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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “Pour comprendre la violence”. Interview de Laurent Mucchielli par Cécile Prieur publié dans Le Monde, 13 novembre 2001. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005] Laurent Mucchielli (2001) Interview de Laurent Mucchielli par Cécile Prieur Vous avez étudié, dans votre livre, les chiffres de la délinquance depuis 1972. Tout le monde parle d'une augmentation de la violence. Qu'en est-il de votre point de vue ? Je veux dire d'emblée que certaines aggravations sont incontestables mais ajouter aussitôt que, derrière le mot « violence », on amalgame des choses très différentes, du simple regard insistant dans la rue ou de la bousculade dans le couloir de l'école, jusqu'au viol ou au meurtre. Dès lors, le mot « violence » n'a plus grand sens. Il faut en réalité bien distinguer ce qui relève de l'insulte et de l'usage du corps dans l'intimidation, choses plutôt banales pour un jeune de quartier populaire ; ce qui relève des bagarres entre groupes de jeunes ; ce qui relève des agressions en vue d'un vol ; ce qui relève de la violence sexuelle ; enfin, ce qui relève des crimes de sang. Il y a là des logiques de comportements et des évolutions différentes. Si les bagarres entre jeunes augmentent, les meurtres baissent. En outre, c'est aussi le rapport de notre société à la violence qui change. Les mentalités évoluent (on dénonce beaucoup plus des violences sexuelles jadis cachées) et le seuil de sensibilité des habitants augmente avec l'amélioration de leurs conditions de vie et de santé. Les formes de la délinquance ne seraient donc pas nouvelles ? Si on compare l'époque des Blousons noirs, dans les années 1960, avec la période actuelle, on est frappé par quatre ressemblances. On reprochait aux Blousons noirs d'agir en bandes très nombreuses, jusqu'à une centaine d'individus, comme les groupes qui sont descendus sur le quartier de La Défense, en début d'année. On leur reprochait également des viols collectifs, comme on parle de « tournantes » aujourd'hui dans les cités. On leur reprochait des vols qui ciblaient les nouveaux biens de consommation des années 1960 (voitures, mobylettes), comme les portables aujourd'hui. Enfin, on leur reprochait du vandalisme, des actes dits déjà « gratuits ». Dès lors, la seule véritable nouveauté ce sont les drogues, qui ont pénétré peu à peu les quartiers populaires dans les années 1980, comme objet de consommation et de trafic. Les Blousons noirs ne connaissaient que l’alcool. Pourtant, vous montrez que les vols avec violences et les coups et blessures volontaires ont fortement augmenté depuis quelques années. Comment l'expliquer ? Je n'ai pas de certitude définitive, mais je suis frappé par la chronologie. Dans les statistiques de police, le nombre de coups et blessures volontaires, et celui des destructions et dégradations, ont cru de façon spectaculaire à partir de la fin des années 1980. Et ces années, se terminent avec l'apparition des « émeutes urbaines ». Par ailleurs, sur le plan culturel, c'est aussi à la fin des années 1980 que la culture « hip hop » est véritablement adoptée par les jeunes des quartiers populaires : les tags se multiplient très rapidement, le break se développe et le rap commence, signes que les jeunes cherchent d'autres moyens pour exprimer leur révolte et leur identité. Que s'est-il donc passé dans les banlieues durant ces années 1980 ? Beaucoup de choses : le tournant idéologique de la gauche en 1983, l'accélération de l'effondrement de l'organisation du monde ouvrier et des « banlieues rouges », l'échec des mouvements anti-racistes qui venaient de la base et qui constituaient une tentative de traduction politique du malaise des jeunes beurs, l'apparition et l'enracinement du Front National dans le paysage politique, le départ puis le retour de la gauche qui dit avec Mitterrand « on a tout essayé, on ne peut rien faire contre le chômage ». Et si ça ne suffisait pas, en 1989 arrive l'affaire du voile islamique qui stigmatise 4 millions de musulmans de France. Tout ceci converge. Ce sont les indices du grand vide politique, du fatalisme et du sentiment d'abandon qui s'installent finalement dans ces quartiers. La fin des années 1980 serait donc un tournant, à votre sens. Dix ans après, peut-on considérer que les jeunes des quartiers sont plus violents aujourd'hui qu'hier ? Ils sont, logiquement, plus violents physiquement puisque les moyens d'exprimer leur révolte d'une autre manière se sont réduits. Mais contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas plus jeunes qu'auparavant. Les études de criminologie sur les carrières délinquantes montrent que, dans tout les pays occidentaux, il y a à peu près la même courbe par âge de la délinquance : elle commence à la pré-adolescence, entre 8 et 12 ans, croît pour atteindre un premier pic à 15-16 ans, puis décline durant la vingtaine et disparaît au cours de la trentaine. Autrement dit, il est absolument banal d'observer de la petite délinquance chez les préadolescents. Par contre, il est probable qu'ils attirent davantage l'attention c'est-à-dire qu'ils commettent des actes qui sont plus visibles, parce que tournés contre les institutions. Comment expliquer cette violence, que beaucoup estiment irrationnelle, voire gratuite ? La prétendue « gratuité » des actes délinquants est en réalité le masque de l'ignorance de celui qui en parle. On appelle « gratuit », chez l'autre, ce que l'on ne comprend pas. Certes, il est parfois difficile de comprendre certains actes, notamment des actes de vandalisme, des insultes, des jets de pierre… Mais en réalité, ils ont du sens, même si les mobiles possibles sont nombreux : intimidation, vengeance, désespoir, volonté de « sauver la face » devant les autres, etc. La majeure partie de ces faits correspond en général à des formes de révolte contre les institutions : dégradations de bâtiments et d'équipements publics, et naturellement insultes et violences envers les policiers qui en font généralement de même envers les jeunes Blacks et Beurs. Comment interpréter cette dégradation des relations entre les jeunes et les institutions, dont la police est le symbole ? Il faut comprendre la violence contre les institutions comme l'expression de la « rage » ou de la « haine », selon les propres mots des jeunes. Quand on est habité globalement par ce sentiment, on peut parfois se décharger, se défouler sur des biens ou des personnes qui ne sont pas directement responsables de la situation. Ce que l'on appelle les « émeutes urbaines » en est la forme la plus spectaculaire. Lorsqu'un policier a tué un jeune, le mécanisme est évident. Mais l'émeute peut naître aussi à la suite d'un décès accidentel. Même chose pour des formes de vandalisme ou d'agressivité plus courantes. Il n'est pas nécessaire qu'il existe des responsables directs d'une injustice flagrante. Nous ne sommes pas dans une configuration codifiée où une violence répond à une autre de façon proportionnée. C'est ce qui rend difficile la compréhension de comportements qui semblent parfois disproportionnés voire immotivés. Pourtant il y a du sens. La clef se trouve dans les sentiments d'exclusion, d'abandon et d'injustice que ressentent les gens dans ces quartiers, les jeunes mais aussi leurs familles. Les relations détestables avec la police font souvent le reste. Votre discours ne légitime t-il finalement pas la révolte des jeunes ? Mon propos n'est pas de juger, mais de comprendre. J'observe que certaines violences traduisent une révolte rageuse qui n'a plus d'autres moyens de s'exprimer. Il n'est qu'à lire les paroles des chansons de rap, qui expriment généralement la manière dont beaucoup de jeunes des cités voient la société : ils pensent être victimes d'un complot, ourdi par le reste de la société pour les enfermer dans leur misère. Selon eux, la société est injuste et raciste, la justice protège les gros au détriment des petits, les élites politiques sont corrompues. Si l’on replace leurs actes dans ce contexte, on comprend mieux. Quels sont les ressorts profonds de cette situation ? Il y a au moins trois niveaux d'évolution de la société française qui contribuent au durcissement actuel de sa délinquance. D'abord une évolution d'ordre économique et social. C'est le processus de « ghettoïsation ». À partir des années 1970, on assiste à la concentration progressive des populations ouvrières les plus pauvres, c'est-à-dire massivement les familles immigrées et leurs enfants, dans des grandes cités HLM aux périphéries des grandes villes, dont la population est très jeune. Le fait est que les quartiers sensibles sont presque toujours les quartiers de la misère. De cette misère découlent des problèmes psychologiques individuels, des problèmes conjugaux et des problèmes familiaux parmi lesquels une diminution de l'autorité parentale sur les enfants. Le second niveau est d'ordre moral et politique : nous vivons dans des sociétés de plus en plus individualistes, de plus en plus centrées sur la consommation, qui n'ont plus de grandes croyances collectives et dont les dirigeants sont complètement décrédibilisés. Un troisième niveau concerne la disparition des moyens de contrôle infra-institutionnel de la jeunesse. Dans ce qu'on appelait les « banlieues rouges », il existait des formes d'entraide et d'organisation des familles ouvrières. Il y avait aussi des militants politiques, des syndicalistes, des curés même… Ensuite, il y a eu la raréfaction des éducateurs de rue dont le financement a été transféré aux conseils généraux par les lois de décentralisation. On pourrait aussi évoquer la massification de l’école et la transformation du corps enseignant qui n’est plus issu du même milieu social que les élèves. Dans les quartiers populaires d’il y a trente ans, les parents n'étaient pas seuls pour encadrer et contrôler les jeunes. Comment sortir, à votre sens, de cette situation ? On ne sortira pas d'un processus construit durant trente ans par des réformes touchant simplement à la police et à la justice. Vu le vide politique des quartiers dits sensibles, on pourrait commencer par redonner la parole aux acteurs. On verrait alors que la délinquance n'est pas leur unique ni même, sans doute, leur principale préoccupation. On pourrait néanmoins essayer d'organiser le contrôle des jeunes par les habitants eux-mêmes, avec un accompagnement public humain et financier. Les municipalités devraient aussi encourager et financer un maximum d'initiatives des jeunes des quartiers populaires, au lieu de ne les penser qu'en terme de risque. Par ailleurs, on devrait s'interroger en profondeur sur les inégalités et les échecs scolaires. L'égalité des chances est une hypocrisie. La plupart des enfants de pauvres seront à leur tour des pauvres et les enfants de riches des riches. On pourrait s'inquiéter de la dévalorisation symbolique et monétaire du travail manuel. Mais, au lieu de cela, nous avons des hommes politiques qui se livrent à une surenchère sécuritaire qui masque l'indigence de leur analyse de la société française. Enfin, les médias ont aussi leur part de responsabilité, notamment dans la manière dont ils érigent les faits divers en événements prétendus exemplaires, sur fond de catastrophisme permanent.
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