Introduction
Cet essai a pour objet l'analyse et l’interprétation des travaux consacrés à la prédiction de l'avenir. Ayant effectué un vaste dépouillement bibliographique à des fins professionnelles (notamment pour la préparation de séminaires tenus a l’Université de Lausanne et de chroniques destinées à la Revue Française de Science Politique), il m’est apparu souhaitable de dresser un bilan systématique de ces lectures, principalement sous l’angle de l'analyse politique.
À un petit nombre d’exceptions près, les ouvrages et documents retenus à ce titre sont des travaux publiés en langue française (version originale ou traduction) au cours des années récentes. Il ne s'agit donc pas d’étudier la place générale de la réflexion sur l’avenir dans les sciences humaines mais de caractériser et d’évaluer le rôle de ce thème à l’époque présente et dans un pays détermine. Je n'ai pas cherché à vérifier si les tendances observées en France se manifestent de la même manière et avec une égale intensité dans les autres pays.
L'objectif de cet essai n’est pas d’apporter une contribution originale à la prévision sociale en général et à la prévision politique en particulier. Il est simplement de répertorier, de façon critique il est vrai, les positions d’ordres théorique et pratique prises en ce domaine. Ce petit livre relève donc de la même inspiration qu'un précédent essai sur le Destin des idéologies dont il constitue, en quelque mesure, un prolongement ou un complément.
[p. 6] L'analyse du futur constitue depuis quelques années un exercice intellectuel à la mode : elle suscite la publication, en quantité croissante, de livres et d'articles dont les auteurs s'efforcent de percer les secrets de demain. D'abord centrées sur les problèmes économiques et démographiques, ces études abordent désormais, à titre principal ou accessoire, l'évolution des systèmes et comportements politiques nationaux. C'est exclusivement de ce dernier aspect, certainement le plus fragile et sujet à caution, qu'il sera rendu compte dans cet essai.
De telles préoccupations ne sont certes pas propres à notre époque. Tout au long de l'histoire, les hommes ont tente d’avoir la révélation de l’avenir. L'examen des rapports entre la divination et la politique, notamment dans l’antiquité grecque, établit que les gouvernants ont rapidement su utiliser à leur profit cette prédisposition [1]. Cependant, bien que subsiste le prestige des horoscopes individuels [2], un trait particularise les essais actuels d’anticipation : la volonté d'annoncer à l’avance les tendances et orientations générales de la vie sociale.
Pour répondre à ce besoin de connaissance du destin collectif, le sociologue risque d’être conduit, de plus ou moins bon gré, à assumer les fonctions de devin social. Il faudrait donc savoir si, appliquée à la détermination de l’avenir politique, la méthode expérimentale, dont les adeptes de la prospective mettent, au moins sur le papier, quelque complaisance à se réclamer, possède une plus grande portée que la consultation des entrailles des poulets ou de la boule de cristal. En considérant le cimetière de fausses prophéties auquel a jusqu'à présent abouti dans tous les domaines (y compris la démographie) le désir de spéculer sur l’avenir, il semble a priori difficile de manifester beaucoup d’optimisme.
La propension actuelle aux spéculations sur l’avenir est en une large mesure le résultat dune mode d’inspiration équivoque (succès des ouvrages d'anticipation), mais elle dépend aussi de mobiles plus profonds dont il nous manque encore [p. 7] une interprétation systématique [3]. Il ne sera pas inutile, en commençant, de donner une idée, même incomplète, de la variété des milieux où se manifestent de telles préoccupations [4].
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C'est ainsi que la Fondation Ciba a organisé un symposium réunissant vingt-sept savants en vue d’étudier les implications pour l'homme de la recherche biologique, celle-ci paraissant désormais susceptible de bouleverser tous les aspects de notre vie : l'un des participants, le biologiste anglais J.B.S. Haldane y présenta un rapport sur les possibilités biologiques de l’espèce humaine pendant les dix mille prochaines années [5]. Le Centre Catholique des Intellectuels Français a consacré sa semaine de 1963 à quelques-uns des problèmes que posent aux consciences chrétiennes la notion même de l'avenir et les concepts qui lui sont liés (notamment celui du progrès) : une section du programme était réservée à l'avenir de l’Église [6]. Les Rencontres Internationales de Genève ont fait porter leur session de 1964 sur les conditions d’existence dans le monde de demain [7]. Les coopératives de consommation se sont efforcées d'entrevoir la situation du mouvement coopératif en 1980 [8]. Près de quatre cents jeunes dirigeants de l'économie se sont rassemblés à Paris pour débattre de l’état de l'Europe en 1985 [9]. La Nouvelle Société Helvétique a publié un ouvrage sur l’avenir de la Suisse qui débute par l'affirmation que ce pays est inséré dans les circuits mondiaux et que « sa respiration est universelle » [10].
Les essais de prédiction de l'avenir sont désormais soumis au grand public ainsi qu'en témoigne la série d'articles d’anticipation parus dans Le Figaro sous la signature de S. Bromberger et qui viennent d'être réunis en un volume [11]. L’Encyclopédie Planète a édité une version française du livre d’Arthur C. Clarke, Profiles of the future : déclarant impossible de prédire le futur, Clarke s'attache en cet ouvrage de science-fiction à « définir des limites à l'intérieur desquelles reposent [p. 8] des futurs possibles » [12]. Ce genre d’exercice intellectuel est également pratiqué dans les pays communistes comme le montrent les réponses faites par vingt savants soviétiques à une enquête sur la science et la technique du siècle prochain [13].
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La difficulté initiale de cet essai est de sélectionner dans une aussi vaste production les travaux ayant une portée directe ou indirecte pour l’analyse politique, celle-ci comportant, bien entendu, l'étude du combat idéologique. S'il est à la rigueur possible d’ignorer ici les ouvrages relatifs aux techniques de la prévision et de la planification économiques [14], le même principe ne saurait être appliqué à l’égard de ceux traitant de l'évolution sociale car les facteurs dégagés à ce titre sont susceptibles d'influencer les comportements politiques.
Ce travail, dont l’extraordinaire aplomb des prophètes et autres inventeurs du futur justifie la présentation au public, comprendra deux parties : l’une consacrée à l’examen des principaux types de spéculation sur l'avenir, l’autre à l’analyse de la signification de ces démarches sous l’angle de la théorie et de la pratique politique.
[1] Pour une brève présentation de ces pratiques, se reporter à FLACELIÈRE (R.), Devins et oracles grecs, Paris, Presses Universitaires, 1961 (Que sais-je ? n° 939). Intéressante présentation du phénomène mais d'esprit journalistique dans : LEWINSOHN (R.), La révélation de l'avenir, De Babylone à Wall Street, traduit de l'allemand, Paris, Gallimard, 1960.
[2] Au titre de l'exploitation de l'angoisse humaine, signalons qu'une enquête faite aux États-Unis en 1953 pour la seule astrologie a dénombré trente mille professionnels, vingt magazines spécialisés (dont l'un tirant à 500.000 exemplaires) et 2.000 périodiques publiant une rubrique d'horoscopes ; à Paris, 100.000 personnes consultent chaque jour six mille devins (voyantes ou cartomanciennes) : d'après Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958, p. 81. Voir aussi comme témoignages, entre des dizaines d'autres, de l'exploitation littéraire de ce filon : BESSY (M.), Bilan de la magie, Paris, Albin Michel, 1964 ; TONDRIAU (J.), L'occultisme, Bruxelles, Marabout Université, 1964, et GAUQUELIN (M.), L'astrologie devant la science, Paris, Encyclopédie Planète (1965). La troisième partie de l'ouvrage de Gauquelin est intitulée « Naissance d'une science des influences cosmiques ».
[3] G. BERGER a rencontré ce problème sans cependant le traiter de manière systématique : voir en particulier les textes présentés dans le recueil posthume, Phénoménologie du temps et prospective, Paris, Presses Universitaires, 1964, pp. 218-275.
[4] Sans avoir l'intention de décerner un brevet d'antériorité, observons que, dès 1947, Jean FOURASTIÉ publiait La civilisation de 1960 (Que sais-je ? n° 279), l'ouvrage étant présenté depuis la troisième édition sous le titre de La civilisation de 1975. Notons aussi que, dès 1956, le même auteur publiait, en collaboration avec Claude VIMONT, une Histoire de demain (Que sais-je ? n° 711). Mais dès 1952 avait été offerte au public français la traduction d'un « essai prophétique » britannique : Low (A.-M.), C'est arrivé après-demain, Paris, Corrêa. Signalons sous la plume de Pierre ROUSSEAU une Histoire de l'avenir, Paris, Hachette, 1959 (plus orientée vers l'étude des transformations techniques que vers l'analyse des changements sociaux).
[5] WOLSTENHOLE (G.), ed., Man and his future, A Ciba Foundation volume, Londres, Churchill Ltd, 1963.
[6] L'avenir, Semaine des intellectuels catholiques (6 au 12 décembre 1963), Paris, Fayard, 1964.
[7] Texte des exposés et compte rendu des débats in : Comment vivre demain ? Neuchâtel, La Baconnière, 1964, le style et le niveau des Rencontres de Genève rappelant à s'y méprendre ceux des conférences des Annales. On trouvera dans cette livraison une communication assez creuse de R. Oppenheimer et une conférence, pas très originale mais plaisante, de R. Cartier. À tout prendre, on trouve bien plus d'éléments d'information dans des ouvrages moins prétentieux tels que : CALDER (Nigel), cd., The world in 1984, 2 vol., Penguin Books, 1965 (reproduction d'articles initialement publiés dans le périodique New Scientist).
[8] Numéro spécial de la revue Coopération, avril-mai 1964.
[9] « En 1985 quelle Europe ? » Professions, Cahiers du Centre Chrétien des Patrons et Dirigeants d'Entreprise Français, numéro spécial, janvier-février 1964.
[10] La Suisse face à l'avenir, Interrogations d'un petit pays, Annuaire de la NSH (édition internationale), 1963 (ouvrage constituant surtout une apologie des pratiques actuelles, en particulier dans l'ordre de la politique sociale).
[11] En 1990, Paris, Fayard, 1964. Comme exemples antérieurs d'anticipation journalistique, on peut mentionner : JUNGK (R.), Le futur a déjà commencé, traduit de l'allemand, Paris-Grenoble, Arthaud, 1953, ainsi que BERGIER (J.), LATIL (P. de), Visa pour demain, Paris, Gallimard, 1954 (spécialement le chapitre XVI, « Vers la mécanocratie ») ; GRÜLING (W.) : Le monde dans cinquante ans, traduit de l'allemand, Paris, Amiot-Dumont, 1955 ; Voir aussi : ROUSSEAU (P.), La science du XXe siècle, Paris, Hachette, 1964 (en fait deuxième édition revue d'un ouvrage publié sous le même titre en 1954).
[12] Profil du futur, traduit de l'anglais, préface par Henri Prat, Paris, Encyclopédie Planète, 1964. L'ouvrage se termine par un « tableau du futur » qui, selon l'auteur, « ne doit pas ... être pris trop au sérieux » et dont le point terminal est l'an 2100. Quatre grands phénomènes caractérisent cette date : rencontre avec des extra-terrestres ; cerveau mondial ; génie astronomique ; immortalité. Sur le sens et la portée de la science-fiction, voir Amis (K.), L'univers de la science fiction, traduit de l'anglais, Paris, Payot, 1962. Pour une critique marxiste de la littérature des cauchemars cosmiques en tant qu'« arme idéologique délétère de la réaction », voir : OGLY (Arab), « Le cauchemar cosmique dans la littérature de science-fiction », La Pensée, avril 1962, pp. 68-90.
[13] GOUCHTCHEV (S.), VASSILIEV (M.), La vie au XXIe siècle, traduit du russe, Paris, Buchet-Chastel, 1964.
[14] C'est le cas, en dépit de son titre général, de l'ouvrage de WOLFF, La prévision, Domaine, méthodes, résultats, Paris, Berger-Levrault, 1963. Le livre contient toutefois pp. 20-29 une brève analyse critique des prévisions qualitatives à long terme (utopie, prospective, futurisation) qui se rattache à notre propos. On trouvera une bonne analyse des méthodes actuellement utilisées en matière économique in : PIATIER (A.), Statistique et observation économique, 2 tomes, Paris, Presses Universitaires, 1961 (au titre de la prévision, voir surtout le tome second).
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