Introduction
par P. BOIRAL et J.P. OLIVIER DE SARDAN
Nous proposons deux définitions de convention, en guise de préambule et pour éviter tout malentendu.
Nous entendrons par sciences sociales l'ensemble « ethnologie-sociologie », c'est-à-dire l'étude multidimensionnelle des groupes sociaux de toute nature, de leurs pratiques et de leurs représentations (l'approche historique étant ici conçue comme une composante interne à une telle étude, et qui lui est indispensable).
Nous entendrons par « développement rural » l'ensemble des opérations volontaristes de transformation des sociétés rurales, opérées à l'initiative d'institutions extérieures à celles-ci.
Un rapide inventaire de la très abondante littérature consacrée au développement montre vite que l'anthropologie et la sociologie des faits de développement en constituent la portion congrue. De plus, la majorité des travaux que l'on classe à l'une ou l'autre de ces rubriques renvoient en fait soit à de l'économie, soit à de l'idéologie, c'est-à-dire, pour ce qui concerne ce dernier point, à des considérations normatives ou moralisantes sur le « développement en général », plus ou moins légitimées par du vocabulaire savant.
Et pourtant, l'invocation constante de thèmes ou de concepts à résonance sociologique ou ethnologique chez les agents du développement, l'existence inévitable de « représentations » relatives aux milieux-cibles chez ceux qui font leur profession du développement (représentations plus ou moins naïves ou argumentées [8] « sociologiquement », mais il existe une sociologie naïve, fort répandue dès lors qu'il est question de l'Afrique), la multiplication des « demandes » adressées aux sciences sociales pour rendre compte des échecs des projets et en prévenir la répétition, tout cela inciterait à instaurer un dialogue plus systématique entre sciences sociales et praticiens du développement et surtout à en clarifier les données.
Deux problèmes distincts sont en fait posés. Tous deux sont pris en considération dans cet ouvrage.
L'un est la place des anthropologues et sociologues au sein des projets de développement eux-mêmes, le rôle que peut ou doit jouer (ou ne pas jouer) la recherche en sciences sociales à l'intérieur des pratiques et institutions de développement. Il en sera question plus loin.
L'autre, qui nous occupera d'abord, concerne le développement, ou plus exactement l'ensemble « développeurs-développés » [1], en tant qu'objet scientifique légitime pour les sciences sociales. Autrement dit le « noyau dur » de la recherche, la recherche dite fondamentale, peut-elle prendre comme champ d'investigation les faits de développement et ce qui se joue autour d'eux ? Non seulement certaines institutions de développement auraient tout à gagner de sciences sociales exerçant de plein droit leur rôle de recherche en ce domaine (et ne se contentant pas d'être des sciences appliquées, réduites à une fonction d'auxiliaire des praticiens) mais encore il en est de l'intérêt même des recherches « pures » : on sait depuis longtemps que les différentes réactions d'une société (ou de ses diverses composantes) à une intervention « extérieure » constituent l'un des meilleurs indicateurs de la dynamique de ses structures propres, un analyseur privilégié des comportements sociaux [2].
Si l'utilité d'une recherche fondamentale sur les problèmes dits « appliqués » (se distinguant par là d'une [9] recherche fondamentale sur les problèmes dits « fondamentaux » - cosmologies ou modes de production... - comme d'une recherche appliquée sur les problèmes appliqués - évaluations ou études d'impact... -) peut facilement être proclamée, sa mise en oeuvre est plus difficile. La première partie de cet ouvrage examinera d'ailleurs certaines des conditions nécessaires aux études de ce genre, conditions historiques fiés aux problématiques scientifiques (Olivier de Sardan), conditions épistémologiques sur le rapport recherche-action (P. Boiral), conditions « politiques » relevant d'une prise de conscience des décideurs (Dozon et Pontié).
Plusieurs « études de cas » sont ensuite présentées, œuvres de chercheurs au carrefour de l'ethnologie et de la sociologie (ou peu soucieux du clivage entre ces deux « disciplines »), qui mettent en oeuvre une problématique largement commune. Ces « cas » ne figurent donc pas dans cet ouvrage en raison de leur irréductible singularité (pour faire « concret »), ni comme illustrations d'assertions théoriques préfabriquées, mais en tant que s'appuyant sur les bases de toute véritable anthropologie du développement [3] : rechercher, à travers la diversité des « projets » et des « interventions » qui se succèdent (à cadence accélérée) « sur » les populations rurales, les logiques (et leurs modifications dans le temps) à l'oeuvre tant du côté des développés que de celui des développeurs. On assiste ainsi à un retour à la fonction « compréhensive » des sciences sociales, qui ont pour tâche de rendre intelligibles des comportements ou des pratiques soit apparemment inintelligibles soit interprétés de façon biaisée en fonction de préjugés, d'idéologies ou d'intérêts particuliers. L'analyse des pratiques sociales effectives à l'œuvre dans un projet de développement (par exemple méthodes d'encadrement du côté des développeurs, adoption sélective du côté des développés...) [10] met l'accent, dans chacune des études qui sont présentées, sur le décalage (inévitable) entre les « intérêts » et les « rationalités » qui régissent les opérations de développement, et les « intérêts » et « rationalités » qui règlent les réactions paysannes.
Aussi n'est-ce pas un hasard si, sans concertation, et sans effets d'« école » (aucune de ces études ne cherche à « appliquer » à « son » cas une grille d'interprétation toute faite, fonctionnaliste, systémique, libérale, marxiste ou autre), ces analyses rendent comme un son commun. Elles posent les mêmes questions : pourquoi ces « dérives » entre le programme et son application ? Elles partent des mêmes postulats : les pratiques populaires ont un sens qu'il convient de chercher. Elles relèvent d'une même méfiance : ni les explications « idéologiques », ni les théories générales, ni les argumentations avancées par les institutions du développement ne sont satisfaisantes. Elles s'organisent autour d'un même axe : la recherche des différences, des clivages, des contradictions, en tant qu'analyseurs privilégiés de la réalité sociale.
Face aux réductions qu'opèrent toutes les idéologies du développement, fondées nécessairement sur des présupposés consensuels [4], l'anthropologie du développement telle que nous la concevons affirme dès le départ la complexité du social, et la divergence inéluctable des intérêts, des stratégies ou des logiques des divers « partenaires » (ou « adversaires ») que met en rapport le développement. Compromis, rapports de forces, interactions, résultantes : c'est autour de telles notions qu'il faut chercher les explications des effets « réels » des projets sur les milieux qu'ils prétendent modifier, non auprès de « modèles » d'explication dualistes, d'arguments psychologiques ou culturels...
Est-ce à dire que chaque situation locale, chaque opération de développement exige une analyse spécifique et qu'aucune « loi » ne peut être dégagée de l'infinie diversité des contextes concrets ? Oui et non. Oui, au sens où [11] chaque « terrain » est une combinaison singulière de contraintes et de stratégies, que seule une analyse ad hoc peut déchiffrer. Non, au sens où certaines contraintes sont communes ou similaires (cf., selon les cas, mêmes conditions écologiques, même mode d'insertion dans l'économie mondiale, mêmes régimes politiques...) et où les logiques économiques (cf. minimisation des « sorties » monétaires), sociales (cf. réseaux d'entraide familiale) ou symboliques (cf. codes de la consommation ostentatoire, ou modes de reconnaissance sociale fondés sur la redistribution) se recoupent fréquemment.
Il est probable qu'un progrès décisif de l'anthropologie du développement viendra du recours à des analyses comparatives rigoureuses, que la multiplication d'études comme celles de ce livre devrait rendre possible, en proposant enfin des matériaux de terrain compatibles entre eux [5], autrement dit issus d'une même problématique de recherche, ce qui s'oppose ainsi tout à la fois aux monographies descriptives des anciens ethnographes, comme aux « applications » de théories à un terrain-prétexte.
L'accumulation « d'études de cas » hétéroclites, posant des questions différentes à la réalité ou ne posant pas les bonnes questions, ne permet guère en effet de produire des analyses comparatives rigoureuses, et laisse de ce fait le champ libre aux généralisations abusives, aux extrapolations hâtives, aux théories « grand angle » qui sélectionnent les « illustrations » intéressantes et oublient les contre-exemples.
Partir des quelques « cas » évoqués ici ne peut donc tenir lieu de cette démarche comparative que nous appelons de nos vœux : il ne s'agit en effet ni d'un ensemble exhaustif, ni d'un échantillon représentatif, ni du produit d'une typologie raisonnée.
Dans ces limites, et avec ces réserves, les analyses de l'opération arachide au Sénégal (Yung), de la rénovation des cacaoyères et caféières du Togo (Pontié, Ruf), du projet Soderiz en Côte-d'Ivoire (Dozon), ainsi que les [12] remarques de Chauveau sur l'histoire de l'agriculture de plantation en Côte-d'Ivoire et de la pêche artisanale au Sénégal, se recoupent sur un certain nombre de points, et permettent d'étayer quelques affirmations ou d'appuyer quelques hypothèses.
1. Deux impératifs méthodologiques
1.1 L'interaction « projet-milieu » s'opère dans un contexte (écologique, économique, institutionnel, politique) qui influe très largement sur les effets de cette interaction. Outre les développeurs et les développés, il y a... le reste, qui n'est pas rien : aléas climatiques, systèmes des prix, structures d'approvisionnement et de commercialisation, autres interventions (projets concurrents, ponctions fiscales, mesures administratives) sur le même milieu, « opportunités » extérieures au système productif local (migrations, scolarisation...)
Les réactions paysannes à un projet sont largement influencées par ces facteurs « extérieurs » que toute analyse doit prendre en compte.
1.2 Tout projet intervient aujourd'hui dans un milieu qui a déjà subi de nombreuses interventions précédentes et en a gardé trace. Les sociétés paysannes ont toutes une histoire de l'économie de traite (pré-coloniale), de « la mise en valeur » (coloniale) et du « développement ». Cette histoire, que l'on pourrait appeler une « histoire des contacts avec l'interventionnisme politico-économique » ou une « histoire de l'intégration à l'économie englobante », structure nécessairement ces comportements présents.
2. Les logiques des projets
2.1 Dans les trois cas présentés dans cet ouvrage la cohérence du projet tient à un modèle productif issu de [13] la recherche agronomique, et se fonde en conséquence sur une rationalité technique. Il s'agit chaque fois d'importer au sein de la paysannerie un modèle de production intensif, qui suppose, au-delà de ce qui se présente comme une opération de vulgarisation et d'encadrement, une transformation profonde de la « culture technique » des paysans. Les critères qui ont présidé à la mise au point du modèle sont ceux qui règlent la recherche en agronomie tropicale (mise au point de variétés et de techniques à haut rendement à l'hectare, adaptées aux données climatiques moyennes, et considérées comme « vulgarisables » facilement, c'est-à-dire classées comme « simples » en regard de la culture technique de la paysannerie occidentale).
2.2 Ce modèle technique, produit par la logique de la recherche agronomique, est mis au service d'objectifs de production étroitement liés à des considérations stratégiques de politiques nationales (balance des paiements, accumulation étatique, etc.) qui donnent leur orientation générale aux projets. A la cohérence technique se superpose, sans rapport direct avec celle-ci (sans congruence nécessaire), et à un niveau différent, une cohérence de politique économique ou de planification nationale.
2.3 Cependant les projets sont tous dépourvus d'une partie des moyens de leur action (cf. 1.1). La non-maîtrise de la commercialisation pour la Soderiz, la situation assez catastrophique des coopératives pour la Sodeva, montrent que les logiques d'action de certains rouages de l'appareil d'état ou de l'économie nationale échappent au contrôle du projet et contrecarrent sa politique.
2.4 Le rôle des financiers et des bailleurs de fonds est peu évoqué et semble avoir peu d'impact autonome sur la mise en oeuvre du projet. On peut penser que leur poids se manifeste indirectement, tant à travers le choix des modèles techniques. « agro » que par le truchement de la politique économique nationale et des projets retenus par celle-ci.
2.5 La structure institutionnelle du projet, son [14] « appareil », relèvent d'une « logique d'organisation » qui semble avoir un rôle important, et que tous les auteurs estimeraient indispensable de mieux étudier. La pyramide hiérarchique, la collecte et la circulation de l'information, les capacités d'adaptation ou d'autocorrection constituent ainsi des paramètres de première grandeur. À ce niveau, la « culture professionnelle » des agents de développement, les normes qui président à leur formation et à leur carrière gagneraient à être sociologiquement analysées. Le projet comme organisation et les acteurs sociaux qui y travaillent contribuent inévitablement à biaiser de diverses manières le projet tel qu'il se présente « sur le papier ».
Au total, (a) la cohérence interne du modèle technique, (b) la congruence du projet avec la politique économique nationale, et (c) la conformité entre le projet tel qu'il est mis en œuvre sur le terrain et le projet tel qu'il se donne en ses objectifs et ses méthodes, sont sérieusement menacées, avant même les réactions propres au milieu, par le jeu de l'environnement politique et économique global et les logiques institutionnelles.
3. Les logiques paysannes
Lorsque le projet est mis en oeuvre « sur le terrain » sa « cohérence » programmatique est donc déjà sérieusement mise à mal. Les réactions des diverses catégories de producteurs ne vont pas arranger les choses.
3.1 Ni le rejet total ni l'adoption totale ne sont la règle. Le processus habituel est celui de l'adoption sélective. Certains thèmes « marchent », d'autres ne « marchent » pas. La cohérence technique est donc quasi systématiquement désarticulée, ce qui entraîne éventuellement un certain nombre « d'effets pervers », qui neutralisent l'efficacité des améliorations proposées ou sont même franchement négatifs.
On pourrait même avancer, à titre d'hypothèse, que les opérations de développement intégrées (« dernier cri » [15] du développement branché), en niant ce processus d'adoption sélective, proposent une vision « totalitaire » et inefficace du développement : ne sont-elles pas fondées sur une cohérence « horizontale » importante, une nécessaire interdépendance des divers paquets technologiques et des mesures d'accompagnement, une indispensable complémentarité des modes d'intervention ?
3.2 Les thèmes adoptés le sont le plus souvent pour d'autres raisons que celles avancées par le projet, et relèvent ainsi de procédures de « détournement » (on pourrait dire aussi d'« appropriation »).
3.3 Refus, détournements, adoptions renvoient souvent, au-delà de l'infinie diversité des situations locales, à quelques grandes logiques récurrentes qui tournent, entre autres, autour des axes suivants :
- maximisation de la productivité du travail et non de la productivité à l'hectare (qui règle les logiques « agro ») ;
- stratégies concurrentielles d'appropriation foncière à l'occasion des aménagements ;
- primat à l'extensif (quand cela est possible) aux dépens de l'intensification prônée par les projets. Ceci est lié en grande partie aux deux éléments précédents ;
- stratégies de minimisation des risques, tant climatiques que dus aux « dysfonctionnements » des circuits d'approvisionnement et de commercialisation, et donc méfiance justifiée face aux nouveaux itinéraires techniques (qui se réfèrent à des années moyennes et considèrent les flux d'intrants et de sortants comme des variables du projet et non comme des contraintes externes) ;
- intégration des innovations à une culture technique et à un savoir faire complexe déjà constitué ;
- révision annuelle des choix culturaux, et en particulier du rapport cultures vivrières/cultures d'exportation, ce rapport relevant non seulement d'une stratégie d'autosubsistance mais aussi de la rentabilité comparée des deux types de cultures en tant que cultures spéculatives (le vivrier étant aussi une culture de rapport) ;
- contrôle du recrutement de la force de travail (stratégies familiales ou « ethniques » d'approvisionnement en main-d'œuvre) ;
- [16]
- modes d'accumulation et d'utilisation d'un éventuel surplus distincts du modèle de « l'entrepreneur » (cf. rôle du troupeau bovin ou investissement dans la scolarisation...).
4. Confrontation des logiques
Logiques du projet et logiques paysannes non seulement ne coïncident pas, mais sont de nature différente. Les logiques paysannes (elles-mêmes diverses et parfois contradictoires) s'expriment à travers l'émiettement des comportements économiques individuels ; il ne s'agit donc pas, le plus souvent, d'une réaction « collective » (au sens de délibérée, concertée) de la paysannerie concernée (celle-ci n'existe pas comme agent collectif, en tant que « niveau de décision » pertinent), mais d'effets d'agrégation (les mêmes causes - telle ou telle logique sociale - produisant éventuellement les mêmes effets, à l'échelle de telle ou telle série d'acteurs pertinents, femmes, aînés, cadets, immigrés, métayers, etc.) La convergence de comportements d'acteurs atomisés ne peut être assimilée indûment à l'action d'un acteur collectif. Par contre les logiques à l'oeuvre dans un projet (elles aussi multiples, à chaque échelon et d'un échelon à l'autre) passent par une organisation qui « applique » le projet, prend des décisions centrales et normalise autant que possible le comportement des agents qu'elle contrôle.
Peut-on cependant mettre en parallèle et opposer les logiques des « développeurs » et celle des « développés » ? Essayons-le sur deux exemples.
1) La rationalité agronomique (celle des instituts de recherche, pour faire vite) ne prend pas en compte dans le processus de recherche l'ensemble des systèmes de contrainte « non techniques »auxquels sont soumis les producteurs. Bien souvent, les réactions de ceux-ci relèvent de rationalités proprement économiques, qui intègrent, à la différence de ce que font les chercheurs de station, les données de l'environnement économique et écologique : [17] prendre comme référence une année de faible pluviométrie plutôt qu'une année moyenne, tenir compte du prix des entrants lorsqu'on a des ressources monétaires très limitées, éviter les façons qui réclament une main-d'oeuvre qui fait défaut au moment où celle-ci est sollicitée par de nombreuses tâches, préserver ou acquérir un accès aux terres et élargir un patrimoine foncier, tout cela obéit à une logique économique familière à tous les paysans et petits producteurs indépendants du monde...
En un sens, c'est la méconnaissance par la recherche agronomique des systèmes de contrainte réels des paysans, plutôt que le comportement de ces derniers, qui fait problème, et devrait être élucidée...
2) Le « point de vue » des planificateurs et économistes nationaux, soucieux d'accroître le PIB, de réduire la dépendance envers l'étranger, d'accroître les rentrées en devises... (selon les cas, les régions, les époques) ne peut en aucun cas être celui du paysan chef d'exploitation (ni celui du cadet, ou de l'épouse) qui cherchent à assurer leur subsistance et leur reproduction (si possible élargie...) Les critères qui règlent les calculs ou l'activité professionnelle de l'un ou de l'autre sont sans commune mesure, comme les risques qu'ils prennent respectivement.
Ceci étant posé, le chercheur en sciences sociales qui se donne pour tâche d'élucider les logiques paysannes ou de les opposer aux logiques des professionnels du développement (démarches qui sont ici largement communes aux différents auteurs) n'en est pas pour autant « au dessus de la mêlée » : lui aussi s'insère dans les logiques qui influent sur sa pratique scientifique, et les logiques des chercheurs ne sont ni celles des développés ni celles des développeurs.
C'est pourquoi les rapports entre sciences sociales et développement rural sont tissés de malentendus.
Ceux-ci sont en partie inévitables parce que liés aux positions différentes des chercheurs et des développeurs : les contraintes de la recherche et celles de l'action différent, les normes des métiers scientifiques et celles des professions du développement ne peuvent coïncider.
Ces malentendus renvoient pour une part aux idéologies [18] constituées auxquelles les uns et les autres se réfèrent : chacune propose son lot d'idées toutes faites, qui sont contradictoires d'un système idéologique à un autre, et c'est le cas en ce qui concerne les sociétés paysannes africaines qui sont au coeur de cet ouvrage.
Alors que pour le développeur le paysan apparaît souvent comme illogique, et le système social comme improductif sinon incohérent, le chercheur en sciences sociales propose une vision différente : il parle de logique paysanne, tente d'établir la rationalité sociale de comportements apparemment irrationnels, etc.
Inversement, il insiste sur le fait que les logiques des uns, les développeurs, ne peuvent se superposer à celle des autres, les développés. Là où les opérateurs de développement de terrain postulent une convergence d'intérêts, les sociologues voient au contraire des divergences et des contradictions...
Malentendus aussi au niveau des attentes de rôle ; alors que les professionnels du développement considèrent a priori l'expert « es-dimensions humaines » comme un allié, celui-ci développe souvent un point de vue critique et distancié par rapport aux projets auxquels les développeurs s'identifient. Il les déçoit.
Cet ouvrage tente de faire le point sur certaines de ces ambigüités en même temps qu'il est porteur des acquis et des nouvelles directions que prennent l'anthropologie et la sociologie des faits de développement.
Peut-être est-il, par exemple, significatif d'une évolution des sciences sociales qui, tendanciellement tout au moins, prennent aujourd’hui quelque distance avec les théories toutes faites, nécessairement plus doctrinales que scientifiques. Celles-ci aboutissent à une schématisation séduisante, mais fausse, du social.
Or les articles présentés, au contraire, insistent tous sur la complexité du réel (là où les idées toutes faites ou les idéologies voient des explications simplistes), sur l'existence de contradictions et de conflits occultes (là où l'on postule d'ordinaire le consensus) et, corollairement, d'alliances, de traits culturels communs entre groupes apparemment conflictuels ou étrangers.
Ils insistent également sur la nécessité d'adopter un angle qui englobe dans le champ d'observation aussi bien [19] les développeurs que les développés ainsi que le contexte socio-politique qui les inclut, ce qui implique une préférence pour l'échelle locale, pour des raisons méthodologiques.
Logiques, dérives, contradictions sont les mots clés de ces approches et on les retrouve fréquemment utilisés ici, nous y reviendrons. Mais auparavant il nous paraît utile d'aborder la question de la place des sciences sociales dans les projets de développement. Depuis quand y occupent-elles une quelconque position ? Quelle est la nature de leur expertise ? Diverses questions surgissent.
1) Associer sciences sociales à développement sonne « moderne » et chacun a le sentiment que cette place des sciences sociales dans les projets est récente. En fait les chapitres rédigés par J.-P. Chauveau et J.-F. Lantéri montrent qu'il s'agit là d'une illusion d'optique. Ce qui donne une impression de nouveauté c'est le vocabulaire. Il y a aujourd'hui un style « développementiste » qui fait contraste avec des formulations anciennes datant de la période coloniale mais l'examen historique des rapports entre les deux laisse apparaître non pas l'émergence récente d'une nouvelle expertise mais au contraire l'évolution de celle-ci sur près d'un siècle, avec des réaménagements, certes, mais sans que l'on puisse prétendre qu'il y ait eu rupture absolue entre l'idéologie de la « mise en valeur » et celle du « développement ».
Les transformations de ce type d'expertise sont à replacer dans l'histoire générale des idéologies. Plus précisément elles manifestent l'avancée des idéologies rationnelles par rapport aux légitimités à dominante morale et métaphysique qui furent longtemps les seules et qui servent encore largement de fondement aux interventions développementistes. Ce n'est qu'avec un fort décalage dans le temps par rapport aux sciences « dures » qu'une logique de type scientifique a pu se saisir aussi des phénomènes sociaux, au fur et à mesure que les autres logiques faisaient la preuve de leur insuffisance et que les sciences sociales proposaient des approches plus convaincantes.
2) D'où parlent les sociologues et anthropologues qui [20] s'expriment ici ou qui, plus généralement, interviennent dans ou sur de tels projets ?
Cette question est importante parce que, nous y reviendrons au chapitre deux, l'expertise en la matière est fortement déterminée par la position du chercheur dans le champ des sciences sociales et/ou du développement.
Notons que les différents experts qui s'expriment ici appartiennent à des organismes qui occupent des positions contrastées par rapport aux actions développementistes : l’ORSTOM et la SEDES, le CNRS et le CIFACE... En conséquence on peut attribuer à cette appartenance certaines différences d'appréciations.
Un axe de différenciation c'est la distance de l'organisme et du chercheur par rapport aux dispositifs opérationnels. A un extrême il y a l'expertise intégrée au dispositif, à l'autre celle qui n'a qu'un rapport aléatoire au développement, purement déterminé par son opportunité théorique. Est-ce à dire qu'il existe une distance idéale, qui serait par exemple la plus éloignée de l'action parce qu'elle se rapproche davantage de la situation expérimentale obtenue dans les sciences dures ? Quoi qu'il en soit il est indéniable qu'il existe différentes normes dans la profession de chercheur en sciences sociales qui prédéterminent les angles d'observation et donc les résultats qui peuvent différer sur un même objet.
En fait, il ne semble pas que l'on puisse aujourd'hui choisir de manière absolue entre ces deux orientations, chaque position apportant son lot de problèmes et aussi son lot d'avantages méthodologiques. Cette difficulté des sciences sociales à choisir une distance optimum est liée à son niveau de construction en tant que science : construction relativement peu élaborée, on le sait, qui renvoie à la complexité irréductible de son objet.
Appliquant trop mécaniquement les modèles de mise à distance qui caractérisent les sciences dures, la physique en particulier, le chercheur court ici le risque de perdre son objet et de fonctionner finalement d'une manière qui fait abstraction des pratiques sociales concrètes.
Inversement un engagement dans le terrain, dans l'action qu'il observe, risque fort de lui faire perdre toute distance par rapport à l'objet et, en même temps ce qui fait la spécificité même du regard scientifique.
[21]
Donc difficulté d'ancrage dans le réel d'une part et, d'autre part, immersion qui dénature radicalement le regard de l'observateur, tels sont les deux extrêmes entre lesquels oscillent les chercheurs.
Pourquoi insister autant sur ce qu'on pourrait appeler « effet de distance » ? Parce que, justement, il n'est jamais explicité par le chercheur - et il ne peut pas vraiment l'être - alors que ce repérage est indispensable à l'usager. Celui-ci ne peut, en effet, affecter une valeur à l'expertise qu'en ayant accès aux conditions dans lesquelles elle a été produite : c'est là une règle générale pour les observations scientifiques qui est encore plus impérative lorsque l'objet est aussi diffus et instable que le social, dont l'observation est malaisée et incertaine.
Le fait que l'on ne donne généralement pas connaissance de ces conditions d'observation enlève incontestablement une partie de la valeur scientifique à ce type d'expertise.
S'agit-il encore de science ? On peut se poser la question, nous reviendrons sur ce point dans la première partie de cet ouvrage. Canguilhem, pour sa part, préfère parler « d'idéologie scientifique » non pour dénoncer une quelconque usurpation du label scientifique de la part des « sciences sociales » mais plutôt pour marquer, à juste titre, les limites d'une démarche qui se situe encore à mi chemin entre idéologie et science.
Cette occultation de la situation de l'observateur empêche non seulement le consommateur d'expertise de repérer les effets différentiateurs de l'appartenance à telle ou telle institution, mais elle contribue aussi à donner un statut universel - usurpé - aux discours des sciences sociales, qui s'inscrivent toujours dans des cultures bien déterminées et sont toujours « payées » par quelqu'un. Nous ne faisons bien entendu nullement allusion au caractère vénal ou corrompu de telle ou telle expertise mais à la situation du chercheur qui est un professionnel et dont le commanditaire - qui est souvent son employeur - appartient au champ qu'il observe : à savoir les organismes de développement des pays occidentaux ou les gouvernements eux-mêmes. Aussi peut-on dire avec Dozon (chapitre 3) que si « les projets de développement [22] restent pris dans un faisceau d'intérêts il en est de même pour les sciences ».
Un des points communs aux différentes contributions de cet ouvrage c'est sans doute l'accent mis sur la dépendance de cette expertise par rapport au lieu d'où elle est émise.
3) La dernière question que nous voudrions aborder c'est celle de la fonction concrète de cette expertise « sciences sociales » dans les projets de développement. Les contributions qui suivent ouvrent un débat tout à fait capital sur ce point : à quelles logiques renvoie l'appel aux sciences sociales ? Quelles fonctions leur fait-on jouer ? Quels sont les apports actuels de cette expertise dans les pratiques développementistes ? etc. Ce sont là quelques unes des multiples questions que l'on peut se poser sur ce thème et à propos desquelles nous ferons simplement quelques remarques.
Pour que ce genre d'expertise ait lieu il faut qu'il y ait demande de la part des acteurs qui détiennent un pouvoir de décision dans les projets ; et faire appel aux sciences sociales signifie déjà que l'on cherche à comprendre le réel autrement que par les seules rationalités techniques ou par les logiques « moralo-métaphysiques » ou encore par la combinaison des deux.
Cette forme combinée n'est-elle pas d'ailleurs particulièrement répandue dans le domaine qui nous occupe ? Les problématiques du développement ne se résument-elles pas, le plus souvent, à des formules du type : « aide-économique » « aide-technologique », c'est-à-dire à la combinaison d'une dimension rationnelle-technique (« économie », « technique ») et d'une dimension volontariste ou morale (« aide ») toujours inspirée par un corps de croyances, laïques ou religieuses ?
Or précisément les sciences sociales affirment l'insuffisance de telles logiques, parce que trop simples, ou, plutôt trop partielles : en effet elles sous-estiment l'importance déterminante des logiques sociales, qui ne sont jamais réductibles à une logique économique ou technologique. Les sciences sociales proposent une approche que l'on pourrait qualifier de « globale-rationnelle ». Rationnelle parce qu'elles prétendent [23] aborder les problèmes « humains » d'un point de vue scientifique, globale parce qu'elles refusent d'aborder les phénomènes humains de manière unidimentionnelle (psychologique, économique, etc.).
Position cependant paradoxale. Comment prétendre à une approche scientifique qui nécessite que l'on fasse voler en éclat les évidences de l'observation vulgaire, qui exige que l'on accepte de différer les réponses aux questions qui se posent dans l'action et, en même temps, proposer une approche globale qui, justement, rend l'observation trop complexe pour qu'elle puisse prétendre à un statut d'objectivité ?
Comment avoir pour ambition de « comprendre » les phénomènes sociaux, c'est-à-dire de leur donner du sens, sans risquer d'en réduire les significations (au nom de l'intelligibilité), en imposant « un » sens ? Les phénomènes sociaux qui se jouent autour du développement sont des phénomènes complexes, ambivalents, contradictoires, ambigus. Les sciences sociales se donnent pour tâche de clarifier cet imbroglio avec plus de « rationalité » que le sens commun et ses stéréotypes. Mais elles risquent toujours de déraper, soit de renoncer à leur ambition fondatrice (et alors elles ne rendent plus compte de rien, submergées par les procédures descriptives, repliées sur les monographies maniaques, fascinées par la particularité et la singularité de chaque situation observée), soit de surimposer à l'excès du sens, sacrifiant alors aux raccourcis excessifs, aux explications dogmatiques ou aux effets de modes intellectuelles (et l'on sait que le domaine du développement se prête bien aux déclarations péremptoires, aux théories « clés en main », aux recettes théoriques miracles).
L'enjeu des contributions rassemblées ici n'est pas de proposer un modèle d'approche « total », exhaustif, qui ne pourrait être qu'un agglomérat artificiellement ficelé, mais de restituer leur complexité aux phénomènes observés tout en proposant quelques pistes pour rendre compte de cette complexité et permettre d'y lire un peu de sens.
[1] Nous utiliserons, à la suite d'Augé et de Dozon, cette expression pour l'économie linguistique qu'elle permet. Qu'il soit cependant clair qu'il ne s'agit pas par là de mettre ni tous les développés, ni tous les développeurs dans un même sac !
[2] Cf. Bastide (Anthropologie appliquée) ou Balandier (Sens et puissance).
[3] Bien d'autres recherches sont menées sur de telles bases, mais qui restent le plus souvent cantonnées dans le domaine de la « littérature grise » ; c'est pourtant par la valorisation de véritables travaux de terrain que les sciences sociales peuvent contribuer aux débats autour du développement et non par des gadgets « idéologiques » (du type « ethno-développement », cf. Jaulin in Revue Tiers monde n° 100) dans un marché symbolique déjà saturé en ce domaine.
[4] À un niveau ou à un autre (village, classe, nation, Tiers monde, humanité...), et selon des légitimations diverses (morales, religieuses, politiques, scientifiques...)
[5] C'est le grand mérite des évaluations commandées par le Bureau des évaluations des Services Coopération et Développement du Ministère des Relations extérieures que de proposer un tel corpus.
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