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TROISIÈME PARTIE :
« DIEU »
“LA REPRÉSENTATION
DE « DIEU ». UNE CROYANCE
EN MUTATION” *
Réginald RICHARD et Jean-Paul MONTMINY
Professeur de psychologie de la religion à la Faculté de théologie
de l’Université Laval, d’une part,
et Professeur au département de sociologie de l’Université Laval.
Doyen de la Faculté des sciences sociales, d’autre part.
- Dieu n’est ni le nom de Dieu, ni les images qu’un peuple peut s’en donner, ni rien de similaire. Porté, indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce qui fait de ces symboles des symboles religieux, - une signification centrale, organisation en système de signifiants et de signifiés, ce qui soutient l’unité croisée des uns et des autres, ce qui en permet aussi l’extension, la multiplication, la modification. Et cette signification, ni d’un perçu (réel) ni d’un pensé (rationnel), est une signification imaginaire.
Dans l’analyse comme dans la pratique de la religion, le signifiant « dieu » est fondamental. Il reste aujourd’hui encore, malgré l’éclatement des univers religieux, le signifiant le plus commun de Tailleurs et de l’Autre, opposant le réel qu’il cherche à désigner comme « sacré », au-delà du perçu et du pensé, et la réalité perceptuelle, qui devient dès lors le « profane ». Toutes les grandes théories modernes de la religion, depuis Durkheim en passant par James, Wach, Eliade, pour ne nommer que quelques classiques ayant inauguré des disciplines différentes, ont utilisé à leur profit l’opposition ainsi esquissée.
Le croyant, lui aussi, utilise couramment ce signifiant pour marquer son adhésion à un système de croyances. Il lui présuppose alors une extension suffisamment large pour qu’il puisse être l’indicateur d’une foi commune. Quelle que soit la [238] compréhension qu’il lui donne, sans même questionner les contenus conceptuels (ou signifiés) qu’il véhicule, il le rend opérationnel pour assurer la distinction des « croyants » et des « incroyants », des « fidèles » et des « infidèles », voire du « religieux » et du « non religieux ».
On connaît, à ce propos, la constance surprenante des résultats des enquêtes qui se sont intéressées à la croyance en « Dieu » depuis une trentaine d’années. Dans les plus récentes, environ 85% des personnes interrogées, de tous âges, déclarent encore volontiers « croire en Dieu » (Bibby et Postersky, 1985 ; Le Devoir, 1985). Ce taux est peu éloigné de ceux qu’avançaient les sondages des années soixante et soixante-dix. En 1965, chez Larivière, il était de 91% ; en 1971, chez Sévigny, de 87% et en 1979, chez Rioux, de 96%. Autrement dit, le signifiant « dieu », sans faire l’unanimité, s’en rapproche. Mais une autre réalité ne se cache-t-elle pas derrière cette apparente homogénéité des opinions ?
L’hypothèse en est vraisemblable si on considère que la question posée (Croyez-vous en Dieu ?) consiste la plupart du temps à proposer un choix entre une alternative de réponses simples : oui ou non. Elle ne tient aucunement compte des signifiés qui peuvent être compris sous le signifiant, donc d’une éventuelle complexité de la question, alors même que d’autres approches, parfois dans les mêmes enquêtes, commencent à la révéler. Si près 90% des citoyens affirment croire en Dieu, en effet, ce taux d’acquiescement tombe déjà rapidement dès que l’on pose la question de la divinité de Jésus, par exemple, et ils sont encore plus faibles quand on questionne l’origine divine de l’Église. À ce niveau, ils se comparent aux taux des pratiques religieuses elles-mêmes et manifestent que la complexité de l’univers religieux n’est pas seulement un phénomène de rupture entre les pratiques et les croyances, mais concerne la variété des croyances elles-mêmes. On peut donc émettre l’hypothèse que sous l’homogénéité des réponses qui sont données à la question de Dieu, se cache une réalité polymorphe.
Les enquêtes, jusqu’ici, ne nous permettent cependant pas de reconnaître empiriquement cette réalité. Dans les meilleurs [239] cas, quand elles ne restent pas enfermées dans les catégories binaires du croire ou ne pas croire, elles distinguent entre le Dieu des traditions religieuses monothéistes (le judaïsme, le christianisme et l’islam) et le Dieu des philosophes. Le théisme rationnel et l’athéisme militant restent encore là les seules alternatives à la vision théologique du monde qui se pose comme point de référence obligée. Et la faiblesse nette des résultats, quand on tente d’évaluer l’athéisme - cela malgré tout ce qui est dit par ailleurs de la sécularisation -, reste un paradoxe non résolu. On ne peut, au mieux, qu’en tirer l’idée que les contemporains, malgré la sécularisation, ont gardé souvenir d’un fonds chrétien - capital hérité sans doute de leur enfance -, sans pouvoir se demander comment ce fonds, que nos enquêtes nous ont permis de reconnaître par ailleurs comme culture primordiale, est travaillé, transformé et déformé dans la mouvance contemporaine des croyances. L’idée même de fidélité, rattachée à ce fonds, cache les fonctions réelles qu’il peut exercer dans la culture et le met à l’écart des tentatives d’analyse.
Nous avons voulu, pour notre part, nous attaquer à la dynamique de l’univers religieux et en questionner les mouvements même là où, à première vue, la réalité semble en être calme. C’est pourquoi nous avons choisi, comme première stratégie, de nous attacher au signifiant « dieu ».
Nos hypothèses, pour ce faire, sont simples. Elles se sont formulées en quatre étapes :
- 1. le concept de « dieu » est loin d’être univoque ;
- 2. le signifiant « dieu » peut recouvrir des champs de signifiés diversifiés et, surtout, possiblement éloignés de ceux qui ont été formulés par les théologies chrétiennes et contrôlés par efforts pastoraux des Églises, du temps où ces institutions religieuses étaient en position d’encadrer efficacement la culture québécoise ;
- 3. le paradigme du « Dieu personnel », qui est celui du christianisme, ne recouvre qu’une partie de l’image que le Québécois donne de son « dieu » ;
- 4. dès lors, il est vraisemblable de penser qu’à côté de la conception personnelle diffusée par les traditions chrétiennes et confrontées à elle, on puisse trouver des conceptions [240] « cosmiques », des conceptions se rapportant à l’univers du « moi » et des conceptions « sociales » de « dieu ».
De là, s’est élaboré dans nos équipes un ensemble de projets de sondages visant à tester ces hypothèses. Des questionnaires, inspirés des données recueillies antérieurement dans notre enquête qualitative, ont été élaborés progressivement pour cerner les principales dimensions fonctionnelles du signifiant « dieu ». Ils ont ensuite été testés auprès de populations ad hoc, sélectionnées non pour leur représentativité de l’ensemble de la population du Québec, mais pour leur accessibilité, de façon à vérifier leur caractère opérationnel.
Les trois articles qui suivent proviennent de l’analyse spécifique d’une question présentée dans ces questionnaires. Cette question consiste à vérifier, dans le champ représentationnel qu’active le signifiant « dieu », la présence des quatre dimensions de l’univers des croyances dont l’analyse était poursuivie par ailleurs. Après avoir interrogé les répondants à propos de l’intensité de leurs croyances en « dieu » et de la diversité des « signifiés » qu’ils pouvaient attribuer à ce « signifiant », un scénario spécifique les invitait non seulement à hiérarchiser leurs choix entre quatre pôles, le « personnel » (c’est-à-dire le dieu « religieux » au sens traditionnel du terme), le « cosmique », le « moi » et le « social », mais aussi à énoncer ces choix de façon discriminatoire, si cela leur convenait [1].
En même temps, étant donnée la prévalence de la représentation chrétienne de Dieu dans la culture, nous avons voulu que les valeurs rattachées à cette dernière puissent être excluent des autres choix, par les énoncés suivants : « dieu serait moins une personne qu'une force de la nature », « dieu serait moins une personne qu'une dimension de nous-mème », « dieu serait moins une personne qu'une figure sociale des valeurs qui façonnent l'appartenance à un groupe ». Les répondants pouvaient ainsi manifester jusqu’à quel point ils étaient attachés à des représentations de Dieu distinguées sinon, de leur point de vue, étrangères à celles du Dieu chrétien.
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L’écriture même du terme « dieu » avec une minuscule, dans ce contexte, visait explicitement à indiquer au répondant que ce signifiant pouvait renvoyer à autre chose qu’au Dieu personnel de la tradition chrétienne, c’est-à-dire à le rendre conscient de la possibilité d’effectuer, à cet égard, à travers les trois propositions précédentes, des choix discriminatoires. Notre problématique visant à évaluer la persistance trop facilement évidente des composantes traditionnelles du signifiant « dieu », cette question s’avérait évidemment centrale.
C’est donc des résultats obtenus à son propos que traitent les trois articles de cette section. Les résultats obtenus ne sauraient évidemment être extrapolés à des populations globales sans plus de précaution. Les opérations menées avaient pour but, rappelons-le encore une fois, de vérifier la plausibilité de nos hypothèses et de tester des questions s’y rapportant, non pas d’arriver à des données quantitatives définitives. On peut cependant utiliser ces données comme indicatrices de tendances et, en tous les cas, comme évidence du fait qu’il y a bien, dans l’appréhension du signifiant « dieu » une dynamique qui échappe au contrôle des institutions traditionnelles du sens.
Les populations sondées ont été constituées de groupes qui ne prétendent pas non plus à représenter l’ensemble du Québec ou de l’Occident. L’enquête a été menée principalement auprès de deux groupes de sujets.
Le premier (deux cent vingt-deux répondants) est composé d’adolescents scolarisés, de niveaux secondaire 2 et 5, d’une polyvalente de la région de Québec. Un des intérêts que présentent ces répondants est qu’ils étaient, au moment où le questionnaire leur a été distribué, inscrits pour une moitié d’entre eux aux cours d’enseignement religieux catholique, et pour l’autre, aux cours d’enseignement moral. On peut donc penser que pour les premiers d’entre eux tout au moins, le signifiant « dieu » tel que travaillé par le discours ecclésial puisse être une réalité reconnaissable. Ce groupe présente par ailleurs 47% de filles et 53% de garçons.
Le deuxième groupe, composé de quatre cent dix répondants est un échantillon, établi au hasard non contrôlé, d’adultes de la région de Québec également. La majorité d’entre eux, soit [242] 70%, sont âgés entre vingt et quarante ans, 78% possèdent une scolarité supérieure au secondaire (Cégep ou université), et 68% ont un revenu de moins de 20,000 $. Ils comprennent 60% de femmes et 40% d’hommes. Cet échantillon de population est donc représentatif, grosso modo, de ce que nous pourrions appeler la classe moyenne des Québécois de la région.
Ces enquêtes, dont les textes suivants commencent à rendre compte, restent donc très ponctuelles. Elles sont loin de répondre à toutes les questions qu’on pourrait se poser, mais elles ouvrent un champ d’investigation qui, à notre connaissance, est nouveau. C’est là leur premier mérite. Elles n’ont aucunement la prétention de construire des modèles d’explication définitifs de la dynamique croyante d’aujourd’hui, mais elles esquissent des premiers pas dans ce sens. C’est pourquoi nous en livrons quelques résultats, malgré leur caractère exploratoire.
Références
Bibby, Reginald et Posterski, Donald
- 1988 La jeunesse du Canada, « tout à fait contemporaine ». Canada’s Youth, « Ready for today », Un sondage exhaustif des 15 à 25 ans, La fondation canadienne de la jeunesse, mémoire soumis à l’honorable Jean Charest, ministre d’État à la jeunesse, Ottawa, 57 p. (fr.).
Castoriadis, Cornélius
- 1975 L’institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, 503 p.
Larivière, Jean-Jacques
- 1965 Nos collégiens ont-ils la foi ? Enquête auprès de 3,000 collégiens et collégiennes, Montréal, Fides, 211 p.
Rioux, Marcel
- 1985 Nous, les 12-15 ans, Montréal, Éditions Radio-Canada.
SÉVIGNY, Robert
- 1971 L’expérience religieuse chez les jeunes. Une étude psychosociologique de l’actualisation de soi, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 323 p.
* Les personnes ayant contribué aux enquêtes qui servent de base aux travaux de cette section sont les suivantes : Réginald Richard, Jean-Paul Montminy, É.-Martin Meunier, Denis Lessard et Françoise Gignac. Les articles de cette section représentent donc des travaux particuliers effectués à même le matériel rendu disponible par la mise en commun des outils exploités.
[1] On trouvera en annexe, à la page 243, l’énoncé de cette question.
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