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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denis Monière, “Une lecture politologique des NORMES de Maurice Séguin.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Robert Comeau et Josiane Lavallée, L'historien Maurice Séguiin. Théoricien de l'indépendance et penseur de la modernité québécoise, pp. 106-113. Montréal: Les Éditions Septentrion, 1999, 187 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 8 juin 2004]

[106]

Une lecture politologique
des
Normes de Maurice Séguin.”

Denis Monière
Politologue, Université de Montréal



Une nation a le droit que lui confère sa force [1].

                        Maurice Séguin


Lorsqu'on a sollicité ma participation pour présenter un texte sur l'héritage de Maurice Séguin, j'ai été étonné et saisi de perplexité car je ne suis pas historien de formation et je ne me perçois pas comme un héritier. J'ai dans un lointain passé osé labourer le champ de l'histoire avec les outils conceptuels de la science politique pour expliquer le développement des idéologies au Québec et les trajectoires du nationalisme. Même si je ne me sentais pas étranger aux positions de l'École de Montréal, je ne pouvais prétendre à une filiation, car je n'avais ni connu, ni fréquenté les œuvres de Séguin.

À l'époque où j'ai construit ma réflexion sur les idéologies au Québec, je n'avais pas suivi ses cours, ni lu ses normes puisqu'elles n'avaient pas encore été publiées. En fait, le seul texte auquel j'avais eu accès était « L'idée d'indépendance au Québec », mince opuscule regroupant trois conférences prononcées à la radio de Radio-Canada en 1962 et publiées par Boréal Express en 1968. Comme mon propre parcours intellectuel m'avait éloigné de Montréal et des cercles nationalistes, ayant fait mes études à Ottawa où régnait Fernand Ouellet et ayant fait par la suite mon doctorat à Paris sur la théorie systémique, je ne pouvais pas avoir été contaminé par les enseignements de ce maître à penser du néonationalisme. Et pourtant mes travaux allaient dans le même sens que ceux du courant intellectuel qu’il a inspiré, comme je le découvrirai plus tard, en lisant ses œuvres complètes publiées par Guérin Éditeur. Si je partageais les schémas interprétatifs de Séguin, cela s'expliquait beaucoup [107] plus par la fréquentation d'auteurs qui l'avaient connu et avaient reçu ses enseignements comme, Michel Brunet et surtout Gilles Bourque. Si j'avais été influencé par Séguin cela s'était produit par effet de percolation intellectuelle.

Cette présentation m’amène donc à réfléchir au cheminement de l'influence intellectuelle et au processus de transmission des savoirs entre les générations. Ma propre démarche analytique montre que l'influence intellectuelle suit des chemins tortueux et qu’il n’est pas nécessaire de fréquenter directement une œuvre pour se retrouver sur la même longueur d'onde que son auteur. Deux interprétations peuvent converger si elles appliquent le même mode de raisonnement à un objet de recherche. Ce processus d'intersubjectivité est inhérent à la logique de la découverte scientifique. Ainsi, deux chercheurs qui appliquent la même procédure de recherche au même objet doivent en principe aboutir aux mêmes conclusions. C'est en ce sens que je me reconnais en filiation avec Séguin même si je ne partage pas toutes ses thèses.

Il a proposé une interprétation synthétique et globale de la société québécoise qui intègre les diverses composantes de la vie collective. Même s'il n'en était peut-être pas conscient lui-même, sa théorisation s'inscrit dans le courant de l'analyse systémique qui a dominé les sciences sociales dans les années 1950 et 1960. La sociologie avec Parsons et la science politique avec Easton tentaient de systématiser dans une grille conceptuelle tous les facteurs qui contribuaient au développement des sociétés. Séguin lui aussi vise la construction d'une théorie générale qui soit applicable à travers le temps et l'espace. Il pense l'histoire comme un jeu de forces qui interagissent les unes sur les autres. Il n'emploie pas le concept de système mais plutôt ceux de forces ou de facteurs. On peut toutefois déplorer qu’il ait trop simplifié, comparativement à ses collègues sociologues, la configuration de la réalité sociale qu’il réduit à trois variables essentielles : soit l'économique, le politique et le culturel. Curieusement, il évacue le social comme champs significatif du réel. C'est à mon avis une des faiblesses de son modèle qui fait peu de place aux acteurs sociaux. J'y reviendrai plus loin.

Dans l'analyse des interactions entre ces facteurs, il adopte le principe de la parité causale c'est-à-dire que les facteurs se co-déterminent : l'économique agit sur le politique et le politique interagit avec l'économique et ainsi de suite pour l'ensemble des sous-systèmes qui forment la société. Il refuse de surestimer le poids d'un facteur par rapport aux autres dans l'explication de l'histoire, parce que dit-il, il n'y a pas de cause unique (p. 131). Cette indétermination causale, le démarque de la tradition marxiste qui postule le principe de la hiérarchie causale.

[108]

Hormis cette différence de logique cognitive, son cadre théorique était compatible avec la théorie marxiste puisqu'on retrouvait dans ses analyses les trajectoires des sociétés canadienne et québécoise, et des concepts-clés comme l'impérialisme, la domination, la subordination. C'est probablement par cette convergence théorique avec le systémisme et le marxisme que sa pensée a su trouver des échos favorables chez la jeune génération d'intellectuels québécois qui découvraient ces nouvelles grilles conceptuelles appliquées par la sociologie française et américaine. Les jeunes intellectuels trouvaient dans sa lecture de l'histoire du Québec un schéma interprétatif qui liait la problématique nationale québécoise à une problématique universelle, celle des rapports de domination.

Séguin, contrairement à ses maîtres qui avaient développé une vision idéaliste de l'histoire du Québec, proposait une interprétation essentiellement centrée sur l'analyse des rapports de force. Il initiait en quelque sorte une révolution épistémologique en adoptant implicitement une conception quasi-matérialiste de l'histoire, en pensant l'histoire du Québec comme un système de rapport de force qui tissait le destin des peuples. Il s'éloignait de l'histoire à connotation métaphysique tissée par la volonté divine et le génie des grands hommes guidés pour la plupart par la main de Dieu.

Il prenait sur le plan théorique ses distances avec l'historiographie traditionnelle qui faisait appel aux déterminants culturels ou psychologiques. Je le qualifierais de passeur car il faisait le pont entre l'histoire mythifiée et l'histoire scientifique. L’utilisation du concept de rapport de force, l'analyse de la pensée et de la stratégie de l'adversaire, la notion d'intérêt comme motivation de l'agir humain, toutes ces innovations introduites par Séguin dans le traitement de l'histoire québécoise ont permis de faire la jonction entre sa génération et celle des marxistes qui ont pu greffer le concept de classe sur l'armature théorique fabriquée par Séguin. Comme le résume bien Gilles Bourque : « l'enseignement de Maurice Séguin préparait à la lecture d'Althusser [2] ».

Muni de ces outils d'analyse, il a pu décaper l'interprétation des effets bénéfiques de la défaite militaire de 1759 et saisir les conséquences matérielles du processus de double colonisation et de superposition nationale. Il a été le premier penseur québécois à comprendre la logique politique de l'impérialisme, à accorder de l'importance au facteur militaire dans l'expérience coloniale et à valoriser l'instance politique dans l'interprétation de l'histoire.

[109]


Séguin penseur de l'oppression nationale

Les Normes de Séguin rejoignent les principes essentiels de l'analyse politique. Il y propose une théorie générale de l'oppression qui s'applique autant aux individus qu’aux collectivités. Le postulat sur lequel repose son édifice théorique est la norme ou la normalité si l'on veut, de l'agir par soi, principe qui incarne le sens de la liberté et de l'épanouissement. Le contraire de la liberté est l'oppression qui implique une substitution ou une superposition d'autorité ou de volonté, soit pour le moi, soit pour la collectivité. Il montre comment tout remplacement par un autre, qui décide pour moi ou pour nous, est en soi une perte de la capacité d'agir et produit un appauvrissement de l'être. La présence de l'autre dans le moi rend ce dernier étranger à lui-même. Pour Séguin, cette oppression fonctionne indépendamment de la bonne ou mauvaise intention de l'oppresseur. Même lorsque l'idéologie dominante prétend que ce remplacement se fait au nom du mieux être de l'individu ou du groupe et qu'on le justifie au nom du progrès de la civilisation, du développement économique ou de l'avancement de la démocratie, il en résulte une perte, une diminution de l'être, une aliénation. C'est ce qu’il appelle l'oppression essentielle qui engendre une privation du rapport direct avec les réalités, une incapacité d'agir par soi-même pour répondre aux changements de l'environnement. Toute subordination est un appauvrissement parce qu'elle atrophie l'expérience du monde, réduit la capacité d'initiative et inhibe l'accumulation du savoir collectif Cette oppression se manifeste dès qu’une collectivité remplace par son agir collectif, l'agir collectif d'une autre société. Si agir c'est vivre, ne pas être capable d'agir c'est végéter et se confiner à la médiocrité.

Armé de ces principes analytiques, Séguin récuse les stratégies du nationalisme traditionnel élaborées pour résister à cette oppression nationale. Il affirme que cette oppression « ne saurait être conjurée par le génie ou les origines providentielles de la collectivité remplacée, dominé [3] » comme le prétendaient les idéologues cléricaux qui proposaient une libération imaginaire dans les valeurs célestes, le messianisme et l'agriculturisme.

  Même s'il n'est pas très explicite sur les modalités de sortie de l'oppression, sur ce qu’il faut faire pour se libérer de l'oppression, il laisse entendre que la substitution peut être temporaire et que par sa dynamique propre, elle peut générer une prise de conscience, elle peut constituer une expérience formatrice pour la société dominée. Sa logique à cet égard fonctionne comme la théorie marxiste de la prise de conscience qui [110] postule que l'expérience de l'exploitation ou de l'oppression est certes une condition nécessaire de la libération, mais elle n'est pas suffisante pour engendrer une conscience de classe ou de la libération nationale. Mais là s'arrête le parallèle, car s'il affirme que la situation de subordination peut être temporaire, il se garde bien de proposer une stratégie d'action et ne fait pas appel à l'intellectuel organique. Les modalités de la transformation du réel relèvent de l'impensée dans ses Normes.


Le fédéralisme comme forme d'oppression

Séguin, contrairement aux intellectuels nationalistes de son époque, n’idéalise pas le fédéralisme comme solution politique aux problèmes du Québec et des Canadiens français. Avec une logique implacable, il a montré que le fédéralisme est une des formes de l'oppression nationale. Il affirme une thèse radicale, à savoir que le fédéralisme produit de l'oppression dans la mesure où il implique un partage des pouvoirs. À son avis, il est illusoire de penser qu'un peuple minoritaire puisse atteindre à l'égalité dans un système fédéral : « Il n'y a pas d'égalité possible entre la nationalité majoritaire et la nationalité minoritaire dans toute vraie union fédérale [4] ». Dans un système fédéral, l'autonomie provinciale demeure toujours une forme de subordination. La nationalité majoritaire peut agir collectivement à tous les niveaux alors que la nationalité minoritaire ne peut agir que sur le plan provincial. Le débat sur la nature centralisée ou décentralisée du fédéralisme est absurde et ne peut résoudre l'incapacité essentielle où se trouve la nation annexée et minoritaire. Il invalide aussi théoriquement tous les projets de réforme du fédéralisme et en particulier la thèse de la souveraineté culturelle car dit-il : « Même si la nation minoritaire maîtrise absolument ses institutions culturelles, à n'y a jamais autonomie culturelle car la culture est liée au politique et à l'économique [5] ». La souveraineté culturelle est une illusion ou une impossibilité structurelle parce que la souveraineté est un tout qui ne se divise pas. Selon la loi de l'interdépendance des facteurs, elle ne peut se limiter à être culturelle, elle doit aussi être politique et économique. Elle doit s'appliquer à tous les domaines de la vie collective.

Sa pensée sur l'avenir des Canadiens français est oscillante et balance entre la nécessité de l'indépendance souhaitable et son impossibilité structurelle. Un peu à contre cœur, il reconnaît que le fédéralisme offre des avantages à une nation minoritaire qui est incapable d'accéder à [111] l'indépendance. Le fédéralisme permet à cette nation d'organiser sa survivance ou pour le dire de façon critique d'organiser elle-même « le supplice de la survivance » et de retarder l'échéance inéluctable de l’assimilation. Il reprend de façon ironique, il va sans dire, les propos de Lord Durham en disant que « cette nation reçoit en échange de son sacrifice involontaire les influences civilisatrices les plus hautes [6] ».


Une théorie inachevée

Séguin voit l'histoire comme un jeu à somme nulle. Il y a des conflits entre les sociétés ou les nations et ce que l'une gagne l'autre le perd : « Le progrès, l'épanouissement de certaines sociétés sont liés au recul, à la limitation, à l'exploitation, à la défaite, à l'élimination de sociétés moins bien pourvues. Nécessairement la force l'emporte [7] ». À cet égard, son interprétation est tributaire de l'expérience canadienne et lorsqu'il parle de force, on sent bien qu'il se réfère à l'expérience de la conquête militaire qui compte tenu du déséquilibre des forces était en quelque sorte programmée. Rien n’aurait pu changer le cours de l'histoire et il ne voit pas très bien ce qui pourrait l'inverser dans l'avenir.

La pensée de Séguin est dualiste. On l'a vu dans son analyse des effets de la défaite militaire qui a engendré deux courants idéologiques : l'indépendantisme et le fédéralisme qui ont tissé le destin de la nation canadienne. On peut aussi constater ce dualisme dans sa position sur le déterminisme. Il rejette le déterminisme en histoire dans la mesure où rien n'est inéluctable, le passé n'étant pas toujours garant de l'avenir : « L’agir de l'homme ne peut être "mathématiquement" conditionné par les événements antérieurs [8] ». Même s'il reconnaît l'existence d'une marge de liberté pour l'exercice du libre arbitre et de la volonté, il soutient aussi qu'ils ne peuvent tout transformer, que leur efficacité est limitée par des variables structurelles. Les volontés de transformation sont pour ainsi dire surdéterminées par les rapports de force. Il transpose cette logique à l'analyse du destin national des Canadiens français.

« L’émancipation nationale de la nation minoritaire et annexée est possible ou impossible selon les circonstances (époque, lieu, force, chance). La volonté n’est pas toujours le principal facteur [9] ». En somme, le poids du déterminisme pèse plus sur la balance de l'histoire que le [112] poids de l'action volontaire. Tout est question de rapport de force. Or, inéluctablement une minorité sera toujours plus faible qu’une majorité. La fatalité du déséquilibre démographique qui affecte le Canada français est un obstacle aux transformations politiques. Puisqu’il est impossible à moins de circonstances imprévues de changer le rapport de force, le fédéralisme est un moindre mal. Dans son système de pensée, l'indépendance et l'assimilation totale sont des solutions toutes aussi valables l'une que l'autre. L’indépendance serait préférable mais elle est impossible à réaliser à moins d'un accident de l'histoire, d'un hasard imprévisible. En lisant Séguin, on en arrive à penser que la persistance de ce qui est, est beaucoup plus probable que le changement de système. C'est ce qu’on a appelé sa vision pessimiste de l'histoire. Il y a là, à mon avis, un obstacle épistémologique qui nous empêche de penser une action nationale. Son interprétation de l'histoire fonctionne à la fatalité. « Accepter lucidement l'annexion inévitable... qui s'impose par la force des choses c'est tirer parti de la réalité obligatoire, c'est logique et nécessaire [10] ». L’histoire serait en quelque sorte, pour reprendre une expression d'Althusser, un procès sans sujet. Son modèle laisse en suspens la question de la transformation des rapports de domination.


Conclusion

L’absence de théorie du mouvement social est le trou noir de la pensée séguiniste. Il ne peut penser le changement politique ou social car il fait abstraction des acteurs sociaux. Il est symptomatique à cet égard de constater que son chapitre sur le social et le national ne couvre qu’une page et demie. Il soutient laconiquement que la lutte sociale ne peut faire l'impasse sur la réalité nationale. Sans plus. Il n'y a aucun développement sur l'articulation entre ces deux forces collectives.

À cet égard, le modèle de Séguin n'est pas moderne parce qu’il n’intègre pas la dynamique du changement par la voie démocratique. Le rapport de force par le vote ne fait pas parti de son système conceptuel puisqu'il affirme que l'émancipation ne peut résulter d'une victoire de la masse [11]. Le processus démocratique permet précisément à une minorité de se transformer en majorité politique. Le droit de vote par lui-même suppose une égalité qui efface du moins temporairement les inégalités socio-économiques. Le droit à l'autodétermination instaure ce même principe d'égalité entre les peuples indépendamment des rapports de forces, de [113] leur poids démographique ou de leur puissance économique. Mais à l'échelle transhistorique la démocratie n’est peut-être qu’une illusion de plus et c'est peut-être Séguin qui a raison. Puisque l'indépendance ne peut advenir, il ne reste d'autre choix que de se résigner à la subordination collective. Mais dès lors pourquoi s'intéresser à l'histoire si nous sommes enfermés dans l'inéluctable ?



[1] Dans Maurice Séguin, historien du pays québécois, édité par Robert Corneau, Montréal, VLB, 1987, p. 168.

[2] Ibid., 74.

[3] Ibid., p. 111.

[4] Ibid., p. 158.

[5] Ibid., p. 161.

[6] Ibid., p. 163.

[7] Ibid., p. 117.

[8] Ibid., p. 118.

[9] Ibid., p. 168.

[10] Ibid., p. 169.

[11] Ibid., p. 194.



Retour au texte de l'auteur: Denis Monière, politologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le dimanche 15 avril 2012 11:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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