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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“ L'épistémologie comme idéologie ” (4 août 1983)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Robert Nadeau, “ L'épistémologie comme idéologie ” (4 août 1983). Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Claude Savary et Claude Panaccio, L'idéologie et les stratégies de la raison. Approches théoriques, épistémologiques et anthropologiques, pp. 119-147. Montréal: Éditions Hurtubise HMH ltée, 1984, 236 pp. Collection Brèches. Avec l’autorisation formelle de M. Robert Nadeau, professeur titulaire, département de philosophie, Université du Québec à Montréal, le 27 avril 2004.]

Introduction

Une conception épistémologique très répandue veut que l'on assimile la connaissance scientifique au système de nos croyances vraies et justifiées. On peut, cependant, éviter la psychologisation en parlant non pas de «croyances», mais de propositions, énoncés (sentences), ou assertions (statements). Cependant l'évitement n'est que partiel et a plutôt l'allure d'une esquive, puisque la question de savoir «qui parle» importe encore. L'évitement paraîtra néanmoins total à celui qui se montrera prêt à envisager la science comme une réalité indépendante de ce que Piaget appelle le sujet épistémique. C'est un pas décisif que plusieurs ont fait déjà, entre autres dans le cadre de l'empirisme logique et dans celui du falsificationnisme (1), et qui commande un point de vue philosophique maintenant attaqué de toutes parts.

En effet, au tournant des années soixante, principalement dans les travaux de Kuhn, Feyerabend, Toulmin, une tout autre perspective prend forme. Le système des idées scientifiques n'est plus approché du seul point de vue de sa reconstruction rationnelle possible mais est maintenant considéré comme doté d'un temps propre, c'est-à-dire comme ayant une histoire spécifique dont il importe de comprendre la dynamique. Histoire des sciences, psychologie cognitive, sociologie de la connaissance, socio-politique de la recherche dans les diverses disciplines deviennent rapidement des façons d'approcher la science radicalement différentes de ce qu'a été jusque-là la philosophie des sciences et qui prennent même le contre-pied du programme de recherche d'une discipline qui croyait être parvenue, au cours des quelque cent dernières années, à établir ses bases dans l'immense domaine du savoir. La science ne doit plus être conçue comme l'édifice abstrait des concepts bien construits et des hypothèses correctement vérifiées, elle est le fruit des intérêts humains et la résultante de processus qui, pour être rationnels, ne se laissent néanmoins pas réduire à leur seule dimension logique. En ce sens, la science n'est qu'une idéologie parmi d'autres possibles, une façon de voir et de faire les choses que seule une enquête mutidisciplinaire peut permettre de comprendre dans toute sa complexité. Et, par voie de conséquence, la philosophie de cette activité qu'est la science, pour autant que non seulement elle la privilégie comme activité rationnelle mais encore qu'elle s'y enracine elle-même, et c'est bien ce qu'a fait jusqu'ici l'épistémologie, est elle-même idéologie.

Il serait faux de prétendre cependant que dans la perspective orthodoxe ou standard on n'était pas conscient de la complexité du phénomène «Science»: Carnap, par exemple, entrevoyait clairement qu'une théorie de la science aurait à faire place aux dimensions psychologique, sociologique et historique de son objet (2). Mais il pensait également que l'élaboration d'une logique de la science était non seulement essentielle, mais irréductible aux autres perspectives, dans la mesure où les questions de validité nécessitaient un traitement sui generis (3). De même, Popper voyait bien que la question de l'acceptation ou du rejet des énoncés de base susceptibles de corroborer ou de réfuter les théories scientifiques constituait une question réelle; mais il en faisait une question empirique de la psychologie qui, comme telle, ne relevait ni de la logique, ni de la méthodologie de la science (4).

Ce sont justement les concepts logico-méthodologiques acceptés par les scientifiques ou mis au jour par les épistémologues qui sont maintenant inter-prétés comme constituant la propre «idéologie de la science»: l'expression dénote ainsi le système des standards de scientificité que les scientifiques utilisent explicitement pour se définir comme tels (5), ou encore, plus générale-ment, le discours que tiennent aussi bien les scientifiques que les philosophes dans leur défense et illustration de la science (6).

Si l'on peut paraître fondé, d'un certain point de vue, à considérer la science comme l'idéologie par excellence de notre temps (7), l'est-on pour autant à faire de l'épistémologue, c'est-à-dire de celui qui pose aux sciences les questions logico-méthodologiques de leur validité, quelqu'un qui, ne parlant que par ukases et décrets, renforcerait cette idéologie dominante et empêcherait, à toutes fins utiles, qu'on en circonscrive les limites?


Notes :

(1) Cf. K. POPPER, «Epistemology Without a Knowing Subject», in Popper (1972), chap. 3. Ce chapitre est l'un des trois qui ont été retenus dans l'édition partielle en traduction française de Objective Knowledge.

(2) R. CARNAP (1934), section 72, distingue entre une logique de la science et une entreprise beaucoup plus vaste qu'il appelle théorie de la science, dont la logique de la science ne serait qu'une partie, et qui inclurait aussi les questions propres aux disciplines empiriques que sont l'histoire, la sociologie et, par-dessus tout, la psychologie.

(3) Hans Reichenbach s'explique ainsi sur la spécificité de l'entreprise: «What epistemology intends is to construct thinking processes in a way in which they ought to occur if they are to be ranged in a consistent system; or to construct justifiable sets of operations which can be intercaleted between the starting-point and the issue of thought-processes, replacing the real intermediate links. Epistemology thus considers a logical substitute rather than real processes.» (Cf. H. REICHENBACH (1938), pp. 4-5.)

(4) Cf. K. POPPER (1959), chap 5.

(5) C'est dans ce sens que va Toulmin: «Suppose we consider only aspirations: i.e., the explicit program to which natural scientists would subscribe as a question (so to speak) of ideology. As a matter of broad principle, scientists commonly take it for granted that their criteria of 'truth', 'verification', or 'falsification' are stateable in absolute terms. In principle, that is, these criteria should be the same for scientists in all epochs, in all cultures, and should remain unaffected by such factors as political prejudice and theological conservatism» (S. TOULMIN (1967), p. 463). Toulmin se charge de faire voir que l'anhistoricité de ces critères est illusoire et que «these selection-criteria are - and are rightly - determined predominantly by the professional values of the community of scientists in question» (ibid. p. 464). De même, Kuhn utilise «ideology» pour se référer au «value system... current in (one's) discipline (and to a great extent in other scientific fields as well)» (T. S. KUHN (1970 b), p. 238).

(6) Feyerabend dit des «apologistes du rationalisme», cette idéologie des scientifiques et des philosophes, qu'ils ne sont rien de plus que les «propagandistes» de leur tradition. (P.K. FEYERABEND (1981 b), p. 9) Il ajoute en note: «This applies also to Popper's account...»

(7) C'est le propre de Feyerabend (cf. par ex. P.K. FEYERABEND (1981 a), p. 162), mais aussi de J. HABERMAS (1973). Mais Feyerabend n'hésite pas non plus à désigner les conceptions scientifiques de Galilée ou d'Einstein du nom d' «idéologie» (cf. P.K. FEYERABEND (1975), p. 195), et il utilise ce terme pour désigner tout aussi bien sa démarche personnelle (ibid, p. 105 n° 3 où il est question de «l'idéologie du présent essai»).

Retour au texte de l'auteur: Robert Nadeau, professeur de philosophie, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Samedi 20 novembre 2004 11:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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