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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les mots qui nous gouvernent.
Le discours des premiers ministres québécois: 1960-2005
. (2008)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Dominique Labbé et Denis Monière, Les mots qui nous gouvernent. Le discours des premiers ministres québécois: 1960-2005. Montréal: Monière-Wollank, 2008, 253 pp. [Autorisation formelle accordée par M. Denis Monière le 8 décembre 2010 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

[9]

Les mots participent directement à la construction de la réalité en décrivant et en représentant ce que nous ne pouvons pas expérimenter directement. Ils organisent notre perception du monde et donnent un sens à ce qui est, a été et sera. Ils permettent de communiquer nos pensées aux autres et de coopérer avec nos semblables. «Les représentations politiques par lesquelles les individus et les groupes se reconnaissent, se distinguent, orientent leurs stratégies et leurs conduites résultent de l’entrecroisement des discours. » [1]

Les sociétés ne pourraient pas fonctionner sans une compréhension mutuelle qui opère à travers un système de représentations symboliques. Les mots permettent de nommer, de classer de comparer, d’évaluer, de choisir. On peut soutenir qu’ils sont consubstantiels de l’activité politique et qu’ils fondent l’exercice du pouvoir. Les mots sont en quelque sorte le carburant de la vie politique de telle sorte que tout échange politique procède de l’activité verbale. En somme, les mots gouvernent notre vision du monde et notre rapport aux autres.

Les acteurs politiques s’incarnent par le discours; ils apparaissent publiquement en situation de discours, à la tribune de l’Assemblée nationale, en conférence de presse, en entrevue, devant une assemblée partisane ou un groupe de pression. [2] Ils cherchent par les mots à orienter les attitudes et à rallier le consentement et le soutien des citoyens à une cause ou à des objectifs. Si le discours est constitutif de la vie politique, il n’en est toutefois pas la seule composante, car comme le rappelle Max Weber, la politique est aussi action.

[10]

Dans une précédente étude[3] nous avons constitué un corpus - c’est-à-dire une collection de textes traités selon des procédures standardisées et rassemblés dans des buts précis – qui était constitué des discours de politique générale. Ces textes sont appelés "discours du trône" au Canada, "discours inauguraux" au Québec et "discours d’investiture" en France. Pour réaliser cette étude, 145 discours - sur une période de plus de 50 ans (1944 - 2000) - soit 610 262 mots ont été numérisés et soumis au crible de la statistique lexicale. Cette étude a mesuré l’influence de diverses variables comme la personnalité du chef de gouvernement, celle des clivages partisans et celle de la conjoncture, ce qui a permis de déterminer la part qui revient aux réalités institutionnelles et aux cultures politiques différentes. La comparaison transnationale de ce genre de discours a également montré qu’il y a une tendance générale à l’homogénéisation du vocabulaire gouvernemental [4], mais que, dans le cadre canadien, les gouvernements québécois d’orientation fédéraliste avaient un vocabulaire plus proche des gouvernements canadiens alors que celui des gouvernements souverainistes avait plus tendance à se rapprocher du vocabulaire des gouvernements français. Ceci nous a conduit à conclure qu’au Québec les différences idéologiques ou programmatiques entre les partis produisaient des différences lexicales significatives entre les gouvernements alors qu’en France, il y avait peu d’écart entre les discours  des gouvernements de droite ou de gauche.

La présente recherche étend la portée de ces analyses en traitant les discours des premiers ministres tenus dans un cadre moins formalisé que celui imposé par les règles du parlementarisme. Nous avons retenu les discours qui s’adressent à l’opinion publique soit directement dans le cadre de réunions publiques, soit indirectement dans le cadre des conférences de presse.

Le premier ministre
dans le système parlementaire anglo-saxon


Dans les pays organisés selon le « modèle de Westminster », le premier ministre est le personnage central des institutions parlementaires même si la constitution canadienne reste muette sur cette fonction. Contrairement à l’image traditionnelle qui le représentait comme le primus inter pares, il est devenu la clé de voûte du processus [11]  gouvernemental et concentre entre ses mains l’essentiel du pouvoir. Au Canada, on le décrit comme un "monarque électif". [5] Certains le comparent à un soleil autour duquel gravitent des planètes. [6]

Les décisions de routine suivraient les filières établies, mais les décisions essentielles seraient prises personnellement par le premier ministre, parfois après la rencontre d’un homologue international ou provincial important ou de concert avec quelques ministres ou conseillers[7]

Cette concentration du pouvoir au cercle restreint des collaborateurs immédiats du premier ministre réduit le rôle du cabinet à une caisse de résonance où le premier ministre teste ses projets. Ce pouvoir déterminant s’explique par le fait que dans le système fédéral canadien, c’est lui qui choisit les ministres du gouvernement et met fin à leur mandat selon son bon plaisir. Il désigne les représentants de l’État comme le gouverneur général et les lieutenants gouverneurs dans les provinces, il contrôle les nominations des juges, des hauts fonctionnaires et d’une multitude de fonctions liées au pouvoir exécutif. On estime à environ 3500 le nombre de postes dont il désigne les titulaires.[8] Enfin, c’est lui qui décide du moment propice pour la tenue des élections.

La suprématie du premier ministre est aussi une caractéristique du système parlementaire québécois. Cette autorité repose non seulement sur son pouvoir de nomination mais aussi sur certaines prérogatives. Il est le seul au sein du conseil des ministres à avoir une vue d’ensemble des dossiers et à fixer les orientations du gouvernement. Il se réserve aussi le pouvoir d’annoncer les décisions importantes du gouvernement[9]

L’importance de la fonction de premier ministre est aussi attestée par la couverture médiati[12] que qu’il reçoit. Des travaux antérieurs ont montré comment la télévision a largement contribué à la personnalisation du pouvoir en braquant son attention sur les leaders politiques au détriment des autres acteurs de la vie politique. Nous avons établi à cet égard que le premier ministre L. Bouchard, par exemple, recevait 40% du temps d’antenne consacré aux locuteurs politiques dans les informations télévisées. [10] Les déclarations du premier ministre font automatiquement les manchettes précisément parce qu’il est le seul à pouvoir parler au nom du gouvernement.

En raison de son rôle stratégique, le premier ministre est donc le principal producteur de sens dans le système politique québécois. Ses discours sont révélateurs des orientations du gouvernement. Comme Jean Lesage l’expliquait, les discours du premier ministre ont une fonction essentielle dans la vie démocratique car ils permettent de garder le contact avec la population, de lui rendre compte de l’activité gouvernementale.

Il ne s’agit pas de faire de la propagande politique, ni de nous engager dans le lavage de cerveaux, mais plutôt d’informer la population de ce que nous faisons, de ce que nous avons l’intention d’accomplir et de leur faire part des problèmes et des difficultés que nous rencontrons[11]

Les interventions publiques des premiers ministres font valoir le bien-fondé des décisions gouvernementales et expliquent comment elles bénéficieront à la société. Même si la gestion est inspirée par des orientations idéologiques particulières, les décisions gouvernementales doivent donner l’apparence de favoriser le bien commun en prétendant tenir compte de l’ensemble des intérêts et de s’élever au-dessus des intérêts partisans. Le premier ministre pourra même invoquer cette logique de rassemblement pour se soustraire aux pressions de son parti et de ses militants qui attendent que le gouvernement servent prioritairement leurs aspirations.

La politique moderne est une campagne électorale permanente où toutes les occasions de prendre la parole sont utilisées pour accroître le capital politique. Tout discours politique a une vocation persuasive qui cherche à convaincre l’auditeur du bien-fondé des choix gouvernementaux afin de renforcer les prédispositions de ceux qui partagent l’idéologie du parti au pouvoir ou encore d’attirer le soutien de nouveaux électeurs jusque là indécis. Le parti gouvernemental doit non seulement élargir la base de son soutien, mais aussi consolider ses [13] clientèles naturelles qui sont soumises à un flux incessant de nouveaux événements et d’arguments contradictoires et qui ont besoin d’être confortées dans leur choix. Dans un contexte de forte médiatisation, l’attachement partisan est de plus en plus fragile et contingent; les loyautés ne sont plus automatiques de sorte que ces tendances obligent les dirigeants politiques à maximiser leur visibilité médiatique en prenant la parole le plus souvent possible.

Pour analyser cette production discursive, nous avons rassemblé les discours prononcés à l’extérieur de la chambre par les premiers ministres québécois de l’époque contemporaine.

Le Québec contemporain

Cette étude couvre 45 ans de vie politique, soit la période 1960-2005. Ces années ont été particulièrement mouvementées sur la scène politique québécoise qui a vécu une forte polarisation politique à travers le débat sur la question nationale. Les gouvernements ont dû affronter de nombreuses crises sociales qui traduisaient les contradictions engendrées par la modernisation accélérée de la société québécoise.

À titre d’illustration, mentionnons : la fondation du Parti québécois en 1968, la crise d’octobre 1970 - avec la proclamation des mesures de guerre à la suite de l’enlèvement d’un diplomate britannique et d’un ministre du gouvernement libéral - une grève générale des employées de la fonction publique en 1972, les nombreuses conférences constitutionnelles, la victoire du Parti québécois en 1976, la tenue de trois référendums sur le statut politique du Québec en 1980, en 1992 et 1995, la signature d’un traité de libre-échange avec les États-Unis et par la suite avec le Mexique (ALENA), le débat constitutionnel autour de l’accord du lac Meech, l’irruption d’un nouveau parti souverainiste au Parlement canadien en 1993 (le Bloc québécois), le retour au pouvoir du Parti québécois en 1994, et l’affrontement qui s’en est suivi entre les porte parole du fédéralisme et du souverainisme. Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix furent aussi marquées par la crise des finances publiques et l’implantation de politiques néo-libérales.

Ces événements forment l’arrière-plan de l’analyse des discours des premiers ministres. Ces brefs rappels posent une question évidente : comment ces événements se traduisent-ils dans le discours des chefs de gouvernement?

[14]

Le corpus

Pour répondre à cette question, des corpus ont été constitués rassemblant les "discours de circonstance" prononcés devant des auditoires diversifiés sociologiquement comme les chambres de commerce, les syndicats, les congrès d’associations corporatives ou encore ceux prononcés pour des occasions particulières comme la fête nationale. Dans certains cas, comme dans les corpus de R. Bourassa, R. Lévesque et J. Parizeau, B. Landry et J. Charest, figurent également les conférences de presse tenues devant les journalistes de la tribune parlementaire à Québec. Nous n’avons pas pu inclure celles des premiers ministres J. Lesage, D. Johnson et J.-J. Bertrand car le verbatim n’était pas transcrit à cette époque par les services de l’Assemblée nationale.

Ces corpus ont été constitués à partir des archives numériques disponibles sur le site Internet du premier ministre du Québec où on trouve les principaux discours des chefs du gouvernement québécois depuis 1994. [12] Comme il s’agit de sites officiels, la sélection de ces discours est fonction de l’importance qui leur est accordée par les autorités politiques elles-mêmes. On peut donc estimer que ces textes sont représentatifs des orientations de chacun des chefs de ces gouvernements.

Pour la période antérieure à 1994, nous avons eu recours aux archives de la bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec qui possède une collection des discours des premiers ministres québécois depuis 1960. À notre demande, tous les discours de cette période ont été numérisés par les services de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale et sont accessibles sur Internet.[13] 

Ces corpus ne contiennent pas tous les discours prononcés par les premiers ministres du Québec, mais seulement ceux qui ont été déposés aux archives de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale. Ainsi, nous n’avons pas inclus les discours prononcés en chambre qui ne sont pas répertoriés aux archives, mais qui sont publiés, depuis 1963, dans le Journal des débats de l’Assemblée nationale. De même, les discours prononcés lors des campagnes électorales ou devant des assemblées partisanes ne font pas habituellement partie des discours archivés. En raison de leur brève présence au pouvoir et de la petitesse de leur corpus nous n’avons pas retenu les premiers ministres de transition : P.-M. Johnson et D. Johnson fils qui ont succédé [15] respectivement à R. Lévesque et à R. Bourassa pour quelques mois. Il manque aussi les discours prononcés par R. Bourassa de 1985 à 1994 qui n’ont pas été déposés aux archives. Le conseiller politique du premier ministre R. Bourassa, le sénateur Jean-Claude Rivest nous a expliqué ce trou en soutenant que R. Bourassa n’utilisait pas de discours écrit et qu’il improvisait à partir de notes manuscrites. Par contre, nous avons pu inclure pour cette période les conférences de presse de R. Bourassa organisées à l’Assemblée nationale qui ont été systématiquement retranscrites.

Avant d’être inclus dans le corpus, tous les textes numérisés ont été révisés avec le plus grand soin pour en éliminer les fautes. Nous avons aussi procédé à une normalisation des graphies en appliquant les normes de Saint-Cloud[14] afin d’éviter que la même expression présentée sous deux graphies différentes soit comptée comme deux mots différents (ex. XXe et vingtième) ou pour uniformiser les graphies instables. Citons à titre d’exemple le mot Québecquois employé par J. Lesage. À l’époque, ce vocable servait presque exclusivement à désigner les habitants de la ville de Québec. Il en viendra à remplacer l’expression Canadien français mais sa graphie changera au début des années soixante. Ainsi, chaque texte est passé sous la même toise que les autres afin de les rendre tous parfaitement comparables.

Ensuite, ces textes ont été "lemmatisés". Cette opération est nécessitée par le fait qu’une même forme graphique peut appartenir à plusieurs catégories grammaticales. Elle consiste à rattacher chaque mot du texte à son "entrée" dans le dictionnaire : forme canonique et catégorie grammaticale. Ainsi les mots au singulier et au pluriel sont unifiés sous un même lemme (ex. mot et mots). De même les flexions d’un même verbe sont regroupées sous l’infinitif ou encore les articles et les adjectifs au pluriel ou au féminin sont ramenés à leur forme canonique (le masculin). La lemmatisation permet aussi de résoudre les problèmes des homographies et de l’ambiguïté de certaines formes en distinguant par exemple entre bien le substantif, bien l’adverbe et  bien l’adjectif. Le tableau 1 décrit les principales caractéristiques du corpus.

[16]

Tableau 1.
Corpus des discours des premiers ministres québécois 1960-2005

Premier ministre

N discours

N mots

Formes
différentes

Vocables
différents

Lesage 1960-66

141

307 328

15 786

8 326

Johnson 1966-68

40

61 708

6 828

4 334

Bertrand 1968-70

32

34 542

5 132

3 489

Bourassa11970-76

70

205 236

10 594

5 880

Lévesque 1976-85

87

418 694

17 270

9 845

Bourassa21985-94

56

167 357

8 306

4 981

Parizeau 1994-96

42

140 448

10 099

5 991

Bouchard1996-2001

174

431 944

18 420

10 311

Landry 2001-2003

94

195 385

13 260

8 007

Charest 2003-2005

53

128 871

9 438

5 782

TOTAL

789

2 091 513

38 360

19 774


Avec plus de deux millions d’occurrences et près de 800 discours, ce corpus est l’un des plus grands, en langue française, à avoir été soumis à l’analyse lexicométrique. Sa dimension permet des inférences statistiques fiables sur les comportements lexicaux des premiers ministres québécois. Nous pourrons ainsi décrypter l’évolution du vocabulaire politique à travers le temps et comparer les différents premiers ministres.

Les problématiques de la recherche

L’influence du cadre dans lequel est prononcé le discours est l’une des variables dont on souhaite mesurer l’influence. Cette variable "contextuelle" étant contrôlée, il sera possible d’examiner les principales questions soulevées par notre étude.

Dans son travail politique habituel en dehors des séances parlementaires, le premier ministre intervient dans deux types de situations discursives : l’une où le politicien a le monopole de la parole, où il contrôle la relation de communication puisque c’est lui qui choisit de s’exprimer devant un auditoire particulier et qui sélectionne les thèmes de son allocution afin de maximiser les réactions positives de son auditoire. Dans un tel contexte, le premier ministre est presque assuré qu’il n’y aura pas de mise en question de son propos puisque la communication est à sens unique et qu’il y a peu d’interaction avec le [17] public, ce dernier pouvant néanmoins se manifester par diverses réactions (applaudissements, rire, etc.).

L’autre mode de communication est la conférence de presse. Cette situation d’énonciation est plus risquée car le premier ministre livre son message devant un groupe de journalistes dont la fonction est de le relayer à un vaste auditoire très diversifié. Même s’il choisit le thème de son intervention, le premier ministre ne contrôle pas l’ordre du jour car l’exercice implique qu’il doit se soumettre aux questions des journalistes. Ceux-ci ne se considèrent pas comme un haut parleur qui rapporte simplement ce qu’on leur dit, ils se posent en représentants de l’opinion publique, et leur rôle est d’obliger le politicien à rendre des comptes. Ils posent des questions afin d’obliger le politicien à dire ce qu’il ne souhaite pas nécessairement dire. Ils cherchent à aller au delà de ce qui est dit pour obtenir un scoop où une information plus détaillée. Même si le politicien est rompu à l’exercice et qu’il peut deviner les questions qui lui seront posées[15], il peut aussi être pris en défaut sur un dossier chaud ou délicat. Il se place ainsi en situation de communication interactive ce qui l’oblige à improviser pour faire face à l’imprévu. 

        Habituellement les conférences de presse se tiennent à l’Assemblée nationale et se déroulent dans une atmosphère plutôt cordiale. Comme les journalistes de la tribune parlementaire sont fréquemment en contacts avec les hommes politiques, il se développe un climat de complicité de sorte que les pointes d’humour ne sont pas rares. Personne n’a intérêt à ce que cette relation d’échange devienne conflictuelle car le premier ministre dépend des journalistes pour rejoindre l’opinion publique et les journalistes dépendent des politiciens pour obtenir de l’information et se faire valoir auprès de leur journal et du public.

Dans cette étude, nous tenterons d’apporter des réponses aux interrogations suivantes :

Comment la rhétorique politique québécoise a-t-elle évoluée depuis la révolution tranquille ?

Y a-t-il un lexique commun qui s’impose au-delà des conjonctures et des orientations partisanes? Quelle est l’armature lexicale du discours politique? Quels sont les mots les plus utilisés par les premiers ministres?

[18]

Les premiers ministres québécois ont-ils un style discursif qui les différencie les uns des autres? Quels sont les indices de richesse, de diversité et de spécialisation de leur vocabulaire ? Quelle est la structure de leurs phrases? Comment manient-ils la ponctuation? Quels pronoms autoréférentiels utilisent-ils? Quelles sont leurs spécificités lexicales? Donnent-ils la préférence aux groupes nominaux sur les groupes verbaux? Quels sont les verbes les plus utilisés? Comment se servent-ils des chiffres? Comment expriment-ils leurs divergences idéologiques? Y a-t-il une plus grande proximité lexicale entre les premiers ministres appartenant au même parti? Quelle est la place accordée à la critique de l’adversaire? etc.

Le postulat de base de l’analyse est le suivant : lorsqu’il prononce un discours, l’acteur politique ne choisit pas ses mots au hasard, car ses choix sont contraints ou encadrés par une série de paramètres qui dépendent de la situation d’énonciation et tout particulièrement de la fonction persuasive du discours politique. Les usages sont structurés d’une part par le champ de l’activité politique et d’autre part par d’autres variables comme les fonctions du locuteur, son affiliation partisane et la conjoncture. Ces contraintes sont encore plus fortes lorsqu’il s’agit du chef du gouvernement qui doit, dans ses déclarations, respecter les valeurs, les orientations et les choix de son gouvernement qui s’inscrivent dans le cadre idéologique de son parti. Le premier ministre n’est donc pas libre de ses choix lexicaux, car pour arriver à être le premier parmi ses pairs, il a d’abord dû imposer son leadership, convaincre les militants de l’élire et se conformer à l’idéologie de son parti. Son pouvoir repose alors sur une socialisation discursive qui lui a appris à maîtriser les références normatives et programmatiques de son parti. Ce processus de construction n’est pas à sens unique, le chef du parti doit se conformer certes à l’éthos partisan, mais il peut aussi contribuer à son élaboration en introduisant des problématiques ou des thématiques nouvelles. Pensons ici au cas de R. Bourassa qui a fait du thème du développement énergétique la marque de commerce du Parti libéral ou encore à R. Lévesque qui a introduit le thème de la souveraineté dans le vocabulaire politique québécois. La personnalité et les idiosyncrasies des chefs s’ajoutent aux facteurs qui conditionnent le choix du vocabulaire et leur style discursif.

Le conditionnement du choix lexical se fait aussi dans la communication électorale où le discours est simplifié et calibré pour produire des effets persuasifs et obtenir un soutien majoritaire. La rhétorique de campagne répétée jour après jour forge un moule conceptuel et propositionnel qui encadrera la formulation et [19] l’explication subséquente des politiques gouvernementales. Enfin, dans l’exercice de ses fonctions, le premier représentant du parti au pouvoir ne fait et ne dit pas ce qu’il veut. Il doit respecter – ou sembler respecter - ses engagements électoraux, les orientations de son parti et les choix du conseil des ministres.

Enfin, le chapitre 2 montrera que les déclarations du premier ministre sont le résultat d’un travail d’élaboration collective dans lequel interviennent des conseillers ou des spécialistes de la communication qui structurent les argumentaires et modulent les choix lexicaux. On peut alors se demander si l’acteur politique – qui endosse la responsabilité formelle du discours – n’est pas plus ou moins le jouet de son entourage et des fameuses "plumes de l’ombre".

Pour répondre à toutes ces questions, nous aurons recours à l’analyse lexicométrique qui permet une comparaison rigoureuse et systématique des textes politiques. Ces outils, appliqués à l’ensemble du corpus, seront présentés dans la première partie.

La logique de la lexicométrie repose sur le postulat selon lequel il est possible d’inférer des significations à partir des fréquences de vocabulaire, et d’extraire, à partir des usages de la langue, des informations sur celui qui parle et sur le contenu de son message. On fait l’hypothèse que les discours ont une identité politique, qu’ils contiennent des caractéristiques et que celles-ci différencient les locuteurs qui oeuvrent dans le champ politique. Si on reprend la métaphore de l’urne pour décrire l’ensemble du vocabulaire d’une langue, on peut supposer que le fait qu’un groupe de mots particuliers sortent plus souvent que les autres n’est pas fortuit et que la statistique permet d’isoler les écarts réellement significatifs. Cette approche par comparaisons statistiques des discours politiques mettra en lumière les traits caractéristiques des vocabulaires et des styles en utilisant une série d’indicateurs objectifs qui passeraient inaperçus à la lecture du texte.

Cette approche contrastive permettra de tracer le portrait de chacun des premiers ministres qui se sont succédés depuis 1960 à la tête de l’État du Québec (deuxième partie).



[1] Alain Trognon et Janine Larrue. Pragmatique du discours politique.  Paris : A. Colin, 1994, p. 10.

[2] En 2004, le Président Bush aurait prononcé 500 discours. Voir Yves Théoret et André Lafrance, Les éminences grises, Montréal : HMH, 2006, p. 188.

[3]  Dominique Labbé et Denis Monière. Le discours gouvernemental. Paris : Honoré Champion, 2003.

[4] Le même phénomène a été observé en Belgique. Voir Jean-Claude Deroubaix. "Les déclarations gouvernementales se suivent et se ressemblent". Mots. 62, mars 2000, p. 65-93.

[5] Voir Donald Savoie. "The Rise of Court Government in Canada". Revue canadienne de science politique. vol 32, n° 4,  p. 635-664.

[6] Voir Louis Massicotte. "Le pouvoir exécutif" dans Manon Tremblay et Réjean Pelletier. Le parlementarisme canadien. Québec : Presses de l’Université Laval, 2000, p.281.

[7] Ibid. p.282.

[8] Voir Le Devoir, 9 mai 2005, p. A-8.

[9] Voir André Bernard. Les institutions politiques au Québec et au Canada. Montréal : Boréal, 1995, p.68.

[10] Voir Denis Monière et Julie Fortier. Radioscopie de l’information télévisée au Canada. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2000, p. 75.

[11] Jean Lesage, 3 février 1963.

[14] Voir Dominique Labbé. Normes de saisie et de dépouillement des textes politiques. Grenoble : Cerat, 1990.

[15] On estime que 90% des questions posées lors des conférences de presse ont été prévues par les conseillers des présidents américains. Voir Philippe Maarek Communication politique et publique, Paris : ITEC, 1992, p. 133.



Retour au texte de l'auteur: Denis Monière, politologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 17 janvier 2011 13:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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