Introduction
Il existe aujourd'hui dans la plupart, sinon dans la totalité, des pays économiquement développés, un problème agricole. Certes, la nature et l'intensité des troubles ou conflits qui en résultent varient selon les expériences nationales : mais rares sont les gouvernements auxquels, de temps à autre, les revendications des cultivateurs ne valent pas de sérieux soucis.
Or, loin de représenter un simple épisode, cette situation correspond à des tendances de fond des économies modernes. Il serait vain d'attendre la fin de ces difficultés d'une évolution spontanée des événements. Pour des raisons qu'il faudra préciser, l'agriculture semble appelée à constituer la préoccupation permanente des sociétés dites riches, c'est-à-dire de celles dans lesquelles le consommateur solvable est largement approvisionné. L'accélération de la croissance a généralement pour effet non de réduire mais d'aggraver l'ampleur des déboires que subissent les hommes de la terre.
Encore que le mot soit un peu dévalué par suite d'une utilisation excessive il est légitime de parler à ce propos de révolte paysanne. Après avoir longtemps accepté le mauvais sort avec passivité, l'agriculteur, à mesure qu'il prend conscience de l'injustice de sa position, passe dans le camp des protestataires : de manière silencieuse très souvent, le départ vers les villes traduisant ce découragement, mais aussi de façon ouverte et parfois brutale, les manifestations agricoles tournant alors à l'épreuve de force.
Aux prises avec un tel mécontentement les dirigeants politiques se trouvent obligés d'agir pour en annuler ou, au moins, en diminuer l'intensité. Ce faisant, les autorités doivent affronter des questions dont le public n'est pas toujours en mesure d'apprécier la complexité. À l'âge de l'avion à réaction et du calcul électronique, la condition des paysans représente un domaine inconnu pour le plus grand nombre des non-agriculteurs. C'est probablement l'un des thèmes sur lesquels circulent le maximum de « stéréotypes » ou idées reçues.
Ce petit livre n'a pas été écrit pour les techniciens de l'activité agricole qui ne sauraient se satisfaire d'une explication en termes généraux. Son objectif est tout autre : présenter au citoyen ordinaire ou si l'on préfère au non-spécialiste, spécialement sur la base du cas français, le dossier à partir duquel se déterminent aujourd'hui les décisions des gouvernants en ces affaires. L'analyse politique manque d'un chaînon essentiel quand on néglige d'expliciter les facteurs qui conditionnent et les mobiles qui affectent les choix publics. Mon but est de présenter et de commenter ces éléments pour la politique agricole qui forme, désormais, l'un des secteurs de base de l'action publique.
Bien qu'ayant un contenu assez largement économique, cet ouvrage a été écrit dans une perspective d'explication politique : comprendre et évaluer les attitudes officielles à l'égard de la révolte paysanne qui, finalement, entend remettre en cause l'état présent des relations sociales dans les campagnes. L'ordonnancement de ce travail comme aussi la place respective accordée aux divers aspects du sujet, ne se justifient qu'en fonction de cet éclairage.
Mon premier souci sera d'analyser les composantes et la nature de la crise agricole qui provoque la colère paysanne. La question mérite un examen particulier, les citadins ayant souvent peine à comprendre la profondeur de ce malaise. Au point où en sont les choses, aucun effort sérieux de recherche ne saurait être entrepris avant que les mobiles de ces déceptions et soulèvements n'aient été soigneusement énoncés et caractérisés.
Le domaine qui vient ensuite immédiatement à l'esprit est celui des facteurs qui déterminent les phénomènes ainsi repérés. Il s'agit en somme d'établir pourquoi, dans une économie à revenu national croissant, les confrontations qui s'opèrent sur le marché ont le plus souvent comme résultat de pénaliser le paysan. L'agriculture donne aux hommes leur alimentation et, à ce titre, elle est la source de tout effort, de toute activité humaine. À première vue, il paraît inconcevable qu'elle en soit si mal récompensée. Et pourtant l'étude économique ne laisse aucun doute à cet égard : les mécanismes qui défavorisent l'agriculture sont connus de longue date et, on le verra, il est relativement simple d'en faire une évaluation systématique.
Reste alors à mener une troisième analyse : celle des mesures susceptibles de pallier les risques de cette spontanéité économique pour les paysans. Notre époque se résigne de moins en moins à admettre ce qui lui paraît injuste ou absurde ; et l'on peut appliquer l'un ou l'autre de ces adjectifs au fait qu'une bonne récolte risque d'appauvrir son propriétaire, tandis qu'une médiocre l'enrichira peut-être. Quand les calamités de la nature engendrent des résultats bénéfiques au plan de la rentabilité, le profane lui-même sent que quelque chose ne va pas. Il faut dès lors agir pour que le travail de la terre reçoive sa juste rémunération, pour que le paysan cesse de se tenir comme le membre d'une catégorie de seconde zone et abandonnée à un sort peu enviable par une collectivité frivole et égoïste. L'expérience établit qu'en cette matière les résultats acquis sont rarement à la mesure des ambitions ou des intentions de leurs auteurs : d'où de nouvelles déceptions qui augmentent et consolident le malaise. Est-il possible de briser ce cercle vicieux ?
L'analyse sociale emploie volontiers de nos jours un jargon technique qui tantôt facilite, tantôt complique les discussions entre spécialistes. À qui en possède les éléments, ce jargon n'apporte aucune difficulté particulière. Mais on se condamne, en l'utilisant dans des écrits préparés pour des non-spécialistes, à compliquer inutilement les choses et à rendre hermétiques des observations ou propositions qui, exprimées usuellement, seraient parfaitement assimilables.
L'emploi du langage commun conduit, certes, à quelques sacrifices sur la rigueur et la précision de l'exposé. Cet ouvrage étant en principe destiné à un public assez large, j'ai accepté ce risque et donc réduit au strict minimum l'usage du vocabulaire technique. J'espère qu'ainsi dépourvue d'aspects et de termes trop inusités, cette étude sera plus aisément accessible à tous.
M. Joseph Le Bihan, assistant de recherches à l'Institut National de la Recherche Agronomique (et qui fut mon élève à l'École Pratique des Hautes Études et à l'Institut d'Études Politiques de Paris) m'a communiqué plusieurs documents pour la préparation de ce livre. Je veux le remercier de son concours qui m'a été des plus utiles.
Lausanne, décembre 1962.
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