Introduction
Il ne peut y avoir aucun doute, aussi bien dans leur sémantique que dans leur syntaxe, les théories sur la connaissance sociale et historique ne sont que les sous-produits logiques de conceptions philosophiques en lesquelles s'exprime, avec plus ou moins de cohérence, une vision générale du monde. Mais il apparaît, en retour, que le thème de la connaissance sociale et historique ou, plus exactement, le thème de la communauté, des rapports de l'homme avec les autres hommes constitue le point fondamental à partir duquel se déduisent les autres éléments dans la plupart des visions « typiques » du monde élaborées à un moment historique donné : notre moment historique.
Cela veut dire très précisément : l° que le combat théorique et méthodologique qui ne cesse de secouer le champ des sciences historico-sociales est, avant tout, un combat philosophique ; 2°que les questions concernant la forme et le contenu de ce champ se trouvent au centre du combat philosophique de notre époque.
Nous avons conscience du fait que le résultat de notre travail est un discours qui ne porte que sur des discours. À la lumière de la question fondamentale qui se dégage de cette étude, celle du rapport entre la pensée et l'action sociales et historiques, ce résultat peut paraître paradoxal. Mais, nous en sommes convaincus, dans la vie des hommes et des sociétés le discours fait partie du fait, il a autant de réalité que l'événement, il est lui-même événement. Nous disons : le discours, c'est-à-dire le langage est la conscience réelle, pratique. Et la conscience - vraie ou fausse - est inséparable de l'action.
Le thème de cette étude est le naturalisme et l'anti-naturalisme en sciences historico-sociales. Elle est donc une étude des fondements philosophiques de ces sciences. Nous avons dû résoudre, en premier lieu, deux problèmes essentiels que pose l'analyse philosophique : comment établir l'ensemble, la totalité du système, c'est-à-dire comment trouver le ou les thèmes fondamentaux à partir desquels l'oeuvre du philosophe devient à peu près cohérente et unifiée ; et comment déterminer le degré de cohérence du système et évaluer sa fécondité théorique, autrement dit, comment savoir dans quelle mesure une réponse s'intègre logiquement dans un système et pourquoi celui-ci ne peut logiquement fournir une réponse à certaines questions.
Quand le chercheur se demande comment établir l'ensemble, la totalité d'une philosophie, il présuppose un ordre que le texte recèle mais n'expose pas. Quand le chercheur se demande comment déterminer le degré de cohérence et la fécondité théorique d'un système, il présuppose que le philosophe a réussi à cristalliser sur le plan conceptuel les éléments épars d'une vision du monde et en faire un ensemble, mais que cet ensemble n'a peut-être jamais une cohérence parfaite et que cette vision, poussée à l'extrême, mène dans la plupart des cas à des absurdités ou à des contradictions flagrantes avec la réalité face auxquelles le philosophe s'arrête et recule, ce que l'inconséquence ou l'appauvrissement du système manifestent. Cette problématique de l'analyse philosophique a été posée en toute clarté par L. Goldmann qui souligne le caractère primordial d'une étude immanente de la pensée philosophique.
La méthode que nous avons adoptée pour résoudre ces problèmes est fondée sur les postulats suivants : premièrement, l'ensemble, la totalité d'un système philosophique ne peut pas être établi par l'étude du seul système en question, il peut seulement être établi par la voie d'une analyse de plus d'un système philosophique. La caractéristique principale de cette méthode est donc, qu'elle a recours à la comparaison. Deuxièmement, un problème crucial dans la réflexion philosophique doit jouer le rôle de point de référence par rapport auquel les systèmes acquièrent une organisation particulière.
Le résultat de la comparaison est ce que nous appelons un schème conceptuel en fonction duquel les systèmes philosophiques comparés apparaissent, avec leur organisation particulière, comme autant de cas ou de variantes.
Analyser une philosophie ou, en d'autres termes, fournir l'interprétation d'une philosophie consiste donc, dans cette perspective méthodologique, en ceci : montrer que cette philosophie réalise une des possibilités logiques que permet un schème conceptuel. D'une part, le système de dépendances théoriques dans lequel se trouve la conception philosophique en question, est mis à jour : on répond ainsi à la question « comment établir l'ensemble d'une philosophie, comment mesurer sa cohérence ». D'autre part, le domaine de possibilités que cette conception philosophique se voit réservé, se précise : on répond ainsi à la question « quelle est la fécondité théorique du système » .
Les schèmes conceptuels que l'on dégage, par l'analyse comparative nous permettent de rapprocher des systèmes philosophiques en apparence totalement différents qui deviennent, dès lors, les cas ou les variantes de ces schèmes, La diversité philosophique ne disparaît pas pour autant. Au contraire, chaque conception retrouve l'originalité qui lui est propre et la redéfinit en des termes plus précis. Mais cette originalité n'est plus le fait d'une création pure : elle se comprend désormais comme la réalisation d'une des possibilités logiques permises par un schème conceptuel.
Un système philosophique ne coïncide pas par conséquent avec le schème conceptuel qu'il recèle. Celui-ci n'est pas à son tour une construction que l'on compose par juxtaposition de thèses diverses. Un schème conceptuel est constitué d'éléments qui s'opposent et se composent selon ces modes de combinaison que sont les systèmes philosophiques.
Du fait de leur insertion dans un schème conceptuel, les thèmes d'une philosophie - les éléments qui font les schèmes - acquièrent des propriétés d'un type nouveau : des nouvelles propriétés de position d'abord, de signification ou de fonction ensuite. Pourra-t-on dire alors qu'on a établi le « véritable »ensemble, la totalité unique que compose le système ?
Un schème conceptuel ne peut, dans cette perspective, être organisé qu'en fonction d'un problème. Si celui-ci permet de dégager un schème à partir de plus d'une théorie, nous dirons que ce problème possède une importance véritablement cruciale dans la réflexion philosophique. Il s'ensuit toutefois que la même théorie peut déceler des schèmes divers et, inversement, que des multiples schèmes peuvent être dégagés du même ensemble de théories selon la diversité des problèmes en jeu. Cependant, si le nombre de problèmes cruciaux est fini et même réduit comme nous pouvons sans doute le supposer, le nombre de schèmes conceptuels sera alors fini et réduit. Par contre, le nombre de théories différentes sera d'autant plus grand que sera plus poussé le développement des possibilités logiques que permet la combinaison, par opposition et par composition, des éléments qui font un schème.
L'ensemble des schèmes conceptuels qu'on pourrait élaborer par l'application d'une méthode comparative à l'étude de la pensée philosophique constituerait ce qu'on pourrait appeler une typologie.
Comme le remarque L. Goldmann, le problème que rencontre l'analyse de la philosophie n'est pas sensiblement différent de celui qui se pose dans les sciences physiques ou dans les sciences humaines car partout le chercheur se trouve devant une réalité beaucoup trop complexe pour pouvoir l'aborder directement. Aussi doit-il toujours travailler sur le plan du réel - c'est le cas, par exemple, en physique, en chimie ou en biologie - ou sur le plan conceptuel - et c'est le cas dans les sciences non expérimentales - avec une réalité simplifiée qui permet, cependant, au chercheur d'approcher et de comprendre l'objet dans toute sa richesse [1].
Le schème conceptuel est, comme le modèle typologique, un instrument de travail destiné à nous aider à comprendre la pensée philosophique. Il sert, comme le type, à juger d'un point de vue immanent aussi bien l'ensemble que le détail d'une oeuvre philosophique. Mais, tandis que le type réunit l'ensemble des caractères distinctifs d'une certaine catégorie d'objets, le schème conceptuel se définit plutôt par l'ensemble des rapports qu'entretiennent certains éléments théoriques : il est donc constitué par un champ thématique.
L'élaboration d'un schème conceptuel à partir d'un ensemble de systèmes philosophiques exige que l'on laisse de côté les circonstances qui forment le milieu matériel dans lequel les systèmes ont pris naissance et se sont développés. Il s'agit donc d'une analyse qui considère ceux-ci comme les produits d'une genèse logique plutôt que comme des formations théoriques engendrées par l'histoire ou par la société, et qui aboutit, par conséquent, à une situation dans laquelle l'ordre logique ne coïncide pas nécessairement avec l'ordre chronologique.
Cette exigence est provisoire à double titre : d'abord, parce qu'elle fonde la possibilité d'application d'une méthode qui ne se veut valable que pour l'étude immanente de la pensée philosophique. Elle est provisoire aussi parce que cette exigence répond à une autonomie de la pensée philosophique qui n'est que relative.
Cette autonomie relative rend compte de la viabilité de la méthode mais elle limite en même temps la portée d'une méthode qui reste toujours au niveau d'une analyse interne de la pensée philosophique. Or, il s'agit d'une limitation que l'on rencontre dans toutes les méthodologies car aucune d'entre elles ne peut nous permettre de saisir toutes les significations que transporte un objet.
Nous avons soumis à une analyse de ce genre un certain nombre de textes qui se situent dans la perspective de trois grandes conceptions philosophiques de notre époque : la phénoménologie, le marxisme et le néo-positivisme ou empirisme logique. Le rôle de référentiel pour l'étude comparative de ces textes est joué par la problématique de la connaissance sociale et historique. Il s'agit, en premier lieu, d'examiner les conditions qui permettent à cette problématique de s'intégrer dans chaque conception. L'ensemble de ces conditions et la façon dont elles se disposent logiquement donne comme résultat une organisation qui ne coïncide pas nécessairement avec celle qui régit, dans chaque cas, l'exposition des systèmes. L'intérêt de cette nouvelle organisation réside dans le fait que, par elle, chaque système philosophique cesse d'apparaître comme une construction théorique indépendante, et se présente dès lors comme une réponse particulière élaborée à l'intérieur de deux cadres philosophiques plus généraux, de deux schèmes conceptuels que nous appellerons « philosophie du cogito »et « philosophie objectiviste ».
Selon quel critère avons-nous opéré le choix de textes philosophiques à soumettre à l'analyse ?
Nous sommes partis de l'hypothèse selon laquelle certaines corrélations décelées chez Husserl et Lukàcs pourraient être l'expression d'équivalences plus profondes et, dans ce cas, certaines relations d'opposition pourraient être envisagées chez ces auteurs comme le résultat d'opérations identiques réalisées sur des éléments théoriques différents. Il était donc question d'un choix portant sur des textes où il nous serait possible de trouver ce que, justement, nous cherchions.
Cette situation n'a rien de paradoxal car la méthode d'analyse que nous appliquons a comme but la création de formes adéquates pour l'interprétation plutôt que la constatation ou rétablissement d'une vérité. Or, dans ce cas, l'objet est choisi en fonction de sa valeur d'exemple, il n'est pas un élément de preuve au sens courant de ce terme.
Nous avons examiné sous cet angle le dernier grand ouvrage de Husserl La Crise des Sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale et l'ensemble de textes de Lukàcs publiés sous le titre d'Histoire et Conscience de Classe. Bien entendu, l'examen n'aurait pas pu se limiter à ces ouvrages s'ils n'exposaient pas, d'une façon systématique et complète, une théorie philosophique. Mais cette condition une fois remplie nous a permis par ailleurs d'esquiver le problème que l'ensemble de la production philosophique d'un auteur pourrait poser, à savoir celui d'une modification significative d'une ou de plusieurs thèses fondamentales. Dans ce cas il faudrait, en effet, reconnaître les différents systèmes qui se trouvent chez un auteur, à condition toutefois que chacune des modifications apportées à ces thèses engendre un ensemble distinct de propositions philosophiques.
Dans Histoire et Conscience de Classe, par exemple, objectivation et aliénation sont indiscernables et l'identité complète du sujet et de l'objet est postulée comme le résultat du processus de désaliénation. Il s'agit d'une thèse capitale car elle fonde la possibilité d'une coïncidence entre connaissance et conscience d'abord, ensuite celle d'une connaissance complète sous certaines conditions et à l'égard de certains faits : les faits socio-historiques. Or, Lukàcs a rejeté par la suite cette thèse mais ce rejet n'a pas été suivi d'une formulation nouvelle et systématique du problème de la connaissance sociale et historique.
C'est la raison pour laquelle nous tâchons toujours de nous limiter à l'examen de ces ouvrages de Husserl et de Lukàcs et si nous faisons appel parfois à d'autres textes de nos auteurs, c'est dans la mesure où ces textes apportent une précision valable pour certains concepts ou permettent d'éclaircir une certaine problématique.
La première partie de cet essai développe les conclusions générales auxquelles nous a conduit cet examen : la Krisis et Histoire et Conscience de Classe exposent deux conceptions philosophiques qui constituent autant de cas d'un schème conceptuel unique. Nous dirons que ces conceptions sont deux variantes d'une philosophie du cogito.
En effet, elles reposent sur la prémisse suivante : l'interrogation sur le sujet a une priorité de droit car seule l'intelligibilité du sujet peut rendre l'objet vraiment intelligible. Cela, pour autant que, sous une forme ou sous une autre, l'objet est posé comme l'œuvre d'un sujet et le sujet, comme « producteur ». La tâche gnoséologique principale, à savoir, rendre l'objet intelligible, se dédouble ainsi en deux questions : il faut d'abord localiser le sujet, découvrir ensuite le mécanisme de production des objets dans le sujet.
Deux possibilités logiques commandent la résolution de la première question : on peut concevoir le sujet soit comme un sujet singulier, soit comme un sujet pluriel. Chez Husserl, la subjectivité singulière absolue assume le rôle de sujet tandis que chez Lukàcs ce rôle est assumé par la classe sociale. C'est cette forme concrète que prend ce choix logique dans chaque système qui détermine le sens de la réponse donnée à la deuxième question et, par la suite, le contenu particulier des thèses qui composent les systèmes philosophiques de ces auteurs. Aussi la question « Quel est le sujet ? » fixe-t-elle le niveau de coupure entre les deux variantes d'une philosophie du cogito.
Comment définirons-nous dès lors chacune de ces variantes ? Les thèses décisives qui structurent les systèmes apparaissent désormais comme autant de solutions élaborées dans le cadre d'un champ thématique aux contours précis. Il y a donc un rapport essentiel d'homologie entre les systèmes qui explique les corrélations décelées, Dans le paragraphe 11 de cette étude nous tentons d'expliciter ce champ thématique commun à nos auteurs qui constitue, en fait, le schème conceptuel par rapport auquel se définissent leurs conceptions philosophiques.
Cette définition rend possible une nouvelle exposition de chaque système : l'homologie que nous trouvons à l'égard de leurs éléments théoriques fondamentaux se double d'un isomorphisme quant à l'« ordre des raisons ». Dans les dix premiers paragraphes de notre étude nous essayons de montrer qu'il est possible d'aboutir, par une démarche réflexive identique, à l'ensemble des propositions philosophiques principales de Husserl et de Lukàcs.
Le champ thématique qui constitue le schème conceptuel d'une philosophie du cogito peut être organisé autour d'une série dichotomique. À la tête de celle-ci nous trouvons le couple sujet-objet. La définition du rapport où se trouvent les deux termes de cette dichotomie ne recoupe pas cependant le seul champ thématique d'une philosophie du cogito ; elle recoupe en même temps celui, symétrique, que l'on peut définir par opposition à cette philosophie. En d'autres termes, nous pouvons concevoir un schème conceptuel qui s'organise aussi autour de cette série dichotomique, mais dans lequel tous les termes de la série ont leurs signes renversés.
Cette possibilité n'est pas seulement théorique car les deux systèmes que nous examinons et qui apparaissent comme autant de variantes d'une philosophie du cogito, se définissent eux-mêmes aussi par opposition à d'autres conceptions philosophiques ; la critique qu'ils pratiquent renvoie donc à un autre schème conceptuel.
Chez Husserl et Lukàcs la forme principale dans laquelle s'exprime cette critique est la dichotomie naturalisme-antinaturalisme. Elle recouvre et explique les dichotomies téléologie-causalité, interaction-causalité et totalisme-atomisme. Elle organise ainsi au niveau de l'épistémologie un champ thématique axé, d'une part, sur le couple sujet-objet, d'autre part, sur le couple nature-société. L'histoire ou, plutôt, l'historique devient alors le thème central de la problématique.
Dans l'introduction à la seconde partie de cette étude nous examinons, en premier lieu, le fondement philosophique que fournit le néo-positivisme à la thèse naturaliste. Ce naturalisme renvoie-t-il à un schème conceptuel que l'on peut définir par opposition à toute forme de philosophie du cogito ?
Dans le contexte doctrinal de notre étude cette question peut être formulée en termes du problème que pose l'élaboration d'une « théorie constitutive ». Nous distinguons le problème de l'édification ou du fondement du corpus propositionnel de la science objective - objet d'une « théorie constitutive restreinte » - de celui de la « construction » de la réalité objective dans son ensemble - thème d'une « théorie constitutive large » -. Le résultat de notre enquête montre qu'une véritable neutralisation du sujet ne s'est pas produite aussi longtemps que le néo-positivisme a essayé d'élaborer une théorie constitutive restreinte axée sur des déterminations objectives au sens physicaliste de ce terme. Cette neutralisation n'a pu être achevée que par la voie d'une conversion de la relation existant entre le langage et la réalité - physique - dans une pure relation syntaxique à l'intérieur d'un système de propositions. En d'autres termes, seule une philosophie du langage - dans ce cas, du langage de la science - a pu fournir les fondements d'une théorie qui s'oppose à toute forme de philosophie du cogito, à la condition cependant, et c'est un point fondamental, de n'avoir pas considéré que le langage lui-même est une activité productrice.
Si les méthodologies que l'on propose en vue de la constitution d'un savoir scientifique trouvent leur fondement dans des systèmes philosophiques, on ne saurait voir ceux-ci libres de toute influence exercée par le savoir scientifique constitué. Notre enquête montre qu'à chacun des grands domaine du savoir scientifique est associée une forme principale de philosophie définie, d'abord, par la présence ou l'absence de la notion de sujet, ensuite, par une conception, particulière du sujet.
Ces corrélations expriment, bien entendu, une tendance dont la réalisation se voit soumise, dans chaque cas, à un certain nombre de conditions spécifiques. Mais cette tendance agit d'une façon contraignante sur les systèmes car, d'une part, elle limite leurs possibilités logiques, d'autre part, elle exige de chaque système le privilège d'une certaine problématique qui apparaît, dès lors, comme celle qui fixe le niveau de coupure entre ces possibilités logiques différentes.
Ainsi, par exemple, une philosophie « objectiviste » élève les sciences de la nature à la catégorie de sciences paradigmatiques, ce qui détermine d'emblée deux possibilités logiques et, semble-t-il, seulement deux possibilités en ce qui concerne la question du sujet : ou bien celui-ci est conçu comme un sujet singulier, ou bien la notion de sujet est éliminée du système. Cette élimination n'est rendue possible dans le contexte néo-positiviste du problème que par l'introduction d'un ensemble d'affirmations qui permettent d'opérer cette substitution fondamentale : le problème gnoséologique ne se pose plus en termes du sujet et de l'objet, mais en termes d'une relation - syntaxique - existant à l'intérieur d'un système de propositions.
L'examen de la philosophie néo-positiviste nous montre la seule voie qui permet, dans la perspective de notre problématique, d'aboutir à une théorie qui se définit par opposition à toute forme de philosophie du cogito. Quelles réponses au problème de la connaissance sociale et historique peuvent être élaborées à l'intérieur du schème conceptuel d'une philosophie « objectiviste » ?
Les derniers paragraphes de cette étude sont consacrés à l'analyse de la conception de Popper sur la connaissance sociale et historique. Cette analyse montre, en premier lieu, que la neutralisation du sujet ne peut consister dans l'élimination de la notion de sujet dans le système : la problématique de l'histoire exige l'inclusion de cette notion. L'analyse montre, en second lieu, les formes sous lesquelles s'opère pratiquement cette neutralisation.
Ces formes s'organisent dans une série d'antinomies épistémologiques dont le fondement et l'expression synthétique résident dans la séparation du sujet de la pensée historique et du sujet de l'action sociale, autrement dit, dans l'antinomie de la connaissance et de l'action sociale et historique. La démarche de Popper aboutit, en effet, à une situation dans laquelle la pensée de l'histoire et l'action sociale ne peuvent être conçues que comme pensée et action d'un sujet porteur de valeurs, mais dans laquelle aussi les valeurs du sujet pratique échappent à toute détermination historique de même que les valeurs du sujet de la connaissance historique échappent à toute détermination sociale. L'antinomie de la connaissance et de l'action sociale et historique renvoie donc à celle, fondamentale, du fait et de la valeur.
Or, il est toujours question d'un sujet singulier : le sujet de la connaissance historique et celui de l'action sociale est, chez Popper, l'individu. La neutralisation du sujet s'opère donc, dans cette perspective objectiviste, à partir du moment où l'on conçoit le sujet social et historique comme un sujet singulier.
Peut-il y avoir un sujet qui soit, en même temps, celui de la connaissance et de l'action ? Et à quelles conditions peut-on poser un sujet chez qui ce dédoublement se trouve aboli ? Autant de questions pour lesquelles les systèmes de Husserl et de Lukàcs proposent des réponses différentes qui cependant se rejoignent dans ce qui sous-tend leurs derniers aboutissements : la traduction d'un caractère processuel dans la substantialité d'un être.
Où chercher donc ce lieu privilégié à partir duquel le sujet pourrait apparaître comme produit et producteur d'une histoire qui ne serait dès lors ni un pur système de déterminations objectives ni le seul réceptacle des significations ?
Seul le discours historique pris dans la singularité de sa structure et de ses fonctions apparaît à la fin de ce long cheminement comme le lieu privilégié où le sujet peut se dévoiler comme produit et producteur d'une histoire.
[1] Lucien GOLDMAN, Recherches dialectiques, p. 40-42.
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