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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Nivat, Vers la fin du mythe russe. Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours. Lausanne: Les Éditions l'Age d'Homme, 1982, 415 pp. Collection: Slavica. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 27 mars 2006.] Préface de l'auteur « Le panicaut des steppes » Le « panicaut des steppes » est une sorte de chardon qui, à maturité, se détache de la tige et, comme un ballon d'entant, noir, griffu et aérien, s'envole par-dessus la steppe, insaisissable... Le mot même est, en russe, un joli mot aérien, ailé et il défie la traduction: « perekati-polié » c'est un peu « déboule-champ », un peu « dévale-steppe ». Tchekhov, dont la poétique est toujours spatiale, ouverte, insaisissable, aimait la steppe, qu'il a chantée et décrite mieux que quiconque et aimait l'étrange et capricieux « panicaut des steppes ». Il en a fait le titre d'un de ses récits, publié en 1887. Là c'est un personnage humain, un de ces pèlerins errants de la Russie, insatisfait, instable à jamais qui évoque pour lui le ballon incongru des steppes. Gorki s'est également comparé au « panicaut des steppes ». Ce nom qui semble lui-même voler à grand coup d'aile évoque pour moi l'instabilité de l'homme russe, de la culture russe. Ce sera un des leitmotive de ce recueil. La culture russe est jeune. Avant Pouchkine c'est une lourde culture empruntée, soit à Byzance, soit à l’Occident (polonais en particulier). Puis brusquement survient l'aérien, l'insouciant Pouchkine qui nomme tout l'espace russe avec une virtuosité sans appel. Cet insouciant rêvait pourtant de lester la Russie d'une aristocratie indépendante et cultivée, de corps intermédiaires qui auraient fixé l'instable Russie. Son idéal politique (et littéraire aussi) c'était Benjamin Constant. Dans la Fille du capitaine Pouchkine nous fait partager son inquiétude : la Russie est toujours prompte à divaguer... La steppe est le lieu de tempêtes, qui surviennent avec une fantastique rapidité et brouillent pistes et destins humains. Dans le récit « Tempête de neige » il n'en résulte qu'une «comédie des erreurs » que le temps d'ailleurs corrigera galamment. Mais dans La Fille du capitaine la tourmente qui surprend le jeune noble Grinev et lui fait rencontrer un vagabond qui n'est autre que le futur rebelle et imposteur Pougatchev est plus maléfique, elle annonce la « tourmente » dans le destin de Grinev et celui de la Russie. En 1924 Mihail Boulgakov reprend le mythème de la tempête, dans La Garde blanche. Steppe et tempête de neige sont un topos favori de la littérature russe, car c'est le lieu de l'errance et de la divagation qui rend tout révocable. L'hymne final des Ames mortes est un hymne à l'espace russe et nul mieux que Gogol n'a su dire l'instabilité, l'inachevé, l'inhabité de l'espace russe. Tolstoï reprendra le thème de la steppe et de la tourmente, en particulier dans Le maître et l'ouvrier, où le marchand égoïste et cupide ne recouvrera le sens d'autrui que dans le désarroi de la tempête. Le « paysage russe », dans la littérature russe, prophétise sans fin. Jusqu'à Soljenitsyne, chantre des forces souterraines de révolte et de courage qui gisent dans la profondeur d'un paysage en apparence morne et quelquefois mièvre dans sa version tourguenévienne (et celle de Levitan en peinture). Cette prophétie de l'espace russe, qui va de Gogol à Blok et de Blok à Soljenitsyne, c'est celle des énergies cachées. Sous la steppe où erre le capricieux panicaut, sous l'espace ouvert, à plein ciel de la steppe gogolienne, sous la morne Russie blokienne, c'est une « Nouvelle Amérique », c'est un continent caché d'énergie qui sommeille. Rares sont ceux qui ne cèdent pas à cette fièvre prophétique. Rares ceux qui ne se mêlent pas à la foule errante des mystiques insatisfaits, rares ceux qui ne fuient pas, tel Gogol, le réel vers un surréel eschatologique. Un de ces rares « sédentaires » du réel, c'est Pouchkine au XIXe siècle, c'est Pasternak au XXe. Un Pasternak qui ne se lasse pas de célébrer la beauté de l'espace russe, de ce qu'il appelle le « Noël russe ». Les neiges russes sont pour lui des carrières ouvertes de beauté et d'extasiement. Dans la tourmente il ne songe qu'à robinsonner, comme le docteur Jivago (« le Vivant ») et Lara, dans la beauté perdue et hivernale de Varykino. Le nomadisme est le grand thème de la culture russe. À quel prix peut-on sédentariser la Russie et est-ce que cela en vaut la peine ? Le cri de désespoir de Tchaadaev, en 1837, lance la polémique. Elle rebondit de slavophiles en occidentalistes, de populistes en symbolistes. Et en 1920 elle anime la curieuse « correspondance des deux coins » que mènent dans une salle d'hôpital, en pleine guerre civile, à Moscou, le poète symboliste Viatcheslav Ivanov et l'historien Mikhaïl Gerschenzon [1]. L'un défend la mémoire, la sagesse écrite dans les strates des cultures (c'est un élève de Mommsen, un brillant latiniste et helléniste), l'autre lui oppose l'ivresse de la « tabula rasa » des révolutions, le rejet des cultures asservissantes. L'un est « égyptien », l'autre « scythe », l'un sédentaire, l'autre nomade, l'un rassasié, l'autre assoiffé. Ivanov redoute le fatal nomadisme culturel russe déjà dénoncé par Tchaadaev en 1837, l'autre en appelle à une « création nouvelle qui n'emmure pas ». C'est un débat fondamental: Ivanov, lesté de culture byzantine et grecque, représente la résistance au « mal russe » de l'anarchisme culturel, si aigu de Gogol à Tolstoï et de Tolstoï à Platonov ; Gerschenzon représente l'abandon à ce « mal russe », l'ivresse de l'errance, la joie de l'oubli. Ou plutôt Gerschenzon, tout en éprouvant lui-même les joies « diurnes » de l'hellénisme ivanovien, ajoute: « Toute révolution est un retour au principe : la monarchie est remplacée par une assemblée unique, le parlementarisme appelé à céder la place à une forme plus ancienne: l'association, et ainsi de suite jusqu'au moment où le point de départ sera atteint ». À quoi Ivanov rétorque : « Nous autres Russes, tant d'entre nous ont été des errants. Nous sommes poussés à fuir, à fuir sans un regard en arrière. Mais il y a en moi une répugnance innée à résoudre les difficultés par la fuite ». Le débat russe sur l'arriération russe (faut-il profiter de notre arriération, de notre « jeunesse » pour court-circuiter le capitalisme ?) devient ici un débat sur la fuite même: faut-il plonger dans le fleuve Léthé pour en ressortir pur et nu ? Les plus pessimistes des penseurs russes n'ont en tout cas jamais abdiqué un espoir : la langue russe. Cette langue d'une infinie richesse, d'une musicalité antique, d'une souplesse incomparable, héritière du slave byzantin et de la rudesse russe comme de la richesse hellénique. Herzen, Tolstoï, Soljenitsyne partagent une foi dans le salut par la langue russe. (Le pire péché de Lénine, aux yeux de Soljenitsyne, a été l'appauvrissement et la bureaucratisation à l'allemande de la langue). Il n'y a pas eu que le célèbre hymne de Gogol au mot russe, ou le non moins célèbre éloge de la langue russe par Tourguenev. Ce sont tous les grands créateurs de la langue russe qui ont vu dans cette langue l'ultime richesse et dotation du Russe (hormis peut-être Saltykov-Chtchedrine qui affirmait que la langue russe a pour passion le « mentir »). Le nomade russe emporte avec lui une langue qui est un trésor. « La langue russe est une langue hellénistique. En raison de circonstances historiques, les forces vives de la culture grecque, cédant l'Occident aux influences latines et sans s'attarder dans la stérile Byzance, se sont orientées au sein de la langue russe, lui ont communiqué le secret et la maîtrise de soi de la vision hellénistique, le secret de la libre incarnation et c'est pourquoi la langue russe est devenue chair sonore et parlante ». Cette déclaration du poète Ossip Mandelstam date de 1922. Le poète russe le plus clairvoyant et le plus désespéré ne désespérait pas de la langue russe. La littérature russe a connu plusieurs mythopoïèses axées précisément sur la langue russe. Ces descentes dans la « nuit mythologique » de la langue ont donné Biely et Remizov, Tsvetaeva et Khlebnikov qui est presque un chaman de la langue russe. Mais ces anabases linguistiques n'ont jamais été gratuites. Toutes étaient des entreprises de salut du peuple russe. Et l'on ne saurait comprendre l'entreprise d’Alexandre Soljenitsyne sans voir que lui aussi entend sauver la Russie par la langue russe. C'est, bien entendu, un aspect des choses qu'il est assez malaisé de taire sentir à des lecteurs de traductions. Le russisant se heurte à l'appauvrissement, à la simplification et même à l'élimination de cette profondeur linguistique, de cet héritage proto-slave d'un Khlebnikov ou hellénistique d'un Mandelstam. Dans mon livre sur Soljenitsyne j'ai tenté d'indiquer ce qu’était pour Soljenitsyne l'« écrire russe ». Un autre et non moindre obstacle pour le russisant, c'est le déchirement intérieur qu'il éprouve. À moins de se cantonner aux régions olympiennes de la philologie, il ne peut pas ne pas se heurter à la dichotomie en Russie et URSS. L'extraordinaire redressement moral incarné par la dissidence russe, l'avènement d'une grande littérature de résistance morale et de reconstruction de l'homme sur le charnier putride du Goulag doit-il le rendre aveugle à l'autre Russie, la « soviétique », qui élabore sa vie quotidienne « en faisant la part du péché », comme on dit en russe ? Or en Occident, et plus particulièrement en France, la a perception » que l'on a de la Russie est parfaitement artificielle, exclusivement idéologique. La grille de lecture exaltée et progressiste a longtemps aveuglé ; une autre lui succède qui fait de la Russie-Soviétie un lieu zéro où tout est laminé par un totalitarisme orwellien. Il arrive même que les deux « grilles » se superposent... Inutile alors de prêcher l'attention sincère et ‑vraie à ce pays ! C'est perdre son temps, nous dit‑on. Alors que rien n'est si simple, que les âmes ne sont pas laminées, que n'être pas dissident ne signifie pas forcément être vendu ou être détruit. Une étrange soif spirituelle s'exprime jusque dans la littérature publiée qui compte quelques voix inflexibles et parfaitement authentiques. Le proclame Soljenitsyne lui-même. Mais il est vrai que beaucoup de ses paroles sont mésinterprétées. Son appel au secours pour une nation et une culture russe en danger n'est-il pas travesti en « fascisme russe » - ce qui est parfaitement incompréhensible à mes yeux. Nous n'accordons pas au Russe ce que nous accordons au Breton ou au Kabyle... L'altérité est, dans l'échange des cultures, l'essence même du plaisir. L'idéologie communiste est venue profondément troubler l'économie de l'échange culturel entre culture française et culture russe. C'était inévitable puisque la « tabula rasa » de 1917 fascinait presque autant les Français que les Russes. Mais nous devons réagir contre la tentation du poker culturel : le tout ou rien. C'est une tentation qui s'évanouit d'elle-même lorsque l'on veut bien prêter attention. La littérature est, en l'occurrence, le meilleur prêt d'une nation à l'autre. Ce recueil ne prétend nullement couvrir tout l'espace de la culture russe. La plupart des articles ont été écrits à propos de parutions d'ouvrages russes en traductions françaises. D'autres sont des textes écrits pour des colloques. C'est dire que ce livre et partiellement tributaire de la « perception » française des choses russes, avec ses choix arbitraires. Je ne crois pas que le nomadisme culturel russe soit achevé. Le Leviathan que décrit Zinoviev n'a pas réussi l'assujettissement des âmes russes à la fonction et à l'idéologie. Il y a un jargon soviétique, une vie quotidienne soviétique, un contexte soviétique de la vie (où l'idéologie - minéralisée - fait partir du décor, du « byt » comme disent les Russes), mais je ne crois pas qu'un « homo sovieticus » ait supplanté l'homme russe définitivement. De Soljenitsyne à Astafiev la littérature russe contemporaine nous montre encore assez de ces incorrigibles errants de la vie russe qui sont d'incorrigibles réfractaires à la sédentarisation. Tout n'est pas fixé dans un outre-temps orwellien. Il y a encore des panicauts qui roulent dans la steppe. (1981) [1] V. Ivanov, M. Gerschenzon : Correspondance d'un coin à l'autre, préface par O. Deschartes - Lausanne, 1979.
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