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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roberto MIGUELEZ, “La crise du socialisme.” Un article publié dans la revue Critiques socialistes, no 7-8, printemps-automne 1990, pp. 227-240, “Débat”. Numéro intitulé: “Démocratie... à l'Est.” Hull, Qc.: Les Éditions critiques. [Autorisation accordée par le professeur Miguelez, le 3 septembre 2003, de diffuser toutes ses oeuvres.]

Roberto MIGUELEZ *

Sociologue, professeur émérite, département de sociologie,
Université d'Ottawa

La crise du socialisme.”

Un article publié dans la revue Critiques socialistes, no 7-8, printemps-automne 1990, pp. 227-240, “Débat”. Numéro intitulé : “Démocratie... à l'Est.” Hull, Qc. : Les Éditions critiques.



"Réel" ou non, le socialisme est en crise et les pirouettes théoriques n'arriveront pas à le masquer. Pirouette théorique (exemplaire) : - ça n'a jamais été du socialisme ! Convenons-en. Mais alors, comment se fait-il que l'idée socialiste - donc, le "vrai" socialisme ? - ne se soit pratiquement jamais incarnée - sinon dans les affres de ses déguisements ? Ne soyons pas dupes, et ne rusons pas non plus avec nous mêmes : des millions d'hommes et de femmes ont subi la persécution, la torture, la mort pour construire une société plus digne et plus juste, inspirés qu'ils et qu'elles étaient par le projet socialiste. Alors, de deux choses rune : ou bien c'est le projet lui-même qu'il faut mettre en question, ou bien il faut examiner soigneusement, en refusant toute pirouette théorique, ce qu'a pu produire dans les faits l'idée socialiste. Les deux chemins ne se rencontrent nullement, bien au [228] contraire ils divergent systématiquement. Mettre en cause le projet socialiste, c'est chercher à infirmer une analyse critique des sociétés capitalistes qui fondait en même temps la possibilité d'une société plus digne et plus juste. Examiner ce qu'a pu produire dans les faits l'idée socialiste, c'est chercher les raisons matérielles, historiques, qui peuvent expliquer ce que le combat de tant d'hommes et de femmes inspiré par le projet socialiste a fini par produire. C'est donc une recherche des possibilités et des limites historiquement déterminées d'un agir humain. Que d'autres continuent à s'engager dans la première voie, c'est leur droit. Mais une critique socialiste n'est pas, par définition, une critique du socialisme mais plutôt une critique de la réalité dans une perspective socialiste. Ce qui suit doit être considéré comme une tentative bien hésitante encore d'explication de la crise actuelle du socialisme. Que l'on nous concède qu'une telle problématique ne peut inspirer aujourd'hui, et encore dans le contexte d'un article, que des "notes pour une recherche".

Une explication de la crise actuelle du socialisme doit faire appel à des raisons qui se situent à des niveaux très différents. Il est convenable de partir de raisons d'une grande généralité et passablement abstraites pour ensuite "descendre" vers des raisons particulières, concrètes et associées directement à des conjonctures.

1

Au premier niveau des raisons les plus générales et le plus abstraites, la donnée fondamentale est exprimée théoriquement par la loi du développement inégal, historiquement par l'émergence et le développement d'un "centre" et d'une "périphérie" dans le système mondial capitaliste, politiquement par la stratégie du "maillon le plus faible". Bien entendu, les trois expressions s'articulent logiquement. La loi du développement inégal affirme que les modes de production ne se développent pas au même rythme et de la même manière partout où ils apparaissent. Ainsi, le mode de production tributaire s'est surtout développé dans les grandes civilisations de l’Orient et le mode de production féodal connu en Europe n'a été qu'une variante "inachevée" du mode tributaire (Samir Amin). Un complément décisif de cette loi est que les modes de production nouveaux émergent là où les modes anciens sont le moins fortement établis, la faiblesse du mode étant, à ce niveau, en rapport avec son "inachèvement". C'est pourquoi le mode de production capitaliste est né non pas en Orient mais en Europe, et même dans les régions de l'Europe où le système féodal était le moins fortement établi. Cette loi s'applique intégralement au développement du [229] mode de production capitaliste lui-même avec, cependant, une précision fondamentale, à savoir que seul ce mode constitue un système mondial et que, par conséquent, la loi du développement inégal produit à l'intérieur même de ce système un "centre" "achevé" -développé- et dominant et une "périphérie" "inachevée" -sous-développée- et dominée. Dans le cas de ce mode, et parce qu'il constitue un système mondial, la "faiblesse" de la "périphérie" renvoie donc à un double phénomène ou, plutôt, à un phénomène à double face. D'une part, c'est dans cette "périphérie" que les manifestations des contradictions propres au mode se développent et en extension et en Profondeur. C'est une conséquence de l'« inachèvement ». Mais, d'autre part, la domination du "centre" sur la "périphérie" signifie aussi l'exportation de ces manifestations du "centre" vers la "périphérie". Voilà pourquoi il fallait s'attendre à ce que ce soit la "périphérie" qui verrait l'émergence de nouvelles formes d'organisation sociale. Et, en effet, si la première révolution socialiste a eu lieu dans un pays "semi-périphérique" (la Russie), les luttes avec un contenu et une finalité socialistes se sont par la suite de plus en plus déplacées vers le "Tiers monde" -et vers le "Tiers monde" le plus "inachevé".

Cet "inachèvement" s'exprime de manières multiples mais, en particulier, sur deux dimensions : celle des forces productives, et celle que Gramsci appelait la "société civile". En d'autres termes, la "périphérie" se caractérise essentiellement d'une part par le "sous-développement économique", d'autre part par une situation dans laquelle les cadres de la vie nationale sont embryonnaires et relâchés" (Gramsci). Si le sous-développement économique signifie la dépendance par rapport au "centre", l'« inachèvement » de la société civile signifie dépendance par rapport à l'État qui exerce son autorité surtout par la violence. Dans ce contexte, la stratégie politique du "maillon le plus faible" consiste naturellement à s'attaquer de front à la forteresse de l'État là où les manifestations des contradictions du mode sont les plus étendue et les plus profondes, c'est-à-dire dans la périphérie, en mobilisant le peuple sous la direction d'une avant-garde révolutionnaire. La lutte armée révolutionnaire n’est que l'expression la plus claire de cette stratégie inexorable.

Qu'arrive-t-il lorsque la révolution est victorieuse ? Bien entendu, le sous-développement économique persiste mais aussi l'« inachèvement » de la société civile puisque la révolution s'est faite sous la forme de "guerre de mouvement :' (toujours Gramsci). Certes, l'avant-garde révolutionnaire a dû s'appuyer sur un "mouvement de masses" et, donc, le développer au sein de la société. Ce mouvement pourrait et devrait constituer les prémices dune société civile [230] Il achevée" mais, jusqu'au moment de la prise du pouvoir, il reste nécessairement tributaire des seuls objectifs révolutionnaires. C'est pourquoi le mouvement de masses produit des révolutionnaires -voire des purs combattants- mais non pas des cadres "de la vie nationale". Ce n'est pas tout : à la faiblesse ou à l'inachèvement de la société civile correspond nécessairement un État centralisé, concentré fort : un État-forteresse. La composition ou la nature de classe de l'État change avec la révolution mais non pas son rapport à la société civile : il continue, et doit continuer à "dominer" la société bien que, maintenant, afin de réaliser et garantir les transformations sociales exigées par le peuple.

Qu'est-ce que le peuple exige ? Dans la "périphérie", les contradictions du mode de production capitaliste se manifestent sous la forme de paupérisation absolue des larges masses de la population -et d'enrichissement exponentielle d'une fraction de plus en plus minoritaire. En fait, c'est aussi au niveau du système mondial capitaliste dans son ensemble que cette contradiction se manifeste, la "périphérie" étant de plus en plus paupérisée, et le "centre" de plus en plus enrichi. Ce que le peuple exige est, donc, d'abord et surtout une amélioration radicale et rapide dans les conditions de vie, ce qui implique une redistribution égalitariste des richesses. Mais cette exigence rencontre immédiatement les limites imposées par le sous-développement et, davantage, par la faiblesse substantielle des forces productives. L'expropriation des centrales sucrières peut bien être une mesure juste, elle n'assure pas pour autant une croissance économique automatique, bien au contraire même -et ce pour des raisons multiples, y compris politiques (mesures de rétorsion de l'impérialisme parmi tant d'autres). Le fait fondamental à ce niveau de l'analyse, et qui n'a pas été prévu par les théoriciens socialistes -dont Marx- est la contradiction nouvelle entre, d'une part, le faible développement des forces productives et, d'autre part, le projet socialiste de société. Car une société socialiste ne peut pas être, et n'a jamais été conçue comme égalitarisme dans la détresse, comme redistribution du labeur et des sacrifices. Le projet socialiste de société a été conçu comme celui qui surmonterait les contradictions «une société dans laquelle les rapports sociaux entravent le développement subséquent des forces productives. Mais le socialisme réel fait face à un problème inverse : ce sont les forces productives qui entravent le développement des rapports sociaux. Dans le projet originel socialiste, la transformation des rapports sociaux gouverne les transformations économiques. Dans le socialisme réel, ce sont les transformations économiques qui gouvernent les transformations sociales. Dit encore d'une autre manière : si dans le projet [231] socialiste ce sont les rapports sociaux qui traînent derrière les forces productives, dans le socialisme réel c'est le sous-développement qui pèse de tout son poids sur les rapports sociaux.

Ces transformations économiques nécessaires sont pourtant à réaliser dans un contexte bien précis : celui d’une société civile "inachevée", dépendante d'un État fort contrôlé par une avant-garde qui, de révolutionnaire, devient nécessairement gestionnaire -d'abord et surtout de la pénurie. Dans ce contexte, la "bureaucratisation" du système politique a toutes les chances de devenir irrépressible. Mais c'est le moment de passer au deuxième niveau de l'analyse, plus proche encore des particularités des situations historiques.

2

Il faut insister sur cette nouveauté radicale du mode de production capitaliste par rapport aux modes de production antérieurs, à savoir le fait qu'il constitue un système mondial, que sa tendance le pousse dès l'origine à se généraliser d’abord à l'échelle nationale, ensuite À l'échelle internationale, d'abord dans certains -secteurs de l'économie, ensuite à l'ensemble de la production. Cette vocation "universaliste" du mode n'a rien à voir avec le phénomène ancien de la constitution des empires pré-capitalistes ou tributaires -même si, sous le capitalisme, de puissants empires se sont constitués-. La logique de constitution d'un empire tributaire ne mène nullement à la formation d'un système au sens strict du terme, c'est-à-dire au sens d'un ensemble constituant un tout organique. C'est pourquoi l'empereur de la Chine pouvait se permettre d'ignorer impérialement les événements de l'Europe féodale, arriérée économiquement et inculte : l'Europe féodale n'était pas la "périphérie" d'un "centre" qui ne pouvait pas se passer de sa périphérie -le tout constituant un système ou un ensemble organique-.

C'est l'inverse qui caractérise le mode de production capitaliste. À la différence des processus de transformation qui stoppèrent dans l'Europe féodale et qui vont aboutir à la constitution des sociétés capitalistes, les processus de transformation dans la "périphérie" du système mondial capitaliste ne se font pas dans l'autonomie mais dans la lutte contre le "centre". Plus exactement, la nouveauté de ces processus de transformation est qu'ils supposent deux fronts de combat : l'intérieur au sein du pays en question, l'extérieur par rapport aux métropoles. (En fait, dans le cas du mode de production tributaire, l'agressivité se trouvait du côté du nouveau mode en train de se constituer : l'époque de transition ou du capitalisme commercial est celle qui voit l'Europe passer à [232] l'attaque sur tous les continents et l'on sait avec quelle violence inouïe cette attaque a été menée par le jeune capitalisme).

À la lumière de cet ensemble de considérations, la première révolution de type socialiste ne pouvait avoir des chances de succès que dans des conditions bien particulières : dans un pays qui ne pouvait pas appartenir au "centre" mais qui, non plus, ne pouvait pas appartenir pleinement à la "périphérie" car. il serait dans ce cas incapable, d'abord de supporter le combat avec les métropoles du centre, ensuite d'assurer dans l'autonomie le développement nécessaire des forces productives. La Russie présentait ces conditions, elle était, pour employer encore cette terminologie, "semi-périphérique".

Point West besoin de rappeler le coût de l'intervention étrangère d'abord, de l'industrialisation "forcée" ensuite -avec son corollaire, la collectivisation forcée dans les campagnes-. Mais il convient, à notre avis, de réfléchir à l'hypothèse suivante : si l'émergence d’une bureaucratie est explicable à la lumière des conditions déjà signalées de la transformation dans des pays "périphériques" (ou, à l'occasion, "semi-périphériques"), la consolidation de la bureaucratie comme système politique dictatorial ne se laisse expliquer que par la combinaison de deux raisons : dune part, la contradiction entre le projet socialiste de société porté par les masses et les conditions matérielles, concrètes de sa réalisation, d’autre part ] !"inachèvement" de la société civile. L'impossibilité de réaliser le projet socialiste à courte échéance et, au contraire, la nécessité d’imposer une redistribution de la pénurie et du labeur afin de créer les conditions de réalisation du projet expliquent le processus de constitution et d'auto-reproduction dune bureaucratie qui doit contrôler une société civile "embryonnaire", "primitive" et "gélatineuse' (Gramsci). Mais c'est parce que cette société civile est ainsi "inachevée" que, justement, cette bureaucratie peut la contrôler. Ce contrôle n'est pas, dans une première phase, "illégitime", bien au contraire la réalisation des conditions du projet socialiste légitime auprès des masses la position de pouvoir de la bureaucratie. Ce pouvoir bureaucratique repose essentiellement sur un consensus idéologique au sein du peuple -consensus renforcé même par la polarisation de la lutte économique de classes- ainsi que sur la légitimité du passé révolutionnaire des membres de la bureaucratie.

Mais le projet socialiste est un projet de transformation des rapports sociaux, c'est le projet d'une société gérée par ses membres à la lumière d'objectifs définis collectivement. La légitimité de la bureaucratie au pouvoir ne pouvait donc se maintenir que si le développement des forces productives était accompagné d’un développement conséquent ou parallèle des mécanismes de définition collective [233] des objectifs de la production et de gestion collective de celle-ci. Le développement des forces productives ne pouvait alors qu'entrer en contradiction avec le pouvoir bureaucratique, c'est-à-dire non seulement avec le pouvoir d'une bureaucratie mais avec une bureaucratie qui détient le pouvoir et tout ce que le pouvoir comporte en termes «avantages matériels et sociaux. Ce développement, qui était bel et bien le fait de la bureaucratie, devait finir par saper de plus en plus la légitimité sociale et politique de celle-ci. Cette perte de légitimité n'est pas un phénomène purement idéologique : elle se traduit concrètement dans l'incapacité croissante de la bureaucratie au pouvoir d’obtenir un comportement efficace de la collectivité. Apathie, indifférence, manque d'initiative et de créativité, diminution des taux de rendement ou de productivité, voilà des manières dont s'exprime concrètement cette perte de légitimité. La formule trouvée en Union Soviétique pour décrire cette phase est on ne peut plus descriptive : c'est la phase de "stagnation".

Mais la "stagnation" n'est pas que stagnation, elle est recul et, pire encore, perte de toute "fonctionnalité" de la bureaucratie. Celle-ci devient non seulement illégitime du point de vue du projet socialiste d’une communauté de "producteurs libres et associés" -voire la négation même de ce projet-, elle se montre encore incapable de poursuivre le développement des forces productives, ce qui était sa raison même d'être. Les vieilles couches bureaucratiques peuvent pour un temps essayer de reproduire la forme du système, à leur disparition les nouvelles couches bureaucratiques, conscientes des enjeux fondamentaux pour leur survie, se doivent de changer de cap. Dans quel sens ?

Les nouvelles couches bureaucratiques ont fait l'expérience de l'inanité des mots d'ordre socialistes que les masses ont fini par percevoir comme vides de toute signification réelle. (À rappeler le mot d'ordre du "passage à la construction du communisme" à l'époque de Krouchtchev). Elles ont fait aussi l'expérience du processus de stagnation et de recul économique réel -surtout par rapport aux performances des pays capitalistes "avancés" qu'elles analysent, d’ailleurs, en termes purement "empiristes", c'est-à-dire sans voir les mécanismes profonds qui rendent possible ces performances. Enfin, leur intérêt de fraction sociale au pouvoir ne commande certainement pas son suicide en choisissant la voie d'une transformation socialiste des rapports sociaux. Il ne lui reste qu'une solution : tabler sur le recul réel aussi dans la conscience des masses du projet socialiste pour introduire les seuls mécanismes dorénavant susceptibles d'assurer l'efficacité productive : les mécanismes purement économiques du marché. Le marché dit «abord "socialiste" mais de plus en plus associé aux diverses formes de propriété privée. Voilà sans [234] doute la dernière carte que la bureaucratie "moderniste" peut jouer. Dernière dans le sens suivant : avec elle disparaît l'idée centrale du projet socialiste d'une société gérée consciemment par ses membres à la lumière d'objectifs collectivement définis. Car le marché est, par définition, une gestion aveugle et une définition particulariste d’objectifs.

Rien d’étonnant alors à ce que l'on assiste à une multiplication géométrique de définitions particularistes d'objectifs, y compris ces définitions particularistes qui se trouvent potentiellement sinon pratiquement dans les nationalismes. Bien entendu, cette multiplication définit le "pluralisme" et elle ne pouvait pas ne pas conduire non plus à la suppression du rôle "dirigeant" du parti. Enfin, un marché n'est pas un marché s'il ne constitue pas un espace «affrontement de définitions particularistes exprimées : la "démocratie" est sans doute une condition nécessaire de l'existence d’une société structurée sur le mécanisme du marché. La question qui se pose alors par rapport à l'évolution de l'Union Soviétique n'est pas celle du pluralisme, de la liberté et de la démocratie qui n'existent jamais dans l'abstraction, elle est celle du pluralisme, de la liberté et de la démocratie dans le contexte d'une société qui réintroduit des éléments fondamentaux du capitalisme, à savoir le marché et la propriété privée des moyens de production -et non pas dans le contexte d'une société socialiste.

Si la première révolution inspirée par un projet socialiste n'a pu avoir lieu que dans un pays "semi-périphérique" disposant de ressources suffisantes pour faire face autant à l'agression armée extérieure qu'au blocus économique et diplomatique des pays capitalistes du "centre", les révolutions subséquentes de type socialiste ont "naturellement" eu lieu dans la "périphérie" mais la condition de leur succès a été alors, et de plus en plus, l'existence de l'Union Soviétique. Si la Chine aurait probablement pu envisager seule les tâches de transformation sociale et économique demandées par le projet révolutionnaire, il est clair que la révolution cubaine n'aurait jamais pu survivre à l'agression et au blocus de la puissance "centrale" américaine sans l'appui massif de l’URSS. Mais depuis la révolution russe jusqu'à nos jours, la gamme de régimes "inspirés" par le projet socialiste était devenue bien hétérogène. Trois types de régimes sont, au moins, à distinguer :

1. les régimes instaurés à la suite d'un processus révolutionnaire authentique ;

2. les régimes instaurés par l'Union Soviétique à la suite de la Deuxième guerre mondiale ;

3. les régimes qui se disent inspirés par un projet socialiste mais qui n'ont strictement rien de tel et ont utilisé l'idéologie [235] socialiste au seule fin d'obtenir une légitimation auprès des masses. C'est surtout l'Afrique qui a connu ces régimes mais aussi l'Asie -cas de la Birmanie-.

Laissons de côté ces derniers cas bien que, d'un point de vue idéologique, ils ont contribué d'une manière parfois non négligeable à confondre les masses et à fournir des armes à la réaction. Les deux premiers types sont bien différents, sans doute, mais d'un certain point de vue au moins ils présentent des ressemblances intéressantes. Dans les cas des régimes nés d'un authentique processus révolutionnaire, nous retrouvons la situation à laquelle nous nous sommes référés au début de l'article mais singulièrement aggravée. Non seulement ces régimes ont vu le jour dans des pays de la "périphérie" ou du tiers monde sous-développés du point de vue. des forces productives et inachevés du point de vue de la structure de leur société civile, ils ont dû en outre subir de plus en plus systématiquement l'agression militaire -directe ou indirecte- et le blocus économique en même temps que s'affaiblissait systématiquement aussi la capacité de l’URSS de leur fournir une aide autre que militaire. Mais c'était dans ces pays que, plus que jamais, le développement des forces productives était la condition de toute transformation sociale de type socialiste. Le "socialisme périphérique" est ainsi devenu de plus en plus un égalitarisme dans la pénurie et le labeur.

Dans le cas des régimes imposés par l'URSS à la fin de la Deuxième guerre mondiale les fractions au pouvoir se devaient d’obtenir une légitimité dont elles manquaient pratiquement complètement -bien que la situation ne fût pas exactement la même partout-. Cette légitimité, elles ne pouvaient l'obtenir qu'en faisant la preuve dans des délais rapprochés et de leur capacité à développer les forces productives et de la supériorité sociale du projet socialiste. Cette dernière tâche était la plus difficile, sinon dès le départ impossible étant donné la nature bureaucratique du pouvoir. (Bien qu'il faudrait nuancer parfois considérablement ces affirmations. Ainsi, même en Pologne où les conditions idéologiques étaient les moins favorables, le retour de Gomulka au pouvoir se fait dans le délire de tout un peuple massé par millions sur le parcours du dirigeant et en Tchécoslovaquie Dubcek avait réussi à faire revivre tous les espoirs dans un projet socialiste). La première tâche est devenue donc l'objectif unique de ces bureaucraties. Or, elle ne pouvait non plus qu'être vouée à l'échec : non seulement il manquait la motivation idéologique que l'on trouvait dans les pays ayant connu un authentique processus révolutionnaire, il y manquait aussi la motivation purement économique dune société de marché et, de plus, une aide extérieure -du genre [236] Plan Marshall. Dans certains cas, comme celui de la Pologne, il fallait en outre rebâtir des villes entières et presque partout faire ou refaire une infrastructure industrielle sans pouvoir disposer d’aucune accumulation préalable de capital. Dans le cas de la Pologne en particulier, véritable maillon faible de l’Europe de l'est, la fraction bureaucratique au pouvoir devait encore faire face à une idéologie profondément réactionnaire et à un encadrement généralisé des masses par une Église catholique activement anti-socialiste mais enracinée dans ces masses par suite de son identification séculaire à la conscience nationale. Le pari de ces régimes était l'industrialisation, la création d'une nouvelle classe ouvrière, une entreprise systématique d'idéologisation et la mise en place d'un système jusque là inconnu d'avantages sociaux. Mais leur destin se jouait au niveau économique et en termes d'élévation substantielle du niveau de vie. Le coup fatal vint lorsque ces régimes ont cru trouver la solution définitive à ce problème en essayant de s'associer, via l'endettement avec l'Occident, à ce qui semblait être au début des années soixante-dix, la possibilité d'un boom économique spectaculaire.

Quinze ans plus tard, vers la moitié des années quatre-vingt, le panorama du camp socialiste se présentait de la manière suivante :

- l'URSS : économiquement stagnante sinon en franc recul par rapport aux puissances capitalistes centrales ; sans direction politique authentique, la vieille réaction bureaucratique au pouvoir manquant de toute légitimité et de toute créativité et sombrant même dans la corruption ; les masses plongées dans l'indifférence, l'apathie et l'individualisme et connaissant une augmentation vertigineuse de problèmes sociaux (alcoolisme, délinquance) ; en politique internationale, confrontation non résolue avec la Chine, échecs diplomatiques au Moyen Orient, problèmes insolubles dans plusieurs pays alliés du Tiers monde (Cambodge, Éthiopie, Angola, Mozambique...), etc. ; du point de vue militaire, échec de l'intervention en Afghanistan, graves dérapages attestant la d’agilité du dispositif de sécurité (affaires de l'avion sud-coréen, de l'atterrissage de Rust en pleine Place rouge, etc.).

- Pays ayant mené un authentique processus révolutionnaire : aux prises toujours avec d’énormes difficultés économiques dues soit à la guerre (exemple : Vietnam), soit au blocus systématique (exemple : Cuba), soit au deux ensemble (exemple : Nicaragua) et ceci dans une situation de pénurie historique. Ces pays ne présentaient pas un problème politique -de direction politique- mais économique. Ce problème était pourtant d'une gravité parfois extrême et allait conduire quelques années plus tard seulement à des situations [237] parfois totalement imprévues -comme la perte de la direction politique au Nicaragua-.

Dans cette catégorie il faudrait aussi inclure les mouvements et partis à orientation socialiste ayant déclenché un processus révolutionnaire soit par la voie de la lutte armée, soit même par la conquête électorale du pouvoir et qui finissent dans l'échec. Ces échecs, qui ont lieu surtout en Amérique Latine, et toujours à un prix dévastateur, ont un effet de démobilisation profonde.

- Pays ayant un régime imposé par l'URSS : la naissance et le développement en Pologne d'un mouvement de masses à contenu fortement ouvrier opposé frontalement au régime a signifié, pour les fractions bureaucratiques au pouvoir, la fin de tout espoir d'obtenir une légitimité. On avait abouti au paradoxe extraordinaire -mais nous savons que ce n'est qu'un paradoxe apparent de voir naître dans des ateliers "Lénine" une opposition ouvrière, imprégnée de catholicisme, à un régime qui se proclamait "socialiste". Ce n'était que la conséquence de l'échec généralisé de toutes les tentatives entreprises pour gagner les masses à l'aide de récompenses matérielles. C'est pourquoi la Pologne allait devenir le détonant dune situation qui, d'une manière ou d'une autre, cuvait partout.

Les régimes de l'Europe de l'est ont été imposés par l'URSS à la lumière d'une stratégie classique : comme des États-tampon situés là d'où venaient historiquement les agressions. On a bien probablement cru qu'une politique d'industrialisation donnant lieu à la création d'une nouvelle classe ouvrière éduquée dans les principes du socialisme et socialement protégée dans des dimensions importantes de la vie quotidienne -travail, éducation, santé, loisirs- allait finir par fournir à ces régimes un fondement social et politique solide. Quarante ans plus tard ce n'était pas encore le cas, et il ne pouvait plus évidemment l'être. Mais, entretemps, la stratégie militaire qui avait conduit à l'instauration de ces régimes était, quant à elle, devenue périmée. Avec le raffinement de l'armement balistique, les États-tampon cessent d’avoir une pertinence stratégique. D'autant moins si les années stationnées dans ces pays risquent de devoir combattre contre les populations de ces pays elles-mêmes. On avait failli le voir en Hongrie et en Tchécoslovaquie, on allait certainement le voir en Pologne. Des régimes coûteux à tous points de vue, et sans plus de valeur stratégique : s'en débarrasser au plus vite ce n'était que dans la plus pure logique. C'est même une opération d’une grande rentabilité politique : qui peut dorénavant croire que l’URSS constitue, de près ou de loin, l'« empire du mal » ? (Surtout lorsque comparée à la politique américaine : Panama, continuation des agressions contre Cuba). [238] Mais cette rentabilité politique se double dans les circonstances d'une immense perte idéologique : les masses vivent la restauration du capitalisme dans les pays de l'est de l’Europe comme la conséquence inéluctable de l'échec du projet socialiste. Ou, plus exactement, les masses ne perçoivent dans la restauration du capitalisme que la seule voie possible après la fin des régimes bureaucratiques. Une vague profondément réactionnaire -mais, si notre analyse est correcte, parfaitement compréhensible-déferle pratiquement sur toute l'Europe. Dans les ex-démocraties populaires, le projet socialiste n'est aujourd'hui porté que par une minorité négligeable -bien que le 16% obtenu par l'ex-parti communiste est-allemand laisse songeur. Partout dans le "centre" c'est le triomphe indiscuté des "valeurs" de la société de marché : compétition à outrance, individualisme extrême, mépris sans bornes des faibles et des démunis, racisme et chauvinisme. "Quand le stalinisme s'écroule", ce n'est certainement pas le socialisme qui vainc...

3

Cette analyse de la crise du socialisme laisse peu ou pas d'espoir pour le projet socialiste à court ou moyen terme au moins. Et pourtant...

Le monde "développé", "central", du capitalisme "avancé" vit allègrement sur un volcan. La paupérisation absolue -et non pas relative- du Tiers monde confirme d'une manière éclatante -et combien terrible- les prédictions que Marx avait énoncées pour un capitalisme qu'il ne connaissait pas. Il n'y a pas inévitabilité des révolutions mais il n'y a pas non plus ce que pendant si longtemps a permis l'assujettissement des peuples : une idéologie de la résignation et du conformisme. Bien entendu, la concentration maximale des moyens de communication et leur monopole par les classes dirigeantes permettent d'envisager le rêve d'une société parfaitement totalitaire -parce que parfaitement inconsciente et ignorante de la manipulation à laquelle elle est soumise : combien sont au courant des mensonges, y compris visuels fabriqués de toutes pièces en Occident lors des événements en Roumanie ? (Voir le Monde diplomatique, mars 1990). Mais si ce rêve peut bercer les espérances dans les métropoles, il relève plus de l'illusion dans la "périphérie". Face à leur situation, les sociétés du Tiers monde n'ont d'autre choix que la désagrégation sociale ou une transformation profonde de leurs structures économiques, sociales et politiques. Mais, dans ce cas, le projet socialiste de transformation est le seul projet possible. Certes, le problème se pose et se posera plus gravement encore d'un "socialisme" de pénurie et de labeur [239] avec tous les risques de déformations, d'anomalies, d'altérations de monstruosités mêmes. Mais avoir conscience de ces risques signifie aussi pouvoir les combattre, se donner des chances de les combattre avec un certain succès au moins. Et, d'autre part, ne faudrait-il pas savoir déjà, ou apprendre de l'expérience historique que la pureté, la normalité, la naturalité, la ligne droite ne sont pas des attributs de la réalité ? En d'autres termes, ne faudra-t-il pas cesser de vivre dans l'utopie ? Si l'utopie a servi de puissant ferment dans la mobilisation des masses, elle constitue un danger mortel lorsque le projet socialiste se trouve en contradiction avec les conditions matérielles.

Mais il n'y a pas que le Tiers monde et ses possibilités -ou probabilités- : il y a aussi les pays qui "restent", l'URSS en premier terme, ne serait-ce que par son importance à tous points de vue. L'« empire » peut, sans doute, éclater mais il se peut qu'il n'éclate pas. Il fait un retour vers des positions strictement capitalistes -marché et formes de propriété privée des moyens de production-, mais la question est encore de savoir si ces positions l'emporteront et que l'on verra réellement une restauration du capitalisme en URSS -comme c'est le cas en Europe de l'Est-. Il est permis de douter d'une telle probabilité. D'un point de vue théorique mais aussi empirique ou historique aucune formation sociale ne présente qu'un mode de production : toute formation sociale est une articulation de modes de production dans laquelle un mode se trouve en position dominante mais par rapport à d'autres. Vouloir corseter une formation sociale dans un mode ce n'est pas seulement aberrant, c'est aussi dangereux. La raison en est bien simple : la loi du développement inégal vaut aussi à l'intérieur d’une formation sociale pour les différentes branches de la production. À la limite, une société entièrement socialiste du point de vue purement économique est impossible. Que l’URSS s'achemine vers des formes diverses de propriété -y compris de moyens de production- n'aurait rien de particulier théoriquement et historiquement, et pourrait sans doute accélérer le développement des forces productives pour autant cependant que les formes privées de propriété de moyens de production ne deviennent pas dominantes. Ce qui permet de douter d'une telle probabilité est qu'à la différence des classes ouvrières des pays de l'Est, celle de l'URSS non seulement a fait une authentique révolution mais, malgré tout, semble imprégnée d'une idéologie "égalitariste". Il est permis de penser que les résistances à la restructuration économique ne viennent pas seulement des couches bureaucratiques inférieures mais aussi de secteurs du peuple qui ne sont pas disposés à accepter allègrement l'enrichissement de quelques-uns en échange du chômage pour les autres.

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Et il y a, enfin, les classes ouvrières des ex-démocraties populaires. Ces ouvriers et ouvrières ont fait l'expérience des régimes bureaucratiques mais aussi celle d'une politique sociale élargie et d'une idéologie égalitariste, pacifiste et fraternelle. Cette idéologie, utilisée consciemment ou inconsciemment par la bureaucratie pour se rendre légitime avait cessée d'être crédible -si elle l'avait été un jour- : d'où l'effondrement vertigineux des partis communistes. Mais les idées demeurent dans l'inconscient des individus aussi bien que des peuples et il arrive qu'elles reviennent à la conscience à l'occasion de certaines expériences. Combien de Baerbel Negys sont-elles en train de faire une certaine expérience, et jusqu'à quel point cette expérience ne fera-t-elle pas revivre le projet d'une société authentiquement fraternelle ? : "When she is alone, and there are no guests to distract her, Baerbel Negy wonders whether it was a mistake to trade Rostock for Hamburg. In Rostock, Negy was a waitress. Here, the employment office sent her to a department store where she was told she could earn about $ 2.000 a month. But when she got there,. the manager told her the job would pay only $ 1.300 a month. So she went to work off the books, where she earns $ 10 an hour working six days a week as a waitress at two sex and show bars. "My employer told me I have to keep quiet, whatever the customers might do to me", she said. "They slap my bottom, grab my breast. I try hard not to react, and I don't. My employer said he appreciates that", she said. "It's very hard, but I need money". (The Citizen, march 18, 1990)



* Roberto Miguelez enseigne au département de sociologie à l'Université d’Ottawa. Il a publié en 1988, Politique et raison, figures de la modernité aux Presses de l'Université «Ottawa. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Roberto Miguelez, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 janvier 2013 9:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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