Introduction
Quelques thèses simples peuvent résumer le sens général des propos qui vont être tenus ici [1].
1. Les processus et phénomènes sociaux associés à ce qu'on appelle, en référence aux pays du Sud, développement, politiques de développement, opérations de développement, dispositifs de développement, projets de développement, constituent un domaine de recherche à part entière pour l'anthropologie et la sociologie.
2. En ce domaine moins qu'ailleurs l'anthropologie et la sociologie ne peuvent être distinguées et encore moins opposées, en tout cas une certaine anthropologie et une certaine sociologie, à condition qu'on veuille bien considérer que l'apport de ces deux sciences sociales cousines ou jumelles ne relève pas de l'essayisme, de la philosophie, de l'idéologie ou de la spéculation, mais découle au contraire de l'enquête et du terrain, autrement dit de procédures de recherches empiriques réfléchies.
3. Le dialogue et la coopération entre opérateurs et institutions de développement d'un côté, socio-anthropologues de l'autre, quoique difficile et tissé de malentendus imputables aux deux parties et quasi inévitables, est nécessaire et utile. Mais il ne peut y avoir de socio-anthropologie du développement « appliquée » sans socio-anthropologie du développement « fondamentale ». Les études, évaluations et expertises socio-anthropologiques menées sur commande d'institutions de développement ne doivent pas être enfermées dans le ghetto d'une recherche au rabais et au pas de course à caractère « alimentaire ». Elles doivent être connectées, sous des formes qui restent largement à inventer avec la socio-anthropologie « en général » comme avec la socio-anthropologie [6] du changement social et du développement en particulier, et y puiser leurs concepts, leurs problématiques et leurs exigences méthodologiques.
4. Le « développement » n'est qu'une des formes du changement social et ne peut être appréhendé isolément. L'analyse des actions de développement et des réactions populaires à ces actions ne peut être disjointe de l'étude des dynamiques locales, des processus endogènes, ou des processus « informels » de changement. De même, la socio-anthropologie du développement est indissociable de la socio-anthropologie du changement social.
5. L'appréhension combinée des faits de développement et des faits de changement social peut contribuer au renouvellement des sciences sociales. De toute façon la socio-anthropologie du changement social et du développement ne peut exister comme discipline particulière coupée de la sociologie et de l'anthropologie en général. Elle met en oeuvre des problématiques situées au coeur de ces disciplines, s'y alimente en notions et concepts, y puise son inspiration comparatiste [2]. La socio-anthropologie du développement se focalise en particulier sur l'analyse des interactions entre acteurs sociaux relevant de cultures ou sous-cultures différentes. Elle procède à l'inventaire des contraintes respectives auxquelles les uns et les autres sont soumis, et au décryptage des stratégies que les acteurs déploient à l'intérieur de leurs marges de manoeuvre. Elle décrit les représentations et systèmes de sens mobilisés par les groupes en interaction et étudie les dynamiques de transformation de ces représentations et systèmes de sens.
6. Le contexte de domination et d'inégalité dans lequel interviennent les processus de développement met en action et en jeu des idéologies, rhétoriques et pratiques de type « populiste », du côté des opérateurs de développement comme du côté des chercheurs. La socio-anthropologie du développement n'y échappe pas, mais elle doit, pour produire des connaissances fiables, rompre avec le « populisme idéologique » au profit de ce qu'on pourrait appeler un « populisme méthodologique ».
Arrêtons-nous ici. Ce bref inventaire de quelques-uns des thèmes qui vont être développés dans les pages qui suivent mobilise des termes dont l'acception fait problème. Développement, bien sûr, mais aussi bien socio-anthropologie, comparatisme, action, populisme... Quelques précisions sont donc indispensables, en guise de préambule. Elles prendront pour une part la forme de définitions. Il ne s'agira pas de définitions substantialistes ou de définitions normatives, visant à définir l'essence des choses (par exemple ce que serait « vraiment » le développement...), mais simplement de définitions de convention et de clarification. Elles ont pour seule ambition de fournir au lecteur les [7] acceptions stabilisées que ces termes vont désormais revêtir à l'intérieur de la perspective développée dans cet ouvrage (par exemple le sens purement descriptif que j'entends donner au terme de « développement »).
Développement
Je proposerais donc de définir le « développement », dans une perspective fondamentalement méthodologique, comme l'ensemble des processus sociaux induits par des opérations volontaristes de transformation d'un milieu social, entreprises par le biais d'institutions ou d'acteurs extérieurs à ce milieu mais cherchant à mobiliser ce milieu, et reposant sur une tentative de greffe de ressources et/ou techniques et/ou savoirs.
En un sens, le développement n'est pas quelque chose dont il faudrait chercher la réalité (ou l'absence) chez les populations concernées, contrairement à l'acception usuelle. Tout au contraire, il y a du développement du seul fait qu'il y a des acteurs et des institutions qui se donnent le développement comme objet ou comme but et y consacrent du temps, de l'argent et de la compétence professionnelle. C'est la présence d'une « configuration développementiste » qui définit l'existence même du développement.
On appellera « configuration développementiste » cet univers largement cosmopolite d'experts, de bureaucrates, de responsables d'ONG, de chercheurs, de techniciens, de chefs de projets, d'agents de terrain, qui vivent en quelque sorte du développement des autres, et mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources matérielles et symboliques considérables.
Évitons les sempiternels débats sur « développement et croissance », ce qu'est le « vrai » développement, est-ce que le développement est un but, une mystique, une utopie, un bien, un mal, etc. Que le développement « marche » ou ne « marche pas », qu'il soit positif ou négatif, intéressé ou désintéressé, il existe, au sens purement descriptif qui est le nôtre, car existe tout un ensemble de pratiques sociales que désigne ce mot. Pour la socio-anthropologie du développement, le développement n'est ni un idéal ni une catastrophe, c'est avant tout un objet d'étude. Cette définition résolument non normative du développement [3] ne signifie pas bien sûr qu'il faille se désintéresser de tout jugement moral ou politique sur les diverses formes de développement, loin de là. Mais il s'agit d'un autre problème. La socio-anthropologie ne peut prétendre « intervenir » de façon positive dans les débats moraux ou politiques autour du développement que si elle y introduit des connaissances nouvelles et spécifiques. Elle doit donc se donner la contrainte préalable d'étudier le développement en tant que [8] constituant un « phénomène social » comme un autre, au même titre que la parenté ou la religion (telle était la position de Bastide il y a déjà longtemps : cf. Bastide, 1971). Que se passe-t-il lorsque des « développeurs » induisent une opération de développement chez des « développés » [4] ? Quels processus sociaux sont mis en branle chez les multiples acteurs et groupes d'acteurs concernés directement ou indirectement ? Comment repérer, décrire, interpréter les multiples effets in-intentionnels qu'entraînent ces interventions multiformes et quotidiennes dans les campagnes et les villes africaines que recouvre le terme de développement ? Des dimensions analytiques variées doivent être mobilisées pour répondre à de telles questions : il s'agit par exemple aussi bien de comprendre comment agissent sur le terrain les agents de développement (encadreurs agricoles ou infirmiers ... ) - ils ne sont pas de simples courroies de transmission, et ont leurs propres stratégies - que d'analyser le mode de fonctionnement « réel » d'une ONG ou de la Banque mondiale, que d'étudier la corruption dans l'appareil d'État, ou bien de déterminer les modes d'action économique d'une population villageoise, de dégager les formes locales de la compétition politique ou le rôle qu'y jouent les rapports de parenté, ou enfin de mettre à jour la dynamique de transformation des conceptions et sémiologies populaires. Dans tous ces cas, seule l'enquête peut permettre de décrire, de comprendre et d'analyser les pratiques et les représentations liées aux actions de développement et aux réactions qu'elles suscitent. Il ne s'agit donc pas que le socio-anthropologue fasse part au monde des pensées et des considérations que le développement lui inspire, bien au contraire. Il lui faut maximiser l'observation (et donc maîtriser les outils conceptuels et méthodologiques qui la rendent pertinente) et minimiser les présupposés idéologiques et les catégories préfabriquées.
Le champ du développement ne manque pas de points de vue normatifs, d'a priori moraux (de tous côtés), de rhétoriques idéologiques, de proclamations tapageuses, d'idées reçues et de bonnes intentions... Il en est même saturé. Face aux « échecs »dont l'évocation est devenue quasi rituelle, quels qu'en soient les motifs invoqués, face à la crise actuelle où se débattent des économies africaines sinistrées et des appareils d'État en déconfiture, les donneurs de leçons abondent. Or, ce qui fait le plus défaut, ce ne sont pas les bons conseils et les idées soi-disant nouvelles, c'est la compréhension des mécanismes réels à l'oeuvre et l'analyse des processus sociaux enjeu.
Pour paraphraser et inverser la célèbre phrase de Marx dans les thèses sur Feuerbach, le problème, en ce qui concerne le développement, est de comprendre comment le monde se transforme, plutôt que de prétendre le transformer sans se donner les moyens de le comprendre.
[9] Les théories macro-économiques de type normatif tiennent encore aujourd'hui le haut du pavé [5] en termes de « pensée sur le développement », d'influence sur les politiques, et de drainage des fonds d'études et de recherche. Or elles ne sont pas fondées, c'est le moins qu'on puisse dire, sur une connaissance fine des situations vécues par les acteurs sociaux « de base » et des moyens par lesquels ceux-ci gèrent ces situations. En face ou à côté, les rhétoriques populistes, les idéologies participatives, les bonnes volontés humanitaires, qui se proposent plus ou moins comme alternatives, ne sont guère mieux informées. On ne peut faire l'économie d'analyses plus spécifiées, plus intensives, plus proches des interactions sociales « réelles ». C'est là où intervient, ou devrait intervenir, la socio-anthropologie. Le « point d'impact » des politiques de développement sur les populations concernées, autrement dit l'espace social où s'opère l'interaction entre opérations de développement (projets de développement ou actions de développement) et « groupes-cibles », est, à cet égard, un niveau stratégique d'investigation, pour lequel l'enquête de terrain intensive de type socio-anthropologique est particulièrement adaptée. On peut ainsi avoir un « point de vue » plus proche des destinataires finaux et des utilisateurs réels ou potentiels du développement, qui prenne en compte leurs réactions aux opérations de développement mises sur pied à leur intention. Si j'insiste sur ce niveau plus « micro », et « actor oriented » [6], où l'anthropologie et la sociologie « qualitative » [7] sont particulièrement à l'aise, ce n'est certes pas pour nier l'importance des études plus structurales et « macro », c'est parce que l'interaction « développeurs/développés », sous contraintes de type « macro » (rapports de production, marché mondial, politiques nationales, relations Nord-Sud, etc.), est un espace de recherche privilégié pour comprendre tant les logiques « réelles » des institutions de développement que les logiques « réelles » des producteurs et des [10] populations concernées. Nous supposons en effet (mais c'est un paradigme fondateur des sciences sociales) que les discours publics, les politiques proclamées, les structures administratives ou juridiques, ne coïncident pas toujours, tant s'en faut, avec les pratiques effectives, dans le développement comme dans les autres aspects de la vie sociale.
Socio-anthropologie du développement
J'entends par « socio-anthropologie » l'étude empirique multi-dimensionnelle de groupes sociaux contemporains et de leurs interactions, dans une perspective diachronique, et combinant l'analyse des pratiques et celle des représentations. La socio-anthropologie ainsi conçue se distingue de la sociologie quantitativiste à base d'enquêtes lourdes par questionnaires comme de l'ethnologie patrimonialiste focalisée sur l'informateur privilégié (de préférence grand initié). Elle s'oppose à la sociologie et l'anthropologie essayistes et spéculatives. La socio-anthropologie fusionne les traditions de la sociologie de terrain (École de Chicago) et de l'anthropologie de terrain (ethnographie) pour tenter une analyse intensive et in situ des dynamiques de reproduction/transformation d'ensembles sociaux de nature diverses, prenant en compte les comportements des acteurs, comme les significations qu'ils accordent à leurs comportements.
On pourrait certes, et je l'ai fait précédemment, utiliser la seule expression d'« anthropologie », si l'on entend « anthropologie » au sens large. « Anthropologie » ne signifie pas alors une soi-disante science des sociétés « primitives » ou « simples » (qui correspondrait au sens ancien d'« ethnologie »), mais évoque au contraire une approche à la fois de terrain et comparative des sociétés humaines quelles qu'elles soient, une approche intensive et transversale du social, que l'on retrouve pour une part dans une certaine sociologie. Pour éviter tout risque d'accusation d'impérialisme disciplinaire, et pour marquer cette profonde convergence des deux « disciplines » [8], d'autant plus nécessaire dès lors que l'on prend le développement comme objet, il me semble aujourd'hui préférable d'utiliser le terme de socio-anthropologie. La convergence épistémologique s'étend évidemment à l'histoire (comme aux autres sciences sociales, politologie, économie : cf. Passeron, 1991). Mais les thèmes de recherche proprement historiques font, à la différence de la socio-anthropologie, appel essentiellement à des matériaux en quelque sorte « morts », et justifient que je laisse ici l'histoire - comme discipline - un peu sur la touche. Ceci étant, la perspective diachronique, le recours à la « tradition orale » et la mise en contexte historique constituent des composantes indispensables de toute socio-anthropologie digne de ce nom.
[11] Le développement, entendu dans le sens défini ci-dessus, est un terrain privilégié pour la socio-anthropologie. Le développement en effet fait intervenir de multiples acteurs sociaux, du côté des « groupes-cibles » comme du côté des institutions de développement. Leurs statuts professionnels, leurs normes d'action, leurs compétences, leurs ressources cognitives et symboliques, leurs stratégies diffèrent considérablement. Le développement « sur le terrain », c'est la résultante de ces multiples interactions, qu'aucun modèle économique en laboratoire ne peut prévoir, mais dont la socio-anthropologie peut tenter de décrire et interpréter les modalités.
Cela implique un savoir-faire qui ne s'improvise pas. La confrontation de logiques sociales variées autour des projets de développement constitue un phénomène social complexe, que les économistes, les agronomes ou les « décideurs » ont tendance à ignorer. Face aux écarts répétés entre les conduites prévues et les conduites réelles, face aux dérives que toute opération de développement subit du fait des réactions des groupes-cibles, les « développeurs » tendent à recourir à de pseudo-notions sociologiques ou anthropologiques qui relèvent plus de clichés et de stéréotypes que d'outils analytiques. On invoquera ainsi la « culture » ou les « valeurs » des populations locales pour « expliquer » leur propension constante à ne pas faire ce qu'on voudrait qu'elles fassent, où à le faire à leur façon. C'est là expliquer l'inexpliqué par l'inexplicable. Ces notions particulièrement floues, vaguement empruntées à une anthropologie de bazar, caractérisent la do-it-yourself-sociology de certains économistes [9] ou agronomes. Or les références paresseuses aux « facteurs culturels » oublient le plus souvent l'existence de sub-cultures, les diversités culturelles internes à un même groupe social, le poids des clivages sociaux (âge, sexe, classes sociales, entre autres) sur les normes et comportements. Elles oublient que la « culture » est un construit, soumis à d'incessants processus syncrétiques et objet de luttes symboliques.
L'analyse des interactions entre « configuration développementiste » et populations locales, comme l'analyse des diverses formes du changement social, demandent un certain type de compétences, celles-là même que revendiquent la sociologie et l'anthropologie, et que la socio-anthropologie du développement entend mettre en oeuvre. Mais la socio-anthropologie du développement est-elle en mesure de satisfaire de telles [12] attentes ? Autrement dit, la socio-anthropologie du développement existe-t-elle ?
Nous verrons plus loin que, après un certain piétinement succédant aux ouvrages précurseurs, les travaux récents permettent de répondre par l'affirmative. Cependant cette socio-anthropologie du développement reste marginale, tant dans le monde du développement que dans le monde des sciences sociales.
Il est vrai qu'aux États-Unis surtout, l' « anthropologie appliquée » a sa place au soleil, et qu'il y a une longue tradition de « demande sociale » auprès des sociologues et anthropologues (dès avant-guerre on les sollicitait en tous domaines, depuis le problème des réserves indiennes jusqu'à celui des gangs urbains). Cependant, en ce qui concerne le monde du développement proprement dit, les problématiques restent le plus souvent frustres, purement descriptives, souvent naïves, et coupées des débats théoriques majeurs dans nos disciplines [10].
Du côté francophone, un rapide inventaire de la très abondante littérature consacrée au développement montre vite que la socio-anthropologie empirique des faits de développement en constitue la portion congrue, et est largement ignorée. La grande majorité des travaux que l'on classe sous la rubrique sociologie ou anthropologie renvoient en fait à de l'économie ou à de l'idéologie, c'est-à-dire, pour ce qui concerne ce dernier point, à des considérations normatives ou moralisantes, plus ou moins légitimées par du vocabulaire savant, sur le « développement en général » ou la prise en compte des « facteurs culturels du développement » [11].
L'étiquette « sciences sociales du développement » s'avère le plus souvent trompeuse, et la socio-anthropologie du développement (telle qu'ici on la considère et on entend la promouvoir, c'est-à-dire dotée de [13] problématiques d'investigation solides et d'outils d'interprétation éprouvés) en est la grande absente. Un exemple suffira : trois ouvrages récents en français, qui prétendent tous dresser un bilan, chacun à sa façon, du rapport entre sciences sociales et développement, témoignent d'une totale méconnaissance de la socio-anthropologie du développement et étalent sans fard leur propre ignorance (cf. Choquet et al, 1993 ; Guichaoua et Goussault, 1994 ; Rist, 1994) : ni les travaux en français qui relèvent de l'orientation ici défendue, ni les travaux européens en anglais qui s'en rapprochent le plus (Long, 1989 ; Long et Long, 1992, Elwert et Bierschenk, 1988) ne sont même évoqués dans aucun de ces livres. Il est d'autant plus surprenant que l'on nous parle de la « fastueuse anthropologie appliquée nord-américaine » mise en contraste avec la « fort modeste anthropologie du développement » francophone et sa « grande pauvreté théorique » (Guichaoua et Goussault, 1993 : 103). Quant à la position de Kilani (in Rist, 1994), qui conteste la possibilité même d'une anthropologie du développement, elle se fonde sur de déplorables confusions. L'anthropologie du développement est systématiquement renvoyée à l'anthropologie appliquée. Les péchés que Kilani dénonce si abruptement relèvent des malentendus quasi inévitables qui se tissent entre connaissance et action, en quelque domaine que ce soit. Ils ne peuvent être imputés à l'anthropologie sous prétexte qu'elle serait coupable de s'intéresser aux processus sociaux de développement. Kilani accuse d'ailleurs tout de go, et sans se donner la peine d'argumenter, l'anthropologie du développement de succomber au « goût du jour » en se ralliant aux idéologies du développement (Kilani, 1994 : 29). Il montre plutôt ainsi son ignorance des travaux accumulés depuis vingt ans... Par ailleurs, il tire argument de ce que le « développement » n'est pas un concept sociologique, et n'a d'autre statut que de désigner une réalité extérieure à l'anthropologie, comme le sport, la ville ou la vieillesse (id : 20). Il est fort vrai que « développement » n'est pas un concept. Mais c'est justement ce statut « d'objet » qui permet de parler d'anthropologie du développement sans reprendre à son compte les représentations des « développeurs ». On peut faire de l'anthropologie urbaine sans que la « ville » soit pour autant un concept et sans assumer l'idéologie des urbanistes ! Kilani reproche d'autre part à cet objet d'être hétéroclite, hétérogène, et de ne pas permettre les « visions d'ensemble », les déploiements théoriques cohérents qui seraient la marque de la véritable anthropologie (id. : 27). Mais c'est justement cette hétérogénéité des faits de développement qui fait l'intérêt de l'anthropologie du développement. L'anthropologie serait-elle réduite à ne s'intéresser qu'aux objets naturellement cohérents ? En ce cas, c'est l'essentiel de la vie sociale, tout aussi hétérogène, qui lui échapperait !
La marginalité de la socio-anthropologie du changement social et du développement sur la scène publique du développement est donc aussi une marginalité sur la scène publique de la recherche en sciences sociales. Pourtant, de même que les institutions de développement auraient tout à gagner de la collaboration avec une socio-anthropologie active, de même il serait dans l'intérêt de la recherche en sciences sociales de prendre en compte la socio-anthropologie du développement. On sait en effet depuis longtemps que les différentes réactions d'une [14] société (ou de ses diverses composantes) à une intervention « extérieure » constituent l'un des meilleurs indicateurs de la dynamique de ses structures propres, un analyseur privilégié des comportements sociaux [12]. Il s'agit simplement de mettre en oeuvre à propos des faits sociaux de développement la fonction « compréhensive » des sciences sociales. Celles-ci n'ont-elles pas pour tâche de rendre intelligibles des comportements ou des pratiques apparemment inintelligibles ou interprétés de façon biaisée en fonction de préjugés, d'idéologies ou d'intérêts particuliers ? Aussi l'analyse des pratiques sociales effectives à l'oeuvre dans un projet de développement mettra-t-elle l'accent sur le décalage, inévitable, entre les divers « intérêts » et les « rationalités » qui régissent les agissements des opérateurs de développement, et les divers « intérêts » et « rationalités » qui règlent les réactions des populations concernées.
Ce n'est pas un hasard si de multiples travaux contemporains de socio-anthropologie du développement présentent comme un certain air de parenté, au delà des frontières académiques et linguistiques. Il n'y a pourtant ni concertation, ni effets d' « école ». On serait bien en peine de rechercher une grille d'interprétation toute faite, fonctionnaliste, systémique, libérale, marxiste ou autre. En ce sens la socio-anthropologie du développement n'a pas de paradigme unifié. Mais ici et là, cependant, les mêmes questions sont posées : pourquoi ces « dérives » entre un projet de développement et sa mise en oeuvre ? Comment s'articulent contraintes et marges de manoeuvre ?
Nombre de travaux actuels en socio-anthropologie du développement partent des mêmes postulats : les pratiques populaires ont un sens qu'il convient de chercher. Ils relèvent d'une même méfiance : les explications « idéologiques », les théories générales, les argumentations avancées par les institutions du développement ne sont pas satisfaisantes. lis s'organisent autour d'un même axe : la recherche des différences, des clivages, des contradictions, en tant qu'analyseurs privilégiés de la réalité sociale. Ils tentent une même conciliation entre analyse des structures qui contraignent l'action et identification des stratégies et logiques qui sous-tendent les comportements et les représentations des acteurs.
Face aux réductions qu'opèrent toutes les idéologies du développement, fondées nécessairement sur des pré-supposés consensuels [13], la socio-anthropologie du développement affirme dès le départ la complexité du social, et la divergence des intérêts, des conceptions, des stratégies ou des logiques des divers « partenaires » (ou « adversaires ») que met en rapport le développement. Mais « divergences » ne signifie pas nécessairement affrontements déclarés et conflits ouverts. Au contraire, le quotidien du développement est plutôt fait de compromis, d'interactions, de syncrétismes, de négociations (largement informelles et indirectes). C'est autour de telles notions, qui n'excluent pas, bien au contraire, les rapports de forces, qu'il faut chercher les explications des effets « réels »des actions de développement sur les milieux qu'elles entendent modifier. Ceci [15] implique de rompre avec les « modèles » d'explication dualistes, comme avec les schémas structuralistes ou les invocations culturalistes.
Comparatisme
Est-ce à dire que chaque situation locale, chaque opération de développement exige une analyse spécifique et qu'aucune « loi » ne peut être dégagée de l'infinie diversité des contextes concrets ? Oui et non. Oui, au sens où chaque « terrain » est une combinaison singulière de contraintes et de stratégies, que seule une analyse spécifique peut déchiffrer. Non, au sens où certaines contraintes sont communes ou similaires : on peut constituer des typologies à partir des conditions écologiques, des modes d'insertion dans l'économie mondiale, des rapports de production ou des régimes politiques. De même, au-delà de la singularité des cas et des contextes, les logiques économiques (comme par exemple la minimisation des « sorties » monétaires), sociales (comme par exemple les réseaux d'entraide familiale) ou symboliques (comme par exemple les codes de la consommation ostentatoire, ou les modes de reconnaissance sociale fondés sur la redistribution) se recoupent fréquemment.
Il est probable qu'un progrès décisif de la socio-anthropologie du développement viendra du recours à des analyses comparatives rigoureuses, que la multiplication d'études devrait rendre possible, en proposant enfin des matériaux de terrain compatibles entre eux [14], autrement dit issus d'une même problématique de recherche, ce qui s'oppose ainsi tout à la fois aux monographies descriptives des anciens ethnographes, comme aux « applications » de théories à un terrain-prétexte, aux généralisations abusives, aux extrapolations hâtives, aux théories « grand angle » qui sélectionnent les « illustrations »intéressantes et oublient les contre-exemples.
Il faut pour cela quelques concepts communs ou apparentés. Mais il ne s'agira pas ici de concepts-théories, intégrés dans des paradigmes durs et fonctionnant sur le mode de la vérification ou de la confirmation (à l'image par exemple du concept de « mode de production », indissociable de la théorie marxiste). Il s'agira de concepts exploratoires, permettant de produire des données nouvelles et comparables sans sur-interprétations pré-programmées : savoirs techniques populaires, logiques, courtage, arène, groupes stratégiques sont autant de concepts exploratoires qui seront ici évoqués, qui peuvent assurer une certaine comparabilité à la socio-anthropologie du développement.
Ceci ne dispense pas de recourir à des notions, termes plus ou moins flous et passe-partout, qui ont le mérite de désigner des domaines [16] d'investigation, des pans de réel qu'il est commode de spécifier, sans prétention analytique : innovation fournira un exemple de telles notions, nécessaires bien qu'ambiguës.
Par ailleurs le comparatisme inhérent à la socio-anthropologie du développement se fonde sur deux caractéristiques propres à son objet : le multiculturalisme des situations de développement, et la transversalité des représentations et pratiques des acteurs engagés dans ces situations.
- Multiculturalisme
Les situations de développement mettent en présence d'un côté une culture pour une bonne part cosmopolite, internationale, celle de la « configuration développementiste », déclinée bien sûr en sous-cultures (elles aussi transnationales) par divers clans, à bases idéologiques et/ou professionnelles, qui agissent chacun de façon largement identique aux quatre coins de la planète, et de l'autre côté une grande variété de cultures et sous-cultures locales [15]. Bien que les résultats de telles confrontations soient pour une large part imprévisibles, on peut cependant identifier quelques constantes et invariants. Certains des concepts exploratoires évoqués ci-dessus (comme courtage, savoirs techniques populaires ou logiques) ont cette ambition.
- Tranversalité
On pourrait certes concevoir que la socio-anthropologie du développement se scinde en sous-disciplines, à l'image des types d'intervention qu'elle étudie : développement rural, santé, jeunes et ville, etc. Toute opération de développement passe en effet par des filtres institutionnels et techniques qui la positionnent dans tel ou tel champ professionnel et pas dans tel autre, aussi intégré le développement en question soit-il. Au-delà de la rhétorique générale, le développement n'existe pour l'essentiel que sous la forme d'experts spécialisés, d'organisations spécialisées, de lignes budgétaires spécialisées, que ce soit dans la santé, l'environnement, la production agricole, la réforme administrative, la décentralisation, ou la promotion des femmes... Compétences, planification, financements, administration : le développement ne peut échapper à la sectorisation. La socio-anthropologie pourrait avoir de bonnes raisons de suivre la configuration développementiste en ses spécialisations, ne serait-ce que pour mieux prendre en compte la « base matérielle » des interventions et les « dispositifs » sur lesquelles elles s'appuient : les contraintes d'un aménagement hydro-agricole ne sont pas celles d'une campagne de [17] vaccination. Mais les acteurs sociaux « d'en bas », et en particulier les « clients » des institutions de développement, ne se soucient pas de tels clivages. Pratiques et représentations échappent aux découpages sectoriels : c'est le même paysan qui réagit face à un projet de coopérative ou à un centre de santé communautaire, souvent (mais pas toujours) en mettant en oeuvre des logiques d'action identiques, ou en se référant à des normes sociales analogues. L'inévitable sectorisation des institutions ou des interventions contraste ainsi avec la transversalité des comportements des populations ciblées.
La transversalité populaire s'oppose également à la sectorisation développementiste sur un axe diachronique, du point de vue du rapport au temps. Un projet, pour ses animateurs, occupe tout l'espace-temps. Il est central, omniprésent, unique. Pour les paysans il est passager, relatif, accessoire, et prend sa place dans une chaîne d'interventions successives. Les agents d'un projet consacrent 100% de leur activité professionnelle à un secteur d'activité qui ne concerne souvent qu'une petite partie du temps du producteur auquel ils s'adressent. De nombreux malentendus surgissent de cette différence radicale de position.
On pourrait aussi se poser la question de la sectorisation non plus à partir des clivages propres aux institutions de développement mais à partir de ceux qui ont cours en sciences sociales. L'anthropologie, par exemple, n'est en effet pas sans avoir, plus ou moins latents ou explicites, ses propres sous-clivages. L'anthropologie économique s'intéresse aux rapports de production, aux modes de production, à la petite production marchande, au commerce informel. L'anthropologie politique considère le pouvoir local, les systèmes de clientèles, les formes de la représentation politique. Et ainsi de suite. Mais l'argument sera ici encore identique. Les acteurs sociaux circulent sans cesse entre le registre économique et le registre politique, sans parler du symbolisme, du langage ou de la religion. Les pratiques et les représentations des populations, face au changement en général comme face au développement en particulier, mobilisent tous les registres possibles, et aucun ne peut être a priori exclu ou disqualifié d'avance, ni l'économique (avec ses rapports de production et ses modes d'action économiques), ni le politique (avec ses rapports de domination et ses stratégies de pouvoir), ni le social, le symbolique ou le religieux.
La socio-anthropologie du développement ne peut se décomposer en sous-disciplines : la transversalité de ses objets est indispensable à sa visée comparatiste. Une socio-anthropologie du changement social et du développement est à la fois une anthropologie politique, une sociologie des organisations, une anthropologie économique, une sociologie des réseaux, une anthropologie des représentations et systèmes de sens. C'est à tous ces titres qu'elle prendra par exemple comme objet aussi bien les interactions infirmiers/patients que les interactions encadreurs /paysans, et donc qu'elle décrira et analysera les représentations des uns et celles des autres, les institutions des uns et celles des autres, les relations sociales des uns et celles des autres, et les systèmes de contrainte à l'intérieur desquels les uns comme les autres évoluent.
[18] La proclamation de l'unité d'une discipline ou d'une sous-discipline, qui définit le champ comparatif qu'elle s'autorise à appréhender, est cependant toujours ambivalente et toujours relative. Outre qu'elle sert volontiers à marquer des territoires et renvoie pour une part à des stratégies professionnelles, elle peut aussi relever de soucis corporatistes ou aboutir à des débats métaphysiques. L'ambition comparative de la socio-anthropologie du changement social et du développement, telle qu'elle a été ici définie, se fonde sur une autonomie relative de son objet, et sur un ensemble de problématiques à l'interface de l'anthropologie et de la sociologie. Ma perspective est donc en partie distincte de celle d'Augé, par exemple, qui revendique une unité de principe de l'anthropologie (et de l'anthropologie seule) pour s'opposer aux spécialisations excessives fondées sur la constitution de sous-disciplines définies par leur objet. C'est sur cette base qu'il refuse toute revendication à l'indépendance de l'anthropologie de la santé (Augé, 1986). Je propose une position plus nuancée, que je crois plus réaliste. Sans aller jusqu'à une spécialisation excessive et un morcellement infini, et sans remettre en cause la profonde unité épistémologique des sciences sociales et la profonde unité méthodologique de la socio-anthropologie, on doit admettre une certaine « influence »des objets sur la constitution des savoirs, et l'existence d'une autonomie relative des champs comparatifs (trans-disciplinaires ou sous-disciplinaires) qui en découlent. Ces champs comparatifs peuvent être définis sur des bases multiples, régionales ou thématiques le plus souvent. Les « aires culturelles » - Afrique, Asie du Sud-Est ou sociétés rurales européennes... - sont ainsi une des dimensions possibles de cette autonomie relative induite par l'objet. Les découpages thématiques - sociologie de l'éducation, anthropologie religieuse ou socio-anthropologie du développement... - en sont une autre. Ces deux modes de « semi-spécialisation issue des objets » sont au principe de tout comparatisme contextualisé (ils n'ont d'ailleurs rien d'incompatible entre eux). Cependant (et je rejoindrai Augé sur ce point) J'autonomie de ces champs comparatifs ne peut être que relative, et toute indépendance serait absurde et stérilisante.
Pour nous résumer, la visée comparative qui fonde l'autonomie relative de la socio-anthropologie du développement me semble fondée sur le lien entre trois composantes fondamentales et indissociables : (1) un objet spécifique et particulier (les processus sociaux de changement, à la fois endogènes et induits) ; (2) une problématique irriguée par l'ensemble des débats contemporains en sciences sociales (et débordant largement la seule anthropologie) ; (3) une méthodologie de production des données ancrée dans la tradition anthropologique et la sociologie dite qualitative, prenant en compte toutes les dimensions de la réalité vécue par les acteurs sociaux (transversalement aux découpages thématiques habituels des sciences sociales).
[19]
Action
Nous aborderons peu dans cet ouvrage les problèmes relatifs à l'action, c'est-à-dire à l' « application » proprement dite de la socio-anthropologie du développement (il n'en sera question que dans la conclusion, sous la forme particulière des rapports entre chercheurs en sciences sociales et opérateurs de développement). Ce n'est en aucun cas par mépris ou par sous-estimation de ces problèmes, qui concernent l'insertion de socio-anthropologues dans des programmes de développement, ou leur rôle en matière d'études, d'évaluation ou d'expertise. Je ne partage pas en effet l'attitude hautaine de nombre de chercheurs envers les « praticiens du développement », et j'estime qu'un chef de projet, un encadreur agricole ou un médecin « valent » largement un sociologue ou un anthropologue.
Je ne pense pas non plus que le rôle pratique des sciences sociales doive se réduire à la seule fonction critique et protestataire. Non que celle-ci n'ait pas son importance, bien évidemment. Mais la modestie du réformisme, en matière de développement comme ailleurs, a autant de grandeur que le panache de la dénonciation. Il y a de la place pour les deux. L'amélioration de la qualité des « services » que les institutions de développement proposent aux populations n'est pas un objectif qu'il faille dédaigner. Et la socio-anthropologie du développement peut contribuer pour sa part, modeste mais réelle, à cette amélioration.
Mais c'est la qualité de ses procédures de connaissance qui seule peut lui permettre d'apporter une quelconque contribution à l'action. C'est pourquoi je me suis ici focalisé sur cette fonction de connaissance et ses pré-requis, dans la mesure où elle constitue le « ticket d'entrée » de la socio-anthropologie du développement dans le domaine de l'action, et le moyen de mettre en garde contre les pièges des dérives idéologiques, dont le populisme n'est pas le moindre.
Marc Augé écrivait il y a longtemps déjà : « Le développement est à l'ordre du jour ethnologique : l'ethnologie n'a pas à l'éclairer, mais à l'étudier, dans ses pratiques, ses stratégies et ses contradictions » (Augé, 1973 : 251). J'admets avec lui l'impératif d'étude, mais je ne partage pas son rejet a priori de tout « éclairage », c'est-à-dire de toute aide à l'action. Simplement l'étude est la condition d'un éventuel (et nécessairement modeste) éclairage, parmi d'autres.
Populisme
J'entendrai ici par « populisme » un certain rapport entre les intellectuels (associés aux couches et groupes privilégiés) et le peuple (c'est-à-dire les couches et groupes dominés), rapport selon lequel les intellectuels découvrent le peuple, s'apitoient sur son sort et/ou s'émerveillent de ses capacités, et entendent se mettre à son service et oeuvrer pour son bien.
[20] Il n'est donc pas question ici de l'acception courante de « populisme » dans le langage politique contemporain (où le terme évoque, de façon dépréciative, le comportement « démagogique » d'hommes politiques plus ou moins charismatiques). Nous revenons au sens original de populisme, celui des populistes russes du XIXe siècle (narodnicki).
Le populisme est extrêmement présent dans l'univers du développement. Il lui est même en un sens consubstantiel. La configuration développementiste n'est-elle pas composée d' « élites » qui entendent aider le peuple (les paysans, les femmes, les pauvres, les réfugiés, les chômeurs...), améliorer leurs conditions d'existence, se mettre à leur service, agir pour leur bien, collaborer avec eux ? La multiplication des ONG, leurs pratiques comme leurs rhétoriques, témoignent de ce populisme développementiste, sous sa forme la plus récente et la plus massive, même s'il en est bien d'autres. Les pays en développement, les « damnés de la terre », les chômeurs des « Brazzaville noires », les agriculteurs exposés aux famines, les victimes des guerres, de la malnutrition, du choléra ou de l'ajustement structurel sont autant de figures que prend le « peuple » dans un contexte développementiste, c'est-à-dire pour des « privilégiés » ou des « nantis » occidentaux convertis à son service. Mais le populisme structure aussi pour une bonne part l'univers de la recherche, en sociologie et anthropologie comme en histoire. La réhabilitation des acteurs sociaux d'en bas, la description du mode de vie des humbles, l'inventaire des compétences et des ruses paysannes, le recueil de la « vision des vaincus », la chronique des résistances populaires : ces thématiques sont au coeur des sciences sociales.
Cette idéologie latente a divers avantages et mérites, et autant de pièges et d'inconvénients, on y viendra (cf. chapitre 5). Mais elle n'est pas sans recouper une certaine avancée méthodologique. Malgré les difficultés qu'ont les sciences sociales à être cumulatives, les types et modèles d'explication que proposent les sciences sociales (en ce qu'elles ont de plus avancé et novateur, ce qui ne correspond pas toujours à leurs produits médiatisés) sont pour une part aujourd'hui beaucoup plus complexes qu'hier. On ne devrait plus raisonner, à propos des phénomènes sociaux qui mettent toujours en jeu des facteurs multiples, en termes de déterminismes sommaires, de variables explicatives uniques ou d'agrégats simplistes : le mode de production, la culture, la société, le « système »... Or l'investigation des ressources dont disposent les « acteurs d'en bas », ceux qui sont justement l'objet des sollicitations et sollicitudes des institutions de développement, s'inscrit dans cette complexification, qui n'est en aucun cas un oubli des contraintes. Ainsi la diffusion d'un message sanitaire, par exemple, ne peut plus être sérieusement représentée par un modèle linéaire « télégraphiste » de communication, où un « émetteur » (actif) envoie un « message » à un « récepteur »(passif), ce message étant plus ou moins brouillé Par des « bruits parasites » (interférences qu'il s'agirait d'éliminer). Le récepteur ne reçoit pas passivement le sens, il le reconstruit, en fonction de contextes, de contraintes et de stratégies multiples. Autour d'un message s'opèrent des interactions et des négociations incessantes. L'acteur social « de base », aussi démuni ou dominé soit-il, n'est jamais un [21] « récipiendaire » qui n'aurait le choix qu'entre la soumission ou la révolte.
Une problématique collective ?
Ces mots clés que nous venons de préciser (développement, socio-anthropologie, comparatisme, action, populisme), d'autres les utilisent aussi, dans des sens identiques ou voisins. Ces réflexions, ou d'autres plus ou moins analogues, d'autres les ont faites aussi. La création d'une association comme l'APAD (Association euro-africaine pour l'anthropologie du changement social et du développement) témoigne de telles convergences. On peut citer comme points de repère de la mise en place d'une série de problématiques convergentes, que le présent ouvrage tente de synthétiser pour une part, quelques ouvrages collectifs qui ont scandé la dynamique intellectuelle associée à la préhistoire de l'APAD ou à son histoire récente, et où l'on peut constater l'évidente et étonnante complémentarité des réflexions, des recherches et des propositions de chercheurs d'horizons variés, en particulier : Paysans, experts, chercheurs (Boiral, Lantéri et Olivier de Sardan, éds, 1985) ; le numéro spécial de Sociologia ruralis sur « Aid and development » (Elwert Bierschenk et éds, 1988) ; Sociétés, santé et développement (Fassin et Jaffré, éds, 1990) ; et Les associations paysannes en Afrique (Jacob et Lavigne Delville, éds, 1994) [16]. On pourrait penser à un « collège invisible » : « An invisible college is an informal network of researchers who forms around an intellectual paradigm to study a common topic » (Rogers, 1983 : XVIII ; cf. Kuhn, 1970). Sans doute est-il erroné de parler véritablement de paradigme commun, au sens strict ou dur, kuhnien. Mais il y a dans tout cela une configuration d'affinités scientifiques et une parenté problématique qu'il importe de souligner [17].
Changement social et développement :
en Afrique ou en général ?
L'essentiel des exemples et une bonne partie des références utilisés ici concernent l'Afrique (et plus particulièrement l'Afrique rurale). Le continent africain a évidemment diverses particularités. L'omniprésence des institutions de développement n'en est pas la moindre. La crise cumulée des économies africaines et des États africains n'a fait que renforcer le poids de l' « aide au développement » et des « projets de [22] développement », que ceux-ci soient lourds ou légers, et quels que soient leurs initiateurs (institutions internationales, coopérations nationales, ONG du Nord, ONG du Sud). Le « développement » (son langage, ses crédits, ses hommes, ses infrastructures, ses ressources) est une donnée fondamentale du paysage africain contemporain, rural comme urbain.
Que la socio-anthropologie se donne le développement comme un objet digne d'intérêt, cela a donc plus de sens en Afrique qu'ailleurs. Dans d'autres continents les tentatives volontaristes de changement social prennent sans doute des formes plus diversifiées, que le terme de « développement » ne peut toutes subsumer.
Mais en même temps les perspectives de recherche et d'analyse ici proposées débordent le seul cadre de référence africaniste. Il n'est guère de village ou de quartier au monde où l'on ne rencontre des « actions de changement », autrement dit des interventions extérieures à un milieu donné, issues de l'État, de militants, ou d'opérateurs privés, et qui tentent de transformer les comportements des acteurs de ce milieu en les mobilisant. Par exemple, en France, le développement agricole, le développement local, le développement social des quartiers, le développement culturel, constituent autant de thèmes et de domaines où des politiques de changement volontaristes dirigées vers « la base » et « pour son bien » produisent sans cesse des interactions entre intervenants et populations-cibles. Si le contexte, les contraintes, les acteurs, les thèmes nous éloignent fort de l'Afrique, les méthodes et les concepts d'observation et d'étude que mettent en oeuvre, sur des terrains français, la sociologie rurale ou l'anthropologie urbaine, dès lors qu'elles prennent en compte ces multiples interventions, sont du même ordre que ce qui est proposé ici.
Prenons par exemple ces « agents de développement » que l'on rencontre au détour de tout village africain : vulgarisateur agricole, agent d'élevage, infirmier, gestionnaire de coopérative, alphabétiseur... Les difficultés de leur position sociale, les contradictions inhérentes à leur fonction, leur identité professionnelle instable, tout cela n'évoque-t-il pas, mutatis mutandis, les problèmes rencontrés en France par les travailleurs sociaux, éducateurs et autres conseillers agricoles ou animateurs culturels ?
Comment des propositions de changement induites de l'extérieur se confrontent-elles à des dynamiques locales ? Peut-être cette définition minimale de l'objet traité dans le présent ouvrage peut-elle aider à comprendre pourquoi notre propos entend à la fois être « spécifié » (en s'ancrant dans le contexte de l'Afrique rurale) et « généraliste » (en présentant des outils conceptuels pouvant fonctionner dans d'autres contextes). À cet égard le terme « développement » n'est ici qu'une entrée vers des processus sociaux plus généraux, et non un « domaine »dans lequel nous souhaiterions nous enfermer.
Un dernier mot sur la structure de cet ouvrage. Il y sera sans cesse question de la multiplicité des facteurs de tous ordres qu'il est nécessaire de prendre en compte si l'on veut se donner les moyens de comprendre le changement social en général, et les interactions développeurs/développés en particulier : logiques techniques, économiques, institutionnelles, politiques, sociales, symboliques, toutes avec leurs systèmes de contraintes et leurs contextes. Aussi ne doit-on pas être trop surpris que [23] de nombreux thèmes s'enchevêtrent et se répondent d'un chapitre à l'autre.
La première partie déclinera de diverses façons cette complexité des phénomènes de changement social et de développement, et tentera de décrire comment la socio-anthropologie peut et doit être en quelque sorte à la hauteur de cette complexité.
Par contre, dans la seconde partie, il sera procédé à l'isolement de certaines des variables en cause : rapports de production, logiques d'action, savoirs populaires, formes de médiation, stratégies « politiques ». On tentera ainsi de proposer quelques pistes particulières pour explorer la complexité. Il en est bien sûr d'autres.
Mais je me suis gardé de hiérarchiser les variables, d'assigner à telle ou telle d'entre elles un rôle de « dernière instance » ou de « sur-détermination ». Rien ne permet d'affirmer a priori que tel registre est plus explicatif que tel autre, du moins à l'échelle d'analyse qui est celle d'une socio-anthropologie « proche des acteurs ». Une histoire longue des structures se doit de prendre plus de risques. Mais s'il s'agit de rendre compte de micro-processus de changements, ou de comprendre comment des interventions extérieures sont adoptées, ignorées, détournées, recomposées, refusées, on ne peut légitimement attendre de réponse que de l'enquête. Seule l'enquête peut permettre de trier dans la diversité des facteurs possibles. Encore faut-il qu'elle se donne les outils intellectuels et conceptuels de ses ambitions. C'est un peu le but de cet ouvrage. Si la perspective développée ici est empiriste, cet empirisme n'est pas naïf.
[1] Je remercie J. Copans, J.P. Jacob, P. Lavigne Delville, P.Y. Le Meur, E. Paquot et M. Tidjani Alou, qui ont bien voulu lire une première version de cet ouvrage et me faire part de leurs observations et critiques. Ce travail doit aussi beaucoup aux discussions menées, au fil des années et de diverses entreprises communes, avec T. Bierschenk et J.-P. Chauveau.
[2] Déjà Malinowski notait il y a plus de 50 ans : « Malheureusement il subsiste encore dans certains milieux une opinion puissante mais erronée selon laquelle l'anthropologie appliquée est fondamentalement différente de l'anthropologie théorique et académique » (repris in MAUNOWSKI, 1970 : 23).
[3] Quant aux définitions normatives, qui sont les définitions habituelles, on en trouvera dans Freyssinet (FREYSSINET, 1966) un catalogue déjà ancien mais bien fourni, qui s'est depuis largement enrichi...
[4] Cette expression commode a ses désavantages : elle peut en effet faire croire que l'on met tous les « développeurs » (ou tous les « développés ») dans le même sac. Une opposition aussi générale n'a d'autre intérêt que de souligner un incontestable clivage, massif, relevant du « grand angle » : les « développeurs » d'un côté, les « développés » de l'autre n'appartiennent pas aux mêmes univers de vie et univers de sens (cf. life world en anglais). Mais bien évidemment il ne s'agit en aucun cas de catégories respectivement homogènes.
[5] Ces théories se réduisent de plus en plus aujourd'hui aux différents courants issus du néo-libéralisme, du fait du naufrage des anciennes écoles concurrentes (elles aussi macro-économiques et normatives), en particulier celles liées au marxisme et prônant la rupture avec le marché mondial.
[6] C'est là 1'expression qu'utilise N. Long. « The essence of an actor oriented approach is that its concepts are grounded in the everyday life experiences and understandings of men and wo-men be they poor, peasants, entrepreneurs, government bureau-crats or researchers » (LONG, 1992 : 5).
[7] J'emprunte ce qualificatif à certains sociologues américains (cf. STRAUSS, 1987, 1993) mais non sans réticences. En effet, d'un côté « qualitatif » a le mérite de souligner qu'on peut faire de la sociologie sans être victime des obsessions statistiques, des sondages, ou des questionnaires (« what cannot be quantified. does exist, does have consequences, can be argued and made the subject of propositions and hypotheses », BAILEY, 1973 : 11). Mais d'un autre côté « qualitatif » pourrait laisser entendre une certaine désinvolture envers les problèmes de la représentativité, ou, pire, un manque de rigueur... Bien évidemment, la sociologie dite qualitative, ou l'anthropologie, du moins dans l'esprit de beaucoup de chercheurs, se veut aussi rigoureuse (voire plus) que la sociologie dite quantitative, et ne dédaigne par ailleurs ni les chiffres ni les procédures de recension systématique, bien au contraire (cf. OLIVIER DE SARDAN, 1995). De ce point de vue, il n'y a aucune différence épistémologique entre sociologie qualitative et sociologie quantitative, mais bien complémentarité entre des méthodes différentes de production des données.
[8] Il ne s'agit cependant pas de nier l'effet des pesanteurs disciplinaires et académiques, qui dressent des barrières regrettables entre sociologie et anthropologie. Un exemple en est le système de références savantes propres à chacune, qui tend à ignorer les aspects vivants de la recherche chez l'autre.
[9] D'où l'irritation envers les économistes que manifeste le livre particulièrement polémique mais non dénué de vérité de Polly Hill (HILL, 1986). Le problème ainsi posé est celui du rôle des économistes dans le pilotage du développement ou de la recherche sur le développement, et de leur fréquent dédain envers les compétences d'ordre socio-anthropologique, et non celui de la dimension économique des phénomènes sociaux liés au changement social et au développement, que la socio-anthropologie ne peut en aucun cas ignorer. L'anthropologie économique (y compris celle que pratiquent ou ont pratiqué divers économistes aux marges de leur discipline), comme la sociologie économique (qui regroupe aux États-Unis nombre d'économistes refusant la déferlante économétrique) sont des ingrédients tout à fait fondamentaux de la sauce à laquelle la socio-anthropologie accommode le développement.
[10] On trouvera divers « états de la question » basés essentiellement sur la littérature nord-américaine, où se reflète cette difficulté à dégager des lignes de force claires et de véritables « programmes de recherche » : cf HOBEN, 1982 ; CHAMBERS, 1987 ; ARNOULD, 1989 ; RANC, 1990. On peut y adjoindre plusieurs ouvrages collectifs présentant diverses réflexions générales ou expériences particulières en anthropologie appliquée, qui ne dissipent pas l'impression précédente (COCHRANE, 1971 ; OXAAL, BARNETT & BOOTH, 1975 ; PITT, 1976 ; GRILLO & REW, 1985 ; GREEN, 1980 ; HOROWITZ & PAINTER, 1986 ; CERNEA, 1991 ; HOBART, 1993). Ce relatif déficit conceptuel contraste avec l'existence par contre de manuels et textes méthodologiques américains sur l'anthropologie appliquée (cf. PARTRIDGE, 1984, ainsi que la revue Human organization).
[11] Une récente bibliographie en témoigne (KELLERMAN, 1992) : les ouvrages analysés, censés rendre compte de « la dimension culturelle du développement », relèvent pour l'essentiel de l'essayisme et, surtout, aucun ne renvoie à une socio-anthropologie empirique du développement. La déjà ancienne bibliographie de Jacquemot (JACQUEMOT et al, 1981) faisait largement appel à des références sociologiques et anthropologiques : mais on constatera facilement que l'approche, à l'époque, était très macro du côté des sociologues, et très « hors développement » du côté des anthropologues (cf. infra, chapitre 1). La bibliographie établie par Jacob (JACOB, 1989) est la seule à ce jour qui fasse faire état d'ouvrages et d'articles relevant de la socio-anthropologie du développement. C'est aussi l'un des très rares travaux qui, comme le présent ouvrage, tente de cumuler les sources francophones et anglophones.
[12] Cf. BASTIDE (1971) ou BALANDIER (1971).
[13] À un niveau ou à un autre (village, classe, nation, Tiers monde, humanité...) et selon des légitimations diverses (morales, religieuses, politiques, scientifiques...).
[14] Ce fut le grand mérite des évaluations commandées par l'éphémère Bureau des évaluations des services Coopération et Développement du ministère des Relations extérieures que d'avoir esquissé un tel corpus (cf. FREUD, 1985, 1986, 1988 ; cf. également, comme exemples d'articles issus de ces évaluations, PONTIÉ et RUFF, 1985 ; YUNG, 1985).
[15] Foster avait déjà souligné à sa façon cette dimension multiculturelle des processus de développement : « In developmental programs representatives of two or more cultural systems come into contact (...) Whether the gulf between the two worlds is full-cultural or sub-cultural, it is significant. In either case the technician shares the cultural and social forms not only of the country from which he comes but also of the professional group he represents »(FOSTER, 1962 : 5).
[16] On peut aussi noter une nette convergence, indépendante et sans concertation, avec les travaux menés autour de Norman Long à Wageningen (cf. en particulier LONG, 1989 ; LONG et LONG, 1992).
[17] En témoigne le texte qui a servi en quelque sorte de « plate-forme » à l'APAD lors de sa création. Il a été publié dans le Bulletin de l'APAD, n° l, 1991, sous le titre « Pourquoi une Association euro-africaine pour l'anthropologie du changement social et du développement ? ».
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