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Marc OUIMET
CRIMINOLOGUE, ÉCOLE DE CRIMINOLOGIE,
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
“L’argent et le sang :
comment la pauvreté et les homicides expliquent les variations du taux
d’incarcération dans le monde en 2010.”
Un article publié dans la Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, vo. 65, no 2, avril-juin 2012, pp. 239-253.
- Résumé / Summary
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- Introduction
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- 1. Connaissances sur les facteurs qui rendent compte des variations du taux d'incarcération
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- Crime et incarcération
Macro-économie
- Gouvernance
- Minorités ethniques, religieuses et linguistiques
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- 2. Données et méthode
- 3. L'incarcération autour du monde
- 4. Les variables liées aux variations du taux d'incarcération
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- Conclusion
- Bibliographie
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- Annexe. Taux d'incarcération par 1000 adultes, pays de 4,5 millions d'hab. et plus en 2010
RÉSUMÉ
Le taux d'incarcération chez les adultes varie énormément d'un pays à l'autre, passant de 0,5 par 1000 en Inde à 11,6 aux États-Unis. Dans la présente étude, nous établissons l'effet des variables explicatives sur les variations du taux d'incarcération pour 160 pays en 2010. Les résultats des analyses de régression multiple montrent que deux principales variables rendent compte des variations de l'incarcération. D'une part, plus le taux d'homicide est élevé, plus on incarcère de gens. D'autre part, le niveau de développement économique des pays, mesuré par le Produit national brut, est positivement relié au taux d'incarcération. Les pays les moins développés économiquement sont donc aussi ceux qui incarcèrent le moins. Une discussion de ces résultats pour une théorie de la criminalité est présentée.
Mots-clés : taux d'incarcération, analyse de régression, taux d'homicides, produit intérieur brut.
SUMMARY
The adult incarceration rate varies tremendously across the world from one country to the other, going from 0,5 per 1000 in India to 11,6 in the USA. To account for these variations, we confront interpretations based on the crime approach and the economics approach. The current study analyses data from 160 countries of the world for 2010. The main results of the multiple regression analysis is that for all countries, both the crime level (as measured by the homicide rate) and economic development (GDP) are potent predictors of the incarceration rate. Hence, imprisonment is a luxury that the poorest countries can barely afford. Implications for a theory of crime are discussed.
keywords : incarceration rate, regression analysis, homicide rates, gross domestic product.
INTRODUCTION
Depuis plus d'un siècle, l'emprisonnement est devenu une méthode répandue pour détenir les suspects de crimes avant leur jugement et pour punir les condamnés. Si l'existence même de l'emprisonnement n'est pas remise en cause, sauf par quelques abolitionnistes radicaux, c'est le taux d'incarcération qui peut être objet de débat. Un regard rapide sur les variations du taux d'incarcération à travers le monde montre que celui-ci varie énormément d'une région à l'autre et d'un pays à l'autre (voir tableau en annexe). Le taux d'incarcération par 1000 adultes varie de 0,6 au Japon et en Guinée-Conakry [240] à 7,5 en Russie et 11,3 aux États-Unis. Comment expliquer que des pays aussi proches que l'Australie et le Nouvelle-Zélande aient un taux d'incarcération adulte si différent (respectivement 2,0 et 3,0) ?
Il n'y a pas de théories développées pour rendre compte des variations internationales du taux d'incarcération. Personne ne peut dire quel devrait être le taux d'incarcération d'un pays. En fait, cette situation s'explique par le fait que même au niveau individuel, les juristes et philosophes du droit ne peuvent dire quelle devrait être la peine pour une personne ayant commis un crime particulier. Une personne condamnée pour avoir commis un cambriolage devrait-elle recevoir une amende, deux ans de probation, six mois de prison ? Andrew Von Hirsch (1985) explique que le principe premier du sentencing est le respect de la règle de proportionnalité entre la gravité du crime et la sévérité de la sentence. Un cambrioleur devrait être plus puni qu'un voleur de vélo et moins puni qu'un braqueur de banque. C'est le principe de la proportionnalité ordinale. Mais comment ancrer l'ensemble de l'échelle de peines. Pour Von Hirsch, c'est la dissuasion générale qui devrait être le principe de base de détermination de la proportionnalité cardinale. Pour lui, il faut que l'échelle des peines soit ancrée au minimum pour assurer un bon niveau de conformité aux règles sociales.
Il y a un certain nombre de travaux bien connus qui cherchent à expliquer les variations des pratiques sentencielles à travers le temps. On peut ici mentionner les études socio-historiques de Foucault (1975), Rothman (1971) ou Garland (2001), mais ces travaux se limitent à comprendre les changements à travers le temps dans l'utilisation et l'allocation des peines d'un seul ou de quelques pays. Or, il n'est pas certain que les facteurs qui expliquent les variations de l'usage des peines à travers le temps soient pertinents pour comprendre les variations des peines entre différents états ou pays.
Depuis quelques années, des données de qualité sur l'incarcération dans un grand nombre de pays furent collectées et rendues disponibles par Roy Walmsley du King's College de Londres sur le site du International Center for Prison Studies. Les données présentées font état des nombres les plus récents disponibles pour un maximum de pays. Après avoir transformé ces données et établi un taux d'incarcération par 1000 adultes, nous utiliserons des données provenant de sources variées pour établir les facteurs économiques, sociaux, démographiques et politiques qui permettent de rendre compte des variations du taux d'incarcération.
1. Connaissances sur les facteurs
qui rendent compte des variations
du taux d'incarcération
Les historiens sociaux comme Rusche et Kirscheimer (1939), Rothman (1971), Foucault (1975) et Ignatief (1978) se sont intéressés à la naissance de la prison et aux périodes qui ont vu la prison supplanter les modes de punition traditionnels. Dans leur livre de 1991 « The Scale of Imprisonment » Frank Zimring et Gordon Hawkins examinent si les auteurs ci-haut mentionnés proposent une théorie qui serait utilisable pour comprendre les variations de la peine d'un endroit à l'autre. Ils ont trouvé que les historiens sociaux ont complètement ignoré les variations de la peine entre les pays. Ils ont aussi trouvé que les recherches sur ce thème étaient peu nombreuses. Parmi les théories les plus connues sur la peine figure la loi de l'homéostasie de Blumstein et Cohen (1973) qui explique que le taux d'incarcération d'un pays tend à rester constant, malgré les variations de la criminalité. Ils interprètent ce phénomène à l'aide d'un modèle Durkheimien d'autorégulation qui permet de toujours produire le même nombre de prisonniers. Lorsqu'arrive des gros contingents de nouveaux condamnés, le système va s'ajuster en libérant plus rapidement les délinquants les moins à risque. Une baisse de la criminalité voudra dire que les peines des détenus s'allongeront pour garder le taux d'incarcération [241] inchangé. Le modèle de Blumstein et Cohen, bien qu'intéressant pour comprendre les variations dans le temps de l'incarcération, ne nous aide pas à comprendre les différences entre les pays. De plus, la théorie de l'homéostasie a pris un grand coup lorsque le taux d'incarcération aux États-Unis s'est mis à exploser durant les années 1980 et 1990.
Pour rendre compte des variations du taux d'incarcération d'un endroit à l'autre, Zimring et Hawkins (1991) indiquent qu'il est possible de conceptualiser le problème de deux manières, l'approche indirecte et l'approche directe. Dans l'approche indirecte, on affirme que des facteurs sociaux, politiques ou démographiques influencent la criminalité qui, elle, détermine à son tour l'usage de l'incarcération. L'approche directe indique que ce qui influence l'incarcération n'a rien à voir avec la criminalité. Par exemple, s'il y a un fort taux de chômage, l'État pourra vouloir incarcérer massivement pour garder d'éventuels protestataires sous contrôle. D'autres réalités devraient influencer directement le taux d'incarcération : la présence d'un conflit civil et de contestation du régime en place, la répression envers certaines minorités dans le pays, etc.
Dans la littérature, on retrouve une certaine confusion au sujet du concept de punitivité. Un état ou pays qui a un taux élevé d'incarcération n'est pas nécessairement punitif. On peut le qualifier de punitif si son taux d'incarcération est disproportionné par rapport à l'incidence de sa criminalité et de sa criminalité violente. Ouimet et Tremblay (1996) ont déjà montré que lorsque 50 états américains sont étudiés, on retrouve une corrélation de 0,79 entre le taux d'homicide et le taux d'incarcération. Un état peut avoir un taux d'incarcération élevé sans être punitif si son taux d'homicide est aussi élevé. Toutefois, les analyses des résidus de la régression montrent que de manière générale, les états qui ont un taux d'incarcération élevé sont généralement aussi punitifs (la corrélation entre le taux d'incarcération et l'index de punitivité est de 0,54).
- Crime et incarcération :
Dans notre conception naturelle du système de justice, nous nous attendons à ce que le taux d'incarcération soit lié au taux de criminalité. Lorsque le crime devient plus fréquent, il devrait y avoir plus d'incarcération. Toutefois, les études sur les variations temporelles entre les deux phénomènes ne sont pas concluantes (Zimmring et Hawkins, 1991). Par exemple, on a vu aux États Unis une hausse de l'incarcération durant les années 1990 lorsque le taux de criminalité diminuait. Bien que certains commentateurs y voient un lien de causalité - la hausse de l'incarcération amène une baisse du crime (Spelmam, 2000) - il y eut une baisse comparable de la criminalité au Canada sans qu'il y ait de hausse de l'incarcération (Tonry, 2004 ; Ouimet, 2010). En général, les auteurs qui ont examiné les relations statistiques entre les séries chronologiques sur la criminalité et sur l'homicide ne trouvent pas de concordance concluante (Jankovic, 1977 ; Michalowski et Pearson, 1990).
Lorsque différents pays sont comparés, notre sens de la proportionnalité aimerait voir que les pays qui ont un taux d'incarcération plus élevé soient aussi ceux qui ont un haut taux de criminalité. Si cela était vrai, les pays les plus dangereux seraient les États-Unis et la Russie, alors que l'Inde et la Guinée-Conakry des paradis puisqu'ils ont un taux d'incarcération relativement très bas. En fait, le taux de crimes per capita devrait être 18 fois plus élevé aux USA qu'en Guinée. Évidemment, il appert que le lien entre criminalité et incarcération est médiatisé par d'autres facteurs. Plusieurs études sur la concordance entre les deux taux dans différents pays n'ont pas trouvé de liens (Doyle, 1999 ; Hill, 1999 ; Kuhn, 1999 ; Stern, 1998 ; Young et Brown, 1993). Neapolitan (2001) a quant à lui trouvé que le taux d'homicide restait le meilleur prédicteur du taux d'incarcération entre les pays du monde.
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- Macro-économie :
Dans toutes les études comparatives du taux d'incarcération, des variables de nature économique sont considérées. Il règne toutefois un certain fouillis dans la conceptualisation de ces variables puisque les effets économiques sur le crime et l'incarcération sont variés. Suivant Ouimet (2011, 2012), il faut distinguer niveau de développement économique, pauvreté et inégalités économiques.
Les historiens sociaux ont tôt fait de voir une connexion entre pauvreté et emprisonnement. En Europe, des lois sur les vagabonds furent créées pour disposer des gens sans adresse fixe et sans emplois (Chambliss, 1964 ; Ignatief, 1978). Rusche et Kirschheimer (1939) montrent que dans l'histoire, les lois et pratiques pénales furent asservies aux changements des forces du marché et à d'autres impératifs économiques. Pour Greenberg (1977), il y a une relation théorique entre le taux de chômage et l'incarcération puisque quand le chômage est bas, il faut incarcérer peu pour proposer une main d'œuvre abondante et à bon prix. En cas de chômage élevé, la prison vient absorber le trop plein de travailleurs, ce qui permet de préserver la paix sociale. S'il y a un lien causal entre chômage et crime, il doit y avoir un processus identifiable. Pour Chiricos et Baies (1991), le lien peut prendre quatre chemins distincts. D'abord, le chômage pourrait accroître la motivation au crime et ainsi produire plus de délinquants (Greenberg, 1977 ; Jankovic, 1977). Ensuite, le chômage peut amener un climat de peur généralisée conduisant les décideurs à augmenter la sévérité du système pour rassurer la population (Hale, 1989). Troisièmement, lorsqu'il y a plus de chômage, il y a moins de libération conditionnelle (Inverarity et McCarthy, 1988). Quatrièmement, puisque les juges sont plus sévères avec les infracteurs au chômage, plus de chômeurs voudras dire des peines plus longues (Box et Hale, 1985 ; Hale, 1989 ; Greenberg, 1977). Les études sur le lien chômage et emprisonnement ont toutefois amené des résultats contradictoires (Inverarity et McCarthy, 1989 ; Laffargue et Godefroy, 1989 ; Melossi, 1985 ; Chiricos et DeLone, 1992). Chiricos et Baies (1991) qualifiant la relation d'élusive.
Pour les études internationales, le taux de chômage n'est pas disponible pour suffisamment de pays et n'apparaît pas comme un indicateur mesurant la pauvreté. Les études sur le taux d'homicide utilisent le plus souvent une donnée comme le Produit intérieur brut ou le Produit national brut per capita qui permet de mesurer le niveau de vie et le niveau de développement économique des pays (Pridemore et Trent, 2010). Les études sur l'homicide montrent qu'il existe un lien serré entre le niveau de développement économique et le taux d'homicide ; les pays les plus développés ont un taux d'homicide moindre. (Fajnzylber, Lederman et Loayza, 2002 ; Messner, Raffalovitch et Shrock, 2002 ; Lafree et Tseloni, 2006 ; Antonaccio et Tittle, 2007 ; Ouimet, 2012).
La pauvreté est une seconde mesure économique qui a été mise en relation avec l'homicide et qui pourrait jouer sur l'incarcération. Même si le concept de pauvreté est bien différent de celui de développement économique (un pays peut avoir une PNB élevé et avoir aussi une importante proportion de sa population vivant dans la pauvreté), il n'y a pas de mesure satisfaisante de la prévalence de la pauvreté. Des indicateurs comme le pourcentage de la population vivant avec moins que 2$ par jour ne veulent rien dire dans les pays développés et les définitions relatives (par exemple, le fait de vivre sous le seuil de la pauvreté) ne sont pas comparables d'un pays à l'autre. Certains auteurs utilisent le taux de mortalité infantile comme indicateur de pauvreté (Paré, 2006 ; Pridemore, 2008 ; Pridemore et Trent, 2010). Dans la présente étude, nous allons privilégier le concept de mortalité infantile excédentaire développé par Ouimet (2012), qui se trouve à mesurer l'écart entre le taux de mortalité observé et le taux prédit sur la base du PNB. Cette stratégie permet d'éviter le piège de la multicolinéarité qui existe lorsque le PNB et le taux de mortalité infantile sont considérés simultanément (la corrélation est [243] de 0,85). La relation entre pauvreté et incarcération devrait être positive selon le modèle de Michalowski et Pearson (1990) qui affirme que l'incarcération est un moyen de contrôler et d'assujettir la population qui vit dans la pauvreté et en marge du système économique.
Pour de nombreux autres chercheurs, ce n'est pas le développement économique ou la prévalence qui permet d'expliquer le niveau de violence, mais bien l'inégalité dans l'allocation des ressources (Forde, Kennedy et Silverman, 1991 ; Messner, Raffalovich et Shrock, 2002 ; Fajnzylber, Lederman et Loayza, 2002 ; Pratt et Godsey, 2003 ; Neapolitan, 1997 ; Chamlin et Cochran, 2005 ; Krahn, Hartnagel et Gatrell, 1986 ; Ouimet, 2012). L'inégalité est vue comme un puissant vecteur d'insatisfaction de la population, de tensions entre les groupes et de révolte qui se traduit par le non respect des règles établies par les décideurs. Cependant, dans son étude des variations du taux d'incarcération, Neapolitan (2001) montre que l'inégalité, mesurée par le coefficient de Gini, n'est pas utile pour prédire le taux d'incarcération.
- Gouvernance :
L'histoire du vingtième siècle démontre que les variations du taux d'incarcération ne s'expliquent pas seulement par des variables économiques ou par la prévalence du crime. Il y a certainement des facteurs politiques à considérer. Des exemples peuvent être trouvés dans les Goulags de l'Union soviétique ou dans les camps de rééducation en Chine qui ont abrité des millions d'âmes. Dans ces cas, un régime de terreur pénale a été instauré par les autorités pour tenter de garder la population dans un état de servitude.
Les changements dans le taux d'incarcération d'un pays sont largement déterminés par les décisions de la classe politique sur la construction ou fermeture de prisons (Zimring et Hawkins, 1991). Sans construction de prisons, d'ailes ou de cellules, il est difficile de faire augmenter la population carcérale (Pontell, 1984). Bien sur, des changements dans les politiques internes (comme le fait de loger deux personnes dans une même cellule) ou l'utilisation d'espaces publics (comme les gymnases) peuvent influencer le nombre, mais ces changements ne peuvent perdurer (une fois les gymnases occupés, il n'y a plus de place). Dans un scénario de pleine capacité, l'entrée d'un détenu signifie la sortie d'un autre. Ainsi donc, c'est la capacité carcérale, décidée par le politique, qui devient le déterminant du taux d'incarcération. Dans les pays en voie de développement, où les détenus sont entassés dans des lieux ouverts et où on se contente d'une sécurité périmétrique, il n'y a pas vraiment de limite au nombre de personnes pouvant être incarcérées, mais il apparaît alors que c'est la capacité des autorités à fournir aux détenus les nécessités de base qui devient le facteur limitatif. Le taux d'incarcération, au final, dépend des choix que font les dirigeants sur l'allocation des ressources aux différents secteurs de l'état à des services comme la santé, l'éducation, l'armée ou la justice.
Dans les pays en voie de développement, il y a moins de régulation des autorités sur les comportement de self-help, ou d'auto-défense, des citoyens (Stern, 1998 ; Neapolitan, 2001). Dans les sociétés développées, même l'usage de la force par les policiers est limitée et l'usage des armes à feu de la part de la police est strictement encadré. Dans les pays en développement, il n'est pas rare que les gens se fassent justice eux-mêmes et les agents de sécurité et policiers ont la gâchette facile. Les proches d'une victime de viol se vengeront. Donald Black, dans « The Behavior of Law » (1983) indique que la Loi - définie comme l'ensemble du système de justice - est essentiellement un système de contrôle social mis en place par le gouvernement. Pour lui, la violence est utilisée comme sanction lorsque les gens qui n'ont pas accès à la Loi. C'est [244] ainsi qu'on trouve une fréquente utilisation de la violence dans les groupes criminels qui ne peuvent appeler la police lorsqu'ils sont victimes d'un vol ou d'une fraude. Pour Stern (1998), on devrait observer une plus grande prévalence de la justice de rue dans les pays où le taux d'incarcération est bas.
Une autre question reliée à la gouvernance est la question du système politique en place. Dans les démocraties, l'usage de la violence par la population est strictement contrôlée et la justice privée est prohibée. De cela, le gouvernement doit prendre son rôle au sérieux et poursuivre et punir les délinquants, ce qui devrait résulter en des taux d'incarcération plus élevés. À l'autre extrême, dans les dictatures, on se doute que la justice puisse être utilisée par les représentants de l'autorité pour neutraliser les opposants politiques. On devrait donc s'attendre à observer un taux d'incarcération plus élevé dans les dictatures. Il reste donc les pays qui ne sont pas des démocraties complètes et des dictatures qui, selon la logique qui vient d'être développée, devraient avoir des taux d'incarcération moindres.
- Minorités ethniques, religieuses et linguistiques :
Dans plusieurs pays, les caractéristiques globales de la population carcérale sont différentes de celles de la population générale (Gottschalk, 2009). Par exemple, aux États-Unis, les noirs représentent 45% de la population carcérale alors qu'ils constituent 12% de la population. Mauer et King (2007) ont trouvé que le taux d'incarcération par 100,000 habitants est de 412 pour les blancs, de 742 pour les hispaniques et de 2290 pour les noirs. Pour eux, la lutte à la drogue sous toutes ses formes a largement contribué à accroitre la proportion de minorités ethniques dans le système de justice.
La représentation des minorités ethniques se retrouve dans plusieurs autres pays. Au Canada et en Australie, les autochtones sont largement surreprésentés en prison. En France et dans plusieurs pays Européens, les africains et les maghrébins occupent une place plus importante que leur poids démographique dans les prisons. En fait, il est fort probable que dans la plupart des pays du monde, on retrouve une disproportion de certains groupes ethnoculturels derrière les barreaux. Les distinctions identitaires des citoyens tournent généralement autour des variables d'ethnicité (origine raciale), de langue ou de religion. Alberto Alesina et ses collègues (2003) ont développé des indices de fractionalisation ethnique, religieuse et linguistique de la population des différents pays du monde. Nous pourrions faire l'hypothèse que plus un pays est fractionalisé, plus haut sera le taux d'homicide.
Notre étude vise à comparer les principaux facteurs macrosociologiques qui sont utilisés pour expliquer les variations du taux d'incarcération à travers le monde. En particulier, nous voulons contraster l'impact des variables économiques à l'impact du taux de violence. Dans les prochaines section, on trouvera une description des données et variables utilisées, une description des variations du taux d'incarcération pour les pays du monde et une modélisation statistique qui permettra d'identifier l'importance relative des différents facteurs considérés.
2. DONNÉES ET MÉTHODE
En 2010, il y a 192 pays membres des Nations Unies. Nous n'avons malheureusement pas suffisamment d'information sur les variables importantes pour certains pays comme le Timor Leste, la Corée du Nord, Nauru, les Iles Marshall, Saint Kitts et Nevis, le Lichtenstein, la Guinée équatoriale ou l'Erythrée. Le Rwanda a été retiré de l'analyse vu son taux d'incarcération extrêmement élevé qui est la résultante du génocide. Notre analyse statistique est donc basée sur 160 pays. Les données pour constituer le taux d'incarcération furent puisées à même le site Internet entretenu par Roy Walmsley du [245] International Centre for Prison Studies. Les données présentées sur l'usage de l'incarcération dans chaque pays sont les données fiables et valides les plus récentes disponibles (dans la majorité des cas pour l'année 2010). Les données proviennent des rapports gouvernementaux ou d'études de grands organismes internationaux. Plusieurs chercheurs ont utilisé ces données, qui ne sont pas parfaites (les règles de décompte peuvent varier d'un pays à l'autre), mais qui renseignent néanmoins sur le volume général de personnes incarcérées par pays.
Le taux d'incarcération par 100,000 habitants normalement étudié n'est pas un indicateur optimal de la prévalence de l'emprisonnement puisque le numérateur mesure essentiellement le nombre d'adultes incarcérés et le dénominateur mesure la population. Or, dans une perspective comparative, il y a de grosses différences dans la composition démographique de la population des pays. Le pourcentage d'adultes dans la population varie de 40% à 83% selon les pays. Nous avons donc construit un taux d'incarcération par 1000 adultes qui est un rapport entre le nombre moyen de personnes détenues et la population âgée entre 18 et 64 ans. Ce coefficient procure des résultats très différents pour certains pays, notamment ceux d'Afrique, qui ont une importante population de jeunes. Le taux d'incarcération très bas constaté pour plusieurs pays africains devient moins dramatique avec ce nouvel indice.
Pour connaître le niveau de criminalité dans les différents pays, seul le taux d'homicide peut être utilisé puisque des informations fiables pour d'autres formes de crimes ne sont pas disponibles pour une majorité de pays. Si les anciennes données de l'homicide compilées par Interpol ne tiennent plus la route (Howard, Newman et Pridemore, 2000), les nouveaux estimés utilisent des sources variées, notamment celles compilées par l'Organisation Mondiale de la Santé (Bennett et Lynch, 1990 ; Chamlin et Cochran, 2005 ; Pridemore et Trent, 2010). Pour la présente étude, nous utilisons les données proposées par l'UNODC en 2011 dans son document « Global Study on Homicide » qui présente les meilleurs estimés disponibles à ce jour.
Le Produit national brut (PNB) est notre mesure de développement économique. Il s'agit d'un estimé de tous les échanges commerciaux des habitants d'un pays et est calculé par habitant, tenant compte du coût de la vie dans chaque pays (méthode PPP). Les données sont les plus récentes publiées par la banque mondiale et apparaissant dans le rapport de HDRO 2011. Le coefficient de Gini, qui provient des mêmes sources, mesure les inégalités dans la répartition de la richesse. Bien qu'il ait ses limites, ce coefficient est le plus utilisé pour mesurer l'inégalité économique des différents pays (Pridemore et Trent, 2010). On retrouve un coefficient bas pour la Suède (0,25) et élevé pour la Namibie (0,66). Les données proviennent aussi de HDRO 2011.
Comme expliqué plus tôt, il n'existe pas de mesure de pauvreté comparable pour tous les pays du monde. Nous avons créé une mesure de pauvreté qui est indépendante du niveau de développement économique. Pour ce faire, nous régressons le PNB sur le taux de mortalité infantile et sauvegardons, pour chaque pays, l'écart entre la valeur théorique de mortalité infantile et la valeur prédite selon le PNB. La différence entre la valeur prédite et observée procure une mesure de mortalité excessive. Avec cette mesure, on retrouve le Vietnam comme un pays qui a un faible taux de mortalité infantile excessive et la Guinée Équatoriale ou l'Afrique du Sud comme ayant un fort taux de mortalité infantile excessive. Cet indice correspond assez bien avec l'idée que l'on se fait de la pauvreté de la distribution mondiale de la pauvreté extrême. Les données sur la mortalité infantile furent puisées du rapport de Rajaratnam et al. (2010).
En ce qui concerne l'hétérogénéité ethnique, nous avons utilisé les mesures de fractionalisation ethnique, linguistique et religieuse développées par Alesina et al. (2003) et proposées sur le site Internet de Romain Wacziarg à UCLA. Suite à des analyses préliminaires, [246] nous avons décidé de n'utiliser que la fractionalisation ethnique dans nos analyses, question d'éviter les problèmes de multicolinéarité.
Finalement, pour mesurer la gouvernance, nous nous sommes limités à identifier les pays considérés comme des démocraties complètes ou des pays avec un régime totalitaires. Pour ce faire, nous avons utilisé l'index du niveau de démocratie développé au magazine The Economist (Kekik, 2007). L'index est basé sur une soixantaine de dimensions comme le pluralisme électoral, la séparation entre le judiciaire et l'exécutif, la liberté de presse etc. L'échelle va de 1,03 pour la Corée du Nord à 9,99 pour la Suède. Compte tenu de notre discussion préalable sur les effets possible du système politique sur le niveau d'incarcération, il apparait que la relation entre score à l'index de démocratie et le taux d'incarcération peut être non linéaire et suivre un U, ce qui fait qu'il est préférable de créer deux variables dichotomiques, une qui identifie les pays démocratiques (score de 8,0 et plus) et une autre qui identifie les pays totalitaires (score de 4,0 et moins). Selon notre discussion, ces deux types de pays devraient avoir un taux d'incarcération plus élevé. Les pays qualifiés de démocraties imparfaites et les systèmes hybrides agissent comme catégorie de référence.
3. L'INCARCÉRATION
AUTOUR DU MONDE
En 2010, il y a approximativement 10 millions de personnes dans les prisons du monde. Le taux moyen d'incarcération des pays est de 2,58 par 1000 adultes âgés entre 18 et 64 ans (médiane de 2,08). Il va de 0,38, 0,44 et 0,55 pour les Comores, le Qatar et l'Inde à 11,25 aux États-Unis. Les autres pays où on incarcère le plus sont la Géorgie (8,55), le Belize (8,34), la Russie (7,52) et le Salvador (7,20). La figure 1 illustre la distribution du taux d'incarcération par 1000 adultes âgés entre 18 et 64 ans pour 2010 (les données pour les pays de plus de 4,5 millions d'habitants sont présentées en annexe).
L'histogramme de gauche montre une distribution classique en sciences sociales, soit une asymétrie positive. La plupart des pays ont un taux d'incarcération relativement semblable, variant entre 1 et 4 par 1000. Il y a toutefois un nombre limité de pays qui incarcèrent plus de 5 personnes par 1000 adultes. Puisque la normalité de distribution est essentielle pour répondre aux postulats des analyses statistiques, les analyses qui suivent seront effectuées avec le log naturel du taux d'incarcération. L'histogramme de droite illustre cette distribution normale. La figure 2 présente la répartition mondiale du taux d'incarcération. Les données pour les pays de 4,5 millions d'habitants ou plus se trouvent en annexe.
Figure 1
La distribution du taux d'incarcération par 1000 adultes en 2010
Les pays où le taux d'incarcération est élevé, en foncé dans la figure 2, se retrouvent un peu partout sur le globe. On peut toutefois voir que les pays qui ont un taux relativement [247] bas se retrouvent surtout en Afrique sub-saharienne, en Europe de l'ouest et en Asie.
Figure 2
La répartition du taux d'incarcération par 1000 adultes dans le monde en 2010
Comme mentionné par plusieurs historiens sociaux, la prison reste une invention récente qui a réellement pris son essor seulement vers le début du vingtième siècle dans les pays développés. Brillon (1985) raconte qu'on utilisait toujours des méthodes de justice traditionnelle dans les villages de Côte d'Ivoire durant les années 1970 : amende ou compensation à verser à la victime ou à sa famille, peine corporelle, bannissement, etc. On se doute qu'encore aujourd'hui, dans les régions reculées de certains pays, on utilise toujours ces modes de sanctions traditionnelles qui n'impliquent pas la prison. En fait, il est possible de considérer la prison comme un sous-produit de la culture européenne moderne.
4. LES VARIABLES
LIÉES AUX VARIATIONS
DU TAUX D'INCARCÉRATION
L'examen de la littérature a montré qu'il existe relativement peu de connaissances sur les facteurs qui influencent les variations du taux d'incarcération de par le monde. Toutefois, deux grandes explications se distinguent. D'une part, on peut penser que plus la violence est présente, plus le taux d'incarcération sera élevé. D'autre part, on peut penser que ce qui influe le plus le taux d'incarcération est le niveau de développement économique des pays. La justice et la prison coûtent cher et seuls les pays développés peuvent se permettre un tel luxe en quantité. La figure 3 présente les diagrammes de dispersion entre le taux d'homicide et le taux d'incarcération (à gauche) et entre le Produit national brut et le taux d'incarcération (à droite).
Figure 3
La relation entre le taux d'homicide et le Produit national brut
et le taux d'incarcération pour 160 pays en 2010
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Tableau 1
Les déterminants du taux d'incarcération
et du taux d'homicide pour 160 pays en 2010
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Taux d'incarcération (log)
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Taux d'incarcération (log)
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Taux d'homicide (log)
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Produit national brut (log)
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Mortalité infantile excessive
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Coefficient de Gini
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Fractionalisation ethnique
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Démocratie complète (0-1)
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Régime dictatorial (0-1)
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% de variance expliquée
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Signification du F
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*** P<,10 ;*P<,05 ;**P<,01
La relation entre le taux d'homicide et le taux d'incarcération, bien que positive (r = 0,19), n'est pas très forte. De plus, la relation montre de l'hétéroscédasticité. Les pays qui ont un faible taux d'homicide ont presque tous une taux d'incarcération limité alors que les pays qui ont un taux d'homicide élevé montrent une grande variété dans leur taux d'incarcération. Le diagramme de droite est encore plus intriguant. Le coefficient de corrélation montre une relation positive très moyenne (r = 0,22), mais on voit que la relation s'inverse. Si on exclu les pays riches (ceux dans l'ovale), il y a une forte relation entre le PNB et le taux d'incarcération. Les pays plus développés économiquement punissent davantage. Toutefois, dépassé un seuil dans le niveau de développement, le taux d'incarcération baisse drastiquement. On retrouve dans le rond essentiellement les démocraties occidentales, dont la plupart des pays d'Europe de l'Ouest, le Canada et le Japon. À titre d'information, le point isolé en haut à droite du diagramme représente les valeurs pour les États-Unis.
De manière à mieux comprendre les facteurs liés aux variations du taux d'incarcération à travers le monde, nous avons construit un modèle conceptuel qui cherche à maximiser le pouvoir explicatif tout en minimisant le nombre de variables considérées de manière à éviter la sur-spécification et la multicolinéarité. On retrouve les résultats des analyses au tableau 1. Ce tableau comprend quatre colonnes de résultats. La première colonne rapporte les corrélations entre toutes les variables comprises dans l'analyse et le taux d'incarcération. La seconde colonne présente les résultats d'une régression multiple entre les variables du modèle, sans le taux d'homicide, sur le taux d'incarcération. La troisième colonne présente le modèle complet. La dernière colonne présente, pour des fins de comparaison, les résultats d'une régression multiple menée avec les variables du modèle sur le taux d'homicide.
Les corrélations au tableau 3 montrent des associations modestes entre les variables indépendantes et le taux d'incarcération. Trois variables sont associées positivement au taux d'incarcération : le taux d'homicide, le niveau de développement économique (PNB) et l'inégalité économique (Gini). Les résultats montrent aussi que, globalement, les régimes dictatoriaux incarcèrent moins que les autres. Ces résultats sont à considérer avec scepticisme puisqu'ils ne tiennent pas compte de l'ensemble des effets causaux en jeu. Il faut plutôt se référer aux résultats des analyses multivariées pour statuer sur l'impact réel des variables.
Le premier modèle de régression multiple montre que les variables n'expliquent que 16,8% de la variance du taux d'incarcération. C'est très peu, surtout si on considère que ces mêmes variables expliquent 62,5% des variations du taux d'homicide (voir colonne [249] d'extrême droite). En l'absence du taux d'homicide, seuls le PNB et le Gini ont un impact significatif sur l'incarcération. Le second modèle de régression ajoute le taux d'homicide dans les prédicteurs. On y note un certain gain de la variance expliquée (23,8%), mais la capacité prédictive du modèle reste néanmoins modeste. Nous y reviendrons. Les deux seuls prédicteurs significatifs du taux d'incarcération sont le PNB et le taux d'homicide. Le coefficient de Gini n'est plus significatif parce que son effet passe par l'homicide (l'inégalité économique joue fortement sur l'homicide). Aucun autre prédicteur n'est significatif, ce qui fait que l'on peut maintenant affirmer que ce qui influence les variations du taux d'incarcération dans le monde est le niveau de développement économique (les pays plus riches incarcèrent davantage) et le taux d'homicide (plus il y a de violence, plus on incarcère de gens).
CONCLUSION
Les résultats des analyses effectuées montrent que le taux d'incarcération à travers le monde est influencé par deux grandes forces, soit le niveau de violence et le niveau de développement économique. Le fait que le niveau de violence, mesuré ici par le taux d'homicide, influence positivement le taux d'incarcération est un résultat réconfortant étant donné notre attachement au principe de proportionnalité. Il réplique ce qu'avait trouvé Neapolitan (2001) avec des données semblables mais un échantillon moindre. Le fait que l'incarcération suive le niveau de violence explique en partie le taux élevé d'incarcération dans des pays tels la Russie, l'Afrique du Sud et même les États-Unis. Toutefois, pour ces trois pays, leur niveau d'homicide ne parvient pas à justifier leur très haut taux d'incarcération. En termes statistiques, ces trois pays ont une importante valeur résiduelle positive, ce qui veut dire que leur taux d'incarcération est de loin supérieur à ce qu'ils devraient avoir compte-tenu de leur taux d'homicide et leurs autres caractéristiques.
L'interprétation du second prédicteur significatif, le niveau de développement économique, est plus délicate. Nos résultats montrent que les pays disposant de plus de ressources financières sont ceux qui incarcèrent davantage, le tout indépendamment du taux de violence. Cela valide la thèse des contraintes fiscales (Seuil, 1977 ; Michalowski et Pearson, 1990) qui propose que ce sont les impératifs économiques qui déterminent le taux d'incarcération. En d'autres mots, les pays plus pauvres n'ont pas les moyens d'incarcérer beaucoup de gens, ce qui pourrait d'ailleurs expliquer pourquoi leur taux d'homicide est élevé. En fait, dans les pays en voie de développement, les gouvernements ne peuvent compter sur suffisamment de revenus provenant de la taxation et des impôts, limitant ainsi leur capacité d'agir et les forçant à mettre les ressources sur les nécessités de base. Dans plusieurs pays africains, les quelques prisons sont en décrépitude et sont de véritables passoires. La corruption y règne et la violence y est omniprésente. Les directeurs de prison doivent relaxer des détenus puisqu'ils n'ont pas les ressources pour leur fournir les nécessités premières (Bernault, 1999). Ainsi, en l'absence quasi totale d'un système de justice organisé, plusieurs pays africains n'ont pas l'infrastructure pour s'occuper des trop nombreuses personnes qui commettent vols, viols et meurtres (Nédélec, 1999). Cet état de fait expliquerait pourquoi la justice privée et la justice traditionnelles sont encore présentes (Brillon, 1985). Mais l'existence de ces modes de gestion des conflits permet aussi d'expliquer le haut taux d'homicide qui y sévit. La justice privée et traditionnelle est préférable au chaos, mais produit son lot de morts. Les voleurs sont lynchés en pleine rue, les cambrioleurs sont abattus par les gardiens, etc. De plus, la justice privée amène aussi sont lot de vengeances et d'interminables chaines de meurtres.
[250]
Les résultats des analyses ont aussi montré qu'il est difficile d'expliquer les variations du taux d'incarcération à travers le monde. Le pourcentage de variance expliquée du modèle de régression est modeste et nettement inférieur au même modèle utilisé pour prédire le taux d'homicide. En fait, puisque notre modèle rend compte de 24% de la variance du taux d'incarcération, cela veut dire que 76% de sa variance s'expliquerait par d'autres facteurs ou par un processus aléatoire. Une partie de cette variance serait due à la capacité carcérale historique de chaque pays qui, elle, est essentiellement idiosyncrasique (chaque pays a sa petite histoire de constructions et de fermetures de prisons). Il apparait qu'un programme de recherche est nécessaire pour tenter de développer des indicateurs des autres facteurs qui pourraient expliquer le taux d'incarcération, comme les pressions publiques ou religieuses, les divisions entre les groupes sociaux, les médias, etc. Mais obtenir ces informations pour un grand nombre de pays reste une tâche monumentale.
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[253]
ANNEXE
Taux d'incarcération par 1000 adultes,
pays de 4,5 millions d'hab. et plus en 2010
Industrialisés
|
États-Unis
|
11,3
|
Israël
|
4,1
|
Nouvelle-Zélande
|
3,0
|
Royaume-Uni
|
2,4
|
Espagne
|
2,2
|
Australie
|
2,0
|
Portugal
|
1,8
|
France
|
1,8
|
Canada
|
1,7
|
Italie
|
1,7
|
Autriche
|
1,5
|
Belgique
|
1,5
|
Grèce
|
1,5
|
Irlande
|
1,4
|
Corée du Sud
|
1,4
|
Pays Bas
|
1,3
|
Allemagne
|
1,3
|
Suisse
|
1,2
|
Norvège
|
1,2
|
Danemark
|
1,1
|
Suède
|
1,1
|
Finlande
|
0,9
|
Japon
|
0,9
|
Asie
|
Thaïlande
|
5,0
|
Singapour
|
3,7
|
Malaysie
|
2,4
|
Philippines
|
2,1
|
Myanmar
|
2,1
|
Vietnam
|
2,1
|
Cambodge
|
2,0
|
Sri Lanka
|
2,0
|
Chine
|
1,8
|
Laos
|
1,4
|
Congo-Zaire (Kinsh)
|
1,1
|
Indonésie
|
1,0
|
Pakistan
|
0,9
|
Bangladesh
|
0,9
|
Népal
|
0,9
|
Inde
|
0,6
|
Amérique latine et Car
|
El Salvador
|
7,2
|
Costa Rica
|
4,8
|
Chili
|
4,7
|
Brésil
|
4,3
|
Rép.
|
3,7
|
Mexique
|
3,5
|
Pérou
|
3,2
|
Honduras
|
3,2
|
Colombie
|
3,1
|
Venezuela
|
2,6
|
Argentine
|
2,5
|
Nicaragua
|
2.4
|
Bolivie
|
2,3
|
Paraguay
|
1,9
|
Guatemala
|
1,8
|
Équateur
|
1,5
|
Haïti
|
1,1
|
Pays arabes
|
Iran
|
5,5
|
Tunisie
|
4,7
|
Libye
|
3,5
|
Maroc
|
3.4
|
Arabie Saoudite
|
3,1
|
Turquie
|
3,0
|
Algérie
|
2,6
|
Émirats Arabes
|
2,1
|
Jordanie
|
1,9
|
Iraq
|
1,6
|
Égypte
|
1,4
|
Yémen
|
1,1
|
Syrie
|
1,0
|
Afghanistan
|
1,0
|
Europe de l'est
|
Russie
|
7,5
|
Biélorussie
|
5,5
|
Kazakhstan
|
5,1
|
Ukraine
|
5,0
|
Turkménistan
|
3,8
|
Azerbaïdjan
|
3,6
|
Afrique sub-saharienne
|
Afrique du Sud
|
5.5
|
Zambie
|
3,1
|
Kenya
|
2,8
|
Burundi
|
2,7
|
Uganda
|
2,6
|
Cameroun
|
2,6
|
Zimbabwe
|
2,5
|
Madagascar
|
2,1
|
Angola
|
2,1
|
Malawi
|
2,0
|
Tanzanie
|
1,9
|
Bénin
|
1,8
|
Mozambique
|
1,6
|
Togo
|
1,5
|
Sénégal
|
1,3
|
Papouasie NG
|
1,3
|
Côte d'Ivoire
|
1,2
|
Niger
|
1,2
|
Ghana
|
1,1
|
Soudan
|
0,9
|
Sierra Leone
|
0,9
|
Mali
|
0.8
|
Burkina Faso
|
0,8
|
Tchad
|
0,8
|
Nigeria
|
0,7
|
Guinée - Conakry
|
0,6
|
Kirghizistan
|
3,3
|
Rép. Tchèque
|
3,2
|
Pologne
|
3,1
|
Ouzbékistan
|
2,8
|
Tadjikistan
|
2,8
|
Slovaquie
|
2,6
|
Hongrie
|
2,4
|
Roumanie
|
2,1
|
Serbie
|
1,8
|
Croatie
|
1,8
|
Bulgarie
|
1,8
|
|