afin de soustraire la personne d'une relation de dépendance. Le revenu de citoyenneté est un principe universel et révolutionnaire en ce qu'il constitue une nouvelle condition sine qua non  de l'autonomie des citoyens.

Selon Jacques Ellul, la logique technicienne a un développement causal non-finalisé selon une rationalité instrumentale intrinsèque orientée vers une société de consommation illimitée qui dévore le travail. L'inversion de cette logique technicienne ne peut être constituée que par les cinq éléments suivants :

- Une reconversion totale de la puissance productive du monde occidental orienté vers le développement autonome du tiers-monde ;

- le choix délibéré de la non-puissance ;

- Le parti-pris de la diversification des cultures, des groupes, des partis, des syndicats, des médias ; une condition de l'autogestion ;

- Une réduction drastique du temps de travail ; (Adret a raison lorsqu'il parle de deux heures de travail par jour, c'est la visée immédiate et immédiatement réalisable malgré les cris des réactionnaires). Cela implique une réorganisation du travail ouverte sur le temps choisi.

Cette inversion de la logique technicienne implique une mutation dans la répartition de la richesse collective. “Une révolution était nécessaire pour supprimer l'esclavage ou pour supprimer le prolétariat. Une révolution est actuellement nécessaire en face de l'État et de la Technique autonome. Nous sommes maintenant face à cette révolution là, et pas d'une autre.” (cf. Ellul, Jacques, 1977).

5. Postface

Le dernier combat de Michel Chartrand :
le Revenu de citoyenneté
 *


Misereor super turbam

Je n’ai jamais douté de cette dévotion chez Michel.
 Elle n’a pas eu de commencement.
Elle n’aura pas de fin.
Nous sommes ici dans le registre de la gravité.
Pierre Vadeboncoeur [1]


Michel Chartrand fait partie des Indignés bien avant les activistes des Sit-In occupant les places de par le monde ces dernières années.

C’est à la suite de son militantisme indéfectible pour la défense des droits des travailleurs, des pauvres, des exclus, des sans-voix, et au sens large, du peuple, de la foule, qu’il s’est représenté aux élections provinciales de 1998 dans le comté de Jonquière. La confrontation ne pouvait être plus claire : la « Pauvreté zéro » contre le « Déficit zéro » avancé par le Parti québécois.

J’appris la nouvelle de la campagne de Chartrand par la presse et lui offris sur le champ une tribune à l’Université Laval, puisque j’abordais le sujet depuis plusieurs années dans mon cours : Éducation et milieux défavorisés. Cette question suscitait toujours un grand scepticisme auprès des étudiants et je cherchais des alliés. Avec Michel Chartrand, j’en avais un de taille! Je l’invitais par la suite, et il prononça successivement deux conférences endiablées sous le titre : Un revenu de citoyenneté pour éradiquer la pauvreté.

Photo : Michel Chartrand donne un cours d’économie politique aux futurs profs. à l’Université Laval le 8 mars 1999. Le Soleil, Jocelyn Bernier. [Photo prise dans la salle de classe d'Alain Massot.]

5.1. Fin du travail et dignité humaine

Ce sont les lectures d’André Gorz, à la fin des années soixante-dix, qui m’introduisent à la question de revenu de citoyenneté. L’équation est fort simple. S’il n’y a plus assez de travail pour tous, comment assurer une redistribution de la richesse sans tomber dans l’impasse du chômage  structurel, de la précarité, et de la pauvreté :

« Le travail salarié cessera d’être l’activité principale, pensait-il, mais par le revenu garanti qu’il assure à chacun sa vie durant, il restera la base d’une variété illimitée d’activités possibles, n’ayant ni rationalité ni but économique [2]. »

Le Manifeste pour un revenu de citoyenneté [3] publié en 1999, s’appuie sur l’affirmation des droits sociaux et économiques reconnus dans les Déclarations des droits de l’homme et les Chartes des droits et libertés, tout en nourrissant l’ambition de les prendre au sérieux, c’est à dire, de trouver les conditions de leur mise en œuvre de facto.

Plus précisément, il s’agit de satisfaire aux besoins premiers : la nourriture, l‘habillement, le logement, les soins de santé, l’accès à l’éducation, l’intégrité physique, etc.

Le revenu de citoyenneté devient le fer de lance de la réalisation concrète de ces droits dans le contexte de la métamorphose du travail.

En effet, « Parmi les scénarios sur l’avenir du travail, il y a celui de la fin du travail pour tous. Les biens et les services s’autoproduisent massivement dans une société hautement technicisée. En corollaire, il s’ensuit une réduction draconienne du temps de travail nécessaire à leur  production. Le travail de plus en plus aléatoire pour les travailleurs et les employés de tous niveaux se manifeste surtout par la création d’emplois à temps partiel qui augmentent de façon exponentielle, tandis que l’embauche pour des emplois à temps plein et de durée déterminée se resserre.

Nous progressons irrémédiablement vers une déconnexion du travail et du revenu. Même les personnes qui travaillent, à temps plein, au salaire minimum, n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Toutes les données convergent sur l’accentuation des inégalités sociales dans les sociétés développées. Il s’agit alors de concevoir un autre mode de distribution de la richesse. Le revenu de citoyenneté universel et inconditionnel en est un [4]. »

Prenant en compte un tel constat, le Manifeste répond à quelque 50 questions en trois chapitres :

— Quels en sont les avantages ?
— Comment le financer ?
— De quels fondements relève-t-il en regards des droits de la personne et des droits sociaux ?

Le revenu de citoyenneté règle sur le coup la pauvreté par une allocation inconditionnelle au-dessus du seuil de pauvreté. Malgré les velléités des politiciens maintes fois répétées pour la lutte contre la pauvreté, rien ne bouge. On bascule plutôt dans les revendications pour l’accessibilité aux logements sociaux, aux cantines, aux banques alimentaires… en faisant appel à la charité, pendant que l’endettement des familles, des mères monoparentales, des étudiants, des personnes âgées, etc. atteint des niveaux inégalés. Que de cynisme lorsque les institutions financières font la morale aux consommateurs endettés alors qu’elles engrangent des milliards de dollars en profits évacués dans les paradis fiscaux pour échapper aux impôts !

Autres avantages du revenu de citoyenneté : La fin des tracasseries administratives et des humiliations ; une plus grande liberté face au choix de son travail permettant de refuser des emplois non valorisés, voire, imposés par une administration de pousse-crayons ; une police d’assurance contre la précarisation du travail ; un revenu favorable à la réinsertion sociale permettant aux personnes de redevenir des agents économiques ; un revenu favorable à la famille en reconnaissant la valeur sociale du travail à domicile qui n’est pas réservé a priori aux femmes.

Le revenu de citoyenneté, devrait en toute logique, donner une impulsion à l‘économie, surtout lorsqu’elle stagne ou qu’elle est en récession. J’ajouterais qu’il freinerait l’exode des municipalités dévitalisées par une économie régionale souffrant d’une main d’œuvre saisonnière, l’argument pouvant s’appliquer aux régions sinistrées par des cataclysmes naturels.


Est-ce trop beau pour être envisageable financièrement ? Que l’on se détrompe! Le chapitre deux du Manifeste démontre justement la faisabilité comptable d’un revenu de citoyenneté universel et inconditionnel au-dessus du seuil de pauvreté estimé en 2015 à environ 20,000$ annuellement par adulte. Il serait indexé aux coûts des biens premiers et modulé selon le progrès de la richesse collective. Comment le financer ?

Premièrement, le revenu de citoyenneté se substitue aux multiples programmes sectoriels existants. 

On en dénombre :

— Sept ; sous la rubrique de l’Assurance sociale, comme l’Assurance-emploi, l’Allocation de maternité…
— Huit ; sous l’Assistance sociale, comme  la Sécurité du revenu ; l’Aide financière aux étudiants…
— Huit ; sous les mesures fiscales en crédits d’impôts remboursables, par exemple,  pour l’Allocation unifiée pour enfants, les frais de garde…
— Dix-huit ; en temps que crédits d’impôts non remboursables et déductions, comme, le Crédit pour conjoint ou équivalent, ou le Crédit pour aidant naturel…

Deuxièmement, sous ce régime, la fiscalité s’applique à ceux qui gagnent au-dessus du revenu de citoyenneté, si bien qu’il n’est pas question de donner plus aux mieux nantis, étant donné le principe de la fiscalité progressive qui n’est pas remis en question. Ce principe peut même être bonifié pour les revenus les moins élevés.

Troisièmement, il faut aussi comptabiliser la réduction des coûts induits par la pauvreté. Quel économiste peut prétendre que le chômage et l’exclusion sont des facteurs de croissance et de productivité ? La facture des programmes sociaux serait  plutôt un effet exponentiel de l’indigence, plutôt que l’inverse.

L’opposition de principe au revenu de citoyenneté est bien davantage d’ordre idéologique et moral. Pourquoi donner apparemment plus aux plus riches et pourquoi rémunérer une personne sans aucune prestation de travail en retour ?

L’argent ne  manque pas! Il est dans les coffres, disait un conseiller de Louis XVI, à la veille de la Révolution. Aujourd’hui, il passe à travers les paradis fiscaux, estimés à quelque 60 à 80 milliards de dollars pour la France ; 10,000 milliards pour l’Europe ; et 35,000 milliards de dollars dans le monde [5]. [Encore que cette évaluation de tient pas compte de « l’argent gris » auquel cas, il faudrait parler plutôt de quelque 70,000 milliards de dollars]. Cela au vu et au su du pouvoir financier et politique responsable de la dette des États.

Et l’on nous serine de manière impérative, sur tous les horizons, et de manière obsessive, l’atteinte de l’équilibre budgétaire! Aujourd’hui même, au cours de la campagne électorale au Canada, on annonce un surplus budgétaire de plus d’un milliard de dollars sur un budget du gouvernement fédéral de 280 milliards et d’un PIB de 2000 milliards. Certains manquent de jugement dans la mesure des proportions pour les sastifecit qu’ils se donnent !

Nous sommes soumis au rouleau compresseur de l’utopie néolibérale. Cette idéologie — amorale, asociale, apatride et anationale (dixit : Michel Chartrand) —  ne pourrait s’imposer sans les cadres de la pensée économiste filtrée par le conglomérat des médias. Comment expliquer, sinon, l’harmonisation planétaire des discours sur la lutte au déficit, la mondialisation, la rationalisation de la fonction publique, la privatisation des services, la compétitivité, la gouvernance… etc. On parle de la fin des idéologies. Fredaines ! Le propre d’une idéologie est de ne pas paraître en tant que telle. « Chacun doit combattre le néolibéralisme à sa façon, ne serait-ce, qu’en refusant à cette idéologie des possédants et à son immense force de persuasion la possibilité de lui coloniser le cerveau [6]. »

Le chapitre trois traite des droits économiques et sociaux :

« Les libéraux considèrent qu’une égalité formelle devant la loi suffit, nous pensons que les droits de la personne exigent une égalité de résultats face aux biens premiers et une égalité des chances réelle plutôt que simplement formelle. » (Manifeste, p.104). C’est le nœud de la discussion sur les droits sociaux qui s’opposent aux droits-libertés. « Les droits-libertés protègent le pouvoir d’agir de l’individu, par exemple, la liberté d’expression, d’association, de culte, la propriété privée, le droit à la vie, le droit de vote ont des pouvoirs d’obliger l’État à fournir une prestation. Par exemple, le droit à la sécurité sociale, à l’instruction publique gratuite, le droit au travail, aux services de santé, etc. »

Or, les ultralibéraux prétendent que le libre marché est encore la meilleure formule pour la bonification des droits sociaux (Manifeste, p.108).

Les auteurs du Manifeste considèrent, au contraire, que « le revenu de citoyenneté est un projet politique, une nouvelle clause du contrat social à être entérinée par les citoyens dans le but de réaliser les droits sociaux. » (p.118).

Le revenu de citoyenneté, comme programme, couvre aujourd’hui tout le sceptre politique, de la gauche à la droite. Une perspective conservatrice s’oppose à une vision progressiste. Schématiquement, la vision conservatrice y voit l’opportunité pour une diminution radicale de la machine administrative à cause de l’extrême simplification de sa mise en œuvre et rejoint ainsi les partisans du «moins d’État» (vision de l’École de Chicago, des néoconservateurs et des «lucioles» au Québec). La vision progressiste y voit l’assurance d’une plus grande autonomie et dignité pour les personnes. De fait, les slogans «Déficit zéro» et «Pauvreté zéro» condensent à eux seuls la véritable opposition idéologique sur la question.

*
*     *

5.2 Des objections au Revenu de citoyenneté


Ça coûte cher ?

Non ! Comme on l’a présenté ci-dessus, il faut comprendre que le revenu de citoyenneté permet la fusion de multiples de programmes fédéraux et provinciaux qui assurent un filet de protection sociale. Un économiste bien informé, Jean-Baptiste Bergevin, démontre par a+b la faisabilité financière d’un revenu de citoyenneté au Canada [7]. C’est la pauvreté qui coûte cher ! En abandon scolaire, en criminalité, en santé, en sécurité… Selon une étude  de Centraide en 2000, le coût de la pauvreté au Canada s’élevait à 9,6 milliards$ [8]. Le revenu de citoyenneté ne couvrirait pas l’Assurance maladie, ni l’Assurance automobile du Québec, des régimes spécifiques.

Pourquoi donner un supplément de revenu aux riches ?

On ne peut comprendre l’équité intrinsèque du revenu de citoyenneté si l’on fait abstraction de la fiscalité. Il est bien évident que ce montant attribué à ceux qui gagnent au-dessus du seuil de pauvreté (approximativement 20,000$ par personne au Canada) serait récupéré par l’impôt sur le revenu selon les barèmes d’imposition. L’impératif du revenu de citoyenneté ne s’adresse pas aux riches, mais prioritairement, à tous ceux qui vivent dans la pauvreté et tous ceux qui subissent les mises à pieds sauvages résultant d’une logique économiste aveugle.

Les analyses précises des processus de redistribution de la richesse par Philippe Van Parijs arrimés à la fiscalité démontrent par ailleurs l’équivalence entre un régime fiscal tel que nous le connaissons et celui basé sur le revenu de citoyenneté, ce qui n’empêche pas de l’accentuer vers une plus grande équité fiscale.

De l’argent gaspillé ?

La nature humaine étant ce qu’elle est, les moralisateurs prétendent que l’argent du revenu de citoyenneté sera détournée pour des activités farfelues ou souterraines. Il y aura toujours des détournements de fonds mais pourquoi seraient-ils plus importants en l’occurrence ?

L’hominien, par nature, préfère une couverture en dur sur la tête plutôt que de patauger dans la mouise. N’en serait-il pas de même pour les millions de personnes sans toit et les victimes de cataclysmes naturels. Un revenu de citoyenneté leur permettrait de se couvrir plus vite qu’avec l’aide de toutes les ONG réunies.

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*     *

5.3. Des expériences concrètes et à venir

En Alaska : Chaque personne vivant en Alaska pour une année ou plus, indépendamment du lieu d’origine, de l’origine ethnique, du genre ou de l’âge avait le droit de recevoir un dividende annuel de $1963.86 dans les années 2000. Ainsi, grâce aux ressources pétrolières, la distribution d’environ 6% du produit intérieur brut à tous les citoyens a fait de l’Alaska l’État le plus égalitaire de tous les États-Unis.

Au Brésil : Aujourd’hui, le programme « Bolsa-Familia » est en pleine expansion. L’originalité de ce programme réside dans l’allocation conditionnelle du revenu de citoyenneté à la scolarisation des enfants. Les familles doivent faire la preuve que leurs enfants fréquentent assidument l’école de l’âge de 7 à 16 ans. En  janvier 2004, le président Lula da Silva ratifia une loi instituant la mise en œuvre graduelle d’un revenu de citoyenneté attribué prioritairement aux plus démunis avec, en perspective, une généralisation  pour tous. Le Brésil est le premier pays dont le Parlement a adopté l’implantation d’un revenu de citoyenneté [9].

En Afrique : En 2002, une commission du gouvernement Namibien fut chargée de trouver une solution au problème de la pauvreté généralisée dans le pays et propose un revenu de base garanti. Le FMI tenta de bloquer le projet. Finalement une coalition BIG (Basic Income Grant Coalition) lance un projet pilote pour 24 mois dans le village de Otjivero. C’est le premier vrai projet de revenu de citoyenneté universel et inconditionnel dans le monde, même si le montant ne permet pas de sortir vraiment de la pauvreté [10].

Un projet de revenu de citoyenneté pour Haïti : Lorsque toutes les infrastructures économiques, gouvernementales et sociales sont à terre, la mise en place d’un revenu de citoyenneté pourrait se faire par l’entremise de la Banque mondiale. Cela donnerait une nouvelle crédibilité à l’institution dont la logique de mondialisation ne fait qu’enfoncer sous la dette de bien des États en voie de sous-développement et particulièrement les États en voie de développement ; la cause profonde des présentes insurrections populaires [11].

Un revenu de citoyen-étudiant : Outre le fait d’établir une nouvelle équation entre l’endettement, les études-travail et les revenus anticipés, un autre des avantages de ce revenu induit une transformation en profondeur de l’équilibre de l’offre et de la demande d’emploi tout en gratifiant la personne d’une plus grande dignité et liberté d’action selon ses aspirations, avec en perspective, une meilleure intégration sur le marché du travail [12].

5.4. Un obstacle économique ?

La résistance au revenu de citoyenneté n’est pas d’ordre économique mais idéologique et éthique : Peut-on rémunérer un citoyen « à ne rien faire » ? L’asservissement au travail forme encore un des cadres « naturels » de la pensée économique. Les projections d’André Gorz établissent à 20 000 heures de travail hétéronome dans la vie active d’une personne pour subvenir aux besoins collectifs au tournant de ce millénaire. Cela correspond à deux jours/semaine sur quarante ans. Les discours sur le plein emploi, la performance et la productivité représentent aujourd’hui une vaste fumisterie. Le revenu de citoyenneté n’est que l’extension générale des programmes universels tels que les allocations familiales, l’assurance maladie, la pension de vieillesse...

*
*     *

Pendant sa dernière campagne électorale, Michel Chartrand a reporté une vingtaine d’invitations car il préférait se battre dans son comté.

Il reprendra son bâton de militant sur le revenu de citoyenneté à travers le Québec rejoignant, ainsi, plusieurs dizaines de milliers de personnes, jusqu’à l’épuisement de ses forces.

La semaine de sa mort se tenait, à Montréal, le premier colloque international canadien sur le revenu de citoyenneté organisé par le B.I.E.N. (Basic Income Earth Network représenté dans 17 pays [13]).

De nombreuses propositions législatives inscrites dans des programmes politiques et de multiples expériences dans le monde sont actuellement mises en œuvre à plus ou moins grande échelle (voir le dossier : « Une utopie à portée de main. Imaginer un revenu pour tous », Le Monde diplomatique, mai 2013, p.17-21).

Ici même, au Canada, Joseph Ceci, ministre des Finances de l’Alberta avait lancée l’idée d’un revenu garanti pendant la dernière campagne électorale. Les maires de Calgary, Naheed Neshi et d’Edmonton, Don Iveson, seraient ouverts à un tel régime. (Noralou ROOS et Evelyne FORGET, Serions-nous enfin mûrs pour le revenu annuel garanti ? Le Devoir, 11 août 2015, p. A 7).

Plusieurs instituts et experts démontrent la faisabilité financière du programme, tel l’Institut Cooper qui a demandé récemment au gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard un projet pilote de revenu minimum garanti, sachant que 17% des foyers y vivent dans l’insécurité alimentaire. (Dominique LAMY, À quand un revenu garanti pour tous au Québec, Le Devoir, 1er septembre 2015).

L’actuel ministre de l’Éducation, de l’Emploi et de la Solidarité sociale du gouvernement du Québec, François Blais, a raison d’affirmer que le revenu garanti est la voie de l’avenir. (Le Devoir, 30 juin 2014, p. A2). Ce que le XXe siècle a fait pour le suffrage universel, le XXI siècle le fera pour le revenu de citoyenneté. [14]

Le revenu de citoyenneté est envisagé comme une réorientation majeure de l’activité humaine dans une perspective radicalement écologiste et humaniste dans le plus récent manifeste : « Un grand bond vers l’avant » : « Puisqu’une si grande part du travail, qui consiste à prendre soin des autres ou de la planète, est actuellement non rémunérée, nous en appelons à un véritable débat sur l’introduction d’un revenu universel de base. [15] »

*
*     *

Nul doute, Michel Chartrand est un visionnaire des droits sociaux et économiques dont le revenu de citoyenneté vise l’universalisation de programmes sociaux segmentaires qui ne peuvent plus répondre à la conjecture induite par la nouvelle révolution technétronique. Son dernier combat pour le revenu de citoyenneté se situe dans le prolongement de sa lutte permanente pour une plus grande liberté et dignité pour sortir les citoyens de la misère afin qu’ils puissent jouir de la contemplation du monde sur terre.

Cette libération repose, selon lui, sur l’impératif de l’éducation politique.

Inspiré par le poète Pablo Neruda, Michel Chartrand poursuit :

Les promesses d’éternité sont là,
elles sont dans la nature,
et s’il y en a d’autres, tant
mieux
 [16] !

Alain Massot
5 octobre 2015


AUBRY, François, L'allocation universelle. Fondements et enjeux, Montréal, CSN, 1999.

AZNARD, Guy, Travailler moins, vivre mieux, Paris, Syros, 1993.

BERGEVIN, Jean-Baptiste, Une réflexion sur le financement d'un revenu garanti, Québec, janvier 2001.

BERNARD, Michel et Michel CHARTRAND, Manifeste pour un revenu de citoyenneté, Montréal, Les éditions du renouveau québécois, 1999.

BLAIS, François, Un revenu garanti pour tous. Introduction aux principes de l'allocation universelle, Montréal, Boréal, 2001.

CASSEN, Bernard, “Faut-il partager l'emploi ? Vers une révolution du travail”, Le Monde diplomatique, mars, 1993.

CASTEL, Robert et als, Chômage : le cas français, rapport au Premier ministre, Commissariat Général au Plan, 1997.

ELLUL, Jacques, Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977.

GORZ, André, Misères du présent, Richesse du futur, Paris, Éditions Galilée,1997.

HUBERMAN, Michaël et Robert LACROIX, Le partage du travail ; une solution au chômage ou un frein à l'emploi, Québec, PUL, 1996.

LAUZON, Léo-Paul, Pour une fiscalité progressiste, juste et équitable, Mémoire présenté à la Commission Séguin sur le déséquilibre fiscal, Montréal, Chaire d'études socio-économiques de l'UQÀM, 2002.

LIPIETZ, Alain, La société en sablier, Le partage contre la déchirure sociale, Paris, Éditions La Découverte, 1996.

MASSOT, Alain, L'école à temps partagé et le partage du travail, Québec, PUL, 1999.

MORIN, Egard, Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Paris, Éditions du Seuil, 2000.

RAMONET, Ignacio, Le Monde diplomatique, janvier 2000.

RIFKIN, Jeremy, La fin du travail, Paris, Éditions La Découverte, 1996.

ROEDIGER, David et Philip S. FONER, Our Own Time : A History of America Labor and the Working Day, Westport, CT, Greenwood Press, 1989.



* Des éléments de ce texte ont été publiés dans la revue À Bâbord ! No 39, MICHEL CHARTRAND. Ses luttes politiques, Avril / Mai, 2011.

[1] VADEBONCOEUR, Pierre, Préface, FOISY, Fernand, Michel CHARTRAND, Les dires d’un homme de paroles, Montréal, Lanctôt éditeur, 1997.

[2] GORZ, André, Les Chemins du Paradis. L’agonie du capital, Paris, Galilée, 1983, p. 90 ; in Massot, Alain, (et coll.) L’école à temps partagé et le partage du travail, PUL, Québec, 1996.

[3] BERNARD, Michel et Michel CHARTRAND, Manifeste pour un revenu de citoyenneté, Les éditions du Renouveau québécois, Montréal, 1999. (Publié à plusieurs milliers d’exemplaires)

[4] MASSOT, Alain, et al., Préface à l’édition numérisée, L’école à temps partagé et le partage du travail, Québec, PUL, troisième tirage, 1999. Chicoutimi, Les Classiques de Sciences sociales, 2014.

[5] ALEPIN, Brigitte, Harold CROOKS, Le prix à payer, Diffusé à Radio-Canada, automne 2015. Voir aussi : PINÇON, Michel et Monique PINÇON-CHARLOT, Tentative d’évasion fiscale, Paris, Éditions La Découverte, 2015.

[6] CHARTRAND, Michel, Préface, BERNARD, Michel, Montréal, L’utopie néolibérale, Éditions de Renouveau québécois et la Chaire d’études socioéconomiques de l’UQAM, 1997, p.17).

[7] BERGEVIN, Jean-Baptiste, Une réflexion sur le financement du revenu de citoyenneté. Miméo, Québec, janvier 2001.

[8] CENTRAIDE, Une société qui se tire dans le pied,  Québec, 2000.

[9] SUPPLICY Eduardo, Citizen’s Income: The Exit is Through the Door, São Paulo: Editora Fundação Perseu Abramo and Cortez Editora, São Paulo, 2002.

[10] OPDS en direct, Organisation populaire des droits sociaux de la région de Montréal, Le revenu de citoyenneté à Otjivero, Un projet BIG, No 137, hiver 2010, p. 3-5.

[11] MASSOT, Alain, Un revenu de citoyenneté pour les Haïtiens, Cyberpresse, 28 janvier 2010.

[12] MASSOT, Alain, Gel des frais de scolarité ou revenu citoyen-étudiant ? Au Fil des évènements, Université Laval, 13 janvier 2013.

[13] BASIC INCOME EARTH NETWORK (B.I.E.N. est représenté par un réseau national dans 17 pays.  (Basic Income) et (Basic Income Canada).

[14] Van PARIJS, Philippe, Préface, BLAIS, François, Un revenu garanti pour tous, Montréal, Les éditions du  Boréal, 2001.

[16] CHARTRAND, Michel, Les dires d’un homme de parole, Édition préparée par Fernand FOISY, PCL/Petite collection Lanctôt, 1997, p. 298.


ANNEXES

Tableau I

Évolution des prestations d'aide sociale au Québec de 1989 à 1996
(Source : BERNARD, Michel et Michel CHARTRAND, Manifeste pour un revenu de citoyenneté,
Montréal, Les éditions du renouveau québécois, 1999, p. 78).



Évolution du nombre de pauvres au Québec de 1989 à 1996
(Source : BERNARD, Michel et Michel CHARTRAND, Manifeste pour un revenu de citoyenneté,
Montréal, Les éditions du renouveau québécois, 1999, p. 78).


Tableau III

Principales mesures relevant de la sécurité du revenu
(Source : AUBRY, François, L'allocation universelle. Fondements et enjeux,
Montréal, CSN, 1999).


Assurance sociale

Indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles (Q) *

Assurance-emploi (F) *

Régime des rentes (Q) *

Assurance automobile (Q)

Assurance médicaments (Q)

Allocation de maternité (F)

Assistance sociale

Aide aux parents pour leurs revenus de travail (APPORT) (Q) *

Sécurité du revenu (Aide sociale) (Q)

Supplément de revenu garanti (F)

Allocation familiale (Q)

Aide financière aux étudiant-es (Q)

Aide financière pour enfants en service de garde (1) (Q)

Allocation pour enfant handicapé (Q)

Mesures universelles

Pension de la sécurité de la vieillesse et allocation-conjoint-e (F) (2)

Mesures fiscales

A. Crédits d'impôt remboursables (3)

Allocation unifiée pour enfants (F)

Frais de garde (1) (Q)

Crédit pour TPS (F)

Crédit pour TVQ (Q)

Remboursement d'impôts fonciers (Q)

Crédit pour l'hébergement d'un parent (Q)

Crédit remboursable pour frais médicaux (F.Q)

Crédit pour frais d'adoption (Q)

B. Crédits d'impôt non-remboursables et déductions

Crédit personnel de base (F, Q)

Crédit pour conjoint-e ou équivalent (F, Q)

Crédit pour enfant à charge (Q)

Crédit pour enfant à charge (4) (Q)

Crédit pour personne déficiente à charge (F)

Crédit pour enfant handicapé (F, Q)

Crédit pour aidant naturel (F)

Crédit pour revenu de pension (F)

Crédit en raison d'âge (F, Q)

Crédit pour personne vivant seule (Q)

Crédit pour frais médicaux (F, Q)

Crédit pour fonds de travailleurs (F, Q)

Réduction d'impôt à l'égard de la famille (Q)

Frais de scolarité et autres crédits pour études (F, Q)

Déduction pour REER (F, Q) *

Déduction pour fonds de pension agréé (F, Q)

Déduction pour frais de garde (F) *

Déduction pour frais de préposé‑e aux soins (F)

F = fédéral;  Q = Québec

*  Mesures liées à la participation à une activité de travail

(1) Mesure appelée à disparaître avec l'introduction des places à 5 $ en garderie

(2) Officiellement toujours une mesure universelle mais soumise à un régime spécial d'imposition

(3) Ces mesures fiscales sont de nature « assistance sociale » car elles ne sont versées qu'aux personnes à faible revenu

(4) Pour les familles monoparentales

Tableau IV

Financement du projet d'un revenu garanti,
(Source : BERGEVIN, Jean-Baptiste, Une réflexion sur le financement d'un revenu garanti,
Québec, janvier 2001, p. 14).


ESTIMATION DU COÛT BRUT DU PROJET REVENU GARANTI (voir le tableau #3A col.3)

151,696

DIVERSES RÉCUPÉRATIONS À PARTIR DES BUDGETS EN PLACE

127,710

•     Récupération du Revenu Garanti payé à des déclarants dont les revenus sont tels qu’ils doivent retourner le tout ou partie du RG reçu (voir Tableau #3a)

53,352

•     Récupération de certaines dépenses fiscales consenties aux particuliers (voir Tableau #2 et portion ‘A’ de l’Annexe A)

28,879

•     Récupération de certaines dépenses fiscales consenties aux sociétés (voir Tableau #2 et portion ‘B’ de l’Annexe A)

12,347

•     Conversion des prestations du Régime de pensions canadien en prestation du Revenu Garanti

17,855

•     Conversion des programmes provinciaux de  prestations et allocations familiales

15,277

MONTANT À COUVRIR POUR FINANCEMENT DU PROJET*

23,986


Tableau V

Hypothèse d'un revenu garanti de 7,500$ par adulte, perçue,
dans le contexte d'autres données de sécurité du revenu en % de 1999,
(Source : BERGEVIN, Jean-Baptiste, Une réflexion sur le financement d'un revenu garanti,
Québec, janvier 2001, p. 18).


Statut familial

Système actuel (Québec) (1)

Présent modèle $7,500 / adulte (2)

Seuil faible revenu Statistique Canada (3)

Personne seule

6 024$

7 500$

15 355$

Couple sans enfant

9 252$

15 000$

19 194$

Monoparentale, 1 enfant

10 030$

11 506$

19 194$

Monoparentale, 2 enfants

12 530$

14 006$

23 872$

Couple + 1 enfant

11 958$

17 706$

23 872$

Couple + 2 enfants

13 833$

19 581$

28 895$

(1)       Il s'agit ici des prestations et allocations familiales versées (modèle Québec).

(2)       Il s'agit de l'hypothèse retenue dans notre modèle comme Revenu Garanti de base, à laquelle sont ajoutées les allocations familiales et les prestations familiales versées selon le modèle de Québec.

(3)       Il s'agit du seuil de faible revenu établi par Statistique Canada pour 1996 et indexé de 4.5% pour 1999 (sigle anglais de ce faible revenu : « low income cut-off » ou LICO). Ce seuil n'a jamais été appliqué.


Tableau VI

Montant des impôts reportés au bilan des compagnies, fin de l'année 1999, (Source : LAUZON, Léo-Paul, Pour une fiscalité progressiste, juste et équitable, Mémoire présenté à la Commission Séguin sur le déséquilibre fiscal, Montréal, Chaire d'études socio-économiques de l'UQÀM, 2002, p. 92)

Catégories

Nombre d'entreprises

Montants d'impôts reportés

Impôts reportés créditeurs

272

34 745,8

Impôts reportés débiteurs

80

(4 894,3)

Impôts reportés nuls

38

0,0

TOTAL

390

29 851,5


Schéma I

Comparaison entre l'impôt négatif et l'allocation universelle du point de vue de leur structure distributive (Source : BLAIS, François, Un revenu garanti pour tous. Introduction aux principes de l'allocation universelle, Montréal, Boréal, 2001).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 6 octobre 2015 15:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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