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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Douceville en Québec. La modernisation d'une tradition (1982) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir de livre de Mme Colette Moreux, (1982), Douceville en Québec. La modernisation d'une tradition (1982). Montréal : Les Presses de lUniversité de Montréal, 1982, 454 pages. [Autorisation accordée lundi le 21 novembre 2003 par l'époux de Mme Moreux, M. Bernard Moreux]. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.
Introduction
Douceville et sa personnalité modale
« Pourquoi c'est faire que vous nous avez choisis ? » La réponse à cette question tant de fois posée par nos informateurs condense toutes les caractéristiques de la communauté: après mûres réflexions et consultation des statistiques disponibles pour les petites villes de la province de Québec, nous avons choisi Douceville comme terrain de recherche précisément parce qu'elle ne présente aucune caractéristique et que la vie de ses quelques milliers d'habitants paraît à première vue aussi ordinaire que celle de n'importe quelle population d'une des nombreuses petites villes québécoises semblables. Ni trop près de Montréal pour faire figure de banlieue, ni trop loin pour demeurer en marge de la contemporanéité, relativement industrialisée mais possédant encore 1 500 têtes de bétail pour 98 fermes en 1971, de population assez stable sans être stagnante, «moyenne» donc sous tous les rapports, rien ne la signale à l'attention. Son histoire commence puis se développe comme celle de la plupart des agglomérations canadiennes françaises: construite en bordure du Saint-Laurent, avec les quelques milles de recul suffisants pour échapper aux inondations de printemps, elle est née officiellement voici cent ans, après deux siècles d'hésitations, de haut-et-bas, dûs aux caprices des Seigneurs français, à l'agressivité des tribus iroquoises de la région et aux hasards de l'administration française puis anglaise. D'abord vouée comme la majorité des établissements français du Canada à la traite des fourrures et au commerce des boissons fortes avec les indigènes, elle est assez vite marquée comme toutes ses semblables par deux constantes: la foi catholique manifestée dès 1705 par l'érection d'une chapelle sans cesse agrandie, restaurée, jusqu'à la somptueuse bâtisse de pierres actuelle, et l'agriculture, tout de suite rentable sur ces bonnes terres limoneuses. Dès 1831 on dénombre 424 familles d'agriculteurs, qui possèdent 2 792 bêtes à cornes et 1 138 chevaux. L'établissement de colons européens y est donc aussi ancien qu'en n'importe quel lieu de la bordure du Fleuve mais les hasards de l'histoire n'ont laissé à Douceville ni vestiges matériels du passé, telles ces belles demeures de pierres ou de bois qui à tant d'autres endroits du Québec signent l'histoire, ni traces sociales, comme pourrait l'être le passage de tel administrateur, l'influence de telle famille. Contrairement à d'autres petites villes québécoises aussi, où la culture cléricale traditionnelle éclate de partout, Douceville paraît n'avoir été marquée qu'assez légèrement par l'époque sacrale du Canada français, même si les Ursulines, devenues en 1 722 propriétaires de l'ensemble du territoire du Sault des Castors (1), furent les principales instigatrices du peuplement et du défrichement. La paroisse connut certes un curé presque saint, elle donna naissance à des ribambelles de prêtres et de religieuses (2) qui jalonnent l'histoire locale, ses rues sont encore parsemées de couvents et des écoles religieuses qu'elle se bâtit jusqu'à la dernière guerre, mais ils paraissent assez modestes; contrairement à tant de minuscules villages flanqués d'églises et de couvents gros comme des châteaux forts, ses édifices religieux ne sont nullement disproportionnés par rapport à la taille de l'agglomération ; peutêtre faut-il voir là l'influence anglaise (le nom réel de la ville est dû à une personnalité anglaise), ou américaine, à travers l'afflux de nombreux émigrants loyalistes qui s'y installent durant les dernières décennies du XIXe siècle, ou celle encore de soldats français démobilisés et devenus après la Conquête cultivateurs l'été, coureurs des bois l'hiver? Peut-être son rôle aussi de chef-lieu civil de région, qu'elle n'abdiqua devant sa proche voisine qu'à la fin du siècle dernier, lui donna-t-il moins nettement qu'ailleurs la « vocation » religieuse des agglomérations canadiennes-françaises ? Les cinq auberges et les quatorze débits de boisson qu'on y signale en 1831, pour 3 296 habitants, ne devaient sans doute pas rencontrer l'adhésion des frères et des religieuses qui, à cette époque, assurent l'enseignement local. Dès son origine et jusqu'à nos jours, Douceville est un lieu de passage, un centre commercial, grâce d'abord au Saint-Laurent puis à la route qui relie Montréal à Québec. Plus tôt qu'ailleurs l'industrie s'implanta aussi, par suite des apports américains, anglais, irlandais qui ne cesseront pas durant tout le XIXe siècle. Pour les petites paroisses alentour, primitivement confondues avec elle et qui s'en détachent peu à peu lors de la mise en place de l'administration civile et religieuse, elle reste jusqu'aux dernières décennies la ville mère où l'on vient acheter, traiter ses affaires, «prendre un coup» ou voir les filles.
Ces effervescences commerciales et industrielles tournent court vers la fin du XIXe siècle lorsque Douceville atteint sa maturité qui, comme pour tout le Canada français, correspond à la prise en main définitive de la société et de la culture par lÉglise. En dehors de la mise en place de l'infrastructure propre à l'urbanisation générale dans la province, plus rien ne se passe désormais ici en dehors des petites querelles de clochers et de municipalités que nous retrouverons toujours vivantes trois quarts de siècle plus tard. À vingt-cinq ans d'intervalle s'installent les deux compagnies les plus importantes encore en 1974; industries textiles l'une et l'autre, elles reflètent les destins de l'économie canadienne française et ses implications sociologiques: passage de la moyenne entreprise familiale canadienne-française de cent employés, mise sur pied en 1900 par des autochtones, à la grosse compagnie multinationale basée aux États-Unis, implantée en 1930 et qui occupera jusqu'à 900 personnes; bien que toutes deux aient une raison sociale anglophone, la population nomme la première: «chez Amyot» ou même «chez Jules», la seconde: la «General», prononcé à l'anglaise.
Situons rapidement la communauté telle que nous la trouvons à notre arrivée en mai 1969. Douceville est de façon éclatante une ville française et catholique (3). De l'apport anglophone si vivant au siècle passé ne subsistent que des patronymes insolites puisque leurs porteurs sont tout aussi francophones et catholiques que le reste de la population. Que celle-ci soit passée de 2 814 personnes en 1901 à 7 207 en 1971, de façon régulière, avec un brusque accroissement dans les années 30 au moment de la venue de la «General» n'a rien que de normal. Plus significative pour nous est la courbe de l'évolution de cette population dans chacune des deux municipalités civiles qui, depuis 1880 se partagent le territoire initial de la «paroisse» de Saint-Jean du Sault des Castors (4): la «ville» de Douceville et la «paroisse» de Saint-Jean. Jusque vers les années 1950, Douceville est une petite ville assortie de sa paroisse, formée de «rangs» uniquement ruraux et agricoles, sortes d'appendices rustiques de la cité relativement industrialisée; mais à partir du recensement de 1954 non seulement la «ville» ne se développe plus mais elle régresse démographiquement alors que la «paroisse» double en population. La tendance s'accentue au point qu'actuellement c'est la paroisse, dont les limites extérieures sont larges, qui prend le pas sur une ville, cernée de partout par ses anciennes dépendances rurales et asphyxiée par les quelques usines qu'elle avait laborieusement installées sur son propre territoire. Alors qu'au cours des décennies l'espace et l'argent minutieusement gérés par la paroisse lui permettaient d'accéder sans hâte à une urbanisation tranquille, la ville s'endettait à assumer les impératifs d'une modernisation un peu précipitée, que ses fondateurs n'avaient pu prévoir: les plus aisés des Doucevilliens vont maintenant relayer la population agricole des rangs devenus banlieue et alimentent les caisses de la paroisse de leurs impôts tandis que la ville se prolétarise et commence dans certains quartiers à prendre la physionomie impersonnelle de l'urbanisme de bureau. Ce renversement écologique, banal en soi, se double des antagonismes économiques et culturels de ces deux municipalités aussi rivales que complémentaires.
Les pôles de la vie économiques sont nets : en 1971 environ 1800 personnes sont employées dans les 25 entreprises locales de caractère artisanal ou industriel, dont 4 seulement occupent chacune plus de 100 personnes. L'industrie textile est la plus représentée (1 400 personnes dont près de 500 femmes), suivie par celle du bois; les qualifications professionnelles sont donc faibles, les emplois peu assurés, les salaires bas (5) (de 1,25 $ à 1,70 $ selon l'ancienneté pour les hommes, moins encore pour les femmes) et il y a grande utilisation de main-d'uvre féminine. La population agricole a diminué de moitié depuis 1911, mais la surface des terres exploitables (excellentes à 80%) n'a presque pas varié (3 028 hectares approximatifs en 1971 (6) contre 3 437 en 1911). Ces quelques chiffres, mis en regard de l'augmentation de la population ouvrière dans le même laps de temps, sont gros d'implications sociales; tandis que de nombreux petits agriculteurs traditionnels quittaient leur ferme à partir des années 30 et s'en venaient travailler à la «Genera », ceux d'entre eux, plus assurés financièrement ou plus tenaces, qui restaient à la ferme, vivaient à leur profit la mutation de l'agriculture québécoise: agrandissement des domaines, modernisation des techniques, passage de la polyculture à l'élevage laitier ou de boucherie. La difficulté d'être agriculteur n'est pas résolue, comme en témoignent de récentes manifestations paysannes mais, d'une manière générale, le mode de vie des fermiers doucevilliens tranche pourtant sur celui des ouvriers de la ville, même si leurs revenus apparents ne sont guère différents. Nous le verrons plus loin, la différence entre eux n'est pas qu'économique et, paradoxalement, ce n'est pas le monde ouvrier qui, ici, est principe actif de changement.
Par tradition, Douceville est une ville commerçante et jusqu'à tout récemment elle fut la pourvoyeuse matérielle des campagnes alentour. De nos jours et malgré un certain effort de rénovation des boutiques, la clientèle locale et même rurale préfère les supermarchés d'une importante ville voisine à dix minutes de voiture. Quelques faillites en résultent, mais c'est plutôt un assoupissement des affaires qui prévaut et la dispersion des enfants des commerçants vieillissants dans d'autres secteurs professionnels. Pourtant le volume des emplois du secteur tertiaire n'a guère changé depuis trente ans : c'est que la vieille élite locale de commerçants laisse seulement peu à peu la place aux fonctionnaires des diverses agences provinciales et fédérales; importés pour la plupart, plus instruits et moins intégrés au départ dans les affaires locales, ceux-ci pourraient représenter un facteur décisif de modernisation. Nous verrons qu'il n'en est rien.
Bas salaires du textile, commerces stagnants, agriculture en difficulté, ne font pas de Douceville une ville riche. Effectivement, en 1971, 83% de la population gagne moins de 4 000 $ par année, pour des maisonnées dont la moyenne est de 4,2 personnes. Le taux de chômage est plus fort que la moyenne nationale, celui des mères nécessiteuses et des personnes inscrites au Bien-être social est élevé. Mais entre les chiffres bruts et les réalités quotidiennes de la vie matérielle, il faut faire passer toutes sortes de réalités presque intangibles mais grâce auxquelles le concept de pauvreté ne s'applique aux Doucevilliens qu'avec nuance : tout d'abord on connaît l'approximation des déclarations fiscales des cultivateurs, parmi lesquels beaucoup prétendent effectivement n'avoir que 4 000 $ de revenus; quant aux ouvriers, nombreux sont ceux qui arrondissent leurs paies par les ingénieuses petites «jobines*» que leur permet leur bonne insertion dans un milieu encore plein d'« irrationalités » au sens weberien du terme: petits transports, petites réparations, déblayage de la neige, jardinage. Surtout, proche encore du paysan enfermé dans sa sphère économique, l'homme québécois en général et doucevillien en particulier sait tout faire. La plupart de nos informateurs s'étaient fabriqué leur «chaloup », construit leur « camp d'été », leurs meubles, leur maison, quand ils n'ajoutaient pas à leurs connaissances techniques des dons artistiques (modèles réduits, peinture, artisanat). La pêche et la chasse, survivances des temps de la colonisation assez vivantes pour que la « General » ferme ses portes au moment du passage des canards à l'automne, fournissent aussi une alimentation gratuite une partie de l'année (7). Aussi, s'il gagne peu, le Doucevillien moyen garde-t-il certains des avantages de l'économie traditionnelle d'auto subsistance.
De plus, pour beaucoup de personnes, la vente de la ferme et des biens paternels n'est pas encore très éloignée et les quelques milliers de dollars qui en sont revenus à chaque enfant ont permis l'achat d'une maison, son ameublement. Pour certains, cet argent servira à «faire de l'argent» et les journaliers aux salaires minimes qui sont devenus des prêteurs à gage «riches», ne sont pas des exceptions à Douceville.
Enfin, selon l'utilisation sociale de l'argent, et la signification qui lui est donnée, une même somme ne représente pas une même réalité pour des individus différents dans des milieux différents : à Montréal avec 5 000 $ on est misérable, à Douceville on est, comme on dit, «en moyen»; certes on ne voyagera pas, on n'ira ni en vacances, ni au concert, ni au théâtre, mais on satisfera aux exigences locales de la décence : être toujours bien mis, impeccablement coiffé, se déplacer en voiture, après quelques années de mariage ne plus être un locataire mais le propriétaire attentif d'une jolie maisonnette pourvue de tout l'appareillage électrique, du «set*» de salon et des appareils audiovisuels (télévision, électrophone, magnétophone) «normaux», parfois en plusieurs exemplaires. Comme nous le verrons mieux plus loin, Douceville utilise son argent au profit de secteurs significatifs de sa culture matérialiste et fortement ritualisée ; nul ne se sent pauvre s'il arrive à satisfaire à ces exigences, fût-ce au prix de «sacrifices» qui paraîtraient insoutenables dans d'autres milieux mais que, la plupart du temps, il ne percevra pas comme tels.
La stratification professionnelle et économique se lit inexorablement dans le paysage urbain, dans le style discriminant des quartiers et des maisons: appartements cossus au-dessus des magasins de la « main* » pour les commerçants, modestes pavillons de bois pour les journaliers au Sud, «duplex» ou «triplex» de brique cubiques des ouvriers au Nord, bungalows pour les cadres à l'Ouest, maisons «à appartements» bon marché des marginaux à l'Est, fermes confortables dans la paroisse. D'une façon générale, le bungalow en briques gagne partout sur la maison de bois peint traditionnelle, même dans les rangs. Tout est propre et net, gazonné dès qu'un bout de terrain jouxte la maison, mais dans l'ensemble austère, sans enjolivement, peu fleuri; seuls les rangs, avec leurs fermes amples, aux balcons et galeries sculptés et entourées de végétation arborescente donnent une impression de quiétude, semblent extérieurs à un monde utilitaire. Même si les bungalows modernes sont vastes, confortables, avec un peu d'ostentation parfois, il n'y a pas à Douceville de demeures luxueuses ou pittoresques qui retiennent l'attention. Rien ici n'accroche le regard, malgré la surcharge de néon qui cerne tous les magasins souvent vieillots de la seule rue commerçante, ponctuée de quelques hôtels ou motels et, à ses deux extrémités surtout, d'une surabondance de commerces voués à l'automobile. Ce paysage un peu terne et somnolent s'anime à peine durant le jour au passage rapide des écoliers et des ouvriers, qui vont à pied ou en «bicycles*» à leurs tâches. L'effervescence rituelle du magasinage américain du vendredi soir ne manque pas, prolongée tard dans la nuit par les pétarades des «bicycles à gazolines*» des jeunes qui passent du cinéma aux restaurants ou aux bars-spectacles des trois hôtels. En fait, beaucoup de personnes, des hommes pour la plupart «font du social» comme on dit ici et se rendent chaque soir de la semaine à diverses réunions d'associations. Mais ils se déplacent en voiture et la rue n'est qu'exceptionnelIement le lieu de l'activité sociale.
Cet assoupissement apparent n'est rompu l'été que par les défilés d'une fanfare sans auditeurs et, de temps à autres, par une fête organisée par une association locale: jusqu'en 1974 toute la population a vécu dans le souvenir des fêtes du Tricentenaire, advenues en 1965, et dont l'organisation autant que les répercussions soulevaient encore l'enthousiasme ou les critiques de tout un chacun. Un autre genre de fêtes, périodiques celles-là, est constitué par les diverses élections, municipales ou provinciales, qui, depuis leurs premiers préparatifs jusqu'au comptage et au recomptage final des bulletins de vote, emporte l'ensemble de la communauté dans des remous passionnés que n'atténuent pas les années. Depuis plusieurs décennies la ville est «rouge» (Parti libéral) et ses conseillers municipaux le sont à une exception près, tandis que la paroisse est « bleue » (Union Nationale), mais l'ensemble de l'agglomération vote « bleu » aux élections provinciales tandis que le député fédéral du comté est lui-même «rouge». En 1970, les deux grands partis traditionnels ont récolté à eux deux 75% des voix, tandis que le Parti créditiste tournait autour de 16% et que le Parti québécois a fait une timide entrée en scène avec 391 voix (8% des suffrages exprimés) (8). Douceville est en bordure du «fief de Duplessis», le «dictateur» québécois d'avant la Révolution tranquille; tient-elle de ce lourd voisinage sa réputation de «bastion du traditionalisme canadien français»?
Nous ne nous étendrons pas ici davantage sur la vie politique, que nous analyserons plus en détail dans le cours du volume. Il en sera de même pour la vie religieuse et pour les autres secteurs de la vie sociale. Rappelons seulement que l'origine française de la population signifie automatiquement qu'elle est catholique. De fait, jusqu'en 1974, tous les enfants nés de parents français vivant dans la paroisse furent baptisés. Cette appartenance officielle subit pourtant le contrecoup de la désaffection religieuse qui marque le Québec depuis une quinzaine d'années, et même si nous n'avons pas fait un décompte de messe systématique, nous avons pu nous rendre compte par l'observation et par les déclarations mêmes des informateurs que l'assistance à la messe décroît de manière sensible d'année en année. D'une manière générale la fréquentation des sacrements et de toutes les pratiques ritualisées suit la même évolution, tandis que les répercussions encore fragiles de ce désengagement marquent les actes importants de la vie personnelle: c'est ainsi par exemple que, si tous les enfants sont baptisés, le temps moyen qui s'écoule entre la naissance et l'entrée dans la communauté chrétienne est passé de 10,8 jours en 1963 à 50,26 en 1973. À partir du moment aussi où le mariage civil double le mariage religieux et autorise ainsi le divorce, ces pratiques s'installent tranquillement dans les murs ; quelques mariages civils sont célébrés chaque année, la plupart du temps, il faut le dire, entre personnes déjà «accotées*» qui régularisent ainsi leur situation, ou entre divorcés, que lÉglise n'admet toujours pas aux sacrements. Le chiffre des divorces, qui a représenté tout de suite 5 cas, dès la seconde année de la légalisation, s'est stabilisé les années suivantes autour de la quinzaine ; dans le quart des cas à peu près, il est le fait de couples séparés depuis fort longtemps mais que les lois de l'Église maintenaient dans un état matrimonial théorique. Pourtant, fait symptomatique, tous les autres cas de divorces sont le fait de couples la plupart du temps très jeunes et récemment mariés, qui témoignent ainsi d'une attitude nouvelle à Douceville face à l'indissolubilité traditionnelle du couple. Par contre, tous les décès sont encore sanctionnés religieusement. Ni les vivants ni les morts n'y voient d'inconvénients.
Au cours de cette très brève présentation de notre communauté, nous avons dû plusieurs fois faire allusion à sa modernisation, nous avons été amenés a évoquer les changements dont elle est le théâtre à tous les niveaux. Aussi de toutes les caractéristiques marquantes de ce groupe, la plus évidente est précisément cette hésitation entre un traditionalisme encore robuste et les irruptions de la modernité, délibérées ou non, plus ou moins intégrées mais inéluctables. Ce phénomène peut se lire selon deux dimensions, selon qu'on l'appréhende synchroniquement à travers l'observation de la diversité de phénomènes plus ou moins orientés vers l'un ou l'autre pâles, ou diachroniquement, à l'occasion de séjours successifs dans la localité : une simple promenade partant des rangs, bordés de leurs fermes centenaires, pour regagner la ville, où les structures cubiques vitrées de la banque, de l'école évoquent la contemporanéité, fait passer continuellement l'observateur d'un siècle à l'autre. Entre les façades même les hôtels, fraîchement restaurés, et les intérieurs victoriens, c'est la même rupture. Cette impression de surface se précise lorsque l'on s'insère dans la vie du groupe: d'un côté l'actualité ronronnante et les séances folkloriques des Conseils municipaux, de la Commission scolaire, de la Fabrique, de l'autre l'efficacité bureaucratique des services gouvernementaux. À l'intérieur d'une même entreprise, la «General», l'opposition est aussi marquée entre la haute gestion, télécommandée des États-Unis, et la quotidienneté des relations de travail administrées par un chef du personnel autochtone. Ces hiatus omniprésents trouvent leur prolongement dans les modes de vie et les attitudes de la population: au travail, à la maison, dans les associations, les activités et les discours apparaissent comme éclatés, tiraillés entre l'attachement à la tradition et les impératifs de l'actualité; chacun est conscient du problème, l'évoque, prend parti, se situant différemment par rapport à lui selon son âge, son milieu, son tempérament.
Par ailleurs, à chacun des quatre séjours (9) que nous fîmes à Douceville, les changements éclataient sporadiquement et les nouvelles que nous en avons jusqu'à ce jour font état d'événements qui sont le signe d'un ébranlement très profond des structures et des mentalités : par exemple, 1974 vit l'accréditation à «la General» d'un syndicat que la compagnie avait réussi a repousser depuis sa création et en particulier depuis la fameuse grève manquée de 1951-1952, qui reste pour les Doucevilliens comme un symbole de l'enracinement inébranlable dans le statu quo; en 1975, c'est la défaite à la municipalité de paroisse du maire «Union nationale» et de son équipe au profit d'un « homme nouveau », la démission du curé, une contestation de l'autorité policière accusée de pratiques brutales sur la personne des jeunes et enfin une interpellation publique d'un fonctionnaire local sur l'utilisation des fonds municipaux. Ces événements qui n'étaient pas imaginables en 1969, au début de notre enquête, ne sont évidemment pas survenus par hasard, ils sont l'aboutissement événementiel d'une lente évolution des mentalités et d'une installation tranquille d'un nouvel ordre des choses dont les individus ne réalisent peut-être pas toujours clairement la signification. Ces réalités suivent, avec un certain décalage, l'évolution générale de la province de Québec, dont elles sont l'expression locale et particularisée.
À ce stade de nos observations, nous pouvons commencer à répondre aux questions posées à la fin de l'avant-propos : l'abstraction représentée par la communauté «Douceville» est ainsi interceptée peu à peu par ses caractéristiques, qui font perdre sa pertinence au «type pur» pour le remplacer par un objet particulier que nous venons de décrire rapidement. Nous aurions alors pu y découper n'importe quel champ d'analyse parmi ceux qui se présentaient spontanément à nous; on conçoit bien que Douceville ait pu faire l'objet de recherches portant les titres suivants «une ville, mais deux municipalités»; «un cas de mythisation la grève de 1952»; ou encore « domination américaine, mais leadership français: le cas de «la General». Mais, aucune de ces réalités ne s'imposait au même titre que cette incursion presque palpable, encore que peu sûre d'elle-même, de la modernité ; et, parce que la totalité du groupe s'engageait, positivement ou négativement, dans cette aventure au point d'y accrocher toutes les perspectives de ses activités et de sa culture, l'étude du passage de la tradition à la modernité (10) nous apparut le sujet à la fois le plus riche et le plus pertinent, celui qui nous permettrait d'appréhender et les caractéristiques de la communauté et sa dynamique propre à ce moment donné de son histoire.
Parmi l'ensemble des éléments constitutifs de notre objet, il importait de prélever les plus adéquats à notre cadre d'analyse, non pas qu'ils soient peut-être essentiels à la vie du groupe ou sociologiquement plus lourds, mais parce qu'ils sont les plus aptes à rendre compte d'une problématique désormais fixée où observer le mieux le phénomène de la modernisation et comment le faire?
En ce qui concerne le premier point, nous pouvions opter pour une analyse des institutions, des activités des membres du groupe, ou des expressions symboliques, etc. En partie pour les raisons invoquées plus haut et qui sont reliées aux avantages méthodologiques propres à la petite communauté (petitesse, totalité, unité, etc.) mais aussi pour satisfaire notre curiosité inlassablement réactivée, nous décidâmes de ne sacrifier aucun de ces domaines d'observation qui ainsi se contrôleraient, s'enrichiraient mutuellement. Mais tandis que la cueillette des matériaux se rapportant aux activités, institutionnalisées ou non, et aux manifestations de la culture symbolique serait laissée un peu au gré des hasards de l'observation participante et des entrevues informelles, nous retînmes le niveau des attitudes verbales comme celui où l'investigation devrait être la plus poussée et la plus méthodique : en effet, à travers ces attitudes nous pouvions rejoindre une fraction représentative de la population, couvrir le champ d'analyse le plus étendu, et le faire dans les meilleures conditions d'objectivité, grâce en particulier à la mesure.
Centrer l'étude du changement culturel dans une communauté de plusieurs milliers d'habitants, sur l'expression, forcément limitée, des activités verbales d'une fraction de ceux-ci représente une décision qui ne va pas nécessairement de soi ; nous allons essayer de la justifier avant de rendre compte des traitements auxquels elle donna lieu et des résultats acquis.
Si l'on considère la personnalité de l'acteur social à un moment donné, celui où on l'observe par exemple, comme l'aboutissement de tous les déterminismes, sociaux ou non, externes ou internes qui à un moment ou l'autre de son existence ont contribué à son développement, on constate que ces déterminismes ont sur lui deux types d'effets :
Les uns sont muets et ils agissent selon des modalités non «compréhensibles», au sens weberien du terme. Tant qu'un savoir social spécifique, idéologique ou scientifique, peu importe, ne l'a pas «révélé», nul ne sait par exemple les effets d'une formule génétique, du climat ou de l'insertion socioculturelle sur la vie privée et publique de l'individu. En l'absence de décisions sociales à leur sujet, l'acteur éprouve ces déterminants sous la forme d'une expérience intérieure, authentique mais démunie de représentativité, très pauvre en schèmes comportementaux. Aussi, par nature, cette expérience n'est pas communicable et n'a que des relations peu prévisibles avec la portion émergée de l'individualité. Les composantes de la personnalité qui résultent de ces déterminismes ne font pas l'objet d'un langage, elles ne parlent pas au sujet, le sujet n'en parle pas.
D'autres éléments de la personnalité eux parlent ; ils nomment, décrivent, expliquent à leur porteur et à ceux qui l'écoutent de multiples choses, en particulier la nature du monde physique et social, leur raison d'être, les rapports qu'entretient avec eux le sujet. Ils se chargent enfin de faire rapport sur la portion non parlante de la personnalité, d'en « révéler » les déterminants, les fonctions; ils la prennent donc en charge, la dominent et substituent à des réalités effectives mais non connaissables, des réalités perçues mais dont l'existence reste hypothétique au regard de l'objectivité. Ces langages sont fournis tels quels par le milieu humain, qui donne ainsi à l'acteur à travers ces pseudo-savoirs, le «sens», les outils symboliques de l'insertion socio-culturel et de la communication.
Nous ne nous étendrons pas ici sur cette extraordinaire «faculté symbolique» (11) qui dépossède universellement l'acteur de ses vérités individuelles et l'amène à se «reconnaître» dans des langages appris de toute pièce, qui n'ont été faits ni par lui, ni pour lui mais lui apportent des satisfactions sociales dont la fonctionnalité est sans commune mesure avec les agréments de la connaissance juste.
Nous éviterons aussi de nous engager dans le débat qui tourmente les sciences sociales depuis leur origine: laquelle des deux portions de la personnalité et des déterminismes qu'elle accueille s'exprimera dans l'activité sociale?; celle qui ne sait rien d'elle-même mais pulse secrètement le sujet, ou celle qui croit savoir mais n'a que des rapports indéfinis avec l'objectivité? Il se pourrait que ce problème soit un faux problème puisque jusqu'ici il n'a donné lieu lui-même qu'à des réponses sociales c'est-à-dire idéologisées. Les compromis auxquels se plaisent philosophes et sociologies de la science en refusant la distinction positiviste entre science et idéologie ne fait pas avancer les choses. Nous reprendrons plus loin celles des implications de cette controverse qui concernent nos propos.
Pour l'instant, le constat d'un investissement de l'ensemble de la personnalité par le discours, discours descriptif et prescriptif, nous autorisera seulement à considérer les attitudes verbales comme des expressions de cette traduction à laquelle sont soumis toutes les composantes et tous les déterminismes de la personnalité ; nous les mettrons au nombre des savoirs sociaux nommés, selon les disciplines, culture symbolique, idéologie, représentations collectives, dont chaque acteur s'approprie une fraction et qui composent la totalité des connaissances qu'il a sur lui-même, sur les autres, sur le monde physique et sur les rapports qui lient ces différentes entités.
Provoquées ou émises plus spontanément, les attitudes verbales peuvent alors être vues comme des composantes de la personnalité des informateurs : exactes ou erronées dans leurs contenus, articulées logiquement ou non, elles livrent, tout comme le font les comportements, la subjectivité de l'acteur à travers des langages socialement fournis; nous saurons par exemple qu'il se perçoit lui même de telle ou telle manière, qu'il a telles convictions sur telle personne, tel objet, qu'il n'aime pas ceci ou cela, parce que, afin que, malgré, etc. Certes, il n'est pas question, contrairement à ce que fait la psychologie sociale, de prendre au pied de la lettre les contenus des propositions de ces discours ; il faut les retenir comme des indicateurs, partiels et partiaux, mais significatifs de la personnalité.
Les dissimulations, les ignorances, les biais de toutes sortes qui affectent les attitudes verbales sont la pâture de tous les spécialistes des sciences humaines qui à partir d'eux, construisent des modèles universalistes ou différentiels de la personnalité. L'optique sociologique enrichit cette perspective de deux autres éléments: parce qu'elles proviennent d'un conditionnement social, les attitudes verbales sont acquises mais elles sont aussi partagées. La répétition des mêmes savoirs, marqués des mêmes biais, des mêmes incohérences aura transformé un fait psychologique en un fait social ; une collection de subjectivités affectées des mêmes tics, des mêmes erreurs, des mêmes délires sera devenue un collectif nanti d'un imaginaire institutionnalisé.
Mais il y a plus ; la promotion d'une collection d'individus au rang de société et celle d'une collection de langages subjectifs au rang de savoirs sociaux équivaut à une sorte de double sacralisation ; vues sous l'angle individuel, les productions verbales sont sujettes à caution, marquées au sceau du social elles deviennent des expressions d'objets collectifs, transcendant la perception et l'évaluation individuelle. Par rapport à l'erreur individuelle, l'erreur partagée perd toute visibilité ; elle n'a plus de pertinence puisque le collectif est précisément le créateur des catégories du vrai et du faux, le définisseur de leurs contenus. Peu importe que ce pouvoir de promotion au rang d'objet que s'arroge la société soit le privilège de quelques définisseurs roués qui collectivisent à leur profit leur propre imaginaire ou que celui-ci émane spontanément des groupes; dans l'un ou l'autre cas une même indifférence à l'objectivité des savoirs s'accompagne d'une même croyance en leur vérité absolue et en leur légitimité.
Cette socialisation de la subjectivité individuelle exprimée par les attitudes verbales nous aura donc fait passer d'un point de vue psychologique à un point de vue sociologique: révélatrices au départ d'une portion de la personnalité individuelle, les attitudes verbales le sont tout autant de la personnalité collective de la population considérée; des discours qui ne seraient que fantasmes s'ils n'étaient pas partagés prennent valeur d'objets sociaux, ils rendent compte des contenus et de la structuration de l'imaginaire d'un groupe : ses incohérences, ses contradictions, les erreurs mensongères ou innocentes qu'elles expriment font partie de cet objet. Dans notre cas, cette connaissance pourra aisément être appliquée au problème de la modernité.
Mais, de plus, à la différence des savoirs dit scientifiques, les savoirs sociaux sont étrangers à la spéculation pure, ils sont toujours relies a une pratique d'une façon ou d'une autre: de même qu'il n'existe pas d'activité sociale qui n'ait un «sens visé», un savoir qui ne s'accompagne pas d'au moins un début de réalisation concrète reste une théorie, une littérature, pas une pensée «sociale».
Ici encore un déchaînement théorique et polémique entoure la question du primat de la pratique ou de la théorie ainsi que du sens de la relation causale qui les unit éventuellement. N'y touchons pas mais gardons seulement à l'esprit pour l'instant la vision de ce concept bipolaire (activité-sens visé, dans l'acceptation weberienne du terme), comme expression des deux facettes nécessairement symbiotiques de l'entité personnalité individuelle (12). Nous étudierons donc les attitudes verbales parce qu'elles permettent un traitement plus exhaustif et plus formalisé mais nous consoliderons les données verbales par l'observation des activités observables de notre population.
Une cohérence parfaite, une adéquation entre ces deux niveaux sont aussi utopiques que celles qui caractérisent les niveaux du savoir ou de la pratique pris séparément. Qu'importe, ou plutôt tant mieux, puisque ces écarts entre ce qui est dit et ce qui est fait, ces contradictions, cette inconscience ou ces dissimulations sont autant de symptômes supplémentaires pour cerner la réalité que nous cherchons à atteindre: les nuances d'une mutation socioculturelle complexe. Ici encore la répétition de ces caractéristiques fera d'une pluralité de traits psychologiques individuels, un fait social.
Pour donner une unité à la collection des attitudes observées, nous les avons regroupées sous un vocable synthétique, celui de personnalité modale. Nous avons retenu cette expression sociologique suspecte (13) parce qu'elle évitait d'avoir à choisir entre le concept d'idéologie, trop chargé et celui de culture symbolique qui ne l'est pas assez. Elle s'apparente également aux notions «d'éthos», «épistémè», Weltanschauung, Zeitgeist, etc., tous ces termes désignant des savoirs sociaux, c'est-à-dire en soi aussi indifférents à l'objectivité qu'absolus pour ceux qui leur accordent leur foi ; tous impliquent une symbiose, plus ou moins complexe, avec des activités adéquates, dont il serait bien malaisé de dire à priori s'ils en découlent ou les déterminent.
Définissons la personnalité modale comme la probabilité pour certains traits de personnalité d'être partagés par un nombre significatif de représentants d'un groupe. Par traits de personnalité, nous entendons toutes les manifestations observables de l'individualité, le langage en faisant évidemment partie. La personnalité modale s'exprime donc aussi bien à travers les attitudes verbales qu'à travers les comportements ou les diverses productions socioculturelles d'une collection d'individus; nous utiliserons tous ces niveaux d'analyse mais nous insisterons surtout, pour les raisons vues plus haut, sur les attitudes verbales.
Une telle problématique, qui chemine entre la sociologie, la psychologie sociale et l'anthropologie, essaie d'atténuer les faiblesses de chacune de ces disciplines par l'apport des deux autres. Néanmoins, elle s'éloigne par plusieurs points de la voie considérée comme noble en sciences sociales : tout d'abord en faisant de l'individu, de l'individu parlant, le point de départ de l'observation, elle risque d'ignorer des réalités infra-structurelles et structurelles dont celui-ci n'a pas conscience ; de plus, essentiellement descriptive, elle s'attache plutôt à démontrer les liens fonctionnels plutôt que causals entre les différents éléments de l'analyse; enfin, rappelons-le, le concept même de personnalité modale, avec sa vision consensuelle et centripète du social, a concentré sur lui un nombre assez impressionnant de critiques pour décourager le chercheur d'y avoir recours. Nous acceptons la responsabilité de ces différentes décisions sans chercher à les voiler par d'inutiles rationalisations justificatrices et offensives. Nous n'avons pour l'instant qu'une seule pièce au dossier de notre procès : notre enthousiasme pour la culture symbolique et le face à face avec l'informateur. Au cours de cette étude nous essayerons de montrer qu'une option méthodologique individualisante et descriptive n'hypothèque pas un élargissement théorique, et que l'étude du langage ne ferme pas l'accès à d'autres ordres de réalités. En résumé, notre souci d'appréhension juste et complète de la dynamique de la modernisation nous a conduit aux décisions méthodologiques suivantes:
L'essentiel de nos données sera de nature verbale, mais nous lui adjoindrons celles que l'observation participante et la collecte de documents matériels nous auront fournies durant l'ensemble de nos séjours.
Nous utiliserons conjointement le traitement quantitatif, propre à donner une vision globale et formalisée de l'ensemble de la population à l'égard de la modernisation et l'approche qualitative effectuée en profondeur sur un moins grand nombre d'individus. Un questionnaire d'attitude (1969), dont nous ferons état dans un instant, permettra d'appréhender les contenus modaux de la vision du monde doucevillienne et sa structuration selon les variables classiques. Des entrevues cliniques (1970-1971) menées sur une fraction déterminée de la population pourront ensuite éclairer, rectifier et élargir les résultats précédents.
Nous pratiquerons une étude longitudinale en testant les progrès de la modernisation intervenus en l'espace de 4 à 5 ans. C'est ainsi que nous sommes retournés en 1974 revoir ceux de nos informateurs qui avaient fait l'objet d'interviews en 1970-1971. Nous leur avons soumis alors des questions ouvertes concernant leurs changements d'attitudes et leur évaluation de la modernisation en cours à Douceville.
En 1969, un mois de prise de contact avec la communauté doucevillienne à travers l'observation participante et les entrevues informelles, auprès surtout d'informateurs clés, nous autorisait à mettre sur pied un questionnaire qui comporterait une série de questions pertinentes, à poser de la bonne manière, c'est-à-dire intérieures à la personnalité modale du groupe, concernant le problème du passage de la tradition à la modernité. C'est en tentant de voir le monde et ses problèmes à travers des lunettes doucevilliennes que nous avons dressé une liste de 111 assertions (14), augmentées de 24 questions factuelles, couvrant l'ensemble des attitudes classiquement constitutives de la personnalité modale (économie, famille, politique, religion, groupe). Les réponses d'une population de 873 personnes, relativement représentative de Douceville, nous ont permis de fixer comme sur une toile de fond les traits généraux de la personnalité modale, à partir de critères quantitatifs:
Sur les 111 assertions du questionnaire, 44 obtiennent une condensation de réponses d'au moins 75% au pôle négatif ou positif; comme la plupart de ces propositions avaient été formulées selon la dichotomie tradition-modernité, ces résultats indiquent que dans presque la moitié des cas la personnalité modale est nettement marquée dans un sens ou dans l'autre. Les contenus de ces assertions ainsi dichotomisées sont révélateurs ; on s'applique à paraître moderne d'abord sur des positions très générales où s'aventurer ne présente aucun risque: «chaque génération est en progrès sur la précédente» (88%); «à part les travaux forçants une femme peut faire n'importe quel métier» (85 %); «si les ouvriers étaient plus unis les choses changeraient» (78%), etc. En effet, dès le début de notre séjour à Douceville, il nous était apparu que l'on tient ici à se moderniser: ce souci passe dans le langage quotidien, dans les stéréotypes et dans les plaisanteries; il est conscient et volontaire, mais, nous le verrons, il n'aura pas nécessairement de répercussion sur les comportements.
Un secteur de modernisation délibérée doit être mis à part, croyons-nous, parce qu'il est bien plus précis et qu'il englobe sans exception toutes les assertions qui le concernent, c'est le secteur religieux. Pour l'avoir expérimenté de bien d'autres manières, nous pouvons affirmer que le désir d'en finir avec les formes cléricales et ritualistes du catholicisme est Profond à Douceville: on a tant répété dans la province et on redit tant encore ici combien les anciennes formes du catholicisme portent de responsabilité dans le «retard» du Québec, à quel point elles ont brimé l'individu pendant des siècles, que la religion a fini par prendre sur elle tous les péchés de l'époque révolue ; comme partout ailleurs dans la province, le clergé a donné le coup d'envoi du « renouveau » et continue à animer les fidèles dans ce sens. Aussi faudrait-il être bien insensé pour ne pas se laisser aller au mouvement général qui assure et persuade que «les représentants des autres religions ne sont pas moins heureux que les catholiques» (75%), «qu'on peut faire une bonne vie sans être catholiques» (89%) et qu'on peut même «épouser quelqu'un qui a une autre religion» que soi sans risquer de faire un mauvais mariage (80%). Le modernisme religieux est donc ici l'un des plus assurés et des plus volontaires.
Les réponses à teneur traditionaliste d'une population plutôt portée à accentuer verbalement son modernisme sont, par contrecoup, révélatrices, mais elles demandent une interprétation différenciée. Un premier lot d'assertions, un peu malicieusement formulées il faut l'avouer, recèle une signification dont beaucoup de Doucevilliens peuvent ne pas être conscients et la «bonne réponse» ne leur apparaît pas alors aussi clairement que précédemment; dans certains cas, l'informateur n'est pas au courant de l'existence d'une option moderniste dans le domaine considéré, ou bien s'il la connaît, il n'y relie pas le contenu de l'assertion. Par exemple une minorité seulement de sujets est consciente de l'hypertraditionalisme d'une croyance qui fonde la « gloire » passée du Canada français sur la morale et la religion (21%); et si la presque-totalité de l'échantillon est explicitement partisan d'une relation égalitaire entre les citoyens et à l'intérieur du couple, elle ne perçoit pas de contradiction entre ces déclarations et celles qui affirment qu'«il y a des gens qui sont faits pour être des chef » (96%) ou que «l'homme est le chef de la famille» (92%).
Le traditionalisme qui est alors révélé paraît ainsi inconscient ou peu conscient, il n'est pas impliqué dans une alternative mais fait partie d'un ordre des choses tellement intériorisé, incontestable qu'il appartient encore au monde «naturel; ces attitudes caractérisent les savoirs sociaux des cultures qui n'ont pas connu de remise en question. À Douceville d'importants pans symboliques relèvent encore de cette catégorie. Notons-en deux, situés aux racines de la personnalité modale et dont nous verrons mieux l'importance plus loin. C'est tout d'abord. un «groupisme» exprimé par le souci de l'entente «assimilation» de la «bonne personne» à «celle qui s'entend avec tout le monde» (78%), la nécessité du consensus dans un groupe (70%), dans une ville (68% et 95%); et enfin une mystique du travail, centrale aussi ici, qui le fera apparaître comme «agréable» (90%), et comme «ennuyeux» tout le temps qui ne lui est pas consacré (93%).
À côté de ces assertions plus ou moins volontairement piégées, nous avons réparti dans le questionnaire des propositions plus lourdes d'évidence et dont personne ne pouvait ignorer la charge traditionnelle ou moderniste. On peut alors supposer que, lorsque les informateurs prenaient une position traditionnelle à leur égard, c'est qu'au-delà de leur bonne volonté moderniste globale, ils exprimaient là une conviction assez profonde pour encourir le risque de paraître « vieux jeu ». Or toutes les assertions de ce genre se rapportent à la vie familiale et sexuelle, au statut féminin en particulier, domaine qui, effectivement reste à Douceville le noyau le plus revendiqué de la tradition: on sait bien qu'à Montréal et ailleurs dans le monde les femmes travaillent et ont des activités sexuelles prémaritales, mais une majorité imposante de Doucevilliens ose encore proclamer que «la place d'une femme mariée est dans sa maison, au milieu de son mari et de ses enfants » (88%) et que «c'est une catastrophe d'avoir sa fille enceinte au mariage» (87%). La quasi-totalité (8 sur 11) des questions portant sur la famille et ses caractéristiques donne des réponses explicitement traditionnelles à 75% des cas et plus; ce trait de personnalité modale est donc, lui aussi, net.
Dessinés à grands traits, les premiers résultats du questionnaire décèlent ainsi un modernisme d'intention, sans doute partiellement actualisé au niveau religieux, tandis qu'un traditionalisme revendiqué en ce qui concerne les attitudes familiales et sexuelles mais la plupart du temps inconscient ailleurs, concerne les deux tiers des informateurs.
Si nous nous tournons vers un autre lot d'assertions (29 cas sur 111) où la répartition des options est à peu près égale aux deux pâles (de 40% à 50%), la personnalité modale paraît éclater : au-delà des attitudes partagées par la grande majorité, on débouche ainsi sur une zone culturelle différenciée par des critères soit naturels (l'âge) soit sociaux (l'instruction d'abord, plus que la classe ou la strate sociale). Fait révélateur de l'homogénéité du couple, la variable « sexe » n'est jamais discriminante.
Mais ce type de réponses ne sépare pourtant pas la population en partisans ou non partisans de la modernité; s'il amorce un début d'effritement, pour l'instant il ne fait que nuancer les limites de ce désir généralisé de modernisme signalé il y a un instant. Par exemple, on s'en souvient, tout le monde opte pour un modernisme religieux officiel mais, selon son âge et son instruction, on se compromettra plus ou moins dans les implications de ce choix, en admettant (46%) ou pas que les athées peuvent exister et qu'il est dangereux ou pas (52%) de parler à des Témoins de Jéhovah. À l'inverse, la personnalité modale est majoritairement traditionaliste au niveau des attitudes familiales, mais des poussées de modernisme apparaissent chez les plus instruits en faveur par exemple de la libéralisation de la pilule anticonceptionnelle (45%), de la limitation des naissances (43%), ou de l'indépendance des enfants dans le choix de leurs amis (61%).
Enfin, deux autres domaines socioculturels, ceux de l'économie et de la politique, révèlent des options dichotomisées mais, pour la première fois, selon des critères de stratification sociale parmi lesquels la profession de l'informateur et celle de son père figurent au premier rang. Selon que l'on gagne plus ou moins d'argent et que l'on exerce un métier plus ou moins valorisé, on nie (54%) ou on admet son goût pour l'argent, sa crainte des nouveaux partis (48%) et des syndicats (53%). Douceville commence-t-elle à amorcer un éclatement culturel dans des domaines où justement, à la différence des valeurs religieuses ou familiales, on ne peut plus guère de nos jours avoir les mêmes idées selon que l'on est riche ou pauvre, faible ou puissant? Toutefois, la connaissance intellectuelle de la « bonne réponse » peut fausser ici encore l'expression de l'attitude : entre les informateurs qui veulent paraître modernes et ceux qui le sont vraiment, entre ceux qui saisissent la portée de leur réponse et ceux qui ne perçoivent que confusément le sens qu'y a mis le sociologue, il est souvent malaisé de faire une discrimination à partir des seules réponses brutes du questionnaire. Les méthodes qualitatives prennent alors tout leur sens.
L'éparpillement de ces résultats quantifiés et toutes les incertitudes qui les entourent demandaient un traitement plus poussé des données. À cet effet, nous avons opté pour le regroupement d'assertions au sein de dimensions homogènes représentatives des divers aspects de la personnalité modale; après divers tâtonnements nous avons soumis nos données à une analyse factorielle (voir p. 585), procédé inductif de réduction et d'ordonnancement de l'information. En postulant l'indépendance des facteurs et la valeur logique des congruences des assertions les plus saturées sur chaque facteur, nous avons retenu sept dimensions essentielles de la personnalité modale, soit :
Facteur 1 : présence-absence de nostalgie passive des valeurs traditionnelles (en résumé tradition-modernisme). Facteur 2 : présence-absence de volonté de domination de l'ordre naturel (nature-culture). Facteur 3 : présence-absence de dogmatisme éthique et religieux (religion). Facteur 4 : adhésion-rejet de l'idéologie politique traditionnelle, (politique). Facteur 5 : recherche de l'épanouissement personnel par la laxité éthique/rejet de la laxité (éthique). Facteur 6 : valorisation-dévalorisation de la possession économique (économie). Facteur 7 : orientation positive-négative à l'in-group (relation au groupe).
Les faiblesses de notre factorialisation tout autant que les critiques habituellement adressées à cette technique empêchent que nous prétendions être ici en présence de la personnalité modale des Doucevilliens. Les facteurs sont encore des hypothèses de travail, dont les concordances, d'une part avec les résultats bruts du questionnaire, d'autre part avec nos autres observations devraient nous acheminer vers des conclusions plus assurées. Voyons ce qu'ils disent :
Le facteur 1 est le plus fort (43 assertions saturées à plus de 0,25). Il exprime bien que la plus grande partie de la population est concernée par cet abandon de la tradition et qu'elle présente des attitudes cohérentes à cet égard. La tension qu'engendre ce désir de changement, freiné par tant de modèles traditionalistes fortement intériorisés, et qui se reflète dans l'apparente incohérence décrite plus haut, apparaît ainsi comme culturellement standardisée.
Ce facteur, composé d'assertions à première vue disparates, condense bien en fait tous les domaines de la personnalité modale où le Doucevillien voit s'effriter ses cadres traditionnels de vie et de croyances: depuis ce «Québec» abstrait dont les changements sont presque confondus avec ceux que subit «la religion», jusqu'à «l'école sans Dieu» qui gâche la jeunesse, et jusqu'au sexe, au communisme, au désordre social, à l'Anglais, tous les vieux thèmes de l'idéologie cléricale traditionnelle se sont automatiquement regroupés ici. Enfin, intégré à cette même dimension, nous trouvons un des thèmes centraux de la personnalité modale, l'obsession de l'intégration au groupe, groupe familial pour les jeunes, «les autres» pour tout le monde.
On constate que les dix assertions qui ont donné lieu à l'appellation du facteur ont toutes obtenu au questionnaire des réponses dichotomisées, avec dans les deux cas une bonne cohérence logique: l'éclatement de la personnalité modale suggérée par certains patterns de réponses isolées se précise ici et dans tous les domaines socioculturels évoqués par ce facteur. Si tout le monde est théoriquement fasciné par la modernisation, une moitié de la population seulement est prête à certaines concessions, très relatives, dans ce sens. Comme l'indique le tableau 5 porté en annexe, le premier facteur est le plus sensible aux caractéristiques factuelles des informateurs ; comme on pouvait s'y attendre l'âge, l'instruction et la profession sont les plus discriminantes.
Deux autres facteurs, dont les assertions les plus saturées ont aussi obtenu des réponses dichotomisées, explicitent cette sorte de déchirement de la personnalité modale: ce sont les facteurs 5 et 6 qui tous deux font référence aux exigences du «je», le premier à l'égard de la morale et de la religion, le second à l'égard de l'argent et des biens matériels. Il est beaucoup question d'une recherche du bonheur, de « chance » dans ces facteurs, mais les moyens par lesquels on cherche à être heureux commencent à se différencier: c'est ainsi que les jeunes, les personnes qui ont une instruction primaire et les ouvriers spécialisés penchent ouvertement (facteur 5) pour une éthique plus laxiste et tolérante, qui permet de se séparer lorsqu'on ne s'aime plus, de se contenter «d'aimer son prochain» pour être en règle avec sa religion, de laisser sans anxiété les enfants choisir leurs amis, etc., tandis que les vieux, les cultivateurs, les commerçants et à un degré moindre les «professionnels» s'en tiennent à la rigueur de la morale traditionnelle. Rien que de bien attendu dans cette dispersion qui, rappelons-le, ne touche pas les fondements encore sacralisés de la morale sexuelle (essentiellement, des rôles féminins), mais une frange de celle-ci qu'une portion de la population estime pouvoir sacrifier au changement sans inconvénients majeurs pour ses structures de crédibilité profondes.
Les attitudes à l'égard de l'argent et des utilités, qui font l'objet du facteur 6, sont moins transparentes car elles se situent à la rencontre des trois courants: l'idéologie cléricale traditionnelle qui n'a jamais condamné une «honnête aisance», tout en la subordonnant à des idéaux spirituels, le libéralisme anglo-saxon dans lequel Douceville, comme tout le Canada français, a toujours baigné et un très mince courant moderniste qui freine la consommation et disjoint la réussite économique de la réussite sociale. Aussi, que l'on soit traditionaliste ou moderniste, on est d'abord Américain et l'on n'aura jamais honte d'avouer l'attrait de la réussite matérielle, au contraire. Les seules catégories sociales vraiment discriminante dans le facteur 6, celle des cultivateurs et celle des jeunes, qui toutes deux marquent un certain détachement par rapport aux biens matériels, expriment des orientations diamétralement opposées: les premiers s'alignent encore sur l'optique chrétienne traditionnelle, les seconds réagissent à la moderne contre le libéralisme économique capitaliste.
Tous les autres facteurs (soit 2, 3, 4, et 7) nous ramènent aux zones homogènes de la personnalité modale, puisque la plupart des assertions qui les constituent concentrent leurs réponses à l'un des deux pâles positif ou négatif. Tous les thèmes qui y apparaissent ont un rapport plus ou moins direct avec la modernisation mais, comme nous l'avons vu plus haut, l'expression, même sincère, des attitudes ne devra pas être prise à la lettre ; selon que les thèmes évoqués ont fait, ou font l'objet d'une stratégie délibérée de définisseurs précis, ou qu'ils n'ont jamais été portés à l'attention de nos informateurs, le sens que ceux-ci donnent aux assertions s'écarte du sens que le sociologue a voulu y mettre. Aussi les réponses parlent-elles, mais bien souvent autrement qu'elles ne le voudraient. C'est ainsi qu'à Douceville tout le monde est au courant des thèmes de la modernisation religieuse, les identifie clairement et « sait » qu'il est bien porté de prendre une position d'accueil à leur égard. La force de persuasion d'une idéologie aussi claire dans ses contenus que dans ses finalités (échapper à l'obscurantisme clérical) permet à 80% de la population d'assumer de bonne foi qu'un non catholique peut avoir de la moralité, être heureux et faire un conjoint convenable (facteur III). Ces points de vue, qui ne prêtent pas à conséquence, donnent à peu de frais à l'informateur le sentiment d'être au goût du jour et de participer au grand nettoyage de lÉglise. Mais que 20% de la population ose encore malgré tout affirmer le contraire, démontre réciproquement un conservatisme beaucoup plus fort que le sens littéral des assertions pourrait le laisser croire.
Dès qu'un modernisme de bonne intention veut se corréler avec des attitudes plus nettement engagées, aussitôt une dérobade de 25 à 30% des voix brise l'unanimité du début et c'est seulement pour la moitié de l'échantillon qu'un modernisme religieux impliquera une ouverture à l'égard des attitudes familiales (régulation des naissances) et politiques (le syndicat).
Cette même ouverture relative au modernisme est particulièrement nette dans le facteur 7 qui se rapporte aux attitudes à l'égard de l'in-group et de l'out-group ; 80% des informateurs « savent » que de nos jours il serait mal venu de se laisser aller à l'esprit de clocher et estiment que les gens de Douceville ne sont ni mieux ni moins chicaneux qu'ailleurs ou qu'ils pourraient fort bien ne plus vivre ici. Mais sur ces attitudes explicites voici que viennent s'accrocher d'autres assertions évocatrices de l'in-group traditionnel qui témoigne ainsi de sa vigoureuse unité dans la vision du monde, en partie inconsciente, des Doucevilliens; même si c'est pour en nier l'importance, le fait que la parenté, les coreligionnaires, viennent spontanément faire bloc dans ce facteur avec les «gens de Douceville», ne désigne-t-il pas là une zone d'homogénéité intérieure que l'on cherche peut-être, au moins théoriquement, à rejeter en bloc mais qui n'est sans doute pas près d'éclater. Enfin l'out-group communiste trouve sa place ici mais, comme on pouvait s'y attendre, bien peu d'informateurs sont prêts à l'ouvrir à leur cosmos! Volonté de modernisme donc, mais résistances évidentes dès que l'on sort des généralités à l'égard de la religion et du groupe.
Quant aux deux facteurs qui nous restent à analyser, soit la politique au sens très large et la domination de l'ordre naturel, ils révèlent que si les Doucevilliens entendent et lisent bien, de-ci, de-là des informations à ce sujet, dans le premier cas elles sont sporadiques, dans le second elles ne s'articulent pas, pour eux, aussi clairement que dans les précédents domaines sur la modernisation.
Le facteur 4 (politique) paraît à première vue peu cohérent puisqu'il aborde aussi bien les secteurs nommément politiques, qu'économiques ou éthiques. Mais on y retrouve en fait un résumé de l'idéologie cléricale dite «ordre et progrès» en vigueur au Canada français depuis près de 100 ans et dont la caractéristique est précisément de noyer les valeurs proprement politiques dans les valeurs morales: mélange de nationalisme, de libéralisme économique, d'élitisme, et d'esprit de service, nous pouvons la considérer comme un des piliers de l'éthique publique. La solidité de ces attitudes ne fait pas de doute puisque toutes les assertions qui les représentent ont obtenu 85% et plus de réponses positives.
Un des intérêts de ce facteur réside dans la synthèse qu'il opère entre des valeurs spécifiquement catholiques, cléricales même (par exemple la croyance à «une vocation du Canada français en Amérique», le goût du consensus), c'est-à-dire traditionnelles, et les valeurs centrales du capitalisme anglo-saxon, bien modernes elles, puisque majoritaires en Amérique du Nord (caractère sacré de la propriété privée, libéralisme économique). Ces regroupements spontanés d'assertions donnent à leur insu une bonne représentation de la situation originale du Québec et de sa culture synthétique. Seuls quelques jeunes, plus scolarisés que la moyenne, commencent à mettre en cause l'ordre capitaliste mais la majorité de la population fonctionne à l'aise dans ses cadres, sans percevoir là de contradictions avec son traditionalisme politique. Quant à celui-ci, instillé dans les personnalités dès le stade formatif, puisqu'il se confond insidieusement avec les structures morales de l'individu, partagé, actif, il n'a jamais été vraiment pris à parti par des instances de modernisation considérées ici comme légitimes : à la différence de l'Église, de l'École, de certains patrons qui sont depuis une dizaine d'années à la tête du mouvement de modernisation, jusqu'en 1974, les chefs politiques n'ont pas été acculés à l'autocritique et n'ont pas eu à s'interroger sur l'opportunité d'une mutation et de ses modalités. Aussi, les assertions proposées ne représentent-elles pas pour nos informateurs un traditionalisme haïssable, comme c'est le cas pour celles qui se rapportent à la religion par exemple, et sans doute ne voient-ils pas qu'elles sont des expressions diversifiées d'une même idéologie, historiquement évidente, mais non évaluée comme telle par eux.
Enfin le facteur 2 semble aussi le réceptacle d'assertions sans liens criants entre elles puisqu'elles vont du port du dentier aux associations, en passant par les vitamines, et la télévision. Mais, comme nous avons voulu le montrer dans l'appellation que nous lui avons donnée, elles ont au moins un point commun, elles concernent un agent social sorti de son état de nature, tributaire de manières variées de son milieu socioculturel, par l'éducation, la coopération, ou par la technique et la science. On oppose souvent les sociétés primitives ou traditionnelles abandonnées à l'ordre naturel subi aux sociétés avancées, qui cherchent à le contrôler au maximum. Ce facteur refléterait une volonté de modernisme net puisque, à l'exception d'une, toutes les assertions qui le composent adhèrent à une idéologie de contrôle de l'ordre naturel par au moins 70% de réponses positives. Mais nous sommes maintenant trop avertis des chemins tortueux de la modernisation pour n'y pas voir surtout une volonté de changement de traditionalistes il y a encore peu, craignant de ne pas emboîter le pas assez vite. C'est un fait connu par ailleurs que la fétichisation de la science, l'abandon aux techniques, et la promotion de l'art des relations humaines au statut de dogme de la communication émanent fréquemment de groupes traditionnels qui transfèrent ainsi un besoin d'absolu, naguère théologique, à des contenus laïcisés. À l'inverse de ce qui se passe pour les facteurs précédents, une propagande active, à travers les mass-média essentiellement, imprègne la population, qui n'ignore ainsi rien de ce qu'il faut dire et faire pour être au goût du jour en ces domaines. Comme, de plus, ces changements semblent, à première vue au moins, ne pas porter atteinte aux convictions éthiques centrales, personne ne voit malice à chercher de bonne foi à se conformer à ces nouveaux modèles.
Voici donc dessinée à grands traits la physionomie d'une petite ville et celle de la personnalité modale de sa population. Le calcul des scores obtenus sur chaque facteur par nos 873 informateurs et exprimant la position de chacun de ceux-ci par rapport à la moyenne de la population démontre une distribution normale et très regroupée vers la moyenne. Presque les deux tiers du groupe (68% des informateurs ou plus sont à moins d'un écart type de la moyenne pour chacun des 7 facteurs) sont en effet concernes par ce que nous avons défini comme une tension entre une soif évidente de modernisation et l'attachement à la culture formative. Entre des attitudes que l'on aimerait avoir sans y réussir vraiment, celles que l'on a sans le savoir et celles que l'on garde avec détermination même si on sait qu'elles ne sont plus d'actualité, la population hésite, fluctue et commence à ouvrir des brèches dans une homogénéité culturelle manifeste jusqu'à la fin des années 60. Ce panorama très général aura dessiné les grands axes de nos investigations ultérieures et imposé sinon des réalités du moins des hypothèses dont nos préoccupations ne se détacheront plus.
Afin d'approfondir et de réajuster les expressions quantitatives de la personnalité modale nous les avons complétées par l'analyse de matériaux qualitatifs. Après avoir sélectionné trois groupes d'informateurs situés respectivement à la moyenne de l'ensemble des facteurs et à chacun des pôles, moderniste et traditionaliste, de ceux-ci, soit 25 personnes de chaque catégorie, nous les avons soumis en 1970, 1971 puis 1974 à des entrevues en profondeur allant de trois à quinze heures (voir schémas d'entrevue, p. 598 s). Les conclusions très générales obtenues précédemment par le survol méthodique de la population s'incarnaient alors dans des individus concrets, postés aux points stratégiques du processus de modernisation: le mode, approximativement représenté par les 25 individus situés à la moyenne, et les expressions extrêmes du modernisme et du traditionalisme, représentées par les deux cohortes d'informateurs situés aux pôles des facteurs.
Au cours de ces entrevues nous avons proposé les mêmes thèmes que ceux du questionnaire mais plus approfondis; surtout, nous avons laissé parler l'informateur aussi longtemps qu'il le désirait; il pouvait à son aise digresser, mêler les sujets, raconter sa vie, demander un dialogue à l'enquêteur, de manière à fournir un panorama aussi spontané que possible de la personnalité modale, avec ses points forts, ses méandres, ses estompages. Les deux chapitres qui vont suivre, intitulés respectivement «La tradition» et «La modernisation» sont le résultat d'une analyse de contenu non formalisée des matériaux obtenus, augmentée des données de l'observation participante. Nous les avons fait suivre d'une importante sélection de passages des interviews les plus représentatives des différents points de l'analyse.
Notes: 1. Dénomination fictive de la première agglomération.
2. Dans un volume intitulé, « Histoire de Douceville », G. Lesage dénombre 76 prêtres, 36 religieux et 191 religieuses originaires de la localité.
3. 98,5% des habitants sont d'origine française (7 099 sur 7 207). Les autres sont d'origine diverse mais seulement 7 d'entre eux sont nés à l'extérieur du Canada.
4. Au point de vue religieux, les deux municipalités ne représentent qu'une seule paroisse, Saint-Jean du Sault des Castors. 5. Ces salaires ont certainement doublé au cours des dix années suivantes ; les statistiques fédérales sont muettes sur ce point en 1976 et celles de 1981 ne sont Pas encore publiées. 6. En 1976, la surface des terres cultivées est descendue à 2 610 hectares approximatifs. 7. Par contre, contrairement à l'ouvrier européen qui se souvient encore de son proche passé paysan en faisant un bout de jardin toutes les fois qu'il le peut, le rural québécois non cultivateur ne parait pas aimer le jardinage. Il faut revenir aux couches hypermodernistes des urbains, surtout intellectuels, pour trouver, mythifié, ce goût du retour à la terre. Cette constatation peut soutenir la thèse du caractère provoqué (par l'Église) de l'agriculturisme du Canadien-français, à l'origine surtout soldat, coureur de bois et voyageur. 8. En 1973, le Parti créditiste obtenait 10% et le Parti québécois 13% des suffrages exprimés. En 1976: Parti créditiste: 3% ; Parti québécois: 22,9%; Parti libéral: 45%; Union nationale: 23%. 9. Étés 1969, 1970 et, partiellement 1971, enfin été 1974. 10. Nous définirons chacun de ces deux concepts dans les chapitres suivants. Pour le moment, définissons succinctement le traditionalisme comme l'attachement à la culture québécoise telle qu'elle a pu être observée jusque vers les années 60; le modernisme correspond en gros à l'actuelle culture montréalaise. 11. Nous l'avons étudiée dans un autre texte : la Conviction idéologique, Colette Moreux, Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1978, 125 p. 12. L'inspiration weberienne de notre problématique est manifeste; mais moyennant la transposition du concept de personnalité individuelle à celui de «signe» et le remplacement du dualisme «activité observable» - «sens visé» par celui de «signifiant-signifié» nous empruntons pareillement à la conception levi-straussienne du symbolisme socioculturel. 13. Les attaques contre ce concept «de droite», naguère rebattu, maintenant périmé, ne manqueront pas; nous demandons seulement au lecteur pressé de s'en tenir à l'acception probabiliste que nous lui donnons, sans aucun des présupposés psychologistes et causalistes qu'on lui adjoint généralement lorsqu'on veut le confondre avec la «personnalité de base» de Linton-Kardiner. La sociologie l'a condamné sans lui donner de successeur capable d'exprimer la conjonction fonctionnelle de traits socioculturels modaux. C'est dans cette perspective qu'il nous parait conserver sa pertinence et sa fécondité. 14. Pour alléger ce texte nous avons reporté en annexe tous les détails méthodologiques et techniques.
Dernière mise à jour de cette page le Samedi 19 mars 2005 14:40 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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