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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel J. Mélançon, “La fécondation in vitro.” Éditorial. Un article publié dans la revue L'Union médicale du Canada, vol. 114, no 10, octobre 1985, pp. 810-812. ÉDITORIAL. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 15 juillet 2005 et réitérée le 30 mars 2012 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[810]

Marcel J. Mélançon [1]

Philosophe, professeur chercheur en bioéthique
à l'Université du Québec à Chicoutimi
Directeur du Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (GÉNÉTHIQ)

La fécondation in vitro.

Un article publié dans la revue L'Union médicale du Canada, vol. 114, no 10, octobre 1985, pp. 810-812. ÉDITORIAL.



La naissance du premier "bébé-éprouvette" québécois fécondé au Centre hospitalier de l'Université Laval (CHUL), n'a pas fait les manchettes internationales comme celle du bébé Brown (Angleterre, 1978). Les effets de surprise et de nouveauté sont passés. Mais, plus profondément, la conscience collective a établi, en quelques années, un consensus sur la fécondation in vitro (FIV) dans son application clinique à but reproductif : elle est moralement et socialement acceptée. Elle n'est plus considérée comme une aventure scientifique hautement controversée, mais comme un bienfait pour l'humanité. Elle fait désormais partie de nos moeurs reproductives.

Une comparaison des publications en éthique avant et après 1980 semble indiquer une nouvelle géographie sur la carte des préoccupations morales. Deux décades de réflexion collective et la confrontation à l'expérience montrent d'abord que certaines questions sont, à toutes fins utiles, résolues. Ainsi, la maîtrise de la technique et la réussite de la méthode (plus de mille naissances dans le monde) démontrent que les risques pour la patiente et pour le futur enfant manipulé au stade embryonnaire, sont moins élevés que prévus. De plus, l'intervention dans la reproduction humaine n'est plus jugée en termes de rapports de force entre Dieu et l'homme ou d'abus du pouvoir (Playing God in the laboratory, Come, let us play God), mais est perçue comme une collaboration à un même projet. Le contexte de l'infertilité justifie qu'on puisse moralement séparer la reproduction de la sexualité. Les publications actuelles reprennent cependant, et avec plus d'acuité encore, les deux questions majeures du statut moral de l'embryon humain et les conséquences sociales à long terme de la FIV. Il en émerge maintenant une troisième, celle de l'utilisation de la FIV à des fins non reproductives et de ses applications à d'autres biotechnologies.

Une première utilisation, qui semble imminente, serait la production d'embryons pour régénérer les tissus ou organes adultes déficients. Elle a déjà donné des succès chez des mammifères inférieurs. Ces cellules embryonnaires ou foetales deviendraient un levier puissant dans le domaine clinique pour pallier notamment certaines transplantations d'organes, la pénurie des donneurs et le rejet immunologique. Si cela s'avérait tel, il n'est pas impensable de prévoir des pressions de la part de patients et de cliniciens pour une telle utilisation des embryons. Il en est déjà ainsi pour la recherche expérimentale en embryologie, en tératologie ou en cancérologie. La limite pour la culture des embryons avait été fixée à 14 jours, période àu le processus de l'implantation est habituellement complété. On a demandé de l'étendre à 21, puis à 30 jours. Il y a donc un changement de cap : il ne s'agit plus de les créer pour la gestation, ni d'utiliser les surnuméraires non transplantés pour améliorer la méthode reproductive, il s'agit de les produire et de les cultiver pour d'autres desseins que celui de réaliser leur raison d'être et leur finalité naturelles. Un problème éthique majeur est soulevé ici : celui de l'embryon qui deviendrait, dans un cas, "un médicament", et dans l'autre "de la matière première" pour la recherche et pour l'expérimentation.

La congélation des embryons (trois naissances connues à date), du sperme et bientôt des ovules, rend possible leur conservation pour des décennies, voire indéfiniment. Suffisamment répandue, elle amènerait une modification profonde des structures de la parental ité/filiation, de la famille et des liens entre humains. Combinée au phénomène des "mères porteuses", de nouveaux réseaux de circulation de gènes seraient créés en dehors de la lignée généalogique traditionnelle. Des jumeaux d'âge différent pourraient naître à des années de distance. Le clonage par séparation des blastomères, déjà appliqué en pratique vétérinaire, est suggéré par plusieurs pour permettre à l'enfant FIV de disposer de son propre double embryonnaire. En cas d'accident, celui-ci serait décongelé et implanté, pour y prélever les tissus ou organes en cours de gestation. La technique pour la présélection du sexe embryonnaire pourrait être disponible bientôt à des fins thérapeutiques ou culturelles. Un développement plus poussé des utérus artificiels permettrait la gestation extracorporelle si des impératifs l'exigeaient.

Une troisième catégorie d'application de la FIV concerne l'ingénierie génétique. Elle pourrait [811] transformer la nature humaine : la maîtrise progressive du langage de l'ADN et de la microtechnologie donne le pouvoir non seulement de rectifier des déficiences génétiques par "chirurgie génétique", mais de modifier le code du zygote par injection de gènes étrangers. Ce type de manipulation a déjà été sous interdit. L'hypothèse d'adapter la taille humaine pour les vois spatiaux a déjà été émise ; il n'est pas absurde de prévoir que celle de préparer un type d'hommes pour répondre aux environnements de "Nouveaux mondes" la suivra, lorsque la colonisation de l'espace se fera sentir. Le croisement chimère homme/animal pour exécution de tâches spécialisées ou dangereuses, a déjà été suggéré. Des chimères humanoïdes, déjà anticipées par la mythologie grecque, n'apparaissent plus impensables.

La FIV engendre donc de nouvelles générations de biotechnologies, toutes réalisées chez l'animal et parfois chez l'homme, d'autres techniquement réalisables. Combinée avec les récentes découvertes des quatre grandes révolutions en reproduction, en génétique, en neurologie et en immunologie, la FIV à but non reproductif démarque une ligne de départ qui a été comparée à celle de la fission de l'atome en physique. Une seconde architecture de la vie, de la vie humaine et de l'homme est réalisable, et l'embryon humain - ou, en termes neutres de laboratoire "le tissu embryonnaire" - apparaît comme une clef de voûte pour cette architecture. Biosciences et biotechnologies donnent à l'homme le pouvoir de transformer et de s'auto-transformer. Le techniquement possible est assuré ou assurable, l'éthiquement souhaitable reste à déterminer. Le "comment faire ?" semble acquis ou en voie de l'être, mais les "pourquoi faire ?", "quel triage faire ?" et "dans quel sens faire ?" sont à établir et ils relèvent de la bioéthique. Cela donne à penser et à décider. Des scientifiques, conscients de la nature du "matériau" sur lequel ils travaillent, de la portée de ces biotechnologies pour les générations futures, et des problèmes éthiques soulevés, se sentent la responsabilité d'en informer la société. Ils réclament qu'on définisse le statut moral de l'embryon humain et qu'on fasse des choix de société. Les biologistes R.D. Lambert et M.A. Fortier, dans le présent numéro de l'Union médicale du Canada, sont de ceux-là.

La définition du statut moral de l'embryon est urgente, puisqu'il est la condition sine qua non pour juger de l'éthique de l'entreprise de certaines recherches et de l'application de certaines biotechnologies. Cette question complexe est le lieu de convergence de discours multiples, ceux de la science et ceux des consciences. Elle relève, en dernier ressort, des discours méta-biologiques des sciences humaines (éthique, droit, philosophie, théologie, anthropologie, etc.). Ces dernières devront cependant intégrer dans leurs réflexions et dans leurs décisions les fondements biologiques qui, parce qu'empiriques, établissent des jugements de fait sur lesquels et en relation avec lesquels des jugements de valeur peuvent être prononcés. Observer le phénomène-embryon appartient à la biologie, décider du cours de notre action envers lui relève de l'éthique.

Les nouvelles données biologiques apprennent notamment les six faits suivants : la transmission de la vie humaine se fait à l'occasion du processus continu de la reproduction, la fécondation n'y est qu'une étape, l'implantation en est une autre tout aussi décisive, l'individualisation n'est pas nécessairement acquise à la fécondation, le taux de perte naturelle d'embryons serait de l'ordre de 70%, le zygote a tout le potentiel, si les circonstances sont favorables, pour devenir un être humain. Mais l'embryon au stade de préimplantation est-il ou doit-il être considéré comme une personne humaine avec les droits correspondants ? La science est parvenue à sa frontière.

Les discours méta-biologiques des sciences humaines sont multiples et complexes. Les courants philosophiques, théologiques, sociaux, ne sont pas homogènes dans nos sociétés pluralistes. lis s'inscrivent dans les cultures et s'enracinent dans les traditions historiques différentes. Les présupposés idéologiques divergent des visions dynamiques, statiques, dualistes, s'entrecoupent. Des notions religieuses d'âme ou de réincarnation entrent dans la discussion. Des intérêts sociaux se mêlent au débat. Bref, il est probable qu'aucune position particulière ne [812] puisse s'imposer inéluctablement aux autres. Les arguments qui apparaîtront les plus probants réaliseront seuls un certain consensus. Car, tout comme pour les critères du décès de la personne, la définition du statut de l'embryon sera le lieu d'une décision morale collective qui devra en évaluer l'impact sur le sens et le respect de la vie humaine.

Quelle qu'en soit l'issue, des questions ontologiques devront être résolues, car des positions morales différentes en découleront avec des conséquences correspondantes pour la recherche, l'expérimentation et l'application des biotechnologies. Réduisant le débat à sa plus simple expression, quitte à ce qu'elle apparaisse simpliste, les deux hypothèses suivantes peuvent être émises. Si, d'une part, l'embryon est une personne ou est reconnu comme une personne à la fécondation, alors il faut lui attribuer le statut correspondant avec les droits moraux et légaux des personnes. Resterait à définir ce qu'on entend par . personne" ou "personne potentielle". Néanmoins, on devrait appliquer quatre grands principes moraux "Tu ne tueras point l'innocent !" (le décalogue) la personne est inviolable ; on ne peut se servir d'un sujet pour en faire un objet ni d'une fin en soi pour en faire un moyen (Kant) ; l'intentionnalité des agents moraux ne change en rien la nature d'une personne. Bref, l'application de la FIV à des fins non reproductives serait moralement irrecevable. Si, d'autre part, le zygote ou le blastocyste était considéré comme de la vie humaine encore indifférenciée, au stade de la pré-individualisation, donc au stade pré-personnel, alors les perspectives morales pourraient être différentes. On lui devrait certes un profond respect à cause de son potentiel et un statut moral différent des gamètes pré-fécondation puisqu'une nouvelle étape a été franchie dans le processus de l'hominisation et qu'une nouvelle actualisation de la potentialité lointaine s'est effectuée. Mais ce respect n'impliquerait pas nécessairement les droit moraux et légaux attribués aux personnes. Des raisons majeures pourraient, dans cette hypothèse, justifier que des embryons soient utilisés à des fins autres que reproductives. Les droits et les nécessités des personnes actuelles

primeraient sur de la vie humaine prépersonnelle. Position morale à la fois soutenable et critiquable. D'autres positions pourraient aussi être soutenues. Quoi qu'il en soit des hypothèses, il faudra définir ce statut préalablement à l'application de la FIV à d'autres biotechnologies, si l'on veut agir en personnes responsables. Et ce, dans des délais raisonnables pour que la pratique ne décide pas avant la réflexion.

Une prise de conscience, une réflexion et une action collectives s'imposent pour les chercheurs, les sciences humaines et la collectivité. Les chercheurs doivent se sentir responsables de leurs recherches et informer la société sur les enjeux de leurs découvertes. Sciences humaines et biosciences doivent décloisonner leurs spécialités respectives, trouver un langage commun pour communiquer, et s'engager dans la réflexion interdisciplinaire. La collectivité doit décider en dernier ressort, puisqu'il y va de son avenir, et son consentement ou son refus doivent être éclairés par les chercheurs et les groupes de recherche multidisciplinaires. Elle ne peut se dérober à cette responsabilité pour s'en remettre àdes individus ou à des groupes d'individus. Voilà les trois impératifs catégoriques de la fin du XX, siècle qui s'imposent pour assumer une gestion responsable de la vie et de la vie humaine.



[1] Ph.D., chercheur en éthique médicale à la faculté de philosophie de l'Université Laval. Coordonnateur du Groupe de recherche en éthique médicale de l'Université Laval (GREM) (1983-1985).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 novembre 2012 9:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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