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Dédicace
Cet ouvrage, je le dédie à la mémoire de tous ceux, connus ou inconnus, qui m’ont aidé à parler en russe, à aimer en russe, à vivre en russe, et en particulier à Guéorgui Nikitine, mon premier mentor, à Clermont-Ferrand, Nikolaï Otsoup, poète et lecteur de russe à l'École normale supérieure, Pierre Pascal, qui n'était pas russe, mais était entré en religion russe, Mme Stoliaroff et M. Sinani, ses deux assistants à la Sorbonne, piliers du cours où Pierre Pascal nous parlait du Dit d'Igor ou des fables de Krylov.. . Aux écrivains du Paris russe qui ont eu la gentillesse d'accueillir le jeune étudiant encore inculte que j'étais, Guéorgui Adamovitch, Wladimir Weidlé, Boris Zaïtsev, Boris de Schloezer. A Nikolaï Valentinov, dit Volsky, vieux et intraitable menchevik, qui faisait revivre Lénine comme un adversaire encore vivant. Alexandre Koussikov, le poète imaginiste compagnon d'Essénine, vivotant dans la dernière de ses garçonnières, et survivant au cruel mot que Maïakovski lui avait décoché en 1928...
Et puis, dès 1956, et plus encore en 1959 et 1960, jusqu'à mon expulsion en août 60, Olga Ivinskaïa, à qui je dois tant, et qui fut comme une seconde mère pour moi, et Dimitri Vinogradov, son fils, mort trop tôt, hélas, mais dont le charme subsiste en moi, Boris Pasternak, dont les visites rue Potapov ou dans la maisonnette de bois de Bakovka ont immensément enrichi ma vie, Nikolaï Goudzi, professeur et académicien, dont j'ai suivi le séminaire « à domicile » sur Tolstoï, et dont l'aide fut cruciale en certains moments de ma vie d'étudiant à Moscou, Sergueï Bondi, prestigieux professeur, dont le cours à la Vieille Université de la rue Mokhovaïa renouait pour nous le lien avec la culture russe de l'Age d'Argent...
À Guéorgui Katkov, historien, petit-fils du « Grand Katkov », dont l'amitié et la furia intellectuelle furent pour moi si précieuses durant mes années à St Antony's College (1957-58 et 1959-60), Max Hayward, autre ami-mentor d'Oxford, lui aussi, comme Pascal, un « non-Russe » entré dans la langue russe comme dans une seconde maison natale, dont l'amitié et les séminaires furent décisifs pour ma vocation, au professeur Boris Unbegaun, ironique et inépuisablement savant, que je revois arrivant donner ses cours avec les ailes de sa toge flottant au vent, à Isaiah Berlin, « Sir Isaiah », dont les cours à « Schools » et la conversation dévorante dans son manoir de campagne étaient un délice et une phénoménale leçon...
À Anna Tourgueniev, la première femme du poète Andreï Biély, que j'allai voir à Dornach, près de Bâle chez les anthroposophes, à Vladimir Slepian, le grand ami de mes [480] jeunes années, peintre et mathématicien de génie, un désespéré qui céda à son désespoir, à Mikhaïl Gueller (Michel Heller) et sa femme Evguénia, avec qui les conversations s'éternisaient soit chez eux avenue de Saint-Ouen, soit chez moi, à Vladimir Maximov et tous les « dissidents » qui vinrent enrichir ma vie, et notre vie d'Occidentaux, chassés par un régime sénile qui ne savait plus ce qu’il faisait, l'inventeur de « l'Internationale de la Résistance » et le fondateur de la revue Kontinent, au malicieux et énigmatique Andreï Siniavksi, dont traduire Dans l'ombre de Gogol fut pour moi un régal, à l'ami fantasque, juvénile jusqu'à sa mort, charmant et colérique que fut à Moscou puis à Genève et à Paris Viktor Nekrassov, à Vadim Delaunay, le poète adolescent subtil, devant son verre de rouge au zinc du bar, à Andreï Amalrik, arrogant et mystificateur, incarnation du courage, mort absurdement sur une route d'Espagne, à Alexandre Zinoviev, le grand paradoxaliste, le dandy et l'inventeur de la narration en « cercle vicieux », le « conversationniste » brillant de Munich, de Lausanne, de Paris, puis de Moscou, mort en 2006, à Iosif Brodsky, qui me guida dans sa Venise, son Manhattan et dont la voix et les vers vivent en moi.
À Vadim Kozovoï, le grand ami, l'intrépide passeur de poésie entre France et Russie, poète à l'ouïe absolue, charmeur et franc-tireur de la vie à la fois, dont les lettres à l'écriture rouge emplissent plus d'un de mes tiroirs, à Efim Etkind, l'ami aîné, brillant et séducteur, si généreux de son énergie intellectuelle infinie... À Boris Sviechnikov, le peintre minimaliste du Goulag, chez qui m'emmena Vadim à Moscou dans les années 1970, à Nikolaï Khardjiev, chez qui m'emmena aussi Vadim, dont les longues et lentes digressions contenaient toute la culture russe d'avant-garde, et qui lavait les pommes dans sept eaux différentes avant de les offrir...
À Simon Markish, autre grand ami, lecteur gargantuesque, savant désarmé contre les embûches de l'Université, à Boris Tchitchibabine, le poète d'Ukraine qui pleura la chute de l'empire russe, et dont la haute silhouette chevaleresque reste pour moi liée au paysage de la Crimée, à Viktor Astafiev, un des athlètes de la prose soviétique de résistance intérieure, dont l'accueil à Krasnoïarsk fut impétueux et grandiose, à Mirab Mamardachvili, le philosophe dont la conversation gardait le même éclat entre ses cours et la table de cuisine, notre dernière rencontre eut lieu à Tbilissi, un mois avant sa mort...
Aux Russes d'Amérique dont je fis la connaissance lors de ma participation au Comité du « Central Research Centre » à New York, l'émouvante Vera Dunham, l'énergique Maurice Friedberg, et, un peu à part, car nous avons eu un « accroc », à Nina Berberova, la visite que je lui rendis à Princeton reste mémorable, car sa conduite automobile faisait frémir... A Alexandre Nékritch, l'historien compagnon de Heller, fréquenté assidûment à Harvard. Aux trois écrivains qui m'accueillirent en russe à mon arrivée à Genève, en 1972, Marc Slonime, homme de culture élégant et racé, jadis le plus jeune député de la Constituante russe réunie en janvier 1918, Vadim Andreïev, le fils de l'écrivain Léonid, lui-même poète et prosateur, celui qui fit passer le manuscrit de L’Archipel à l'Occident, Vladimir Varchavski homme de cœur par qui je humais un peu de l'air du Montparnasse russe des années trente, dont il avait fait partie.
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À tous mes interlocuteurs de mes années d'étudiant à Moscou, à Paris et à Oxford, de mes années adultes de « Russie fermée » (1960-1972), de mes années d'amitié avec la « dissidence » réfugiée à Paris, Genève ou Boston, de mes années de joyeuses retrouvailles avec un continent réveillé après 1989, à tous ces interlocuteurs d'hier et d'aujourd'hui qui sont tous des parts essentielles de « ma vie en russe », à l'université de Moscou, quand j'y étais « stagiaire » en 1956-1957 et en 1959-1960, dans le kolkhoze ukrainien où m'avait emmené mon cothurne des « Monts Lénine », dans les longs et lents déplacements dans les trains russes, dans les monastères anciens et nouveaux.
Je n’ai mentionné que les morts, mais je tiens à mentionner anonymement et collectivement trois personnes morales : la paroisse de Zaostrovié, près d’Arkhangelsk, celle de Sainte-Anastasie à Saint-Pétersbourg, et « l'université européenne à Saint-Pétersbourg ». Ma conversation avec la Russie et la langue russe a été renouvelée par la fréquentation des trois. À tous merci, merci !
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