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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Moscovici, “L'histoire des sciences et la science des historiens.” In revue European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie / Europaisches Archiv fur Soziologie, Vol. 7, No. 1, Aliénation et structure or conscience and consciousness (1966), pp. 116-126. Cambridge University Press. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[116]

 Serge MOSCOVICI [1925-2014]

Psychologue social, historien des sciences français d’origine roumaine
et l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique

L'histoire des sciences
et la science des historiens
.”

In revue European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie / Europaisches Archiv fur Soziologie, Vol. 7, No. 1, Aliénation et structure or conscience and consciousness (1966), pp. 116-126.  Cambridge University Press.

1. Le sens de l'érudition. [116|
2. Histoire des disciplines scientifiques ou histoire de la pensée scientifique [120]
3. Prémisses d'une réorientation. [124]


1. Le sens de l'érudition.

L'essor de l'histoire des sciences, tant sur le plan de la recherche que sur celui de l'enseignement, est un fait incontestable *. Le lecteur attentif des travaux d'histoire des sciences pourrait les classer, grosso modo, en deux catégories : l'historiographie descriptive et l'historiographie dramatique. J'inclus dans la première catégorie la publication de documents inédits, la fixation des chronologies, l'édition des œuvres complètes avec les annotations de rigueur. La seconde catégorie de travaux comporte l'établissement des filiations, la recherche des influences et aussi le rétablissement du sens général de la succession des théories scientifiques et de leurs effets. Généralement on s'efforce de découvrir un auteur « premier » ou une théorie « initiale » que l'on montre enfermer toutes les vérités trouvées par la suite. Le modèle d'une telle recherche, où se conjuguent l'habileté du détective et la finesse de l'historien, dans une vision qui touche au génie, est l'œuvre de Pierre Duhem. Savant éminent, très attaché à ses croyances religieuses, Pierre Duhem s'est proposé de démontrer qu'Aristote, le philosophe grec et le père nourricier de la théologie catholique, a fondé, dans ses traits essentiels, toute la science de la mécanique, qu'un Galilée ou un Descartes n'ont fait que préciser. Dans cette optique, chaque savant procède à la critique de ses prédécesseurs, éclaircit leurs idées et les corrige. Ainsi l'histoire des sciences est une histoire de lectures et de lecteurs, et la méthode de travail scientifique se confond avec la méthode de travail historique. En remontant de chaînon en chaînon, on arrive à un chaînon estimé premier, dont partent toutes les influences, et qui contient in nuce toute la vérité, comme l'embryon contient l'adulte.

On soupçonne ce que cette démarche a de fastidieux, d'emprunté [117] et d'impropre à donner l'impression d'une vie vraiment historique. Pour éveiller le sentiment dramatique, l'historiographe choisit un couple de polarités auxquelles il confère une importance exceptionnelle, sans essayer de justifier son choix ni de démontrer la ligne directrice suivie. L'histoire des sciences est dès lors identifiée au déroulement du drame. La scène s'anime puisqu'on y introduit des acteurs émouvants. Platon contre Aristote, Galilée contre Aristote, la théorie contre l'expérience, le philosophe contre le géomètre, la religion contre la science, tels sont les sujets et les héros qui interviennent le plus fréquemment. En général, les positivistes sont pour l'expérience, les kantiens pour la théorie, les croyants pour Aristote, etc. L'essentiel est que l'on ne sorte pas d'un domaine défini par des conventions et qu'on n'introduise pas de perturbations « externes » venant de la société ou de la pratique. Les luttes décrites ont été réelles, et les épisodes mouvementés. Qu'elles aient contribué au progrès de notre savoir, qu'elles aient été et soient encore nôtres, on ne saurait le contester. On peut tout au plus estimer sujette à caution la volonté de les isoler et de les hypostasier en une sorte de duel permanent, chaque génération les reprenant, identiques, à son compte, en les faisant disputer par un aristotélicien ou un platonicien approprié, un philosophe et un géomètre, etc. La moisson a été riche et les contestations ont été nombreuses. Une filiation n'est jamais facile à établir sans ambiguïté et un texte se prête à bien des lectures.

Les monographies se sont multipliées à cet effet et les notes en bas de page allongées. La professionnalisation s'est accompagnée de spécialisation, la totalité de l'histoire des sciences s'est dissoute dans la diversité des auteurs, des périodes, des thèmes. Le fait, le fait historique, si difficile à définir mais si aisément cerné lorsqu'on le découpe, a pris de plus en plus d'importance. L'aspiration aux grandes synthèses heurte la tendance à la subdivision des sujets, puisqu'elle néglige tel ou tel aspect et transgresse les frontières auxquelles chaque savant s'est habitué. Henry Guerlac [1] s'est alarmé de cet état de la nouvelle discipline. Dans un brillant raccourci, il rappelle l'évolution de la pensée historique. Partant de la narration des actes individuels et du respect pour les représentations que les nations ou les époques se sont forgées d'elles-mêmes, après avoir vérifié l'exactitude de ces actes et de ces représentations, l'histoire a tenté de tracer un bilan plus ample de la vie des collectivités ou de l'espèce humaine. Ce tournant fut marqué par l'œuvre d'un Michelet, d'un Taine, d'un Comte. Après Marx, le rôle des institutions économiques, du changement du mode de production, des intérêts de classe, accentua les tendances longuement mûries auparavant. La comparaison de cette évolution de l'histoire générale avec l'état de l'histoire des sciences fait apparaître une grave lacune dans l'orientation de cette dernière, c'est-à-dire son manque d'intérêt pour ses relations avec la société. Manque d'intérêt qui est à la fois l'effet et [118] la cause du morcellement, de la tentation de s'enfermer dans une sous-spécialité, de produire des monographies qui ne s'intègrent pas dans un dessein plus général :

Les spécialités, comme nous le savons tous, écrit Guerlac [2], acquièrent une vie propre, une indépendance jalouse, un jargon privé et une préoccupation ésotérique pour les plus petits détails techniques.

Le foisonnement de ces détails, la divergence de ces jargons, l'impossibilité de les maîtriser, opposent des obstacles à toute tentative d'offrir une vue d'ensemble du développement général d'une discipline et de ses rapports avec les conditions techniques et sociales. Pourtant Auguste Comte et Paul Tannery espéraient qu'on y parviendrait et qu'une « histoire générale des sciences » deviendrait possible. L'influence d'un Duhem, d'un Burtt, d'un Meyerson, leur préoccupation exclusive pour la genèse des concepts ont jeté quelque discrédit sur la valeur des théories historiques globales et surtout découragé toute volonté de passer du domaine de la science vers celui de la technique ou de l'économie. Cette influence a rencontré un terrain tout préparé — et là l'érudition spécialisée apparaît comme un effet — dans la crainte de la plupart des savants de se voir accusés de prendre une option politique, soupçonnés d'adhérer à la doctrine marxiste :

Discuter des influences sociales, en particulier des facteurs économiques et techniques, dans la croissance de la science — c'est du moins ce qui apparaît à de nombreux historiens des sciences en Europe occidentale et en Amérique — c'est prendre une position politique et idéologique [3].

Henry Guerlac n'est pas marxiste, ou il se défend de l'être. Toutefois il déplore cette attitude qui détourne les historiens de la théorie, de la synthèse, tant ils redoutent l'accusation qui leur est faite d'obédience à une théorie particulière, d'adhésion à une synthèse marquée d'un stigmate social. Ni la prétention à l'objectivité, ni l'accumulation des données, ni la précision du détail, ni le raffinement des chronologies ne peuvent justifier cette position. La montagne de travaux érudits n'accouche pas d'une souris ; elle n'empêche pas non plus le savant qui se dissimule derrière elle d'échapper au reproche possible de s'éloigner du réel et du vrai :

Si nous entretenons une telle timidité et si nous sentons, même sans le dire, qu'il y a des sujets interdits, et si nous observons une attitude conventionnelle envers certains personnages et certains événements, nous ne pouvons guère prétendre à l'objectivité qui devrait être notre orgueil [4].

Et de rappeler le cas d'un historien qui a écrit un livre dirigé contre Francis Bacon, parce que celui-ci est un personnage favori des historiens marxistes. Les arguments avancés avec beaucoup de force expriment [119] tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Là réside leur originalité tout d'abord. En nous dévoilant cette pénible chasse au document, cette scission des domaines d'investigation, comme un travail nécessaire mais aussi comme un refuge, H. Guerlac nous dévoile aussi l'impossibilité pour l'histoire des sciences d'accomplir sa mission. Une mission d'objectivité qui exige courage et liberté, une mission de connaissance qui suppose théorie et vision d'ensemble. Destin paradoxal du reste que celui de la science érudite : inspirée par l'idéal humaniste d'un monde rendu limpide à l'intelligence, modelée par les réflexes d'une classe d'hommes désireux de se compter parmi « ceux qui savent », elle sauvegarde son confort et son autonomie en respectant ce que la convention protège ou ce que la prudence conseille. Si les rayonnages des bibliothèques s'emplissent, le champ du savoir reste désolé, car aucune lumière ne vient apporter un ordre, une réponse, là où se posent tant de questions.

Qu'Alexandre Koyré [5] ait commenté le rapport d'Henry Guerlac est un signe de son importance. Avec sa clarté et sa patience coutu-mières, le regretté maître de la plupart des historiens des sciences actuels reprend une série de thèmes qu'il a longtemps défendus. La spécialisation a une raison objective : l'abondance des matériaux. C'est un fait universel : la plupart des sciences ont atteint le point où personne ne peut plus manier les informations existantes ni les coordonner. Pour accomplir un travail sérieux, fécond, il faut limiter les domaines. Chaque discipline scientifique, chaque époque a ses problèmes, son langage, sa structure. La véritable connaissance historique doit en premier lieu s'arrêter aux sciences. C'est seulement après que l'on pourra écrire l'histoire de la science. Mais un esprit de l'envergure de celui d'Alexandre Koyré savait que ces circonstances sont contingentes, que le colligement des faits, leur organisation par la voie inductive ne conduisent pas nécessairement à une théorie générale, à la science qui doit se dégager de l'histoire des sciences. Nul plus que lui n'était averti sinon de l'inutilité, du moins de l'impossibilité de définir un fait en dehors des hypothèses ou des préoccupations de celui qui recherche et ordonne les faits. Et c'est probablement pour éviter de reproduire un lieu commun qu'il n'a pas mentionné que, là où l'on prétend respecter scrupuleusement le donné, aborder l'événement débarrassé de tout préjugé, règnent l'opinion sans examen et la grisaille de la platitude.

La contestation d'Alexandre Koyré a un fondement plus précis. Il admet que la société et la technique exercent quelque influence sur la science. Celle-ci a toutefois une cohérence interne, une indépendance, une croissance propre, dont on ne voit pas comment elles pourraient se rattacher à quelque facteur extérieur. Née dans le loisir, animée par la recherche désintéressée, célébrant l'excellence de l'intellect, la science, qui décrit l’itinerarium mentis in veritatem, n'a pas d'autre essence ni [120] d'autre justification. La valeur de l'histoire des sciences, de la pensée scientifique, réside dans la découverte de cet itinéraire, et son devoir est d'en préserver l'originalité. Telle est la réponse de l'humaniste historien à l'historien humaniste, du savant attaché à l'unicité de l'esprit, signe de l’homo humanus, au savant préoccupé par l'unité de l'humanité et de son évolution, témoignage de son esprit. Bien que rien ne puisse départager des options aussi antagonistes, le dialogue ici engagé est un indice encourageant de la prise de conscience, par une communauté de savants, d'une certaine impasse d'où il faut sortir, d'une certaine étape qu'il s'agit de franchir.

2. Histoire des disciplines scientifiques
ou histoire de la pensée scientifique.


Ce dialogue a lui-même une histoire, et la position d'Alexandre Koyré paraît plus forte, si on peut dire, que la position de H. Guerlac. Celui-là peut se prévaloir d'un succès certain, celui-ci ne peut négliger un certain constat d'échec. Indirectement, c'est A. R. Hall [6] qui dresse ce constat. En vérité, les tentatives d'analyse et d'examen théorique n'ont pas manqué à propos de l'histoire des sciences. Elles peuvent être subdivisées, à nouveau, en deux classes. La première classe de tentatives se proposait pour objectif d'expliquer le développement des sciences par référence à une vision de la société et à l'intervention des facteurs sociaux. La seconde classe cherchait, cherche à dégager les courants propres aux diverses sciences, les transformations intellectuelles dont elles sont le théâtre. D'une part l'explication a recours à des facteurs externes — culturels, économiques, etc. —, d'autre part elle se veut respectueuse des circonstances et des forces internes — principe d'identité, diffusion de la pensée platonicienne, etc. — ayant déterminé l'éclosion des œuvres scientifiques. Marx, Weber, Tawney sont les inspirateurs des synthèses du premier ordre, intégrant l'histoire des sciences à l'histoire générale de la société ; Duhem, Meyerson, Koyré, représentent la tendance théorique du deuxième ordre, associant histoire des sciences et histoire de la philosophie, comme histoire d'un mode particulier de pensée, la pensée scientifique. On doit reconnaître, et A. R. Hall ne se fait pas faute de le rappeler, que les doctrines sociologiques n'ont pas convaincu ; leur apport a été modeste, et on peut les considérer comme « mortes », tant elles se sont montrées peu heuristiques. Pourtant, l'essai de Robert Merton, Science, Technology and Society in Seventeenth Century England, semblait montrer de façon suffisamment probante la possibilité d'appliquer des concepts sociologiques au domaine qui nous intéresse. Prolongeant une intuition de Max Weber, il avait mis en évidence la corrélation [121] entre l'esprit d'entreprise des puritains, les intérêts techniques de la classe capitaliste naissante et l'essor des travaux scientifiques. A. R. Hall conteste la valeur de ces preuves. Il insiste notamment sur le fait que, dans des pays catholiques ou économiquement moins avancés que l'Angleterre, la révolution scientifique s'est manifestée, au xviie siècle, avec une vigueur égale. Ces arguments étaient connus et ils n'ont pas la force qu'on veut bien leur prêter. Après tout, la science italienne s'étiole avec les villes italiennes, les grands savants du xvIIe siècle se rencontrent souvent parmi les membres des classes bourgeoises, et la petite Hollande participe davantage au renouvellement du savoir que la grande Espagne. Plus intéressantes sont les conclusions auxquelles aboutit l'historien américain.


Il est clair, écrit-il [7], que les explications « externes » de l'histoire des sciences ont perdu leur intérêt aussi bien que leur puissance d'interprétation.

L'histoire des sciences, à ses yeux, s'est développée aux États-Unis sous l'influence des Études galiléennes d'Alexandre Koyré, ce sont elles qui ont ouvert des perspectives de travail intéressantes. La thèse qu'elles illustrent, à savoir que la révolution scientifique est une révolution des attitudes intellectuelles, a trouvé plus d'adhésions et a été confirmée par toute une série de recherches. Donc, si l'histoire des sciences doit se trouver un modèle et se rattacher à un champ plus vaste, celui de la philosophie est le plus approprié :

L'histoire des sciences est strictement analogue à l'histoire de la philosophie [8].

La monographie violente et sommaire de Joseph Agassi [9] expose un point de vue similaire.

Il reste que l'ambiguïté n'est pas levée quant à l'objet de l'histoire des sciences, et le danger de la voir bifurquer subsiste toujours. Les rapports entre le caractère social de sa production et le caractère intellectuel du produit sont loin d'être éclaircis. Tant que l'on reste enfermé dans un travail concret, ces questions n'ont pas une grande acuité ; l'incertitude du sens se subordonne à la certitude des opérations et le fait échappe à la nécessité de sa définition. L'érudition n'est pas censée affronter ces difficultés, et la théorie, si elle renonce d'avance, peut s'accommoder de cette ambiguïté. Mais il est certain qu'avant de savoir ce qu'est la science en tant que réalité historique, on ne pourra espérer comprendre son histoire. Aussi peut-on s'étonner que des savants aussi rompus à l'étude des systèmes conceptuels soient si peu exigeants avec leur système propre. Quand bien même la philosophie et son histoire paraissent fournir l'autre terme d'une alternative à la société et [122] à son histoire, cette alternative n'est pas si assurée pour prétendre à ce titre. A. R. Hall ne fait que déplacer la difficulté : il ne la résout point. R. Merton — et d'autres sociologues ou historiens de la philosophie — ont le droit et le devoir de lui répliquer que les disciplines philosophiques sont un fait social, qu'elles sont pensées d'une collectivité et que leur relation à cette collectivité ne laisse pas d'être objet de controverse et d'étude. Le rapprochement envisagé avec l'histoire de la philosophie est rapprochement avec une certaine histoire de la philosophie : celle qui souhaite mettre entre parenthèses les « facteurs externes ».

Cette mise entre parenthèses s'avère difficile. Surtout lorsqu'on regarde le tableau d'une nation ou d'une époque dans son ensemble. Paolo Rossi s'y est essayé dans un livre et un article [10] en tous points remarquables. La coopération des savants entre eux et avec les artisans, l'opposition à une science contemplative, à une connaissance qui se veut occulte, et la proclamation de la pratique comme forme du savoir, sont évidemment des traits éclatants du XVIIe siècle. L'intérêt pour l'invention, la fréquentation des ateliers artisanaux, le désir d'unir le travail manuel et intellectuel, l'articulation de la pensée des savants et de celle des ingénieurs, sont à la racine de ce nouveau « type de nature » dont les Léonard, les Descartes, les Galilée, les Bacon sont à la fois les auteurs et les témoins. Bien sûr, illustration n'est point démonstration, et la corrélation diffère de la cause ; mais comment pourrait-on écarter une partie de la réalité sans souhaiter voir dégagée sa signification ? Paolo Rossi est-il marxiste ? Je l'ignore. Cependant H. Guerlac, s'il lisait cet ouvrage et cet article, y verrait certainement un indice de l'utilité des idées qu'il estime devoir contribuer à une synthèse historique. L'élan créateur de l'homme y est magnifié non seulement comme excellence intellectuelle mais aussi comme passion de vivre et de s'incarner dans des œuvres durables et belles.

La même inspiration parcourt l'ouvrage de Lewis S. Feuer [11]. C'est la réplique la plus vigoureuse à Max Weber et à Robert Merton. On y trouve aussi une critique du scientifique d'aujourd'hui. L'image que Weber et Merton nous ont donnée de l'entreprise scientifique, comme celle de l'homme de science, selon eux, est incolore. Puritain, celui-ci se veut rationaliste et ascétique ; bourgeois, il semble économe et prudent ; dans les deux cas, le culte de l'idée et le conformisme l'étouffent. Nulle place n'est laissée aux émotions, à la recherche de la vérité en tant que fin autonome, à la jouissance comme style de vie. Le libéralisme politique et l'esprit critique sont censés jouer un rôle secondaire. Lewis S. Feuer, philosophe et psychanalyste, s'insurge contre le règne de la répression identifié au règne de la science. Ce qui le frappe au contraire, c'est l'alliance de l'hédonisme et de la créativité, de F anti-puritanisme et de la rébellion intellectuelle. Les textes qu'il rapporte, les événements [123] qu'il narre, un peu à la manière clinique, sont tout à fait probants. L'orthodoxie religieuse de la plupart des savants est un mythe : la plupart s'éloignent des croyances communes. Leur vie privée — vie sexuelle, vie économique — n'est pas en tous points exemplaire. La Royal Society est née dans les cafés de Londres, Newton a toléré le concubinage de sa nièce, Galilée a vécu une existence bien mouvementée. Le cercle de leurs intérêts n'était nullement borné. Copernic s'est activement occupé de problèmes économiques et politiques, Newton a consacré une grande partie de ses efforts à la réforme des idées religieuses. Je crois que le livre de L. S. Feuer contient une critique plus approfondie des thèses weberiennes que l'article de A. R. Hall. Non point parce qu'il rapporte des faits auparavant mal connus, mais parce qu'il jette une lumière très vive sur l'activité créatrice du savant et introduit des dimensions nouvelles dans un débat que les conventions permettaient d'escamoter. Bref, il nous convie, avec P. Rossi, à ne pas oublier que la science est faite par des scientifiques et qu'elle est ce qu'ils en font.

Si elle avance vers une plus grande objectivité, ainsi que le veut Charles Coulson Gillispie [12], elle est aussi fruit de la liberté et de la joie, de la curiosité et du risque. Le monde est l'enjeu, la vérité la récompense. Mais L. S. Feuer a dirigé son ouvrage moins contre Max Weber et Robert Merton que contre l'esprit qui semble prévaloir aujourd'hui parmi les travailleurs scientifiques américains. Assoiffés de puissance et de prestige, insérés dans un appareil bureaucratique, soumis aux impératifs militaires, ils paraissent avoir renoncé à une aspiration créatrice et révolutionnaire, à la volonté d'édifier une « nouvelle philosophie » et à leur vocation libératrice.

Le scientifique, écrit-il [13], n'est plus un révolutionnaire de la science mais le dirigeant d'un laboratoire. Les scientifiques sont en passe de devenir dans la société un groupe d'intérêts parmi les autres, intriguant pour obtenir une portion plus grande du revenu national, et accéder aux conditions qui confèrent pouvoir et prestige.

Voilà qui a dû faire plaisir à l'idéologue du Grand Refus qu'est M. Marcuse. Assurément on peut faire des réserves sur des points de détail, on peut douter de la clarté des oppositions : on n'en lira pas moins le livre de L.S. Feuer, bon antidote aune sociologie et à une histoire moroses, d'où le sujet, ses pulsions et ses visées, sont complètement absents. Hélas, il ne détruira pas les thèses weberiennes parce qu'une théorie n'est remplacée que par une autre théorie : ici seuls les acteurs ont été éclairés différemment.

[124]

3. Prémisses d'une réorientation.

Nous l'avons constaté, les historiens des sciences ne savent pas si la vérité de la vie conduit à la vérité de l'intelligence. L'histoire de la pensée se confond parfois pour eux avec l'histoire des livres, et ils décrivent l'humanité comme une incarnation d'idées. L'activité intellectuelle se situe au-delà de la tragédie et en deçà de la joie, ce n'est qu'une mélancolie pondérée où l'élévation de l'esprit signifie égalité de l'humeur et médiocrité de l'existence, tandis que la création a pour contrepartie le renoncement, qui ne cherche dans le réel que les traces laissées par d'autres renoncements. The Structure of Scientific Revolutions, de Thomas S. Kuhn [14], nous fait entendre une voix nouvelle. Je ne prétends pas qu'on puisse l'entendre immédiatement, ni que je l'aie bien entendue. À vrai dire, il y a de nombreuses réminiscences, et ceci gêne. Le recours à une psychologie dépassée, le manque de documentation étendue, la présentation des arguments, telles sont les causes de ce malaise. Il n'est pas nécessaire de s'y arrêter. Où donc réside la nouveauté ? Dans une proposition essentielle : il faut rechercher le fonctionnement, l'évolution de la science dans le fonctionnement et l'évolution de la communauté des savants qui obéit à des normes propres. Nous sommes dans la société, mais dans une société particulière. Nous sommes aussi dans le cadre « pur » de la pensée, mais d'une pensée qui est le produit d'un groupe spécifique. Celui-ci constitue et propage une vision commune. Son fondement est la « science normale » — ensemble de propositions et de techniques reconnu par consensus — qui est à la fois un point de ralliement et un guide pour la pratique. Les « paradigmes » de cette science normale sont exposés dans les livres, dans l'enseignement, et, en les assimilant, on devient membre d'une communauté scientifique. Les efforts de cette dernière sont dirigés vers la confirmation des paradigmes, et c'est seulement à la lumière de ceux-ci que les faits acquièrent importance et pertinence. Dans la vie ordinaire de la science, la science normale ne s'intéresse pas aux nouveautés, mais à l'investigation des phénomènes mineurs, à tous les détails qu'on négligerait s'ils ne contribuaient pas à la renforcer et à la consolider. Le passage d'une science normale à une autre, d'une série de paradigmes à une autre série, signale l'avènement d'une révolution scientifique. Avant que l'on en arrive là, il faut que les anomalies se multiplient ; la vision commune se tend, se raidit jusqu'à un point critique. Alors les paradigmes, en se précisant, sont encore plus sensibles aux faits aberrants, plus vulnérables au risque de les accepter. Ils basculent d'autant plus facilement pour faire place à d'autres normes et à d'autres conceptions du monde. Et l'on se trouve [125] alors non seulement en présence d'une autre science mais aussi dans une autre nature : en effet, après la révolution, les savants sont associés à une réalité différente.

J'ai soutenu jusqu'ici, écrit T. S. Kuhn [15], seulement que les paradigmes sont constitutifs de la science. À présent je désire exposer un sens dans lequel ils sont constitutifs de la nature aussi bien.

Ou encore :

Dans la mesure où leur seul recours à ce monde est à travers ce qu'ils voient et font, nous pouvons dire qu'après une révolution les scientifiques réagissent à un monde différent [16].

Un monde différent, oui, mais un monde qu'ils ont établi et dont les lois sont devenues à proprement parler leurs lois, celles qu'ils défendent, pourrait-on ajouter, comme d'autres ont défendu les lois de leur cité. L'histoire des sciences n'est plus, dans cette perspective, un mouvement continu et cumulatif, ainsi qu'on la décrit d'ordinaire. Il est inutile de chercher des origines et de détecter des filiations, et plus inutile encore de vouloir attribuer aux uns la palme de la vérité, aux autres le bonnet d'âne de l'erreur. A chaque période une totalité structurée s'impose, qui rompt avec le passé, le métamorphose ; à chaque époque une science nouvelle décrète ce qui est vérité ou erreur, digne d'être découvert et passible d'être ignoré. Les savants et leurs disciples s'y soumettent et la respectent. Le changement de la science s'accompagne de la relève des générations, et sa perdurabilité de la transmission des mêmes consignes, des mêmes rapports au réel. Les non-galiléens ne deviennent pas galiléens : ils meurent. Le monde dans lequel ils vivaient s'éteint avec eux. Un autre monde vient à l'existence avec d'autres hommes. On en voit la conséquence : l'histoire des sciences ne nous parle ni de l'histoire ni de la société, ni de celle de la pensée, mais de l'histoire de l'univers dans lequel nous vivons et que nous constituons. Elle n'est pas progrès, dans le sens où on peut dire qu'elle va quelque part, vers la victoire de Platon ou la saisie d'une réalité ultime ; nous pouvons seulement savoir d'où elle vient.

Le processus de développement décrit dans cet essai est un processus d'évolution à partir de commencements primitifs — un processus dont les étapes successives sont caractérisées par une compréhension de la nature de plus en plus détaillée et raffinée. Mais rien de ce qui a été dit ou sera dit n'en fait un processus d'évolution vers quelque chose. Inévitablement cette lacune aura troublé de nombreux lecteurs. Nous sommes tous profondément habitués à voir la science comme l'entreprise par excellence qui s'approche constamment d'un but fixé à l'avance par la nature [17].

J'avoue ne pas avoir été troublé. Puisque cette nature vient à l'être lorsque la communauté scientifique l'inscrit dans ses paradigmes — et [126] j'accepte cette proposition de M. Kuhn — je ne vois pas comment des buts supérieurs s'y exprimeraient qui se situeraient au-delà de ce qui a été constitué ou établi. La téléologie latente de l'histoire et des historiens des sciences manque dès lors de justification.

Certes, en refermant le livre de M. Kuhn, on se demande si l'autonomie de la communauté des savants est suffisamment fondée. Certes, sa description du processus qui conduit à la révolution scientifique paraît arbitraire et surtout trop mécanique. Certes, on est tenté d'y voir une formulation remaniée de l'hypothèse meyersonienne où le principe d'identité, indice de la rationalité, rencontre pour limite l'irrationnel, qui lui impose un travail de rétablissement des conditions dans lesquelles il peut se manifester. Vouloir figurer le mouvement à l'aide d'un déplacement d'équilibre laisse le problème du dynamisme historique entier. Ceci est vrai pour Meyerson et reste vrai pour M. Kuhn. Mais d'avoir entrouvert une porte, on ne saurait trop le louer.

SERGE  MOSCOVICI



* H. Guerlac, "Some historical assumptions of the history of science" et A. Koyré, "Commentary", tous deux dans A.C. Crombie (éd.), Scientific Change (Londres, Heinemann, 1963) ; Robert K. Merton, Science, Technology and Society in 17th Century England (Bruges, Imprimerie Sainte-Catherine, 1938). A. R. Hall, « Merton revisited, or Science and Society in the Seventeenth Century », et J. Agassi, « Towards an historiography of science », History and Theory, II (1963), 1-117 ; Paolo Rossi, I filosofi e le macchine 1400-1700 (Milano, Feltrinelli, 1962), et « Les arts mécaniques et la science nouvelle », Arch. europ. de sociol., IV (1963), 221-236 ; L. S. Feuer, The Scientific Intellectual (New York, Basic Books, 1962) ; C. C. Gillispie, The Edge of Objectivity : An Essay in the History of Scientific Ideas (Princeton, Princeton U.P., 1960) ; T. S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Foundations of the unity of science, vol. II, no. 2 (Chicago, Chicago U.P., 1962).

[1] H. Guerlac, op. cit. pp. 797-812.

[2] Ibid. p. 801.

[3] Ibid. p. 810.

[4] Ibidem.

[5] A. Koyré, op. cit. pp. 847-857.

[6] Op. cit.

[7] Loc. cit. p. 13.

[8] Loc. cit. p. 11.

[9] J. Agassi, op. cit.

[10] P. Rossi,  I  filosofi e le macchine ; Id., « Les arts mécaniques et la science nouvelle 1, op. cit.

[11] L. S. Feuer, op. cit.

[12] C. C. Gillispie, op. cit.

[13] L. S. Feuer, op. cit. p. 394.

[14] T. S. Kuhn, op. cit. 124.

[15] Ibid. p. 109.

[16] Ibid. p. 110.

[17] Ibid. p. 170.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 22 décembre 2018 13:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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