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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Le développement des idéologies au Québec des origines à nos jours (1977) Présentation de l'oeuvre
Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Denis Monière, Le développement des idéologies au Québec des origines à nos jours (1977). Montréal: Éditions Québec/Amérique, 1977, 382 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 8 juin 2004]
L'histoire de ce concept est jalonnée d'une multitude de définitions qui n'échappent pas elles-mêmes à la contamination idéologique. Sans vouloir amorcer ici un débat sur le caractère scientifique du concept d'idéologie, ni faire une incursion dans le rapport science-idéologie, nous nous contenterons de présenter une définition du concept qui permettra au lecteur de saisir l'objet de notre propos et de comprendre la problématique qui nous guidera dans l'exploration du mouvement des idées au Québec. Une idéologie est un système global plus ou moins rigoureux de concepts, d'images, de mythes, de représentations qui dans une société donnée affirme une hiérarchie de valeurs et vise à modeler les comportements individuels et collectifs. Ce système d'idées est lié sociologiquement à un groupe économique, politique, ethnique ou autre, exprimant et justifiant les intérêts plus ou moins conscients de ce groupe. L'idéologie est enfin une incitation à agir dans telle ou telle direction en fonction d'un jugement de valeur. Elle a principalement quatre fonctions: elle rationalise une vision du monde et la présente comme universelle, elle cherche à «éternaliser» des valeurs particulières, en ce sens elle est anhistorique. Elle est apologétique en légitimant des structures de classes et la domination d'une classe. Elle est mystificatrice car elle déguise plus ou moins consciemment la nature réelle d'une situation, masque de cette façon les intérêts de classe et cherche à réaliser l'intégration sociale. Elle a une efficience, c'est-à-dire qu'elle mobilise les énergies individuelles et collectives et les oriente vers l'action. Elle intervient dans la réalité et sert de guide à la pratique. Cette définition est, à elle seule, insuffisante pour expliquer le phénomène idéologique. Elle doit être complémentée par une analyse du processus de production des idéologies.
Pour élaborer cette théorie des idéologies, nous nous référerons à la tradition marxiste et au matérialisme historique. Dans cette perspective, l'analyse idéologique ne consiste pas seulement à décrire ce que les politiciens, les partis politiques, les groupes de pression, la presse, pensent et disent; son objectif est d'expliquer pourquoi ils pensent ceci plutôt que cela, à un tel moment et pas à un autre; c'est en définitive de dévoiler le rapport entre le discours et les intérêts matériels et d'en faire la critique. Pour arriver à formuler des explications plausibles, il est donc essentiel d'avoir un cadre théorique capable de fournir une interprétation satisfaisante de la nature des idéologies, de leur origine, de leur développement, de leurs rôles et fonctions.
Le problème des idéologies a été abordé par Marx et Engels dans plusieurs ouvrages, surtout dans l'Idéologie allemande, les Thèses sur Feuerbach, le 18 Brumaire, le Capital. Cependant, dans aucun de ces ouvrages, Marx ne donnera de définition synthétique du concept. Marx décrit plutôt comment travaille l'idéologie dans une formation sociale. Dès lors, dans la théorie marxiste, le terme idéologie peut prendre divers sens et pour bien en saisir la portée, il faut resituer ce concept dans le cadre d'analyse qu'est la conception matérialiste de l'histoire.
L'essence de la conception matérialiste de l'histoire tient dans la proposition selon laquelle la conscience est déterminée par l'être social. Marx résume sa pensée dans l'Avant-propos à la critique de l'économie politique: Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés nécessaires, indépendants de leur volonté, ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. (1)
Marx reproche aux penseurs et philosophes qui l'ont précédé d'ignorer l'activité réelle des hommes comme facteur déterminant de l'histoire. Pour lui, l'histoire ne résulte ni de la volonté de Dieu ni du mouvement des idées, elle résulte de l'activité pratique des hommes.
C'est dans l'Idéologie allemande que Marx et Engels développeront le matérialisme historique afin de se dégager de l'idéalisme de la philosophie allemande et d'en faire la critique.
La philosophie allemande était pour Marx idéaliste parce qu'elle considérait que les idées et les concepts étaient des principes déterminants et qu'il suffisait de changer les idées pour que la réalité change. Pour Marx, ce ne sont pas les idées qui déterminent la réalité mais la réalité qui produit le monde des idées; c'est-à-dire que ce sont les hommes, par leur pratique, leur travail, qui font l'histoire. Mais ces hommes ne font pas l'histoire d'une façon indépendante, par leur propre volonté; ils sont conditionnés par les conditions matérielles, c'est-à-dire par l'état de développement des forces productives. Marx découvre la liaison étroite entre la pensée sous toutes ses formes et la réalité sociale au sein de laquelle elle se développe.
Ensuite il y a mouvement dans la réalité humaine. Toute réalité sociale se caractérise par le fait d'être historique, c'est-à-dire, transitoire. Les hommes par leurs actions changent les conditions matérielles, changent la société et ainsi se changent eux-mêmes. L'homme est donc fait par ce qu'il fait, il est le produit de son produit. La philosophie et la théorie en elle-même sont insuffisantes pour transformer le monde, c'est la pratique concrète des hommes qui est la force motrice de l'histoire. Par conséquent, aucune idée, aucun système théorique, aucun mode de pensée n'existe de manière autonome et ces idées ne peuvent être comprises qu'en étant mises en relation avec les conditions historico-sociales passagères dans lesquelles vivent les hommes qui les élaborent. Si on veut comprendre et expliquer les idées que les hommes se font d'eux-mêmes, de leur société, il faut les relier à ce qu'ils font, c'est-à-dire au mode de production qu'ils utilisent pour assurer leur vie matérielle. Il est à noter aussi qu'en plus de développer la thèse de l'union étroite entre la pensée et l'action, Marx développe aussi l'idée du sujet collectif ou transindividuel, ce qui veut dire que ce ne sont pas les individus ou les génies, les grands hommes qui font l'histoire. C'est en tant que classes que les hommes font l'histoire. Cela ne veut pas dire que certains individus ne jouent pas un plus grand rôle mais ils ne jouent pas leur rôle en tant qu'individus mais en tant que représentants d'une classe. Les idées des grands hommes ne sont pas leurs idées personnelles, mais sont les idées dominantes résultant du mode dominant de rapports des hommes à la nature et des hommes entre eux. L'homme concret, pour Marx, c'est l'homme social. L'essence de l'homme, nous dit Marx, c'est l'ensemble des rapports sociaux dans lesquels se trouvent engagés les individus.
L'idée centrale que nous avons développée jusqu'à présent est que la conception matérialiste de l'histoire conçoit la conscience, ce que les hommes pensent du monde et d'eux-mêmes comme étant déterminé par l'être social. Dans cette perspective l'idéologie est un produit social et pour en comprendre la nature et le développement, il faut se référer à l'activité concrète, à la façon dont les hommes produisent leur existence. La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le com-merce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leurs comportements matériels. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont producteurs de leurs représentations, de leurs idées, mais les hommes réels, agissant tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces produc-tives et des rapports qui y correspondent (2).
Le facteur déterminant de la pensée d'une époque n'est donc pas la volonté de Dieu, la constitution matérielle du cerveau et des sens (les idéologues), ni ce que l'homme mange (Feuerbach). Marx récuse ici les interprétations des métaphysiciens, des idéalistes et des matérialistes vulgaires. Dès lors, on ne peut donc pas faire une analyse des idéologies en soi, en se cantonnant, en se limitant à ce que les hommes disent, se représentent, s'imaginent, etc... Il faut partir des hommes dans leurs activités réelles pour arriver à comprendre et à expliquer les représentations qu'ils se font. Pour Marx, les idées en elles-mêmes n'ont pas d'histoire, elle n'ont pas de développement autonome car la formation des idées s'explique par la pratique matérielle et la nature des rapports sociaux de production, c'est-à-dire que les idéologies sont toujours liées et portées par des classes sociales qui, par elles, cherchent à fixer la phase historique de leur domination et à la faire passer pour universelle, transhistorique et indépassable. Chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l'intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées: cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables (3).
Dans ce premier sens, l'idéologie chez Marx est donc un produit social qui a une spécificité historique et qui manifeste des conditions particulières de la production de la vie matérielle. Elle résulte de la division entre travail manuel et travail intellectuel et sa conséquence: la division de la société en classes.
La classe dominante qui possède les moyens de production produit un système de valeurs qui justifie sa domination et la présente comme universelle et nécessaire, pour ainsi dire naturelle. Par ce système de valeurs, elle cherche à fixer les règles et les normes de comportement de tous les membres de la société de telle sorte que sa position dominante ne soit pas remise en question. Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de la production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. (4)
L'idéologie dans son essence est donc le produit de l'interaction des classes qui constituent la société et elle manifeste le caractère particulier des conditions de production de la vie matérielle et sociale qu'elle a pour fonction de faire accepter comme universelles.
Dans un deuxième sens qui découle du premier, l'idéologie est donc une fausse conscience, une illusion. Elle présente une vision du monde déformée qui mutile la réalité. Elle masque la situation réelle des classes et des individus qui les composent. Elle est à la fois illusion pour la classe dominante qui se perçoit comme universelle et pour les classes dominées qui ne perçoivent pas leurs intérêts réels et leurs conditions d'exploitation, d'aliénation et de domination. Dans une perspective plus large, l'idéologie serait une représentation erronée de l'histoire. Elle est erronée parce qu'elle se présente comme universelle, autonome, indépendante des pratiques sociales. Pour Marx, la philosophie, le droit, la religion, la morale, l'art et le savoir n'ont que l'apparence de l'indépendance.
Par conséquent, l'idéologie a un effet d'occultation et de mystification. Elle présente un ensemble de valeurs qui modèlent les attitudes et les conduites. Sa fonction est de fixer des réponses et non de susciter des questions, elle construit une image simplifiée de la réalité sociale et, ce faisant, elle voile les possibles. Dans tout discours idéologique, il y a donc un dit et un non-dit, un contenu et une absence.
Cependant, les idéologies ne sont pas totalement fausses. Elles partent d'une certaine réalité partielle et fragmentaire mais la saisie de la totalité leur échappe à cause des conditions particulières, spécifiques qui leur donnent naissance. Elles sont illusoires en ce qu'à la totalité réelle, elles substituent une totalité abstraite, celle de la classe dominante, et représentent en ce sens des intérêts définis, limités et particuliers. Les idéologies ignorent donc leurs rapports à la praxis, elles ne reconnaissent pas les conditions matérielles qui les ont engendrées. Mais elles sont aussi significatives, elles sont vraies en ce sens qu'elles représentent des intérêts particuliers.
Si l'idéologie sert à mystifier les autres classes en les faisant consentir à la domination de la classe dominante, elle a aussi pour Marx un effet d'auto-occultation. Le processus d'auto-occultation est celui par lequel une classe sociale semble réaliser un aveuglement spontané de sa situation, de ses intérêts et de ses objectifs. Ce processus s'explique dans de nombreux cas par le poids de la tradition, du passé: Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants. (5)
Cette affirmation de Marx relativise le poids de la structure économique dans la détermination de la superstructure idéologique. Autrement dit, le mode de production dominant n'impose pas nécessairement et automatiquement les structures juridiques, politiques et idéologiques concordantes. Il n'y a pas que le mode de production qui détermine les rapports sociaux et l'idéologie mais il y a aussi le poids des idéologies passées qui interviennent dans les rapports entre infrastructures et superstructures. Il faut donc insister ici sur la nature dialectique des relations entre mode de production de l'existence et idéologie, car si l'idéologie est constituée par les conditions matérielles, à son tour elle intervient dans les pratiques qui façonnent les conditions d'existence, selon un mouvement dialectique qui va du vécu au conçu et du conçu au vécu.
Engels précise ce point dans une lettre à J. Bloch: Selon la conception matérialiste de l'histoire, l'élément déterminant en dernière instance de l'histoire, c'est la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi-même n'avons dit rien de plus. Il s'ensuit que si quelqu'un déforme ceci en disant que l'élément économique est le seul élément déterminant, il transforme cette proposition en une phrase dépourvue de sens, abstraite, sans signification. La situation économique constitue la base, mais les divers éléments de la superstructure exercent aussi leur influence sur le cours de la lutte historique et dans certains cas leur rôle est prépondérant dans la détermination de sa forme. Il y a une interaction entre tous ces éléments où le mouvement économique ne s'affirme qu'à la fin comme nécessaire. (6) Et, il faut considérer comme le fait Lucien Goldmann que toute l'uvre de Marx est une critique de l'économie politique et qu'en ce sens la prédominance des facteurs économiques est elle-même historiquement déterminée. Elle n'a rien d'un absolu transhistorique (7).
Dans le 18 Brumaire, Marx apporte donc des précisions importantes à sa conception de l'idéologie car il souligne que même si l'idéologie présente une vision déformée de la réalité, même si elle est illusoire et fictive, cela ne veut pas dire qu'elle soit dépourvue de pouvoirs réels. Toute idéologie est donc active et efficace. Les idéologies constituent la médiation entre la praxis et la conscience, c'est-à-dire qu'elles interviennent dans la réalité et servent de guide à la pratique des hommes. Elles fournissent une rationalité qui modèle les croyances, les attitudes et les comportements. En ce sens, elles servent à l'action. Elles interprètent le réel à travers des valeurs particulières et elles reviennent vers le réel pour imposer des règles et des inhibitions. Cette position a des conséquences théoriques importantes car elle confère à l'idéologie une certaine force productive puisque les hommes produisent, organisent leur travail et leur vie avec leur conscience, en se représentant à l'avance le résultat de leurs activités, puisqu'ils essaient de faire correspondre projet et action. L'idéologie n'est plus, dès lors, confinée, enfermée dans la superstructure; elle n'est pas qu'une instance parmi d'autres, elle est à tous les niveaux, elle les cimente et leur donne une cohérence. Dans cette perspective, l'idéologie ne prend pas uniquement la forme du discours, elle est aussi matérielle, c'est-à-dire qu'elle se retrouve dans l'organisation du travail, dans les appareils de production, dans les institutions sociales et politiques, dans les appareils juridiques, lois, cours de justice, dans les appareils d'État, police, université, etc.
Donc, en conclusion, nous pourrions dire que le mode de production dominant d'une formation sociale a le rôle principal dans la détermination de l'idéologie dominante, mais que des variations sont possibles en raison de déterminations auxiliaires exercées par des éléments superstructurels caractéristiques de la formation sociale antérieure et/ou par l'intervention, dans le champ idéologique d'une formation sociale donnée, d'éléments superstructurels empruntés ou imposés par l'interaction entre formations sociales à mode de production différencié. De cette façon, pensons-nous, le matérialisme historique peut rendre compte de la dynamique du processus de production des idéologies qui tout en étant un effet de structures sont aussi effet des superstructures inter et intra formations sociales et qui interviennent dans le processus de reproduction sociale.
b) Le développement des idéologies en situation coloniale (8)
L'élément fondamental de la théorie marxiste des idéologies est donc que la formation des idées, des représentations dépend des activités pratiques des hommes par lesquelles ils produisent leurs moyens d'existence et les rapports sociaux qui en découlent. Mais cet aspect à lui seul ne suffit pas pour expliquer la configuration idéologique d'une formation sociale et son procès de développement, car d'autres facteurs interviennent. La dialectique de la production des idéologies n'est pas que verticale, elle est aussi horizontale et ceci de deux façons. En premier lieu, il faut éviter de se laisser enfermer dans une logique unitaire du mode de production et de la formation sociale et par conséquent, nous devons tenir compte des rapports entre modes de production, c'est-à-dire que dans une formation sociale donnée il peut y avoir coexistence de plusieurs modes de production. Ainsi, la dominance du mode de production capitaliste peut parfaitement s'accommoder pendant un certain temps du moins de la persistance de certains aspects du mode de production féodaliste ou esclavagiste même si sa logique ultime est de les éliminer et de se généraliser. Donc, dépendant de l'articulation entre ces modes de production, on pourra retrouver dans la superstructure d'un mode de production dominant des éléments superstructurels du mode de production antérieurement dominant surtout dans les périodes de transition. Il n'y a pas nécessairement étanchéité entre les composantes de modes de production différents coexistant dans la même formation sociale. C'est ce phénomène que Marx désigne lorsqu'il parle du poids de la tradition (9) et par lequel il explique le décalage possible ou la non-concordance entre les éléments structurels et les éléments superstructurels. Par conséquent, les éléments d'une configuration idéologique passée peuvent se retrouver dans l'ensemble superstructurel présent.
Pour bien comprendre le processus de production des idéologies, il faut aussi éviter de considérer une formation sociale comme un système clos et tenir compte des interactions entre les formations sociales à mode de production différencié. Ainsi, le champ idéologique d'une formation sociale donnée peut être pénétré par des éléments idéologiques produits par un autre type de formation sociale. Les idéologies, tout comme la marchandise et souvent avec elle, circulent et peuvent intervenir de façon significative dans la formation des représentations et des projets des classes en lutte. Même si on peut retrouver dans une formation sociale des éléments idéologiques empruntés, ceux-ci seront révisés et adaptés en fonction de la situation matérielle de la classe qui les adopte. C'est dans cette perspective que s'inscrit la problématique du développement des idéologies en situation coloniale.
Avant d'aborder l'examen de cette situation particulière et voir s'il y a vraiment spécificité du développement des idéologies dans les sociétés colonisées, il nous faut aussi esquisser les principes généraux du changement idéologique. Nous ne nous préoccuperons pas ici du problème de l'origine des idéologies ni de l'aspect individuel du changement idéologique, c'est-à-dire des facteurs psychologiques; nous insisterons plutôt sur les facteurs fondamentaux susceptibles de fournir une explication de ce phénomène sur le plan historique au niveau des formations sociales.
Dans la perspective du matérialisme historique, les transformations idéologiques à l'intérieur d'une formation sociale sont expliquées principalement par les transformations des conditions de production de la vie matérielle et par les rapports sociaux qui en découlent.
Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale? Que démontre l'histoire des idées si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante. (10)
Dès lors, l'analyse du changement idéologique doit procéder au préalable à l'analyse des rapports de production et des rapports sociaux qui, en raison de leur caractère antagonique, donnent naissance à diverses représentations ou visions du inonde, de sorte qu'en définitive les changements idéologiques résultent de la lutte des classes. Ici le changement idéologique est le changement de l'idéologie dominante. Mais il ne faudrait pas croire que ce processus s'effectue mécaniquement par le jeu des structures et la force des choses.
Engels s'explique clairement sur ce sujet dans une lettre à Heinz Starkenburg (janvier 1894): Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc... est fondé sur le développement économique. Mais toutes ces sphères réagissent les unes sur les autres et aussi sur le fondement économique. La situation économique n'est pas la seule cause active, tandis que tout le reste n'aurait qu'un effet passif. Il y a plutôt interaction entre les sphères sur la base de la nécessité économique qui prédomine toujours en fin de compte. (11)
Cette approche implique une causalité multiple mais hiérarchisée et dialectisée. D'autres variables interviennent dans la dialectique historique du développement idéologique, c'est-à-dire que dans la lutte des classes les appareils politiques et idéologiques jouent un rôle actif et peuvent entraver le changement idéologique. L'idéologie dominante n'est pas inoffensive quant au développement de l'idéologie des classes dominées car sa fonction consiste précisément à détourner ces classes de la prise de conscience de leur subordination. On retrouve alors chez les dominés le poids de la domination de la classe dominante et de son idéologie. L'histoire n'est pas une mécanique bien huilée qui se déroulerait inexorablement de la même façon que les lois de la gravitation. Elle se fait dans des conditions déterminées par la pratique, par l'action de sujets collectifs, pratique elle-même conditionnée par le poids des structures et par l'expérience des générations antérieures mais en même temps orientée par un projet, par la conscience du possible et du dépassement. Par conséquent, les voies du changement ne sont pas données à priori et les facteurs subjectifs et conjoncturels ne sont pas exclus; ils sont réinscrits dans la totalité du processus social, et une démarche analytique compréhensive, tout en tenant compte de l'ensemble, doit aussi considérer les particularités. L'avantage de cette approche à l'égard du changement idéologique est de permettre la saisie des parties dans le cadre de la totalité.
Le mode de production de la vie matérielle détermine, en dernière instance sur le plan historique, les transformations idéologiques, mais «en dernière instance» signifie lorsque tous les autres facteurs déterminants ont été pris en considération, on en revient à l'élément de base de l'existence: la production des moyens d'existence et les rapports sociaux de production. Il ne s'agit donc pas de tout expliquer seulement par des facteurs économiques mais d'être conscient qu'en dernière analyse cet aspect est le fondement de la vie concrète et de la totalité sociale et qu'en conséquence le développement des idéologies est consécutif du développement des rapports de production d'une formation sociale, que les idées ne peuvent changer par elles-mêmes, qu'elles se constituent et se développent par la médiation de la pratique. Ce sont là les principaux jalons théoriques qui nous permettront par la suite d'exposer la spécificité du développement des idéologies en situation coloniale.
Jusqu'à présent nous avons surtout été préoccupé par le développement des idéologies à l'intérieur d'une formation sociale, mais nous ne pouvons en rester là, car sauf rares exceptions, les formations sociales ne sont pas des systèmes clos et autarciques du moins depuis la généralisation de l'échange marchand; il faut suivre la logique de développement du capitalisme et considérer aussi le développement idéologique par rapport à l'interaction entre formations sociales à modes de production différenciés. Historiquement, le capitalisme s'est développé dans un milieu social non capitaliste et ce qui caractérise ce mode de production c'est la nécessité de l'expansion. L'accumulation du capital et la reproduction de cette accumulation exigent inéluctablement la recherche de nouveaux marchés pour écouler les surplus, de nouvelles sources de matières premières et de main-d'uvre, de nouveaux débouchés pour les capitaux et tend à la généralisation des rapports de production capitaliste. La conséquence de cette logique est la pénétration, la conquête de nouvelles régions non capitalistes et la destruction ou l'altération des structures sociales non capitalistes auxquelles le capitalisme se heurte dans son expansion (12). Notre objectif ici sera donc de mettre en lumière les effets de ce processus pour le développement des idéologies dans ces formations sociales non capitalistes et pour ce faire nous utiliserons le principe dialectique suivant énoncé par Mao Tsé-Toung: «Les causes externes constituent la condition des changements... les causes internes en sont la base, et... les causes externes opèrent par l'intermédiaire des causes internes (13)» Ceci implique que les effets superstructurels de la pénétration capitaliste varieront selon les conditions spécifiques de chaque formation sociale non capitaliste. Nous n'essaierons pas ici de rendre compte de la multiplicité des combinaisons possibles, nous nous proposons plutÔt de dégager les principes généraux de ce processus.
Dans les formations sociales du centre, le mode de production capitaliste tend à être exclusif, à détruire les autres types de modes de production. Dès lors, la structure sociale a tendance à la polarisation en deux classes fonda-mentales, ce qui n'élimine pas la possibilité de formation sur une base politique et idéologique de nouvelles strates sociales. À l'inverse, dans les formations sociales périphériques, le mode de production capitaliste est introduit de l'extérieur et se développe en fonction du marché extérieur de sorte qu'il tend seulement à être dominant. Dépendant du moment de la pénétration, des particularités du mode de production existant au centre et des conditions spécifiques à la périphérie, on pourra retrouver diverses combinaisons possibles où coexistent avec la dominance capitaliste des modes de production précapitalistes qui peuvent être soit tributaire, marchand simple, féodaliste ou esclavagiste. Ces modes de production sont intégrés dans un système et sont asservis aux fins propres du capital dominant; par exemple le paysan produit dans le cadre de son ancien mode de production mais il produit désormais des produits exportés vers le centre. La production est donc faite pour le marché extérieur et secondaire-ment pour assurer la reproduction des forces productives. Alors que les échanges sont réglés sur une base capitaliste, la production des marchandises, elle, est fondée sur une base non capitaliste (pseudo féodale ou pseudo esclavagiste par exemple). «La forme des formations périphériques dépendra finalement à la fois de la nature des formations précapitalistes agressées et des formes de l'agression extérieure (14).»
Il en résultera un développement différencié des structures sociales et des idéologies. Ainsi par exemple la structure sociale d'une formation périphérique tendra à l'hétérogénéité et non à la polarisation comme c'est le cas au centre. La structure sociale périphérique est une structure tronquée et elle ne peut être comprise que comme un élément d'une structure sociale mondiale. L'histoire de l'Amérique latine illustre bien ce processus. Les formations sociales américaines se différencient des formations asiatiques ou africaines du fait qu'elles ont été peuplées d'émigrants venus s'établir avant le triomphe définitif du mode de production capitaliste au centre et qui ont refoulé ou exterminé les populations indigènes. Selon S. Amin: «C'est au cours de cette période mercantiliste que l'Amérique latine a acquis ses structures définitives essentielles qui la marqueront jusqu'à nos jours. Elles seront fondées sur un capitalisme agraire latifundiaire dont la force de travail est formée par des paysans à statut diminué (péons et anciens esclaves). S'y ajoutera une bourgeoisie marchande compradore locale lorsque le monopole de la métropole se distendra (15)». Ce processus amènera au pou-voir les propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore locale, et engendrera la formation d'un prolétariat limité et l'appauvrissement de la paysannerie. Le développement des formations sociales périphériques ne suit donc pas le modèle de développement des formations sociales du centre. Il en va de même en ce qui concerne le développement idéologique. Alors qu'en Europe, au XIXe siècle, l'idéologie libérale a été le drapeau de la bourgeoisie industrielle, en Amérique latine elle sera celui des propriétaires fonciers et des commerçants. Il en résultera toutes sortes de distorsions. Pour décrire ce phénomène, nous nous servirons du cas brésilien qui a été bien analysé par Roberto Schwarz (16) qui par l'étude de la littérature de son pays constate le décalage entre les valeurs libérales qu'elle véhicule et la réalité de l'esclavagisme. Il s'agit là, selon l'auteur, d'une comédie idéologique différente de celle de l'Europe. Alors qu'en Europe les idées de liberté du travail, d'égalité devant la loi, d'universalisme étaient des idéologies voilant l'essentiel - l'exploitation du travail - elles correspondaient cependant aux apparences, au Brésil toutefois ces mêmes idées étaient fausses dans un sens différent. La pénétration du mode de production capitaliste dans des formations sociales précapitalistes a pour effet au niveau idéologique d'accentuer les contradictions par rapport à la réalité. La présence au Brésil de la pensée économique bourgeoise - la priorité du profit avec ses corollaires sociaux - était inévitable dans la mesure où elle dominait le commerce international vers lequel notre économie était tournée, et la pratique per-manente des transactions commerciales éduquait dans ce sens au moins une masse peu nombreuse mais non négligeable. De plus, peu d'années auparavant, nous avions acquis notre indépendance au nom d'idées françaises, anglaises et américaines, idées libérales à des degrés divers qui entrèrent ainsi dans notre identité nationale. D'autre part, et avec une fatalité identique, cet ensemble idéologique allait se heurter à l'esclavage et à ses défenseurs et, ce qui est pire, coexister avec eux (17).
L'idéologie libérale, en se combinant avec une pratique esclavagiste dont en principe elle devait être la critique, était un contresens, elle devenait extravagante, perdait toute crédibilité et par conséquent cessait de tromper. Dès lors, la fonction de l'idéologie dans le cadre de la colonisation n'est pas de légitimer la situation en la masquant, sa fonction est de conférer un prestige social à la classe dominante, une identification avec le monde moderne de l'Europe prestigieuse. Sa raison d'être est conditionnée par le marché externe, sur le plan interne elle est dépourvue d'efficacité et sert de colifichet, de décoration qui jure par rapport au contexte. Nous avons vu que les idées de la bourgeoisie dont la sobre grandeur remonte à l'esprit public et rationaliste de l'Illustration, y prennent la fonction... d'ornement et marque de noblesse; elles attestent et célèbrent l'appartenance à une sphère auguste, celle de l'Europe... qui s'industrialise. (18)
Dans ce contexte de dépendance, le développement idéologique est tout à fait dissonant, désaccordé par rapport à la situation concrète. C'est un cas d'autonomie parfaite de l'idéologie par rapport à la base économique interne. Cette autonomisation ne traduit cependant que la détermination par la base économique externe, c'est-à-dire les rapports de dépendance envers le développement du mode de production capitaliste au centre.
Bref, dans les revues, les murs, les maisons, les symboles nationaux, les déclarations révolutionnaires, la théorie, partout et toujours, le même habit d'arlequin: le désaccord entre la représentation et ce que en y réfléchissant, nous savons être son contexte. C'est ainsi qu'un latifundia peu modifié regarda défiler les manières baroques, néo-classiques, romantiques, naturalistes, modernistes et autres, qui, en Europe, accompagnaient et reflétaient d'immenses transformations de l'ordre social (19).
Mais au contraire, dans une société dépendante, les transformations de l'idéologie dominante sont accompagnées d'une inertie des relations sociales. Ainsi l'idéologie dominante (en l'occurrence le libéralisme) est décentrée par rapport à son usage européen et prend toujours un sens impropre. Ce décentrement s'explique historiquement par les relations de production et de parasitisme dans le pays, par sa dépendance économique par rapport à l'Europe et l'hégémonie intellectuelle de cette dernière.
Pour analyser et comprendre la spécificité du développement idéologique dans les formations sociales colonisées il faut recadrer notre perspective en fonction du processus de colonisation dans le contexte mondial tout en tenant compte des formes spécifiques des modes de production antérieurs à la pénétration capitaliste, ces modes de production pouvant être soit détruits, marginalisés ou conservés selon le type de processus de colonisation.
Il faut bien voir aussi que chaque processus de colonisation diffère selon l'état de développement de la puissance colonisatrice et en fonction des conditions spécifiques du lieu où se fait la pénétration. On ne peut donc en ce domaine faire appel à un modèle simple qui contiendrait toutes les possibilités de variations... On ne peut que suggérer quelques propositions générales qui pourront servir de guide à l'exploration.
Nous devons d'abord reconnaître les particularités structurelles des formations sociales coloniales pour en comprendre le développement idéologique. En premier lieu, le processus de colonisation implique la pénétration dans une formation sociale d'une force sociale qui, par sa puissance technique et son système normatif, est en mesure de se soumettre les autochtones et d'imposer un ordre socio-économique qui correspond à une rationalité et à des finalités exogènes. Ici l'articulation des modes de production ne se fait pas dans un rapport symbiotique en ce sens, par exemple, où le capitalisme s'est développé à l'intérieur du monde féodal. La pénétration du capitalisme à la périphérie mène à la coexistence des modes de production, ce qui donne des combinaisons hybrides qui ne se retrouvent pas au centre et qui marquent une spécificité. On pourrait dire qu'il y a plutôt désarticulation des modes de production, c'est-à-dire que le mode de production exporté n'est nullement en rapport sur le plan historique avec le mode de production pénétré. Il se produit en quelque sorte une coupure dans le développement suite à l'intervention colonisatrice. Selon les phases coloniales déterminées par les impératifs économiques et politiques métropolitains, l'effet de la pénétration pourra être soit le maintien, la marginalisation ou la destruction des rapports de production autochtones. L'expansion coloniale implique aussi la formation d'une double structure de classes superposée; cette dualité évidemment ne peut s'appliquer que dans les situations où il n'y a pas destruction physique quasi absolue des colonisés comme ce fut le cas en Australie, aux États-Unis et dans une moindre mesure au Canada à partir du XIXe siècle. Se constitue alors un double système d'autorités, d'institutions, de normes et de comportements: celui du colonisateur valable, juridiquement s'entend, pour l'ensemble des composantes de la formation sociale et par lequel il impose sa légitimité; et celui du colonisé ne s'appliquant qu'à la structure de classes subordonnée (20). Certes, l'étanchéité n'est jamais parfaite, les deux systèmes peuvent s'influencer, mais la plupart du temps le poids de l'influence se fait plutôt sentir sur les superstructures du mode de production dominé, en ce sens que l'idéologie du colonisateur, en tant que force de domination, joue un rôle dans le processus même de colonisation, elle participe activement et directement à l'acculturation des colonisés, ce qui aboutit à la longue à la déstructuration du système social colonisé et à la folklorisation de sa culture. Dans les sociétés coloniales, on retrouve donc deux types de développement idéologique: celui de la structure sociale colonisatrice et celui de la structure sociale colonisée. Il importe donc de souligner qu'une analyse des idéologies n'est possible que par la connaissance préalable des conditions matérielles de l'existence et surtout des différences de ces conditions.
En ce qui concerne les superstructures politiques et idéologiques, la colonisation opère un transfert d'institutions, de règles, de comportements, de valeurs qui résultent de l'expérience sociale métropolitaine et qui en se substituant et en se superposant aux superstructures autochtones cherchent à légitimer les privilèges que s'attribue le colonisateur. Mais qu'est-ce au juste qui est transplanté? L'idéologie exportée correspond-t-elle à l'idéologie dominante métropolitaine? À notre avis, cela ne va pas de soi. Une approche compréhensive en ce domaine doit prendre en considération l'état des rapports sociaux de la puissance métropolitaine et comprendre la colonisation comme le produit des contradictions contenues dans ces rapports sociaux. À cet égard, on constate que, règle générale, le processus colonial est le fait d'une bourgeoisie marchande en expansion qui cherche à consolider son pouvoir économique en se servant de l'État monarchique pour financer ses entreprises. Les autres classes de la société n'ont pas d'intérêts objectifs à la colonisation qui est une phase cruciale du processus de généralisation du monde de la marchandise et de l'échange. En ce sens, la motivation colonisatrice ne peut correspondre ultimement qu'à une rationalité de l'accumulation. On n'a pour s'en convaincre qu'à rappeler les leitmotive des premiers explorateurs à la recherche de la route des Indes et de ses richesses. Puisque la société métropolitaine est dans une phase de transition où le capitalisme tente de supplanter le féodalisme, on peut supposer que sur le plan idéologique, on retrouvera chez les colonisateurs une éthique ou une rationalité ambivalente reflétant cette mutation structurelle mais fortement imprégnée des valeurs de l'idéologie de la classe en ascension. La portée de cette proposition est relative à l'aire de colonisation et surtout à la phase de la colonisation. Elle est plausible pour les sociétés coloniales américaines au début des XVIIe et XVIIIe siècles mais elle l'est beaucoup moins pour les sociétés coloniales africaines et pour la phase industrielle du capitalisme où, au contraire, ce sont souvent des fractions de classe en déclin dans la métropole qui s'expatrient aux colonies pour maintenir leur existence, car là la médiocrité et la facilité sont lois (21).
Dans ce cas, l'idéologie du colonisateur sera constituée des éléments les plus rétrogrades de l'idéologie dominante métropolitaine. Mais d'une façon ou de l'autre, il n'y a pas reproduction en colonie de l'idéologie dominante métropolitaine car la pratique coloniale exige une mentalité et une rationalité particulières. De plus, au contact de la société colonisée et pour s'adapter à la nouvelle situation que représente la domination coloniale, le système idéologique exporté déviera du modèle métropolitain. Cette différenciation ne manifeste pas l'émergence d'une base économique différente en colonie; elle signifie simplement qu'il y a accélération du développement du mode de production capitaliste dans un contexte où les forces sociales oppositionnelles sont, au début au moins, externes, c'est-à-dire proviennent d'un autre type de société, et offrent moins de résistance que dans la métropole. Dans cette situation, l'accumulation du capital fait l'économie d'une lutte de classes, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'enfantera pas de classes sociales et de rapports sociaux antagoniques. Cette différenciation n'implique pas non plus une coupure radicale, c'est-à-dire une différence qualitative, mais surtout une différence au niveau des formes et des symboles. Fondamentalement la vision du monde des classes correspondantes en métropole et en colonie, c'est-à-dire celle de la bourgeoisie reste la même: le bonheur par la propriété privée et l'accumulation des richesses sur une base individuelle. En situation coloniale, ce n'est pas tant l'idéologie qui est spécifique que son développement qui subit la pression de plusieurs dialectiques: rapports colonie-métropole, rapports colonisateurs-colonisés, rapports entre forces sociales de la structure de classes colonisatrice. Quant au système idéologique du colonisé, son développement est enrayé et détourné, car le processus de colonisation, essentiellement fondé sur la conquête militaire et la violence, entraîne la bipolarisation du système économique, c'est-à-dire que d'une part il y a production pour la subsistance (cueillette, chasse et pêche, culture, artisanat) et d'autre part la production pour l'échange où s'insère le rapport de dépendance qui à la longue se répercutera sur la production pour la subsistance. Correspond à cette bipolarisation à mode de production différencié, un dédoublement de la structure sociale et à l'intérieur de la structure sociale colonisée apparaît un double pouvoir. Il y a d'abord les autorités traditionnelles qui régissent la vie interne, il y a ensuite le nouveau pouvoir mis en place par la colonisation et qui est celui des «intermédiaires», c'est-à-dire ceux qui sont en contact avec le colonisateur. Il va sans dire que cette distinction vaut pour les fonctions et pas toujours pour les personnes qui en ont charge. Ces médiateurs tirent leur statut d'autorité de leur propre subordination à des maîtres étrangers à qui ils offrent en retour la collaboration et la soumission des colonisés. Ces derniers vivent donc sur un double registre utilisant un type de relations sociales et de symboles pour la communication interne et un autre type, emprunté celui-là, pour leurs rapports avec l'extérieur. Dès lors, le développement des idéologies est extraverti, il ne répond plus à une logique qui lui est propre car la formation sociale colonisée pour survivre est forcée d'intégrer certains éléments du système idéologique du colonisateur. C'est le groupe social médiateur qui est porteur de l'idéologie coloniale, car ses représentants ont tendance à s'assimiler et à s'identifier aux comportements, à la culture et à la vision du monde du colonisateur en mimant dans la vie quotidienne les détails du mode de vie du colonisateur (22). L'adoption d'une symbolique et d'un système de références étrangers est même la condition du maintien de leur autorité. Ces «étrangers de l'intérieur» chercheront à imposer «leur» idéologie «bâtarde» à l'ensemble de la structure sociale colonisée et pour ce faire, ils devront dénoncer les coutumes et les traditions ancestrales, c'est-à-dire le système idéologique correspondant au mode de production «traditionnel». Il en résulte un conflit entre le système de valeurs importé de l'extérieur et celui des autochtones dont l'avenir est voué à la folklorisation. Apparaît alors un type socio-culturel qui se caractérise par le transfert au plan de l'imaginaire social et des pratiques symboliques, des solutions aux problèmes que la communauté ne parvient pas à résoudre efficacement et qui compense son impuissance. Pour beaucoup de ces sociétés, la religion est l'échappatoire de l'oppression coloniale et c'est par elle qu'est perçue la possibilité de libération, de sorte que l'idéologie religieuse occupe une place centrale dans l'idéologie dominante (23). Le Québec, à cet égard, offre un bel exemple.
Les conséquences du processus de colonisation pour le développement idéologique sont donc multiples et varient selon la position sociale occupée dans la formation sociale coloniale. Dans la structure sociale colonialiste, l'idéologie de la classe dominante se démarque peu à peu de l'idéologie dominante métropolitaine et développe des aspects particuliers qui sont l'effet de la situation coloniale. Les classes dominées de la structure colonialiste, tout en étant subordonnées et exploitées, participent aussi à la domination coloniale et sont plus fortement liées à l'idéologie dominante que leurs correspondants métropolitains. Elles consentent plus facilement à leur subordination et offrent moins de résistance à l'occultation idéologique.
Dans la structure sociale colonisée, la colonisation a pour effet de bloquer la dynamique interne du développement des idéologies, d'inférioriser le groupe social dominant, de réduire l'efficace de sa vision du monde à la vie interne de la communauté colonisée et d'entraîner sa dégénérescence et sa folklorisation. Parallèlement, se développe un autre groupe social ou un autre type d'autorité, celui des médiateurs qui copient le système idéologique de colonisateur et tentent de l'imposer. Dès lors, le développement idéologique subit une dynamique extravertie qui provoque une acculturation de la société colonisée. Cette typologie ne tient pas compte de toutes les spécificités et ne colle pas parfaitement à toutes les situations concrètes. Elle peut être utile dans la mesure où elle nous guide dans l'exploration pour retrouver les particularités de chaque situation coloniale. Elle guidera implicitement notre analyse du développement des idéologies au Québec.
D'une façon générale, l'étude des idéologies d'une société doit reposer sur la connaissance du processus de formation de cette société, c'est-à-dire sa genèse historique, les conditions matérielles de son développement, sa situation dans la structure économique mondiale (rapport centre-périphérie), sa structure de classes et les luttes entre ses composantes. La combinaison de ces divers éléments permet de saisir l'articulation des principales lignes de force qui constituent les grandes phases du développement idéologique et manifestent sa spécificité.
Dans le cas des sociétés coloniales, une attention particulière doit être accordée aux rapports de forces et aux luttes idéologiques en métropole car dans une certaine mesure et pour un certain temps du moins, ces formations sociales sont dépendantes sur les plans socio-économique et idéologique. Cette détermination externe n'est évidemment pas absolue. Le poids de ces facteurs est médiatisé et relativisé par les caractéristiques internes de la société coloniale d'où émerge une autonomie relative du développement économique et social se traduisant par un développement spécifique des idéologies.
On a vu précédemment que le colonialisme engendrait une double dialectique du développement des idéologies: l'une pour la composante colonisatrice et l'autre pour la composante colonisée qui sont le plus souvent différenciées par leurs modes respectifs de production. Alors que pour la première, il y a une possibilité d'autonomisation par rapport à la métropole en raison même de la particularité de la situation coloniale, pour la seconde, au contraire, il y a blocage du dynamisme interne, dépendance et développement extraverti (i.e. en fonction de la domination de la structure socio-économique colonisatrice). À cet égard, l'obtention de l'indépendance politique n'est pas suffisante pour renverser ce rapport.
L'originalité du cas québécois réside dans la combinaison de ces deux situations, le colonisateur étant lui-même colonisé. La structure sociale québécoise a vécu successivement les deux situations inhérentes au processus de colonisation. Avant d'avoir pu réaliser son autonomisation en tant que composante colonisatrice, alors qu'elle était encore dépendante par rapport à sa métropole, elle fut elle-même conquise et soumise à la domination d'une autre métropole et d'une autre structure sociale à base économique sensiblement identique. À ce sujet, il faut toutefois souligner qu'à la suite de la domination militaire, politique et économique, apparaîtra une différenciation progressive de la base économique de la société colonisée qui se caractérisera par l'émergence d'un mode de production particulier: le mode de production des petits producteurs que nous définirons plus explicitement dans le prochain chapitre. La société dominée est alors coupée de son centre dont elle ne reçoit plus les influences idéologiques. Le processus de différenciation et d'autonomisation des idéologies est bloqué. Le développement des idéologies est soumis à la dialectique résultant de la formation d'une double structure de classes différenciées par leurs conditions d'existence et leur nationalité. La superposition de deux structures sociales n'est pas la seule conséquence de la conquête car le changement de métropole opère aussi une transformation dans le rapport des classes de la société antérieurement colonisatrice. On peut constater, en effet, que progressivement la classe ascendante, à la suite des modifications structurelles entraînées par le changement de métropole, perd sa capacité hégémonique qui est récupérée par la classe déclinante qui pour se maintenir et contrer la menace que représentait anciennement la classe ascendante, s'allie avec la classe dirigeante étrangère. On se retrouve alors avec une classe hégémonique globale: la bourgeoisie canadienne qui domine les rapports sociaux de production et, une classe hégémonique partielle, la petite bourgeoisie, qui domine la structure sociale colonisée dont la nationalité diffère de celle de la structure sociale colonisatrice.
Sur le plan idéologique, cette double structure sociale, différenciée par le mode de production et la nationalité, se traduit pour la collectivité dominée par la domination d'une idéologie figée, déterminée par les intérêts d'une classe apathique et rétrograde qui profite de la nouvelle situation coloniale pour imposer un système de valeurs hérité d'une situation historique dépassée, ce qui provoque une accentuation du décalage entre l'idéologie dominante de la structure sociale dominée et la réalité de sa situation concrète.
La classe hégémonique subordonnée dans cette formation sociale à double structure de classes exercera un contrôle sur le développement d'éléments idéologiques non conformes à ses intérêts et fera obstacle à la pénétration des influences idéologiques étrangères, ne laissant filtrer que les idéologies des classes rétrogrades des autres sociétés et celle de la classe hégémonique globale, dans la mesure où ses conséquences ne modifiaient pas sa position hégémonique partielle. Ce blocage résultera à la fois de mécanismes de contrôle structurel et culturel et sera surtout efficace après l'échec de 1837-1838 et jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale où l'idéologie dominante de la formation sociale québécoise sera celle d'une société catholique et rurale.
Ce sont là quelques jalons théoriques qui baliseront notre exploration du développement des idéologies au Québec et que nous devrons raffiner afin de tenir compte des orientations et phases particulières de ce développement. Cette conceptualisation nous servira de cadre d'analyse et nous guidera dans la sélection et l'organisation du matériel idéologique.
Notes : (1) K. Marx, Avant-propos à la critique de l'économie politique, Paris, La Pléiade, p. 27. (2) K. Marx et F. Engels, l'Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1966, p. 35. (3) Ibid., p. 77. (4) Ibid., p. 74. (5) K. Marx, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, J. J. Pauvert, 1964, p. 219. Dans le 18 Brumaire, il analyse l'attitude des paysans français. Ceux-ci votent pour Louis Bonaparte qui est objectivement hostile à leurs intérêts. Ce comportement électoral découle de leur attachement à Napoléon let qui avait, cinquante ans plus tôt, légalisé leurs titres de propriété. (6) Cité par J. Israël, l'Aliénation - de Marx à la sociologie contemporaine, Paris, Anthropos, 1972, p. 530. (7) Voir Lucien Goldmann, Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1959, p. 74. (8) Version abrégée d'un article paru dans la Revue canadienne de science politique en mars 1976. (9) Voir K. Marx, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, J.-J. Pauvert, 1965. (10) K. Marx et F. Engels, le Manifeste du parti communiste, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1966, pp. 56-57. (11) Cité par F. Dumont, Les idéologies, Paris, P.U.F., 1974, pp. 24-25. (12) Pour une description exhaustive de ce processus voir Rosa Luxembourg, l'Accumulation du capital, Paris, Maspéro, 1972, tomes I et II. (13) Mao Tsé-Toung, «De la contradiction» dans Oeuvres choisies de Mao TséToung, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1966, tome 1, p. 351. (14) Samir Amin, le Développement inégal, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 258. (15) Ibid., p. 260. (16) Voir Roberto Schwarz, «Dépendance nationale, déplacement d'idéologies, littérature», dans l'Homme et la Société, n° 26, octobre-décembre 1972, pp. 99-111.
(17) Ibid., p. 100. (18) Ibid., p. 104. (19) Ibid., p. 107. (20) Cette dualité schizophrène de la mentalité du colonisé est admirablement décrite par Albert Memmi, le Portrait du colonisé, Paris, J.-J. Pauvert. 1966. (21) Voir Ibid., pp. 86 ss. (22) Voir à ce sujet l'analyse du cas malgache faite par G. Althabe, Oppression et libération dans l'imaginaire, Paris, Maspéro, 1969, p. 47. (23) Voir Pierre-Philippe Rey, Colonialisme, néo-colonialisme et transition au Capitalisme, Paris, Maspéro, 1971, pp. 457-458.
Dernière mise à jour de cette page le vendredi 2 juin 20067:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
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